Archive dans 15 décembre 2022

Démocratie directe et surproduction législative

Assemblée citoyenne
Aux vues de l’immensité normative de nos sociétés contemporaines, l’élaboration de la loi par les citoyens est-elle réaliste? Qui sont les producteurs de normes et quelle est exactement l’ampleur de cette production?

“Un peuple qui a 40 000 lois n’a pas de lois” argumente le médecin de campagne dans le roman du même nom (Balzac 1833).

Aujourd’hui la France compterait 400 000 normes, 11 500 lois avec leurs 320 000 articles auxquels il convient d’ajouter 130 000 décrets. En 1978, le code du travail s’imprimait sur 100 pages contre près de 4000 aujourd’hui. Et ça n’est qu’un code parmi les 73 existants[1].  Le tout entraînant des coûts de mise en conformité estimés à 3 points de PIB. Loin de défendre la purge libérale préconisée par l’ouvrage cité, tentons de comprendre les raisons de cette inflation.  

Dans la plupart des cas, les normes, lois et règlements sont faits pour rassurer. Ils visent à protéger contre certains risques économiques, sociaux ou environnementaux. Motifs légitimes. Mais d’autres ressorts, souvent cachés, actionnent la machine législative: urgence émotionnelle face à certains faits divers ; message politique adressé par le clan élu à son électorat (pensons à l’impôt sur la fortune) ; augmentation du nombre de producteurs de normes (directives européenne, autorités administratives…) ; et bien entendu, lobbies favorisant les intérêts particuliers de commanditaires puissants (niches fiscales…).

Face à cette accumulation normative, une nouvelle discipline, la “légistique”,  fille de l’efficacité managériale, sécrète depuis 20 ans ses anticorps électroniques. Le recours à la numérisation du processus législatif, réflexe typique de l’Etat du 21è siècle, peut-il répondre aux défis posés par la société contemporaine, en particulier dans l’hypothèse d’une démocratie directe?

Production annuelle de normes en France

Le rapport de l’assemblée nationale visant à lutter contre la sur-réglementation (rapport Cordier 2018) détaille les chiffres annuels. Les nombres présentés ici sont simplifiés pour faciliter la lecture[2].

Lois (projets du gouvernement et propositions)501700 articles
Ordonnances du gouvernement401000 articles
Mesures règlementaires d’application des lois 1600
Décrets réglementaires 1600
Arrêtés 8500
Total 14 400

Rappel de la hiérarchie des principaux textes.

Loi: texte de loi obligatoirement voté par le Parlement et s’applique à l’ensemble des citoyens du pays, ce qui n’est pas forcément le cas du décret.

Ordonnances: Le Gouvernement peut demander au Parlement l’autorisation de prendre des mesures qui relèvent de la loi. Ces actes sont appelés ordonnances. L’autorisation est donnée par le vote d’une loi d’habilitation.

Décrets: Acte réglementaire décrété par le gouvernement, sans consultation du parlement. Les décrets sont souvent pris en application d’une loi qu’ils précisent. Ils peuvent être complétés par arrêtés ministériels. Certains décrets sont dits autonomes car ils ne concernent pas les lois. Ils peuvent être pris par le président, le premier ministre,  les administrations, les collectivités.

Arrêtés : Décisions administratives à portée générale ou individuelle (spécifique à une activité ou à une zone géographique). Les arrêtés peuvent être pris par les ministres (arrêtés ministériels ou interministériels), les préfets (arrêtés préfectoraux) ou les maires (arrêtés municipaux).

Qui produit les lois en France?

Parmi ces 14 400 normes, le parlement, issu de la démocratie (représentative) n’est concerné que par les lois :

Lois (projets du gouvernement et propositions)501700 articles

Et parmi ces lois, le parlement n’est à l’initiative que de 30% de celles-ci :

Lois (propositions)16600 articles

Cet examen schématique de la production annuelle, nous apprend donc que 600 articles sur 14400, soit 4% seulement, sont le fruit direct du Parlement.

A ce stade, une conclusion s’impose: le mastodonte normatif ne procède pas de la délibération parlementaire. Cette progéniture monstrueuse jaillit du moloch gouvernemental, son président et son administration inféodée.[4]

La loi en démocratie directe

La faiblesse normative du parlement national dans un contexte de démocratie directe amène à ce double constat :

1/ L’élaboration et/ou la validation citoyenne des lois nationales en démocratie intégrale apparaît réaliste. L’hypothèse d’assemblées locales de citoyens formant un avis éclairé sur 600 articles semble admissible. L’esprit humain capable de produire 70.000 pensées par jour nous en donne un indice. Dans ce contexte, n’oublions pas que la plus grande partie du travail citoyen consiste à sanctionner les lois préparées par les députés (élus ou tirés au sort) et à sanctionner les parlementaires jugés insuffisants (mandats révocables).

2/ La démocratisation de l’ensemble du processus normatif est incontournable. Les citoyens devront investir toutes les instances normatives, gouvernement et administration inclus. Dans ces conditions, la démocratie réelle suppose la fin du fonctionnariat professionnel remplacé par des citoyens désignés régulièrement. La République de Venise fonctionnait comme cela.

Dans les deux cas, élaborer la loi nationale, régionale, locale ; ou occuper par rotation des postes administratifs et gouvernementaux ; une démocratie réelle se doit d’instaurer un nouveau rapport au temps pour permettre au citoyen de remplir son rôle.


[1] Mais laissez-nous vivre ! par Marie de Greef-madelin, Frédéric Paya (2020)
[2] “Chaque année viennent s’ajouter une cinquantaine de lois– représentant de 1 000 à 2 400 articles – et une quarantaine d’ordonnances – comprenant de 200 à 1 900 articles. Les mesures réglementaires d’application des lois sont comprises entre 300 et 1 000 chaque année, le nombre de décrets réglementaires atteignant 1 200 à 2 000 et celui des arrêtés 8 500 environ”. Le tableau propose des arrondis et un classement approximatif en fonction du niveau de granularité des textes évoqués.
[3] 32% exactement pour la XVème législature échue en 2022
[4] En considérant les projets de lois issus du gouvernement et discutés à l’assemblée, ce taux passe de 4 à un modeste 12%.

Les gilets jaunes et le RIC

Que reste-t-il d’un mouvement né en 2018? Quels sont les apports des gilets jaunes à l’idée de démocratie directe?
Vivre en France coûte un bras, t'en plaindre coûte un oeil

Nous sommes en 2018. Elu un an plus tôt, Emmanuel Macron, ancien banquier chez Rotschild, libéralise la France à marche forcée: maintien des allégements CICE pour les entreprises au détriment des salariés, augmentation de la CSG qui pénalise les petites retraites, transformation de l’impôt sur la Fortune, aggravation de la taxe sur les carburants. Toutes ces mesures le désignent aux yeux de la France périphérique comme le “président des riches”. S’ensuit une fulgurante  contagion de ras-le-bol. En mai 2018, une pétition “pour une baisse des prix à la pompe” recueille 200 000 signatures ; en octobre, un groupe Facebook “La France en colère” attire des milliers de membres ; une vidéo “coup de gueule” puis celle d’un internaute appelant à adopter le gilet jaune sont vues des millions de fois. En fin d’année, 1 500 groupes Facebook regroupent 4 millions de membres.

La grogne culmine le 17 novembre 2018. Cette première journée de blocage à travers tout le pays marque la naissance des gilets jaunes et le 1er acte d’une lutte qui en comptera 52. Pour ces mécontents issus des entrailles populaires de la nation, la voiture est l’unique moyen de se rendre au travail. Ils n’entendent pas rembourser les cadeaux faits aux riches, fut-ce au nom de l’écologie. Se soucient-ils, eux, de réformer leur mode de vie générant 40 fois plus de CO2?

Face au désespoir, parfois violent, de ce mouvement spontané, l’Etat abat la lourde hache de la répression policière. Le triste bilan des mutilés majoritairement pacifiques (3000 blessés, 65 éborgnés, 6 mains arrachées) ; la confiscation des moyens de protections dans les cortèges ; la pratique pourtant illégale du “nassage” ; font naître la peur, érodent progressivement l’enthousiasme militant. En 2019, le bilan judiciaire explicite ce rapport de force inégal: la prison ferme pour 1000 gilets jaunes, aucune condamnation côté forces de l’ordre.

De ce mouvement hétéroclite, traversé de multiples tendances à l’image de la société française, vont émerger 59 propositions (“Le vrai débat” mars 2019), dont plusieurs mettent en avant la démocratie directe : Référendum d’initiative Populaire (#2), dispositifs garantissant des élus irréprochables et exempts de privilèges (#1 #3 #9 #13 #38 #40). En parallèle, et dès janvier 2019, “l’assemblée des assemblées”, dispositif national de délibération et de proposition fédère des délégués venus de tous les ronds-points de France.

On peut bien sûr regretter l’obsession du “RIC”, outil de consultation sporadique. D’inspiration suisse, ce dispositif reste au milieu du gué démocratique. Il lui manque la richesse des délibérations en face à face.  Néanmoins, à l’instar du mouvement Nuit debout en 2016, les gilets jaunes placent un germe fécond dans l’imaginaire collectif.  Le prochain printemps verra-t-il la graine de démocratie directe se transformer en arbre de la liberté?

Pour aller plus loin, consulter le livre graphique “Res Publica” de Chauvel et Kerfriden

Ledru-Rollin, défenseur de la démocratie directe

Ledru-Rollin
Qui était Ledru Rollin et pourquoi l’histoire a-t-elle retenu son nom? Pourquoi des pans entiers de sa pensée concernant la démocratie directe ont-ils été engloutis par les poubelles de l’histoire?

Né en 1807, Alexandre-Auguste Ledru-Rollin est avocat puis député républicain sous la monarchie de juillet. En 1846, il publie un manifeste dans lequel il réclame le suffrage universel ce qui lui vaut un procès retentissant. Nommé ministre de l’intérieur dans le gouvernement qui suit la révolution de février 1848, il propose l’adoption du suffrage universel masculin – à tous les citoyens sans conditions de capacité ou de fortune – adoptée en mars 1848. L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la fonction de président de la république inaugurera le dispositif. Expérience amère pour ses promoteurs. En juin 1849 Ledru-Rollin, chef du groupe des montagnards comptant plus de 200 députés, participe à une tentative de renversement du gouvernement conservateur. En cause, l’offensive militaire déclenchée contre Rome sans consultation préalable de l’assemblée en violation de la Constitution.  Exilé en Angleterre, Ledru-Rollin embrasse les idées de démocratie directe relativement en vogue à cette époque (Victor Considérant, Moritz Rittinghausen). Voici reproduit le texte de la brochure parue en 1851.

Du gouvernement direct du peuple par Alexandre-Auguste Ledru-Rollin (1851)

Il faut que ce principe du gouvernement direct du Peuple ait une grande virtualité, et frappe par son évidence même, pour qu’il ait fait, en si peu de temps, un si rapide chemin. Proclamé en octobre, d’un coin de l’exil, le voici, aujourd’hui, posé, accepté, soutenu dans la plupart des grandes villes, dans la majorité des centres importants, malgré les diatribes insensées de la presse royaliste et le silence systématique des prétendus journaux républicains de Paris. Il y a même cela de remarquable et d’heureux à la fois, que les feuilles des départements, toujours pleines de patriotisme et de courage, mais un peu trop accoutumées à attendre le mot d’ordre de la capitale, ont, dans cette circonstance, brisé un joug mortel à toute initiative, et marché de leur propre mouvement.

II ne manque donc aucun genre de succès au principe que nous soutenons, pas même, on le croirait à peine, celui d’un acquittement, en Algérie, par une magistrature amovible, décidant sans jurés, sur la terre de l’arbitraire et du despotisme.

Du reste, cette célérité de propagande, celle spontanéité d’adhésions, n’ont rien qui doive surprendre, car le dogme de la souveraineté vivante, agissante, du Peuple dort, depuis les républiques de la Grèce et de Rome, au fond de la conscience humaine; il ne fallait, pour en réveiller le souvenir, que l’impuissance bien constatée des autres modes de gouvernement. Féodalité, monarchie absolue ou tempérée, systèmes constitutionnels de pondération et d’équilibre, représentations à quelque titre que ce soit, une fois condamnés irrémissiblement par l’expérience, le gouvernement du Peuple n’était plus seulement une déduction logique de l’esprit, une affaire de raison ou de choix, il sortait, inévitablement, de la nécessité, comme la dernière forme d’ordre et de sécurité possible pour les Etats. Après avoir parcouru le cercle, il fallait fatalement en revenir à l’idée rudimentaire, avec cette seule différence que, sous la main du temps, le cercle s’est élargi, et que la règle, autrefois applicable à un certain nombre de citoyens, s’étendra, désormais, à la nation toute entière.

Non, l’idée du gouvernement direct du Peuple n’est point une révélation d’hier, et si, pour notre compte, nous avons tenu à démontrer que ses lois avaient été posées, chez nous, par le 18e siècle, par Montesquieu, par Rousseau, qu’il avait eu pour metteurs en œuvre les membres de la plus immortelle de nos assemblées, que plus de 1 800 000 suffrages l’avaient déjà sanctionné en France, ce n’était pas dans l’intention de ravir une part de mérite quelconque à ceux qui ont soutenu cette thèse, après nous ou presque en même temps que nous. Il ne peut y avoir, là, question ni d’amour-propre ni de priorité. Nous n’avons eu qu’un but : aplanir l’obstacle que rencontre tout progrès dans une société vieillie, sceptique, rebelle à l’innovation, en montrant que le principe du gouvernement direct du Peuple était non seulement, dans la tradition française, mais qu’il avait eu la puissance de s’élever, un jour, jusqu’à la majesté d’une loi d’Etat. On a beau dire, et nous y insistons à dessein, c’est quelque chose, pour, les esprits timides, que de leur montrer ce principe de l’avenir ayant eu pour pères des esprits tels que Montesquieu, tels que Rousseau, la Convention pour organe, et inauguré, il y a 60 ans, par 1 801 918 suffrages contre 11 610. Pouvoir placer une idée sous un semblable patronage, n’est-ce pas avoir déjà fait la moitié de la besogne !

Mais, dit-on, si cette constitution était si merveilleuse, si praticable, pourquoi n’a-t-elle pas duré?

Est-ce donc, répondrons-nous, la seule vérité de notre grande Révolution qui ait été momentanément éclipsée? Et ceux qui parlent ainsi ont-ils bien réfléchi aux entraves qu’a briser en ce monde l’idée même la plus simple et la plus féconde ? Ne lui a-t-il pas fallu livrer vingt assauts, avant de pénétrer au cœur de la place? Si l’on devait mesurer le droit au succès, ne faudrait-il pas soutenir que l’esclavage, qui a duré des siècles et des siècles, est toujours légitime, puisqu’après avoir été aboli par la Convention, il a été rétabli par le Consulat, et que, demain, une assemblée de barbares se rencontrerait peut-être pour le rétablir encore ? L’histoire n’est-elle pas pleine de ces retours du passé, et ne sait-on pas que si, les révolutions qui fauchent, en courant, les plantes parasites et les vieilles ronces, n’en extirpent pas radicalement les racines, il sortira, demain, des mœurs, des préjugés, des intérêts, d’abondants rejetons sous lesquels sera étouffée, la semence nouvelle? Non, vraiment, l’objection n’est pas sérieuse.

Revenons, maintenant, aux principes que nous avions formulés, comme fondamentaux et inhérents à la nature même des sociétés.

Nous avions dit :

1° La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner : – de là, l’institution de République – car, toute autre forme de gouvernement serait une aliénation du droit.

2° Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même : – de là, le gouvernement direct du Peuple.

Quant au premier principe, il est le symbole de l’école démocratique révolutionnaire ; il la distingue de toutes les autres écoles.

Nous ne sommes point, en effet, de ceux qui placent la volonté d’une nation au-dessus de certains droits préexistants, de certaines libertés natives et primordiales, que rien ne saurait entamer. Dire d’un peuple, qu’il est maître de se donner toutes les lois qu’il veut, et que, s’il lui plait de se faire mal à lui-même, personne n’a le droit de l’en empêcher, c’est méconnaître le principe sur lequel reposent les sociétés, qui est le bien-être commun et la garantie de la liberté de chacun par la force et la volonté de tous.

La société n’est pas seulement un fait, une agglomération fortuite, le produit du hasard ; elle est basée sur un contrat tacite, par lequel les hommes ont fait l’échange d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre, meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté civile, de leurs forces, que d’autres pourraient surmonter, contre un droit que l’union sociale rend invincible. Or, cette liberté n’est rien moins que la liberté de conscience et de culte, la liberté de penser publiquement, la liberté de se réunir, le droit de vivre en travaillant, de conserver la propriété née de ce travail, le droit de voter le pacte social et la loi qui oblige, droits au-dessus desquels ne se peut placer aucun souverain absolu ; Peuple ou roi, contre lesquels rien ne saurait prévaloir, ni volonté collective, ni dictature d’un seul ou de plusieurs, car ils sont pour chaque homme sa dot inaliénable en ce monde, sa part elle-même de souveraineté. Toute usurpation de ces droits serait un crime de lèse humanité, et le Peuple entier, moins un, fût-il complice, il y aurait attentat à la loi sociale, au principe, au dogme de la souveraineté, car il y aurait un esclave ou bien un martyr.

Rousseau l’a dit : « le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais, à peine de le rompre, aliéner quelque portion de lui-même, ou se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir; et ce qui n’est rien ne produit rien. »

Il a dit encore : « il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le Peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de Peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et, dès lors, le corps politique est détruit. »

Ces lois antérieures et supérieures au droit positif, la Constitution de 1848 les a reconnues. La France, à cette époque, s’est constituée non seulement en République démocratique, elle a déclaré que cette forme de gouvernement était, pour elle, définitive.

Que peut donc être une révision de la Constitution, en présence des principes éternels et des principes écrits que nous venons de rappeler, si ce n’est une simple réglementation, une organisation détaillée de la République démocratique?

Changer la forme, ce serait aliéner le droit, déchirer non seulement le pacte écrit de 1848, mais rompre le pacte tacite qui est la garantie de la liberté de tous, ce serait rendre à chacun sa liberté naturelle, le droit de la force et de la révolte.

Les journaux contre-révolutionnaires, qui croient, à l’aide de la révision, pouvoir rétablir la servitude, c’est-à-dire la monarchie, sont donc en dehors des principes constitutifs des sociétés ; sous prétexte de civilisation, ils nous ramènent à l’état sauvage, au droit à l’insurrection ; sous prétexte d’ordre, ils nous mettent un fusil à la main.

Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, c’est Rousseau : « L’autorité suprême, dit-il, ne peut pas plus se modifier que s’aliéner ; la limiter, c’est la détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un supérieur ; s’obliger d’obéir à un maître, c’est se remettre en pleine liberté. »

La seconde règle que nous avions posée avec les illustres penseurs du XVIIIe siècle, avec la Convention, avec l’héroïque population qui nous délivra des tyrans et chassa l’étranger du territoire, c’est que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais se déléguer, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même.

Inutile d’appuyer sur une doctrine irrévocablement fixée par ces deux passages du Contrat social : « Les députés du Peuple ne sont et ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Le Peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de son droit incommunicable de voter les lois, parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du Peuple. »

Maintenant, que tous les essais de représentation aient fait leur temps ; que le gouvernement direct du Peuple soit praticable ; qu’il n’y ait, pour le pays, de bonheur possible qu’à cette condition, que ce gouvernement, coupe court à toute révolution, qu’il n’amène ni anarchie, ni fédéralisme, ce sont autant de questions que nous avons précédemment traitées, et sur lesquelles nous allons revenir rapidement.

Comment soutiendrait-on, par exemple, que les divers systèmes de représentation ne sont pas jugés, lorsque, depuis les décemvirs romains jusqu’à la législature actuelle, l’histoire des représentants n’est qu’une longue série d’empiètements sur les droits des représentés ? Vingt siècles d’usurpation ne doivent-ils pas suffire pour décider d’une institution qui a permis, hier, à une assemblée de mandataires de rayer, d’un trait de plume, quatre millions de leurs mandants? L’énormité n’est-elle pas assez frappante?

Quant à la facilité pratique du gouvernement direct du Peuple, comment la prouver autrement que par la pratique même? Tout le reste n’est que déclamations, et les déclamations auxquelles on se livre contre lui, ne les a-t-on pas faites contre le suffrage universel, et avec quel déchaînement? Cependant, les conditions d’ordre absolu, et l’admirable régularité avec lesquelles a fonctionné cette grande institution doivent être notre éternel argument. Jadis, à Rome, quatre cent mille citoyens se réunissaient plusieurs fois par semaine sur une place publique, non seulement, pour légiférer— ce que nous demandons, — mais encore pour juger, pour administrer — chose à la fois mauvaise et superflue. — Comment donc la France ne pourrait-elle pas se réunir, quelques fois par an, pour voter ses lois, aujourd’hui qu’avec la presse, l’électricité, la vapeur, le pays n’est plus, comme on l’a dit, qu’un vaste forum ?

Oui, nous croyons encore que le Peuple ne constituera sérieusement son bonheur qu’à la condition de le voter lui-même. « Romains, disait le sénat au Peuple, après l’expulsion des Tarquins, rien de ce que nous vous proposons ne peut passer en lois sans votre consentement : soyez vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre félicité. » Ce mot, il faut le faire pénétrer dans les masses, car, c’est dans les masses, dans la collectivité, qu’est le remède, ou il n’est nulle part. Qu’a-t-il manqué, en effet, jusqu’ici aux gouvernements révolutionnaires les mieux intentionnés? La mesure exacte, l’instinct vrai des souffrances du pays, la science nécessaire pour les guérir, l’unité de vues et la force morale suffisantes pour l’oser. Eh bien! qui sait mieux ses souffrances que celui qui a souffert? Qui mieux que la chaumière a senti les étreintes cruelles de l’usure et de l’impôt? Qui mieux que le soldat de l’industrie, les privations inouïes enfantées par la pression du capital et de la concurrence? Qui mieux que le fermier, le poids de la rente et la brièveté du bail ? Qui mieux que le propriétaire, le chancre de l’hypothèque? Et vous croyez que toutes ces douleurs n’auront pas songé au remède? Leurs angoisses sont plus fécondes que vos spéculations de cabinet. Vous imaginez, rêveurs présomptueux, que de ces comices en permanence ne sortira pas quelques intelligences d’élite, obscures, inconnues, quelques voix auxquelles le hasard n’aurait point ouvert les portes de vos étroites assemblées! Ah! c’est calomnier le Peuple, méconnaître la puissance de la collectivité. Le bon sens ou le génie n’est pas apparemment placé en dehors de la nation ; il sort de ses couches profondes. De quoi s’agit-il donc? D’aller a lui timide, caché, de délier toutes les lèvres, de ne pas laisser une note muette ici-bas. Tous finiront par trouver ce que n’ont pas trouvé quelques-uns, et une fois le remède connu, quelle force, pour l’appliquer, aura jamais été plus irrésistible que la force du pays lui-même ?

Quel autre préservatif encore que le gouvernement direct du Peuple, contre les déchirements et les guerres civiles, au milieu des écoles, des systèmes dont nous sommes assaillis? La secte est, de sa nature, intolérante, inflexible, sans quartier, par cela seul qu’elle croit tenir la vérité. Elle est d’autant moins disposée à transiger, que sa foi est plus ardente. Le cours de la Révolution pourrait être entravé par suite de l’effroi qu’elle inspire, tandis qu’en présence de la souveraineté vivante de tout un peuple, sa dictature n’est plus à craindre. Elle devra prendre la peine de convaincre la majorité du pays, pour lui imposer sa volonté. Quant au Peuple, il saura bien se défier de ceux qui se défient de son intelligence, qui veulent substituer leur science à la sienne, leur despotisme à sa liberté.

Pas plus de désordre que de tyrannie, voilà le sentiment universel du pays. Aussi comprenons-nous difficilement ce soupçon d’anarchie lancé contre la nation en corps. Les partis qui se croient, ou se disent la nation, peuvent espérer, du désordre, leur avènement au pouvoir ; mais, quand c’est la nation entière qui a le droit de parler, elle qui ne peut attendre son bonheur que du travail, quel intérêt lui supposer pour entretenir les troubles et les discordes? Pourquoi la paix ne régnerait-elle pas au sein de ces assemblées électorales, appelées à exercer leur droit d’initiative, à statuer, après discussion, par oui ou par non sur des lois préparées, aussi bien qu’elle règne dans les assemblées électorales convoquées pour élire un président ou des représentants? Dans ces comices constitués d’après le pacte de 93, pas d’intrus possible ; chacun se connaît. Ah! sans doute, nous ne croyons pas plus que d’autres à la perfection de l’homme, après vingt siècles d’esclavage ; mais si quelque chose peut déconcerter les mauvais instincts, transformer en nobles résolutions des passions secrètement détestables, c’est la lumière, la publicité, le nombre.

Entend-on encore, par anarchie, qu’il n’y aura, dans la politique de l’Etat, ni suite, ni cohérence? Nous répondrons, avec l’histoire, que les républiques ont toujours été à leurs fins par des vues plus constantes et plus suivies que tout autre gouvernement. Si les individus n’ont pour but que leur intérêt privé, la majorité n’a en vue que l’intérêt général, et la France serait, au besoin, la preuve de l’esprit de persévérance d’un peuple. Comment ne serait-on pas frappé de la constance de ses efforts, depuis 60 ans, pour conquérir une liberté définitive que les partis du passé, revenant à la charge, lui ont cinq fois ravie?

Avec le gouvernement direct du Peuple, dit-on, enfin, si ce n’est pas l’anarchie dans la pratique des affaires qui est à redouter, n’est-ce pas le fédéralisme dans le résultat? Etrange objection, vraiment ! Quoi ! la Convention, cette puissance de concentration par excellence, la Convention qui envoyait, en juin, les Girondins à l’échafaud, pour crime de fédéralisme, aurait, en août, donné au pays une constitution fédéraliste! Les meilleurs patriotes de cette assemblée, Robespierre, Saint Just, en tête, n’auraient été que des traîtres ou des sots! D’autre part, la raison ne dit-elle pas que si, quand la majorité du pays aura prononcé, une fraction quelconque se levait pour protester violemment — ce que nous ne voulons pas croire, car la vérité, proclamée par la presqu’unanimité d’un peuple, a son irrésistible évidence eh bien! jamais pouvoir central n’aurait été armé, pour la répression, d’une plus formidable puissance que le gouvernement direct du Peuple ? Ce serait le pays fait soldat. Il y aurait, entre ce gouvernement et ceux qui l’ont précédé, la différence de l’armée soldée, indécise, hésitante, à la trombe impétueuse de la levée en masse.

En résumé, la forme de gouvernement que nous proposons est celle-ci :

Le Peuple exerçant sa souveraineté, sans entraves, dans les assemblées électorales, telles que la police en a été réglée par la Constitution de 1795 ;

Ayant, dans les termes de cette même Constitution, l’initiative de toute loi qu’il juge utile ;

Votant expressément les lois, c’est-à-dire, adoptant ou rejetant, par oui ou par non, les lois discutées et préparées par son assemblée de délégués.

Une assemblée de délégués ou commissaires, nommés annuellement, préparant les lois, et pourvoyant, par des décrets, aux choses secondaires et de grande administration.

Un président du pouvoir exécutif, chargé de pourvoir a l’application de la loi et des décrets, de choisir les agents ministériels, président élu et révocable par la majorité de l’Assemblée.

Des esprits moins préoccupés de la réalité des faits, que des rigueurs apparentes de la logique, ont voulu davantage encore. Si diminuée qu’elle fut, une assemblée leur a porté ombrage ; ils soutiennent que le Peuple doit être à la fois législateur, administrateur et juge.

Délégués ou représentants, disent-ils, le mot seul est changé, le mal n’en subsiste pas moins. Cette réunion d’hommes pourra encore confisquer les droits du Peuple. Sous prétexte de rendre des décrets, ne voteront ils pas des lois ?

Nous croyions leur avoir répondu par ce mot de Hérault de Séchelles : « le possible a ses limites ; ce n’est pas assez de servir le Peuple, il ne faut jamais le tromper. » En fait, vouloir que le Peuple légifère, administre et juge, est-ce vouloir une chose possible, une chose praticable? Nous en appelons à tout homme sensé. Nous allons plus loin, nous soutenons qu’en principe, il y aurait oppression et chaos dans tout Etat où le Peuple garderait l’administration des affaires particulières et l’exécution de ses propres lois.

Il nous faut encore citer Rousseau, qui l’a dit avec raison dans vingt passages différents: « La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le Peuple ne peut pas être représenté ; mais, il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. L’objet de la loi est facile à définir, il est toujours général ; la loi considère les sujets en corps, et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu, ni une action particulière. ».

Il ajoute : « S’il était possible que le souverain eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus, qu’on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l’est pas, et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut institué. »

Nous nous croyons donc en droit d’insister sur la distinction si justement posée, par la Constitution de 1793, entre la loi et les décrets. Quoi qu’on en dise, la ligne de démarcation est facile à garder.

Comment, au surplus, pourrait être redoutable une assemblée nommée pour une année seulement, et contre laquelle le Peuple, dans ses comices toujours ouverts, a perpétuellement le droit d’initiative? Comment serait-elle redoutable, quand elle n’a plus ni le vote du contingent de l’armée, ni celui de l’impôt? Ne présente-t-elle pas, au contraire, l’avantage de rappeler sans cesse, par sa concentration, l’unité et l’indivisibilité de la République ; plus rapprochée du pouvoir exécutif, n’en sera-t-elle pas aussi le meilleur surveillant?

Quant au pouvoir exécutif, s’il doit être, à nos yeux, nommé, non par le Peuple directement, mais par l’assemblée des délégués, voici nos raisons :

Que faut-il au pouvoir exécutif ? L’instantanéité d’action, pour exécuter rapidement les volontés du Peuple.

Comment l’obtenir? Par l’unité.

– Or, vouloir, avec Condorcet, que le Peuple nomme directement ses ministres, c’est la confusion, car le Peuple ne choisira pas ceux qui ont le même plan, les mêmes idées, le même système, mais ceux-là, au contraire, qui justement à cause de leurs systèmes différents, auront acquis le plus de renommée.

Vouloir, avec la Constitution de 95, que chacun des 86 départements élise un candidat, et que, parmi les 86 élus, 24 membres du pouvoir exécutif soient choisis par l’Assemblée, c’est trop éparpiller le pouvoir, pour qu’il agisse efficacement.

Demander, enfin, comme on l’a fait récemment, qu’un ministre du Peuple soit élu par la nation entière, c’est donner trop d’importance à un homme, c’est rappeler la présidence, et préparer de nouveaux éléments de lutte et d’antagonisme. Soumettre ce ministre du Peuple au contrôle permanent d’un conseil composé de toutes les minorités rivales, c’est tuer, à l’avance, son action, car, ces différente minorités réunies contre lui représenteront la majorité du pays. Ne sera-ce pas ce dictateur à qui l’on proposait de mettre un boulet au pied ?

Peu importe, d’ailleurs, l’organisation de détails? La Constitution de 95 l’avait réglée en 87 articles. On peut les réduire encore. On sera bientôt d’accord à cet égard, du moment qu’on le sera sur ce peu de principes, qui contiennent, selon nous, le salut de la République, et que nous prenons la liberté de recommander à toute la sollicitude, aux plus incessantes méditations de tous les patriotes et de la presse des départements en particulier :

Permanence de la souveraineté du Peuple dans ses assemblées électorales.

Droit d’initiative.

Droit exclusif de voter les lois.

Election annuelle des assemblées des délégués et de tous les mandataires du Peuple.

Révocabilité constante du pouvoir exécutif par l’assemblée des délégués.

Que ces principes volent de bouche en bouche, qu’ils se répètent à l’oreille, qu’ils pénètrent dans l’atelier, dans la mansarde, dans la chaumière. Si les royalistes, par leurs violences, paraissent suffire à l’œuvre de la Révolution, c’est au Peuple lui-même de consolider l’avenir, en le préparant.

Cet avenir peut être demain, car le pouvoir aux prises avec l’idée, vivant, comme tous les vieux pouvoirs, non de la vie du Peuple, mais de résistance, d’expédients, de subterfuges, nous rappelle ce tableau d’un de nos maîtres, où l’on voit la dernière famille humaine luttant contre l’envahissement du déluge ; elle a gravi de rocher en rocher, de cime en cime.

Efforts superflus ! L’eau monte toujours, et si les malheureux n’ont pas encore disparu dans l’abîme qui les environne de toutes parts, le spectateur sent qu’il y seront bientôt engloutis.

Se nourrir local et bio : l’exemple de Mouans-Sartoux

Logo cantine municipal Mouans-Sartoux
Depuis 2011 à Mouans-Sartoux dans  les Alpes-Maritimes, entre Cannes et Grasse, le conseil municipal a décidé d’innover pour ses 10 000 administrés: servir 100% des repas scolaires en bio à partir des fruits et légumes cultivés par la commune.

Se reconnecter à la terre

Chaque jour, dans les cuisines des 3 écoles du territoire municipal, on confectionne 1000 repas cueillis la veille au potager. Les poissons et viandes sont achetés en circuit court, toujours en bio.

Le surcoût de cet effort pour une alimentation saine et locale ? Nul. Grâce à un programme mené en parallèle, 3/4 du gaspillage est évité. Les enfants pèsent et examinent leurs déchets. On modifie le plan de culture et les recettes au fil de l’eau.

4 maraîchers embauchés par la commune travaillent les 6 hectares de terrain acquis par la mairie. On y produit 30 tonnes de végétaux chaque année. En outre, sur une parcelle réservée, les élèves apprennent à reconnaître légumes et variétés, découvrent les saisons, se sensibilisent au travail de toute une filière, du potager à l’assiette. Et ce n’est fini, des études ont démontrées que les parents se sont mis à l’école de leurs chères têtes blondes, modifiant durablement leurs modes de consommation et de préparation des repas à la maison.

Voici sans doute le type de dispositif aussi remarquable que marginal appelé à proliférer dans un régime de démocratie directe.

La République des Escartons

Blason de Briançon

De 1343 à la révolution française,

des territoires de montagne autour de Briançon, représentant un triangle de 90 Km de côté et regroupant près de 40 000 habitants, ont vécus la démocratie (directe) pendant près de 450 ans. Une quarantaine de communautés d’habitant (universitas) réparties dans 5 escartons (divisions territoriales) se réunissent régulièrement pour s’administrer eux-mêmes.

Carte de la République des Escartons
La République des Escartons (1343 – 1789)

Une géographie propice à l’insoumission

Dès le XIIIè siècle, les activités commerciales et pastorales au sein d’une vallée ou entre vallées contiguës obligent les communautés à passer des accords entre elles. Des formes d’autogouvernement apparaissent pour réglementer l’utilisation des forêts, le pâturage collectif sur les estives, l’exploitation commune des eaux d’une vallée, etc.

La géographie favorise également un fort niveau d’alphabétisation. Contraints de migrer à la mauvaise saison pour trouver une subsistance que les terres ingrates ne fournissent pas toujours, certains embrassent la carrière occasionnelle de marchand ou d’instituteur.

Enfin, l’accès difficile à ces zones montagneuses (s’élevant de 900 à 4100 mètres) rend la levée d’impôt délicate depuis l’extérieur du territoire. Les habiles paysans de ces contrées en profitent pour négocier avec le monarque du Dauphiné et rachètent privilèges et franchises relatifs à gestion de l’eau ou aux droits de pâture.

Forts de cette histoire et bénéficiant de l’avidité d’un souverain menant grand train, ces rudes montagnards négocient la Grande Charte de 1343 accordant l’indépendance quasi-complète à la “Communauté des escartons”. L’autonomie leur est accordée moyennent le paiement d’une indemnité assortie d’une forte rente annuelle dont la collecte sera assurée par leur propre administration.

Charte des libertés briançonnaises 1343

Administration de l’autonomie

Les cinq escartons possèdent leur assemblée générale réunissant tous les habitants de sexe masculin. Aucune prééminence, pas même celle de la trentaine de familles nobles rapidement exilées, n’y est reconnue. Un gouvernement composé d’officiers et d’un consul est également élu pour 1 an, sans qu’il soit nécessaire de se porter candidat. 200 écus versés par le consul lui seront restitués à l’issue de son mandat (non cumulable, non renouvelable), après examen favorable des recettes et des dépenses par l’assemblée.

Au deuxième niveau et deux fois par an au minimum, chacun des escartons délègue ses représentants à l’escarton général qui décide des impôts, pourvoie à l’armée et à la sécurité intérieure, parlemente avec les autres territoires.

La grande longévité, la robuste et très démocratique organisation politique de cet ensemble fédéré surpasse les expériences similaires à la même époque telles les “lies et passeries”, ces accords conclus de vallée à vallée sur l’ensemble de la chaîne des Pyrénées. L’étude de ce “quasi-Etat” demeure, aujourd’hui encore riche d’enseignement.

Sources:

  • LA « REPUBLIQUE DES ESCARTONS », ENTRE BRIANÇONNAIS ET PIÉMONT (1343-1789) par Nadine Vivier (2002)
  • La fabrique de l’histoire : Briançon, capitale des escartons (1343-1789). Podcast France Inter.
  • Essai sur les anciennes institutions autonomes ou populaires des Alpes Cottiennes-Briançonnaises par Alexandre Fauché Prunelle (1856)
  • Les Escartons du Briançonnais de par Jean-José Boutaric (2013)

Une brève histoire de la participation citoyenne

Quels sont les grands jalons de la participation populaire à la gestion des affaires communes de la France dans notre régime de démocratie indirecte? Cette histoire est-elle achevée?

On le sait, d’abord absente de la vie politique régie par la monarchie, la participation politique aux affaires de la cité a longtemps été le privilège d’une caste cooptée, principalement sur des critères de richesse et de tradition (noblesse héritée). Sous l’ancien régime, à la veille de la révolution française, on estime que la noblesse représentait 120000 à 180000 personnes sur un total de 28 millions soit 0,5% de la population. Et encore ces quelques aristocrates n’avaient-ils qu’une influence limitée sur les affaires de la couronne.

En France, si l’on omet la “République des Escartons“, l’histoire de la participation citoyenne aux affaires de la cité (nettement amoindrie par le régime représentatif) débute avec le suffrage universel. Celui-ci est adopté par un décret proposé par Ledru-Rollin aux prémices de la 2ème République éclose sur les décombres de la Révolution de 1848. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il écrira en 1851, depuis son exil londonien, “Du gouvernement direct du peuple”, une brochure appelant à la mise en œuvre de la démocratie directe. Toute une génération est alors travaillée par cette question, tels Considérant, auteur de “La solution ou le gouvernement direct du peuple” (1845) ou Rittinghausen avec “La législation directe par le peuple” (1852). Une génération aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Réintroduit avec la IIIè République (1870) qui s’empressera de réprimer dans le sang la Commune (1871) et ses élans d’autogouvernement citoyen, le suffrage universel est aujourd’hui à l’agonie. Le parti de l’abstention est désormais majoritaire (grossièrement 50% pour toutes les élections,  sauf la présidentielle autour de 20%).

En assimilant l’abstention à un vote de défiance (ce qu’il est pour une grande part), les résultats réels aux scrutins s’effondrent, illustrant un rejet plutôt qu’une adhésion au régime représentatif exsangue.

Les résultats de la présidentielle de 2022 selon cette méthode[1], E. Macron est le président de 20% des électeurs, voire 18% en réintégrant les français non inscrits[2]. A cette aune, la démocratie même représentative perd radicalement son sens.

Depuis la Révolution française, la participation populaire au gouvernement a connu bien des soubresauts. Ce graphique – totalement subjectif – représente l’histoire (non linéaire) de cette participation citoyenne (jusqu’ici en régime représentatif).

Schéma (subjectif) de la participation citoyenne à la vie publique en France depuis 1848

[1] En comptabilisant comme des suffrages exprimés contre tous les candidats, les abstentions et les votes blancs (abstentions 12 824 169 ; blancs 543 609).
[2] En ajoutant à ce décompte les votes des non-inscrits, soit 5, 2 millions de citoyens qui n'ont pas même fait l'effort de s'inscrire sur les listes électorale (pour une grande part par dégout / désintérêt de la vie politique)

Carte actualisée du Chiapas zapatiste

Comment sont répartis les régions (caracoles) et les Communes de l’autogouvernement zapatiste au Chiapas dans le sud du Mexique?

Rappelons à la suite de l’article sur la géographie du Chiapas, que cet Etat du Mexique est le cœur historique du soulèvement zapatiste oeuvrant depuis près de 30 ans à la mise en place d’une véritable autonomie – voire 500 ans si l’on prend pour point de départ la résistance à la colonisation.

Les structures politiques en place depuis 2003 (voir cet article détaillant l’organisation de l’autonomie) permettent de gérer un territoire grand comme la Belgique dans lequel sont juxtaposées des Communes acquises au “mauvais gouvernement” et des populations se réclamant du zapatisme. Nous présentons ici une carte remise à jour par nos soins, détaillant la structure politique zapatiste dans l’Etat du Chiapas.

Cette carte empruntant aux documents émis par Maël Lhopital, volontaire de la DESMI, et Gustavo Castro du CIEPAC dans un effort pour actualiser le découpage politique zapatiste depuis la création des Caracoles (2003) et les annonces de la création de nouveaux territoires autonomes (2019).

Voici pour mémoire une carte générale de l’Etat du Chiapas

Carte générale de l'Etat du Chiapas

Et la carte mise à jour de l’organisation politique comprenant les structures créées en 2003 et 2019.

Carte de l'organisation zapatiste dans l'Etat du Chiapas comprenant les Caracoles (régions) et municipalités créées en 2003 et 2019
 #Caracol (Escargot) [1] Nom de la régionAguacaliente[2] Ancien nomMunicipalités autonomes (MAREZ[3]) Dénomination zapatisteMunicipalités (Municipios[4])  Dénomination officielle
1Madre de los caracoles del mar de nuestros sueñosla RealidadGeneral Emiliano Zapata
San Pedro de Michoacán
Libertad de los Pueblos Mayas
Tierra y Libertad
X Las Margaritas
X Las Margaritas y Trinitaria
2Torbellino de nuestras palabrasMorelia17 de Noviembre
Primero de Enero
Ernesto Ché Guevara,
Olga Isabel
Miguel Hidalgo
Vicente Guerrero
Altamirano y Chanal Ocosingo Ocosingo X Comitán y Las Margaritas Palenque
3Resistencia hacia un nuevo amanecerla GarruchaFrancisco Gómez
San Manuel
Francisco Villa
Ricardo Flores Magón
Ocosingo Ocosingo X Ocosingo
4El caracol que habla para todosRoberto BarriosVicente Guerrero
Trabajo
La Montaña
San José en Rebeldía
La Paz
Benito Juarez
Francisco Villa
Palenque Palenque y Chilon X X Tumbalá y Chilón Tila, Yajalón y Tumbalá Salto de Agua
5Resistencia y rebeldía por la humanidadOventik (V)San Andrés Sakamchén de los Pobres
San Juan de la Libertad
San Pedro Polhó
Santa Catarina
Magdalena de la Paz
16 de Febrero
San Juan Apóstol Kankujk
San Andrés Larráinzar El Bosque X Pantelhó y Sitalá San Pedro Chenalhó X San Juan Cancuc
6Colectivo el corazón de semillas rebeldes La UniónOcosingo
7Jacinto Canek Comunidad del CIDECI-Unitierra à San Cristóbal de las Casas (Université de la Terre)San Cristóbal de las Casas
8Resistencia y Rebeldía un Nuevo Horizonte Dolores HidalgoOcosingo
9En Honor a la memoria del Compañero Manuel Poblado Nuevo JerusalénOcosingo
10Floreciendo la semilla rebelde Poblado Patria NuevaOcosingo
11Espiral digno tejiendo los colores de la humanidad en memoria de l@s caídos Tulan Ka’uAmatenango del Valle
12Raíz de las Resistencias y Rebeldías por la humanidad ejido Jolj’aTila

[1] Caracol signifie escargot et correspond à une "région administrative" accueillant en son chef  lieu un Conseil de bon gouvernement (Junta de Buen Gobierno) ainsi que des installations éducatives, sanitaires, de production, de rencontres. Les 5 premiers ont été créés en 2003, les suivants en 2019.
[2] En référence au nom de la ville où se scella le rapprochement entre les armées de Zapata et de Villa. Ce terme a été remplacé par Caracol en 2003 bien que ces dénominations subsistent.
[3] Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas (MAREZ) ou Communes autonomes rebelles zapatistes, conservent leur autonomie en matière de justice, de santé, d’éducation, de logement, de gestion de la terre et des cultures et de la commercialisation de celles-ci.
[4] Le Mexique compte 2500 Municipalités ou Communes dont l'étendue et la démographie se rapprochent plutôt du concept de canton en France.

Pour une société démocratique

Briser les chaines de notre imaginaire marchand
Quelle société serait susceptible de nous faire basculer d’une démocratie oligarchique (selon les termes de J. Rancière) dans une démocratie réelle? Peut-on définir les contours et les tendances d’une telle société vouée à établir une véritable équité?

En sciences sociales, une société désigne un ensemble de personnes qui partagent des normes, des comportements et une culture, et qui interagissent en coopération pour former des groupes sociaux ou une communauté. De cette définition on peut contester le terme de coopération, comme Bourdieu l’avait fait en son temps, en indiquant que la société se définit en grande partie (et contre l’idée de coopération librement consentie) à partir de rapports de force inconscients de la pratique sociale (habitus).

Lorsque ces rapports de force atteignent la surface consciente de la société, on assiste à l’émancipation de populations jusque-là stigmatisées (personnes racisées, mouvement des femmes, des communautés homosexuelles, etc.). Pourtant, des rapports de force socio-économique continuent d’irriguer largement nos sociétés. Ce rapport de domination opposé à l’instauration d’une société plus horizontale ne serait-il pas l’ultime forteresse à démanteler?

L’éthique de la non-puissance

La non-puissance ou “la capacité de faire et le choix de ne pas faire” s’applique à tous les domaines de la société et en particulier à la technique dont l’inéluctable “progrès” a été remis en cause par plusieurs penseurs dont Bernard Charbonneau. Celui-ci évoque ainsi les agriculteurs qui s’endettent pour “acquérir des machines, dont le maître est aussi l’esclave: ces engins faits pour aider le paysan servent tout autant à le détruire et en même temps le paysage. Le travail se fait plus vite, mais comme il produit davantage, l’agriculteur se retrouve au même point, sans l’intérêt au travail que représente le sens du geste bien fait. Ainsi l’exploitant est-il également l’exploité. Au bout du compte, pour le paysan, se moderniser, comme on l’entend aujourd’hui, n’a qu’un sens: se suicider”.[1]  

L’éthique de la non-puissance s’applique encore aux moyens de transformation de la société. Le pouvoir n’est pas une fin en soit, ni une rente pour des politiciens professionnels. Dans ces combats de transformation nous dit Jacques Ellul, “la fin est déjà compromise quand les moyens ne sont pas justes.” Autrement dit, une révolution verticale, ne saurait accoucher d’une société horizontale. Révolution entendu au sens que lui a donné A. Krivine : “La révolution ça n’est pas pendre un curé, un CRS et un patron à chaque arbre, c’est changer complètement le fonctionnement de la société pour répondre aux besoins des gens et non pas pour la concurrence et le profit”[2].

On le comprend donc, l’éthique de la non-puissance nous enjoint de retrouver le sens des limites, de la mesure, de l’équité contre le développement insensé du pouvoir sur nos semblables et la nature.

Une société conviviale

Selon Illich, “une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être.”[3] La notion d’outil se rapproche de celle de “technique”, utilisée par J. Ellul soit l’ensemble de tous les moyens matériels et intellectuels soumis à l’impératif de l’efficacité. La technique constitue aussi une croyance, une façon quasi mystique de concevoir le monde, dont le “mythe du progrès” ne constitue que la partie la plus visible.

Pour Illich, “l’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.[…] L’usage que chacun fait de l’outil convivial n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir.” A l’inverse l’outil industriel est vecteur de ségrégation: “c’est le cas lorsque des moteurs sont conçus de telle sorte qu’on ne puisse y faire soi-même de menues réparations avec une pince et un tournevis.”

“Il est possible que certains moyens de production non conviviaux apparaissent comme désirables dans une société post-industrielle. Il est probable que, même dans un monde convivial, certaines collectivités choisissent d’avoir plus d’abondance au prix d’une moindre créativité. Il est à peu près sûr que, pendant la période de transition, l’électricité ne sera pas partout le résultat d’une production domestique. Bien sûr, le conducteur d’un train ne peut ni s’écarter de la voie ferrée ni choisir ses arrêts ou son horaire. […] Dans l’optique conviviale, l’équilibre entre la justice dans la participation et l’égalité dans la distribution peut varier d’une société à l’autre, en fonction de l’histoire, des idéaux et de l’environnement de cette société.”

Les toxicos de l’info

On connait tous des enragés de l’information, toujours à la pointe de la dernière news. On le sait, la prolifération des moyens de communication, amène une information toujours plus massive, continue, omniprésente, autant que déformée à bas bruit, en raison de l’appropriation des médias par quelques grandes fortunes. Avec sa distribution pilotée par des algorithmes apprenants (intelligence artificielle), elle est aussi davantage biaisée, propice à l’apparition de nouvelles communautés affinitaires mondialisées s’ignorant les unes les autres. L’homo oeconomicus contemporain baigne dans cette mer d’information sans qu’il l’ait le plus souvent sollicitée (entre 100 et 5000 messages publicitaires reçus par jour selon la méthodologie de comptage retenu[4]).

Ce baigneur passif est l’antithèse du citoyen en prise sur le monde, capable de peser sur sa marche (y compris dans l’intervalle de 5 ans qui sépare deux élections). Ainsi le citoyen ne se limite pas à sa fonction de simple récepteur impotent. Il doit aussi être un émetteur, à la fois dans l’espace “public / privé” (la place du marché ou agora), l’espace public (assemblée) ; au-delà du seul “espace privé” de sa famille et de ses extensions affinitaires par web interposé. Une société propice à l’avènement d’une démocratie directe n’irait-elle pas à rebours de la publicité et des informations souvent biaisées pour laisser au futur citoyen le loisir de se former, d’échanger et de vivre librement.

Décoloniser de l’imaginaire

Cette expression de Serge Latouche, empruntant à celle de Castoriadis d'”imaginaire instituant”, renvoi à la nécessité de nous libérer de l’emprise de la société marchande dans laquelle nous baignons pour accéder à la possibilité d’une autre vie (décroissante dans la pensée de Latouche). Le comportement schizophrène du consommateur / citoyen est bien connu: je vote pour un candidat en faveur de l’emploi en France et “en même temps” j’achète des produits importés à bas coût. La décolonisation de l’imaginaire consiste à chasser ce double pathologique qui hante nos sociétés, en nous libérant de la tyrannie de l’hyperconsommation. ” Le phénomène consumériste s’explique par la colonisation de l’imaginaire des masses. Il s’agit en particulier, grâce à la publicité, de persuader en permanence les gens de dépenser non seulement l’argent qu’ils ont, mais surtout celui qu’ils n’ont pas pour acheter des choses dont ils n’ont pas besoin. La consommation forcenée est ainsi devenue une nécessité absolue, pour éviter la catastrophe de la crise et du chômage.”[5] Nous vivons dans une société ou le désir (et la frustration associée) est encouragé car les seuls besoins, contrairement au désir, ne sont pas extensibles à l’infini. Le désir compulsif, obsessionnel, sans fin de notre société est le premier pas de ce que les grecs nommaient “hubris” ou démesure dont l’issue est toujours fatale aux civilisations.

Travailler par peur de l’ennui

Le travail érigé en idole des temps modernes a bien souvent perdu de son sens au point de créer une nouvelle classe de travailleurs dotés de “bullshit jobs” (voir cet article).

“Les Grecs et les Romains […], avaient l’habitude de parler des travailleurs salariés comme d’esclaves à temps partiel.”[6] De la même façon, l’idée dominante a longtemps été que l’économie primitive permettait tout juste au “Sauvage écrasé par son environnement écologique, sans cesse guetté par la famine, hanté par l’angoisse permanente de procurer aux siens de quoi ne pas périr.” Cette conception erronée d’une économie de la misère véhiculée par les savants et dénoncée par P. Clastre à partir des faits ethnographiques démontre que “loin de passer toute leur vie à la quête fébrile d’une nourriture aléatoire, ces prétendus misérables ne s’y emploient au maximum que cinq heures par jour en moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Il en résulte donc qu’en un laps de temps relativement court, Australiens et Bochimans assurent très convenablement leur subsistance.”[7]

Doit-on se résoudre par croyance dans l’idéal capitaliste à oublier ces leçons de bien vivre? La reconquête d’un temps libéré ne serait-il pas le premier pas vers une société repensée en commun?

Si personne ne peut prévoir l’avenir, certains épisodes (gilets jaunes, mouvements de places, etc.) permettent de soulever le rideau d’un autre futur. Le refus des rapports de domination hérités et entretenus par les mythes libéraux, le rejet de la puissance vantée par l’imaginaire marchand semblent constituer de forts détonateurs des remparts de l’ancien monde. Au travers de ces brèches apparaît une société conviviale, régie par elle-même, réhumanisée en son cœur: une démocratie directe.


[1] Bernard Charbonneau, Notre table rase (2014) cité dans le défi de la non-puissance par Frédéric Rognon (2020)
[2] Entretien à voix nue, France Culture 2011
[3] Ivan Illich, la convivialité (1973). Les citations suivantes sont tirées du même ouvrage.
[4] Antipub.org
[5] Serge Latouche, L'âge des limites (2012)
[6] Serge Latouche, Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout (2021)
[7] Préface de Pierre Clastres à la publication française de "âge de pierre, âge d'abondance" de Marshall Sahlins (1976)

Akira et la démocratie radicale

Logo Akira

Démocratie: peut-on donner ce nom à un régime en désintégration ? Qui croit encore que nous sommes représentées par ces clowns en cravates ? Qui pense encore qu’ils défendent le bien commun?

Cet article reproduit la première des 10 mesures proposées par le mouvement politique révolutionnaire autogéré AKIRA concernant la démocratie radicale.

Nous n’entendons pas “réparer” ou “réformer” la démocratie mais la révolutionner !

“La concentration des pouvoirs, l’hyper-présidentialisation, le recul des contre-pouvoirs institutionnels, le chantage de la finance: tout porte à croire que nous devons changer aussi vite que possible les règles du jeu.

Au même moment, une autre démocratie s’invente : c’est celle qui unit les mobilisations, les soulèvements populaires et les alternatives qui surgissent partout dans le monde pour améliorer nos vies. Akira se place du côté de cette démocratie-là.

Partir du bas, des besoins, des savoirs qui existent, de l’autogouvernement : nous combattons pour faire s’écrouler la pyramide. Nos vies, nos villes et nos campagnes ne peuvent plus être gouvernées par d’autres que nous-mêmes.

Nous combattons pour une démocratie qui s’appuie sur l’autonomie politique, le Commun, et l’autodétermination des premier.e.s concerné.e.s.

Une démocratie s’opposant à la fois à l’extension du néolibéralisme autoritaire et à toutes les réactions néofascistes, racistes, et xénophobes qui osent prétendre parler « au nom du peuple ».

Une seule démocratie réelle est possible : elle est égalitaire et ouverte. Elle vit dans les entreprises, sur les places des villages, dans les bars et les restaurants, dans les clubs de sport.

Seule une culture du commun, de l’autogestion et du soin nous la rendra accessible. Pour la construire, il nous faudra bouleverser profondément notre rapport à l’Autre et au vivant, nos manières de penser, de sentir et d’agir.

Si notre programme est pour l’heure contraint par les frontières nationales de la France, nous nous reconnaissons dans tous les territoires qui ont déjà engagé cette redéfinition fondamentale des règles et nous invitons tous ceux qui voudraient se lancer dans cette grande aventure à nous y rejoindre.

La forme concrète que celle-ci pendra devra être tranchée par les habitant.e.s de tous ces territoires libérés et non pas par quelques aspirant.e.s révolutionnaires comme nous.

Elles ne dépendent donc pas de l’élection d’Akira à la présidence mais bien de l’existence d’un mouvement capable de les soutenir, de les modifier, et de les mettre en place.

Nous ne nous faisons pas d’illusions, comme pour le reste du programme d’Akira, toutes ces mesures ne pourront être réalisées que si elles sont portées par un mouvement révolutionnaire qui se pense comme tel.

Disons-le clairement : Akira ne sera victorieuse que le jour où les peuples se gouverneront eux-mêmes.

Mesure phare: Assemblées Constituantes Communales

Démantèlement de la Vème République et ouverture d’un processus constituant pour la rédaction collective d’une constitution révolutionnaire. Ce texte commun aura pour rôle de proposer une nouvelle manière de nous organiser en collectivités. Il sera élaboré et rédigé au sein d’assemblées territoriales dans les 34 965 communes du territoire pendant deux années. Une assemblée intercommunale non-décisionnelle aura pour but d’assurer la coordination des propositions entre les assemblées communales. L’adoption du texte final aura lieu à travers un référendum intercommunal.

10 MESURES à mettre en place immédiatement

1. Reconnaissance des votes blancs et abstention

Annulation de l’élection si l’abstention et le vote blanc additionnés dépassent les 30%. Les élections sont invalidées et un autre scrutin est organisé avec de nouveaux candidats. Si le taux est encore supérieur à 30%, alors un tirage au sort des représentant.e.s parmi la population (comprenant tout les habitant.e.s du pays : étranger.e.s, exilé.e.s et sans-papiers) est mis en place.

2. Changement du statut des élu.e.s

  • Fin de la rémunération des élu.e.s (permise par le Revenu Universel Inconditionnel) et mise en place de mandats impératifs. “Diriger n’est pas un métier.”
  • Obligation de transparence : les élu.e.s doivent rendre publiquement et hebdomadairement compte de leur actions. Ceci afin de rendre plus transparents leurs agissements de nos élu.e.s, et de diminuer l’influence des logiques de partis.
  • Fin de l’immunité parlementaire et mise en place de procédures de révocation. Tout crime, délit ou abus de position au détriment du bien commun doit être jugé comme vol en bande organisée.

3. Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC)

Dispositif de démocratie directe permettant aux habitant.e.s de tous les échelons territoriaux existant actuellement (municipal, régional, national, transnational) de proposer la tenue d’un référendum. Nous nous inscrivons dans la demande portée par le soulèvement des Gilets Jaunes souhaitant quatre modalités pour le RIC :

  • pour voter une proposition de loi (référendum législatif) ;
  • pour abroger une loi votée par le Parlement ou un traité (référendum abrogatoire ou facultatif) ;
  • pour modifier la Constitution (référendum constitutionnel) ; et pour révoquer un élu (référendum révocatoire).

Compris dans une dimension locale, le RIC permettra aussi à toutes et à tous de reprendre le pouvoir sur la gestion courante des aff aires qui les concernent au jour le jour.

4. Intégration de la Guillotine comme patrimoine culturel immatériel de la France à l’UNESCO (pour bien s’en rappeler)

5. Elargissement du droit de vote

  • Droit de vote pour tous les habitant.e.s dès 1 an de présence sur le territoire.
  • Droit de vote dès l’âge de 16 ans

6. Protection inconditionnelle des lanceurs d’alertes

7. Donner leur indépendance aux médias

Rien ne sera possible sans un accès démocratique à l’information et à sa diffusion.

  • Expropriation de l’empire Bolloré (pour commencer) et exil forcé de Vincent Bolloré dans la fusée de SpaceX de Elon Musk pour un aller simple vers Mars.
  • Socialisation de BFMTV et CNEWS et licenciement de tous les chroniqueurs actuels. Interdiction du fi nancement des médias par des entreprises à but lucratif.
  • Fond de dotation indépendant pour l’aide à la création de médias citoyens et d’utopies numériques comme Wikipédia.

8. Apprentissage systématique des pratiques démocratique et autogestionnaire dès l’âge de 3 ans

afin de faciliter la participation, l’animation et la prise de décision par tous et toutes au sein d’espaces gérés collectivement.

9: Construction de l’Alliance des Communes Libres

Construction d’institutions municipales autonomes, non-étatiques et apartisanes dans tout le pays et au-delà. Une “l’Alliance des commune libres” permettra la circulation entre ces entités. et la décentralisation graduelle du pouvoir politique.

Cette mesure, inspirée des exemples de Nantes En Commun, du Syndicat de la Montagne Limousine, des Communes Zapatistes au Mexique ou des conseils locaux en Syrie, préparera la mise en place des Assemblées constituantes communales. Elle aura aussi pour mission de nouer des liens avec des communes ailleurs dans le monde.

10. Pour la généralisation des “communs”

Au sein de ces communes, mise en place d’un gestion par les habitant.e.s de “communs” municipaux (Studio d’enregistrement, fournil, laverie, cinéma, maison du peuple, centre de santé local, terres nourricières, production/fourniture d’énergie locale, etc.), selon des besoins établis par tout.e.s les habitant.e.s.”

En démocratie, bavarder n’est pas délibérer

La parole aux citoyens
Pourquoi bavarder n’est pas délibérer? Quel sens donner à la délibération ? En quoi la discussion, la conversation ou le bavardage diffèrent-ils de la délibération?

Attelons-nous dans cet article à une lecture critique de l’ouvrage de Pierre-Henri Tavoillot “Comment gouverner un peuple roi – Traité nouveau d’art politique” (2019), ouvrage clair et didactique[1]. Précisons d’emblée que l’auteur affiche clairement son opposition à l’idée de démocratie directe car dit-il, “il ne suffit pas de délibérer ni pour tomber d’accord ni pour décider correctement”, formule qui, on peut le noter, disqualifie autant la démocratie représentative que directe.

Le règne de la parole

La parole joue un rôle majeur en démocratie. Le terme “isegoria” (égalité d’accès à la parole) désignait d’ailleurs, dans les débuts, le régime mis en place chez les athéniens (voir cet article). Périclès affirmait, contre le “laconisme spartiate” : “Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire […]. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance, tandis que la réflexion engendre l’indécision.”[2]  Et pourtant, dès cette époque, les critiques à l’encontre des faiseurs de discours n’ont pas manquées. Les sophistes, de brillants orateurs, ont vite été assimilés à des adeptes des raisonnements spécieux. Plus récemment, des formules ont raillé la vaine prodigalité de la parole en démocratie. “La dictature, c’est ferme ta gueule ; la démocratie, c’est cause toujours” a ironisé Jean-Louis Barrault.

Les réseaux sociaux diffusent un “bruit continu et massif”, les médias adeptes des micro-trottoirs alimentent ce bruit auquel il est difficile d’échapper. Ainsi parle-t-on parle beaucoup dans notre démocratie contemporaine, mais y délibère-t-on vraiment ?

Qu’est-ce que la délibération?

“La délibération est l’examen qui prépare la décision : cette définition assez plate prend une profondeur presque poétique si l’on se rappelle l’étymologie du terme « examen ». En latin, il désigne l’essaim. Examiner, c’est donc faire comme les abeilles : sortir en masse de la ruche (comme des questions sortent du cerveau), aller butiner le nectar des fleurs (tous les savoirs appris des maîtres, des livres ou des choses) et revenir faire son miel (c’est-à-dire son devoir sur table en quatre heures). Montaigne formule l’image à merveille dans un chapitre de ses Essais (1580) consacré à l’éducation des enfants. « Les abeilles, écrit-il, pilotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il [l’élève] les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. » Voilà qui devrait donner envie de passer des examens plus souvent.

L’image est belle, mais elle serait incomplète pour définir la délibération si on ne lui ajoutait deux autres précisions qu’apporte là encore l’étymologie. Celle-ci, ce qui va de soi pour un tel terme, est débattue. Dans délibération, certains voient le mot latin libra (balance) ; d’autres, le mot liber (libre). À vrai dire, les deux origines font sens puisque, dans une délibération, il s’agit bien de peser le pour et le contre (d’où la balance), ce qui suppose un esprit apte à choisir (d’où la liberté). L’esclave ne délibère pas, il se soumet. L’abeille, fût-elle en essaim, ne délibère pas, elle agit par instinct. Le citoyen délibère parce qu’il peut hésiter et parce qu’il doit décider librement, faute de quoi il n’est pas citoyen mais sujet (au sens d’assujetti).”

Les 3 dimensions de la délibération

Plus concrètement, quelles sont les dimensions de la délibération d’après Pierre-Henri Tavoillot?

Voici les trois idées principales qu’il tire d’Aristote:

  1. “La délibération est l’organisation du désaccord. C’est évident quand on échange à plusieurs, mais c’est aussi le cas quand on réfléchit tout seul. Aristote utilise d’ailleurs le terme de bouleusis, tiré de Boulè, qui désignait, déjà chez Homère, le conseil des Anciens puis, dans la démocratie athénienne, l’instance de cinq cents membres, chargée de préparer les décisions de l’Assemblée du peuple (Ekklesia). C’est une manière de dire que, quand on délibère, même seul, notre esprit devient un petit parlement – les Romains diront un « forum (fors) intérieur » – où l’on doit s’efforcer de penser contre soi. L’idée est essentielle : penser, c’est certes penser par soi-même et, parfois, avec les autres, mais c’est d’abord penser contre soi et/ou contre les autres. Nulle pensée, sans altérité ; aucune idée, sans désaccord. C’est d’ailleurs ce qui rend si formateur et fécond l’exercice scolastique de la disputatio, où l’on s’oblige à plaider à l’inverse de son point de vue spontané.
  2. Nous ne délibérons que « sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ». Ce qui veut dire que la délibération porte sur l’action possible et future. Elle n’est donc pas un pur jeu de l’esprit, un débat gratuit ou une démonstration théorique, elle vise à conseiller ou à déconseiller, à exhorter ou à dissuader de faire quelque chose. C’est pourquoi le registre de celui qui délibère se distingue de celui du juge (qui évalue la justice des actions passées), du savant (qui recherche les vérités éternelles) ou encore de celui qui ne regarde que l’instant présent pour en faire l’éloge ou s’en indigner5. La délibération vise à éclairer une décision à prendre dans une situation d’incertitude après l’examen attentif des circonstances.
  3. La délibération ne porte pas sur les finalités de l’action, mais sur les moyens de les atteindre. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade ou un général s’il doit gagner la bataille, mais comment y parvenir. Et si les fins sont « hors délibération », c’est que, selon Aristote, elles sont « inscrites dans la nature ». Évidentes et incontestables, elles relèvent de l’ordre des choses, de l’harmonie cosmique elle-même, ce qui rendrait absurde de les contester. L’homme aspire au bonheur, il désire la santé : voilà ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisque c’est la nature elle-même qui l’établit. Grande leçon de celui qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand : pour pouvoir délibérer, il faut être déjà d’accord sur l’essentiel.”

S’ensuit un débat sur ce qui constitue la teneur de cet “essentiel” et son caractère devenu insaisissable dans nos démocraties modernes. Et c’est là que nous nous séparons de l’interprétation de Pierre-Henri Tavoillot…

Il suggère que les anciens avaient pour repère : la nature, la tradition ou la religion mais rappelons-le, avec Cornelius Castoriadis, la démocratie athénienne n’était mue que par le coeur des hommes.

“La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel.”[3]

“La démocratie correspond au pouvoir du Demos, la difficulté étant qu’il n’y a aucune limite à ce pouvoir du moment qu’il n’est ni hérité ni transcendant.”[4]

Voilà pour la réfutation des fins dictée par la nature, dieu ou la tradition.

En accédant à la délibération démocratique, l’homme moderne peut-il, du même coup, remplacer le mirage faisant de lui une machine à produire et à consommer par l’horizon d’une “vie bonne”? La réponse est certainement oui. Le chemin pour y arriver est abrupt pour nos faibles jambes déshabituées des longues disputes politiques, des interactions sociales hors réseaux sociaux ou des confrontations qui ne soient pas menées par des politiciens télévisés. La destination faite d’une vie riche de sens, de liens multiples, d’un travail librement consenti et maintenu dans des limites horaires raisonnables, n’en vaut-elle pas la peine?


[1] Les citations, sauf précision contraire, sont tirées de cet ouvrage. 
[2] Oraison funèbre, réécrite par Thucydide.
[3] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de cerisy le 5 juillet 1990