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Notre Dame Des Landes: chaudron de la démocratie directe

Comment est née cette expérience collective? Qui cette aventure a-t-elle rassemblée? Quels sont les outils de délibération commune mis en place dans cette expérience de lutte?
Contre l'aéroport et son monde

Avant de plonger dans les moyens d’action démocratiques mis en œuvre à Notre Dame des Landes, efforçons nous de dresser un portrait de la ZAD et de ses luttes[1].

C’est quoi la ZAD?

“Zone d’Aménagement Différé”, barbarisme traduisant un statut administratif a été conféré à ce territoire en 1974. A partir de ce moment, toute vente est préemptée par le département dans le but de réaliser un projet d’aéroport permettant de palier l’obsolescence annoncée de l’infrastructure existante (Nantes Atlantique).

Cet acronyme est devenu “Zone A Défendre” dans la bouche des opposants de ce Grand Projet Inutile, comme ils aiment à le qualifier.

La ZAD représente une bande de 2 km sur 10 km (1600 ha) de bocages située à seulement 20 km de Nantes. Ce lieu présente, pour ses défenseurs, un intérêt écologique majeur, notamment du fait des nombreuses zones humides riches en biodiversité (“des tritons pas du béton!”), zones sauvée des opérations de remembrement opérées dans les années 80 du fait de son statut administratif. L’argument écologique est d’ailleurs brandi vigoureusement par les opposants au projet d’aéroport notamment lorsque l’aménageur met en avant la création de zones de compensation consistant à créer “ex-nihilo” des biotopes comparables en dehors du territoire de la ZAD.

Du coté des partisans du projet de création d’aéroport, l’infrastructure existante (Nantes Atlantique) est jugée trop petite (320 ha) et ne disposerait que d’une piste unique pour un trafic de bientôt 5 millions de passagers. Le débat va s’enflammer au fur et à mesure des années et faire émerger des arguments contradictoires. Les partisans de la préservation de ce bocage soutiennent la possibilité d’aménager Nantes Atlantique sur le modèle de l’aéroport de San Diego pouvant accueillir 17 millions de passagers avec une seule piste. A l’appui de ces arguments, des experts mandatés par le gouvernement rend en janvier 2016 un rapport soulignant le côté surdimensionné du projet et la possibilité de conserver l’existant.

Sur ce territoire vont cohabiter et lutter de nombreux opposants, individus ou collectifs, créant ainsi un vivre ensemble original fait de réappropriation de savoirs-faire autonomes, de vie culturelle riche (bibliothèque, concerts, conférences), de création et d’apprentissage de modes de gouvernances originaux, ranimant une vie sobre en moyens et riche de sens.

Projet aéroport Notre Dame des Landes

C’est qui la ZAD?

Les habitants historiques, notamment des agriculteurs, propriétaires ou locataires de leur logement ou de leur outil de travail font figure d’historiques. Des “occupants”, squatters affluant des 4 coins de France et d’Europe viennent s’installer pour des périodes plus ou moins brèves, s’enracinant parfois dans le territoire au point d’y créer leur activité. Parmi eux, certains sont issus de populations fragiles ou marginalisées, parfois atteints d’addictions, en quête d’un lieu où les jugements sont moins durement ressentis.

La ZAD fédère les énergies dans et au-delà du bocage: citoyens concernés pour certains habitants la zone (Association Acipa), élus locaux contre l’aéroport (Association Cedpa), collectifs paysans (Association Copain).

Au total, jusqu’à 300 personnes résideront sur place dans des habitats très diversifiés.

Cet assemblage hétéroclite qui “habite en lutte” et s’enracine durablement dans le territoire constitue l’originalité du mouvement et un ferment essentiel du succès de l’opposition au projet d’aménagement. Les forces opposées qui travaillent ce mouvement autour d’une ligne de fracture entre légalistes et activistes ne parviennent pas à cet égard à anéantir l’espérance commune.

Ces habitants travaillent la terre pour produire fruits et légumes, élèvent du bétail, exploitent les ressources en bois (collectif Abracadabois) pour produire des charpentes, du bois d’œuvre et de chauffe. D’autres développent des activités artisanales de boulangerie, brasserie, etc. qui participent de l’autonomisation de la zone. Un journal, des sites internet[2], une radio sont créés. Certains enfin vont travailler en dehors du territoire.

De très nombreuses pratiques coexistent donc, parfois conflictuelles comme c’est le cas pour les vegans s’opposant à l’élevage, les permaculteurs récusant l’utilisation d’engins et de produits phytosanitaires, etc. La multi-activité semble la norme dans la ZAD, à l’image d’occupants (squatters) subsistant de coups de mains payés en légumes et de récupération d’invendus de supermarchés.

Carte de la ZAD Notre Dame des Landes en 2013

C’est quand la ZAD?

1968: sélection du site pour réaliser le projet d’aéroport.

1973: Première manifestation sur le site.

1974: Arrêté classant les terrains visés dans la catégorie de Zone d’Aménagement Différé (ZAD). A partir de ce moment, toute vente est préemptée par le département.

2000 : Relance du projet par le gouvernement Jospin. La moitié du territoire appartient dorénavant au département qui loue les terres en bail précaire d’un an.

2002 : Un débat public organisé par l’Etat mène à la publication d’un rapport favorable en 2003 malgré l’opposition majoritaire lors de ces consultations.

2006 : L’enquête pour la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) rend un avis favorable en 2007, ouvrant la voie aux expropriations puis aux expulsions pour les récalcitrants.

2007 : Recours en annulation de la DUP. Première occupation illégale d’une maison vide acquise par le département. Un hangar (devenu La Vacherit), mis à disposition par des agriculteurs, devient le lieu de ralliement permettant de programmer des actions.

2010: Attribution formelle du partenariat public privé pour la construction et la gestion de l’aéroport à Vinci qui devient responsable de l’attribution des terres. Pour entretenir les terrains, Vinci met gratuitement à disposition des parcelles à des agriculteurs légalement expropriés et dans l’attente de l’exécution de la décision. Ces agriculteurs qui ont touché leur prime d’expropriation sont appelés, par les autres opposants, les cumulards. L’aménageur développe son projet sous le label “Haute Qualité Environnementale” et conçoit notamment une aérogare “qui se donnera à voir comme un pan de bocage qui se soulève”.

2011: Premiers heurts entre les prestataires de Vinci en charge de réaliser des sondages et les opposants.

2012: Nouvelles enquêtes publiques pour vérifier la conformité aux nouvelles lois sur l’eau et sur les espèces protégées. Des zones de “compensation” écologique sont prévues en dehors du périmètre de l’aéroport. Un avis favorable est rendu la même année. 80 squatteurs occupent la zone de façon régulière à cette période.

Octobre 2012: opération “César”. 1000 gendarmes mènent des opérations d’expulsion pendant 1 mois et demi. Au total, des dizaines de maison et de bâtiments sans compter les cabanes sont détruits, 200 personnes sont interpellées, 71 procès en résulteront. Il ne reste qu’une trentaine de lieux d’habitations. La dernière journée fait état de 100 blessés dont 30 graves selon les manifestants.  Une véritable guérilla bocagère se déploie. Des comités de soutien s’organisent dans toute la France. La “manif de récupération” programmée de longue date le 4è samedi suivant l’expulsion rencontre un succès inespéré. Cette opération “Astérix” réunissant entre 4000 et 40000 personnes permet de construire le village de la Châteigne dans une ambiance survoltée de chantiers autogérés. Des gendarmes restent sur place et contrôlent les allers et venues et empêcher l’arrivée de matériaux de construction, mais le “peuple de boue” s’organise.

2013 : Le Conseil National de Protection de la Nature reprend la dernière enquête et émet un avis défavorable dont il ne sera pas tenu compte. Le projet est saucissonné pour permettre de surmonter plus facilement les oppositions et les recours. Les paysans du collectif Copain occupent la ferme de Bellevue qui devient leur point de ralliement. Une “zone non motorisé” à l’Est de la route des chicanes se développe autour d’occupants rejetant l’agriculture conventionnelle et motorisée.

Avril 2013: Le départ des forces de l’ordre ouvre une nouvelle période de “vivre ensemble sans Etat”

2015 : Le nombre lieux d’habitations a doublé par rapport à la fin de l’opération César mais la tension reste vive: barricades impressionnantes contre la venue du juge des expropriations, recours juridique de Vinci contre les habitants historiques expulsables et appel en réaction à une manifestation qui réunira plus de 20000 personnes à Nantes en janvier.

2016 : Des chantiers rassemblent plus de 1000 personnes sur un week-end de janvier. Le référendum local entrepris par le gouvernement en choisissant le périmètre d’électeurs le plus favorable à son acceptation se prononce effectivement dans ce sens (55%). En réaction, une équipe de 80 professionnels passionnés réalise en deux semaines les fondations du “hangar de l’avenir” en charpente traditionnelle par. A l’automne, le “chant des bâtons” 12000 à 40000 personnes, dans une ambiance festive, plantent un bâton de marche dans un talus, réminiscence des luttes paysannes menées dans les années 70 dans le Larzac contre l’implantation du camp militaire.

2017 : résultat de la nouvelle médiation proposée par le gouvernement qui liste des scénarios sans trancher.

Janvier 2018: Abandon du projet d’aéroport. Le gouvernement annonce qu’il faut rendre à la circulation la route des chicanes. L’acceptation de cette condition finit par l’emporter mais déchire le collectif et signe la fin d’une période.

Avril 2018: Dernière évacuation en date avec pour objectif les cabanes et leurs occupants atypiques pour refaire de ce territoire un territoire comme les autres. 2500 hommes entraînés spécifiquement à cet exercice détruisent une grande partie des cabanes appuyés pour la première fois par des blindés impossibles à arrêter. 11 000 grenades sont tirées en quelques jours. Une opération de reconstruction a lieu comme en 2012 et réunit 5 à 10000 personnes. Le gouvernement impose à ceux qui veulent rester de se déclarer individuellement en exploitant, là encore pour tenter de détruire l’organisation collective originale du lieu.

Des modes d’action originaux pour un monde émancipé

Pour habiter et lutter ou habiter dans la lutte, beaucoup de formes de contestation ancrées dans le territoire voient le jour: des manifestions (à Nantes en 2012 et 2013 le dernier samedi de chaque mois), des grèves de la faim notamment d’élus locaux, des entartages (Jean-Marc Ayrault, etc.), le squat des maisons inoccupées souvent avec la complicité d’habitants, l’occupation physique du territoire par la construction de cabanes, hangars, maisons ; la résistance aux expulsions en se réfugiant sur les toits, l’attachement littéral au territoire consistant à se harnacher en hauteurs dans des arbres ou sur des agrès spécialement conçus, des barricades, nombreuses sur la route des chicanes, des tranchées, des concerts, événements, l’occupation agricole des terrains avec “sème ta ZAD” qui organise des manifestations de mise en culture de terrains en friche, etc. La riche diversité du mouvement se traduit dans ce foisonnement d’initiatives et d’actions tendu vers un but commun: créer un monde différent libéré autant que possible de toute forme de domination. La fantaisie des noms et acronymes inventés pour les lieux, collectifs, actions témoigne du caractère inventif de ces initiatives (Taslu : bibliothèque, curcuma : collectif d’utilisation, de réparation, de casse et éventuellement d’utilisation des matériels agricoles, infotraflic pour prévenir des mouvements des forces de l’ordre, etc.).

Des organes de délibération et d’action à inventer

Fidèles aux principes du marcheur apprenant le chemin en le parcourant, les animateurs de la ZAD ont mis progressivement en place des organes démocratiques au fonctionnement aussi chaotique qu’utile. Certains habitants, qui ne se reconnaissent pas dans ces organes boycottent ces rencontres qui pâtissent à leur yeux des traditionnels défaut de ce type d’instance: surexposition des beaux parleurs, oppression du camp minoritaire pourtant potentiellement porteur d’une vérité encore enfouie, sous-représentation des femmes, etc. Les décisions se dessinent plutôt qu’elles ne se décident.

Assez rapidement, la coordination des différents mouvements se tient chaque mois.

A partir de la réoccupation de 2012, une Assemblée Générale ouverte se réunit environ deux fois par mois dans le hangar de la Vacherit. Elle rassemble de quelques dizaines à 200 personnes et permet de dégager des tendances plutôt que de véritables décisions. Cette AG permet de discuter collectivement de points de vue déjà travaillés.

En parallèle, une réunion des habitants se réunit une fois par semaine. Elle affine peu à peu son fonctionnement en organisant tours de paroles, temps limité d’intervention, facilitation de certains échanges, etc.

A l’hiver 2016, un collectif de gestion des conflits inspiré en partir de la justice communautaire zapatiste et appelé le “cycle des douze” voit le jour. Il comprend 12 occupants, dont la moitié est renouvelée par tirage au sort tous les mois. Il a pour ambition de démêler les conflits sans passer par la punition en amenant les différents points de vue à s’exprimer. Il ne traite que de conflits interpersonnels et non politiques, ne peut pas s’autosaisir sauf conflit avec l’extérieur. Le bilan de ses 2 années d’existence est un peu amère: l’effectivité de ses décisions n’est pas toujours au rendez-vous en raison de la contestation de sa légitimité par certains.

En août 2017, l’assemblée des usages se réunit pour la première fois à l’issue d’une longue gestation commencée en 2013 avec la réflexion sur l’utilisation des terres une fois le projet d’aéroport abandonné. Cette assemblée se saisit des questions d’installation de nouveaux habitants, de l’entretien des infrastructures et du devenir des terres. Des commissions préparent les débats à l’assemblée (juridique, patrimoine culturel de la ZAD, gestion des conflits d’usage). Ainsi, à rebours des plans locaux d’urbanisme, l’assemblée imagine d’autres modes de contrôle des installations. Celui qui veut s’installer consulte informellement les voisins, s’imprègne du lieu, fréquente le groupe informel d’accueil, etc. Encore une fois, l’esprit libertaire, non hiérarchique parcouru d’antagonismes forts rend difficile la recherche du consensus au sein de cette assemblée qui achoppe sur la création d’une entité juridique à même de récupérer les terres libérées.

La braise et le chaudron

On le comprend, le chaudron de la ZAD, bouillonnement généreux et incontrôlé d’initiatives diverses ne se pose pas en modèle même si elle a créé une culture de la résistance et du commun unique et inarrachable. Les multiples difficultés rencontrées n’ont cependant jamais mené au découragement. Des insoumis inspirés par cette lutte sont venus souffler nombreux sur les braises parfois déclinantes de la contestation éparpillées par les coups de pied de l’Etat. Comme disait Durutti : Mener un combat est déjà une victoire. Ajoutons: même si ce combat mené sur 20 km² peut sembler dérisoire à certains.


[1] Cet article s'appuie sur l'excellent ouvrage rédigé à 8 mains par le collectif Comm'un : "Habiter en lutte" paru en 2019.
[2] Dont zad.nadir.org

Démocratie participative ou démocratie directe : le cas Suisse

Le modèle de démocratie participative Suisse serait-il le remède à administrer pour soigner la grande fatigue démocratique des Français? Comment différencier démocratie participative et démocratie directe? Les mécanismes d’inclusion citoyenne proposés par nos oligarchies représentatives peuvent-ils être un tremplin pour une véritable démocratie directe?

Référendum Suisse
Par Julien Revenu

Il a été beaucoup question en France ces dernières années de « démocratie en réseau », de « gouvernement ouvert », « d’appropriation citoyenne du pouvoir », de « démocratie de confiance ». Mais ce charabia est-il autre chose qu’un écran de fumée?

Des mécanismes participatifs existent déjà, notamment dans toutes les grandes agglomérations françaises. Mais de quoi parle-t-on? On vote pour des ruches sur le toit de la mairie, plus rarement sur la fiscalité ou la place des promoteurs immobiliers dans la ville. Par exemple à Angers en 2018, seize projets se sont partagé 1 million d’euros sur les 120 millions, soit 0,8% du budget total. La participation en berne (7,5%) révèle le manque d’intérêt pour ces dispositifs fantoches[1] où on se contente bien souvent de valider un fléchage budgétaire préétabli ou carrément truqué par les édiles. Des expériences plus poussées comme à Saillans (voir cet article) ont tourné court, montrant que même avec une réelle volonté d’inclure les citoyens dans la gestion municipale, le succès n’est pas au rendez-vous. La dictature de “ceux-qui-ont-le-temps”[2], c’est-à-dire les minorités actives et militantes devenues toutes-puissantes explique en partie cet échec et le soulève la question du vice inhérent à la démocratie participative.

Par ailleurs, un vrai citoyen ne peut se satisfaire longtemps de débattre sur des enjeux secondaires, exclusivement locaux. La détermination de la couleur des pots de fleur du village ou de la stratégie vaccinale du pays ne présentent pas un intérêt identique.

“En matière de démocratie participative, le bilan français est terne : les administrés sont consultés sur des sujets mineurs, la consultation se tient dans des conditions indignes et les édiles ignorent le verdict des urnes, le vote n’étant que consultatif.”

Au niveau national, les tentatives de “conseils citoyens” tirés au sort et fournissant des avis non contraignants ont tourné court (voir notamment les résultats calamiteux de la convention citoyenne pour le climat dans cet article).

Mais alors, si l’échelon national est celui des vrais enjeux, le référendum d’initiative citoyenne ou populaire est-il la clé de voute institutionnelle d’une démocratie directe?

On sait aujourd’hui que cette procédure réclamée notamment par les Gilets Jaunes, n’existe pas en France (voir les conditions du référendum d’initiative partagée dans cet article). La Suisse quant à elle est familière de ces votations.

La Suisse, un petit pays égalitaire

État de 8,6 millions d’habitants avec un PIB par habitant double de celui de la France, la Suisse jouit d’une histoire paisible depuis plusieurs siècles. 26 cantons que séparent leur langue, leur sociologie, leur histoire, leur démographie, leur économie, leur religion ou leur géographie vivent dans cet Etat fédéral. “La Suisse n’a pas connu de monarchie. Sa culture est profondément égalitaire. Elle entretient, en effet, une méfiance envers ce qui brille, une allergie à l’arrogance et au mépris. Dans cette culture égalitaire, il faut trouver un dénominateur commun. Ceux qui sortent du lot paraissent suspects.” Lorsqu’en 2007, Blocher, bouillant chef du premier parti politique suisse triomphe aux élections fédérales, les députés, peu friands de son attitude conquérante, n’hésitent pas à le recaler du gouvernement. Véritable “matelas à mémoire de forme” autant que fantastique machine à produire du compromis, le système institutionnel helvète permet d’absorber les chocs pour revenir à sa position initiale une fois la température redescendue.

Les institutions suisses: la collégialité contre le recours à l’homme providentiel

Assurément plus apaisé qu’en France, le système politique suisse est par ailleurs assez économe.

Un président de la confédération helvétique est élu chaque année par les deux chambres. Les sept membres non révocables de l’exécutif fédéral (conseil fédéral) sont chacun élus séparément par les deux chambres réunissant un total de 246 parlementaires (Conseil national – 200 parlementaires, Conseil des Etats – 46 élus des Cantons). Les deux chambres sont d’un poids égal, les lois devant recueillir leur double assentiment.

Depuis 1959, l’exécutif suisse est un gouvernement collégial dit de concordance réunissant les quatre principaux partis du pays, soit environ 70 % des électeurs.

“Dans plus de 500 communes, parmi les 2 212 existantes, s’active une troisième couche d’élus qui, dans les assemblées communales, votent des lois et des règlements communaux. Là, l’engagement est principalement milicien. Si, en France, le terme de milice est radioactif – il rappelle le bras armé de la collaboration sous Vichy –, en Suisse la milice renvoie à la charge que chaque citoyen assume à titre extraprofessionnel et bénévole, au bénéfice du bien commun. L’engagement milicien témoigne de l’intérêt que le citoyen porte à sa communauté, pour la protéger, la conforter, en pérenniser les valeurs”.

La votation, un outil de démocratie participative original

Sur un total recensé de quelque 1700 votations sur la planète, la Suisse en comptabilise plus du tiers sur son sol (36,6 %) ce qui en fait le leader mondial de la démocratie participative.

Les Suisses votent sur tout, et particulièrement sur les projets publics ayant une incidence sur leurs feuilles d’impôt, bien souvent sans rechigner à la dépense. La Suisse bénéficie ainsi d’infrastructures ferroviaires, hospitalières, universitaires importantes tout en conservant un niveau d’endettement faible (environ 20% du PIB, en baisse depuis 25 ans).

Chaque votation (il y en a 4 par an, à dates fixées sur les 20 prochaines années) comprend en moyenne 3 à 4 sujets qui concernent l’ensemble des 26 cantons, à quoi s’ajoutent 3 à 4  sujets ne concernant qu’un seul canton[3]. Sur ces derniers sujets, d’intérêt régional voire communal parfois, ne votent donc que les électeurs des cantons concernés. Et le tout pour un coût somme toute modeste d’une trentaine d’euros par électeur et par an[4].

Dans toute la Suisse, 5,2 millions d’électeurs se prononcent ainsi, tous les trois mois, sur une foule d’objets. Les vaincus peuvent repartir au combat, sous réserve de rassembler, sur un projet élaboré et chiffré, un nombre suffisant de signatures (100 000 pour les votations nationales), de l’ordre de 4% pour les votations dans chacun des 26 cantons[5].

Les électeurs reçoivent la documentation à leur domicile, un mois avant le scrutin. Le vote s’étend sur trois semaines par voie électronique, postale et sur une matinée dans l’isoloir (de 10 à 12H). Le vote par procuration n’est pas pratiqué. Ainsi par exemple lors d’une consultation récente, les 250 000 électeurs genevois reçoivent du “service des votations et élections” un document imprimé sur papier recyclé d’environ 90 pages qui détaille la position des autorités et celle des comités référendaires sur chacun des objets cantonaux, plus un fascicule de 50 pages consacré aux 4 objets fédéraux. Les électeurs bénéficient donc d’un mois pour se plonger dans les argumentaires favorables et hostiles de ce sur quoi ils vont voter.

Outre les quelques débats menés entre le quidam et le militant qui se charge de recueillir des signatures en arpentant les rues armé de son stylo, le citoyen doit donc se contenter d’un débat contradictoire avec lui-même ou son entourage proche (pour peu qu’il le souhaite) afin de faire émerger sa décision. Les débats se produisent comme chez nous, par procuration, dans les médias, mais les citoyens appelés à voter n’y participent pas et doivent se contenter d’un face à face avec le papier. C’est mieux que rien, sans doute, et cela évite l’écueil habituel du détournement de l’opinion par une minorité agissante mais cela ne s’apparente toutefois pas à de la démocratie directe. Le système suisse permet de contourner le travail des assemblées élues (refus d’entrer dans l’espace économique européen en 1992 par exemple), de bloquer les lois votées[6], d’en proposer de nouvelles.[7] Permet-il d’inventer la loi entre citoyens ou seulement et c’est déjà beaucoup d’arbitrer entre des solutions préétablies (et sans doute plus larges que celles résultant du seul personnel politique professionnel)?

La démocratie un régime de confrontation

“La démocratie directe est un régime qui se base sur la pluralité des opinions (“doxai”) et fonctionne par elle. La démocratie fait sa vérité à travers la confrontation et le dialogue des “doxai” et ne pourrait pas exister si l’idée (l’illusion) d’une vérité acquise une fois pour toutes acquérait une effectivité sociale. Cette confrontation implique et exige le contrôle et la critique réciproques […], chacun se bat pour une opinion qu’il croit juste et politiquement pertinente.”[8]

La Suisse ne se contente pas de pseudo-consultations à l’échelon local mais propose de véritables votations sur des enjeux nationaux, régionaux et locaux qui représentent certainement un progrès notable par rapport à la pratique institutionnelle française. Chaque votation offre par ailleurs la possibilité effective de modifier la constitution et l’organisation des pouvoirs publics, ce qui n’est que très rarement possible en France.

Est-ce toutefois suffisant pour parler de démocratie directe plutôt que participative, la réponse est clairement non.

Selon la terminologie de Castoriadis, la démocratie directe se définit comme un régime de confrontation des idées à la fois dans un espace public (l’assemblée) et “public / privé” (la place du marché ou agora). La véritable démocratie ne peut se contenter de débats menés par contumace à la télévision et de discussions feutrées dans “l’espace privé” du foyer familial.


[1] Les citations et la documentation de cet article s'appuient sur l'ouvrage vif et détaillé "France démocratie défaillante. Il est temps de s'inspirer de la Suisse" par François Garçon (2021). Les conclusions, divergentes de celles de cet ouvrage, sont de l'auteur de cet article.
[2] Pierre-Henri Tavoillot
[3] A ces votations, il convient d'ajouter les élections. Dans le canton de Genève par exemple, élection des représentants au Conseil national (tous les quatre ans), au Conseil des États (tous les quatre ans, deux tours), au Grand Conseil du canton de Genève (100 personnes tous les cinq ans), des ministres au Conseil d’État du canton de (tous les cinq ans, deux tours), des 540 juges et procureurs (tous les six ans, deux tours), des membres de la Cour des Comptes, des conseillers municipaux ainsi que les conseillers administratifs, des maires et adjoints (tous les cinq ans). Rappelons, que le vote électronique ou postal est possible depuis quelques années, ce qui facilite grandement les choses. 
[4] 25 Francs suisses pour l'organisation des votations, envoi des imprimés, dépouillement. Hors coûts modestes des étapes préalables de récolte des signatures et éventuelle publicité.
[5] Sur un total de 635 votations fédérales tenues sur près de 170 ans, on retient que les référendums obligatoires, dont la finalité est de valider le travail de l’Assemblée parlementaire, sont approuvés par les électeurs dans 72,5 % des cas ; les référendums facultatifs, qui contestent le travail parlementaire, sont approuvés dans 57,5 % des cas, les initiatives populaires sont approuvées dans 10%.
[6] Le "Référendum facultatif" est aujourd’hui conditionné par la collecte de 50 000 signatures dans les 100 jours à compter de la publication officielle de la loi contestée
[7] Introduit dès 1869, dans le canton de Zurich avec "l’initiative populaire" entré dans la Constitution fédérale en 1891. Entre 1990 et 2010, les citoyens ont voté sur 70 initiatives fédérales, ainsi que sur 373 initiatives cantonales et communales
[8] Ce qui fait la Grèce - Tome 1 d'Homère à Héraclite Séminaires 1982-1983 par Cornélius Castoriadis (2004) 

La révolte de Makhno et l’autogouvernement en Ukraine

Pourquoi redécouvrir un épisode historique méconnu qui prit fin il y a tout juste 100 ans? Qui était Nestor Makhno et comment l’Ukraine fut le lieu d’une expérimentation anarchiste presque sans équivalent?

Qu’est-ce que l’Ukraine?[1]

Carte d'Europe

Situé au carrefour des influences exercées par l’Europe, la Russie et l’Empire Ottoman, les vastes steppes d’Ukraine n’ont été peuplées que tardivement.

A l’est du fleuve Dniepr, la région appelée “Petite Russie” constituait la marge de l’Empire tsariste. A l’ouest, la Pologne exerçait son influence tandis qu’au Sud, la Crimée, était sous la domination du Grand Turc puis des Russes. Marqués par une forte implantation de populations juives (10% de la population au 19è siècle soit la plus forte implantation observée à cette époque), ces territoires sont donc un ensemble hétéroclite formé de populations diverses dont le sentiment national ne naît qu’assez tardivement à la fin du 19è siècle[2].

L’héritage “cosaque”[3] y compte pour une grande part. Ces intrépides guerriers montés sur des chevaux enlevés à la steppe vivaient de chasse, de pêche, de rapines occasionnelles sur les caravanes de marchands ou s’enrôlant à l’occasion comme mercenaires. Principalement implantés dans le sud-est, sur la rive orientale du Dniepr, ces nomades développèrent un mode de vie original, élisant leur chef pour un an (ataman) et élaborant leurs décisions en communs[4]. Ces guerriers farouchement individualistes, égalitaires mais non collectivistes, et totalement indifférents aux passions nationalistes furent cependant peu à peu incorporés à l’armée tsariste à mesure que la steppe mise en culture devenait au 20è siècle le grenier à blé de la Russie.

Dans cette société fragmentée, divisée en 9 gouvernements ou régions autonomes au moment de la révolution de 1917, l’insurrection paysanne était la forme d’expression régulière du peuple écartelé par le cisaillement d’intérêts étrangers.

Qui est Nestor Makhno?

Nestor Makhno à 17, 33 et 37 ans

Issue d’une famille serve affranchie avec l’abolition de cette pratique dans tout l’empire russe en 1861, Nestor Makhno naît en 1888. Il est berger à 8 ans tout en fréquentant l’école jusqu’à 12 ans, âge auquel il devient ouvrier agricole à plein temps, puis ouvrier dans une fonderie à 17 ans.

Il s’engage dans un mouvement communiste libertaire à 16 ans et participe à des actions d’expropriation qui lui valent d’être arrêté une première fois à 19 ans puis libéré faut de preuves. A nouveau arrêté alors qu’il n’a que 20 ans, condamné à mort, sa peine est commuée en prison à vie en raison de son jeune âge. Enfermé pendant 7 ans dans une prison de Moscou, souvent mis aux fers, il continue de se former politiquement, notamment auprès de Piotr Archinov, militant anarchiste, futur compagnon de route et principal biographe du mouvement. Libéré à la faveur de l’arrivée au pouvoir des bolcheviks russes en 1917, il rejoint sa région natale où il reprend son engagement anarchiste fondant une union des paysans de Gouliaïpole, intégrée au soviet local. Chef de guerre sur le modèle cosaque, il mène une guérilla basée sur le mouvement et la ruse. Ses cavaliers et leurs attelages chargés de mitrailleuses pouvaient attaquer en une journée deux points distants de 60 à 100 kilomètres, créant l’effroi et la surprise. Il maîtrisait la dissimulation et la rouerie, parvenant à se fondre dans la population pour mieux resurgir derrière les lignes ennemies ou se travestissant en soldat ennemi pour échapper à un encerclement.

Au-delà de ses qualités guerrières, si l’histoire a un tant soit peu retenu son nom malgré les calomnies que répandront les vainqueurs russes, c’est d’abord grâce à sa dimension politique. Refusant l’Etat autoritaire, Makhno préfère laisser les populations se diriger elles-mêmes. Paysan parmi ses pairs il bénéficie de la protection des populations locales qui lui permet d’échapper aux dénonciations et autres tentatives d’assassinats.

A l’issue de trois années de lutte acharnée, blessé et malade, Makhno parvient à s’enfuir vers l’ouest avec trois mille de ses derniers fidèles, cheminant de longs mois dans la steppe dévastée. En août 1921, accompagné de 250 survivants, il franchit le Dniestr pour pénétrer en Roumanie. Un temps incarcéré en Pologne, il finit par se réfugier en France en 1925. Il s’installe en région parisienne avec sa famille et trouve de l’embauche dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt. Mais les séquelles de ses blessures l’empêchent de tenir la position debout. Il meurt dans la misère en 1934.

Qu’est-ce que la Makhnovchtchina?

Carte de l'Ukraine actuelle comprenant les foyers de l'insurrection libertaire du mouvement makhnoviste

Ce terme désigne en russe et de façon péjorative la “révolte” de Makhno dans une période extrêmement troublée allant de 1918 à 1821. Ce vocabulaire fait donc partie de la propagande russe, pendant les combats puis à la faveur de sa victoire lui permettant d’écrire l’histoire à partir de falsifications. Ainsi en va-t-il des accusations qu’on sait aujourd’hui infondées d’antisémitisme portées contre Makhno.[5]

Au-delà du vocable retenu, notons la particularité de ce mouvement bénéficiant d’une assise paysanne remarquable mais ne parvenant jamais à intégrer réellement les ouvriers, fonds de commerce du parti bolchevik. Au milieu des fracas de la guerre et à son apogée, la makhnovtchina pouvait mobiliser 120 000 hommes, sur un territoire de trois cents kilomètres de diamètre qui comptait deux à trois millions d’habitants[6]

Cette lutte pour l’émancipation et l’autogouvernement des paysans s’inscrit dans un contexte de véritable chaos politique et militaire: Occupation par les troupes allemandes jusqu’à la négociation de la fin des hostilités avec l’Allemagne en 1917; retrait des troupes allemandes suite à leur capitulation en novembre 1918, intervention (limitée) d’une troupe française depuis la Crimée négociée lors des négociations de Versailles en 1919, incursions des troupes se réclamant du Tsar (les Blancs), menées nationalistes conduites par Petlioura[7], chefs de guerre autoproclamés se réclamant de la tradition cosaque.  Chaque troupe en se retirant laisse derrière elle un pays dévasté et une population exsangue.

Contraints par les circonstances, les makhnovistes forment des alliances précaires avec les bolcheviks. Ces accords instables, violées par Trotski ou Lénine à chaque reflux des russes blancs, de même que le double jeu soviétique qualifiant tour à tour Makhno de révolutionnaire ou de bandit, participent alors grandement à la victoire réelle et symbolique de Moscou au détriment des expérimentations d’autogouvernement anarchiste de Makhno.

En quoi la Makhnovchtchina réalisa-t-elle un autogouvernement?

Dans une situation politique et militaire absolument précaire, le mouvement s’attacha à mettre en place une organisation tout à fait inédite au sein des régions sous son contrôle à savoir:

  • Liberté totale de la presse, des associations, droit de réunion pour tous les partis, organisations et courants politiques socialistes,
  • Création de Communes de travail ou Communes libres de quelques centaines de membres[8]. Ces communes ne pratiquaient pas la collectivisation comme dans le modèle soviétique mais permettaient à chacun de cultiver son lopin de terre sans recourir à une main d’œuvre complémentaire en vertu du mot d’ordre “La terre n’appartient à personne et seuls peuvent en jouir ceux qui la travaillent”.
  • Mise sur pied d’une armée régie par 3 principes : le volontariat, l’élection à tous les postes de commandement (Makhno se réservant toutefois un véto), l’auto-discipline.
  • Refus des crimes politiques incluant ceux perpétrés par la police politique soviétique (la Tcheka), refus des crimes religieux notamment antisémites. A cet égard, Makhno fit fusiller les auteurs d’une banderole antisémite aperçue dans un village ainsi que plusieurs soldats s’étant livré à des assassinats de juifs.

Véritable testament politique à l’élaboration de laquelle Makhno participa, la déclaration-projet de  1926[9] appelait de ses vœux:

  • La révolution sociale violente pour transformer la société capitaliste.
  • l’autogestion ouvrière et paysanne, sans parti politique et groupés librement en fédérations,
  • L’organisation économique (échange direct des produits entre la ville et la campagne) et politique des masses pour éviter la dérive telle qu’elle apparut avec les bolcheviks.

Malheureusement cet héritage, tout comme les épisodes de la Maknovtchina ont laissé très peu de trace dans l’histoire qui mériterait sans doute de ses les réapproprier.


[1] Article composé principalement, sauf indication contraire, à partir de l'excellent ouvrage "Makhno, la révolte anarchiste" par Yves Ternon (1981)
[2] La première victoire contre les Polonais en 1648, remportée par une armée cosaque renforcée de cavaliers tatares esquissait ce sentiment national toutefois.
[3] Du turc kazakh, homme errant
[4] ce qui comme le fait remarquer Cornelius Castoriadis, est un trait commun à une majorité de peuples guerriers et ne constitue pas réellement une forme d'autogouvernement impliquant de se donner des lois - voir cet article sur la Grèce
[5] En témoigne le roman de J. Kessel "Makhno et sa juive" forgé à partir du récit que lui en fit un russe blanc. En réalité, les nombreux crimes antisémites perpétrés durant la période furent le fait quasi-exclusif des troupes nationalistes.
[6] Des vies en révolution. Chapitre "Nestor Makhno, le « batko » anarchiste d’Ukraine" rédigé par Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin (2017)
[7] lui-même issu d'une assemblée nationale (la Rada) en conflit avec le gouvernement provisoire.
[8] 100 à 300 membres pour les Communes 1 et 2
[9] Plate-forme d'organisation des communistes libertaires parue dans Dielo Trouda en 1926. Ce bimensuel signifiant "l'oeuvre ouvrière" avait été créée par Makhno et Archinov.

La Sérénissime, un autogouvernement… aristocratique

Qu’appelle-t-on ” République de Venise”? En quoi ses pratiques furent-elles innovantes? Que peut-on en garder comme leçons de gouvernement?

La République de Venise, exceptionnelle par sa durée, 10 siècles, connue son apogée entre 1100 et 1600, à l’image de l’Empire Britannique au 19è siècle[1] pour s’écrouler soudainement sous les coups de menton menaçants de Napoléon en 1797.[2] Fruit d’un commerce dominateur appuyé par une puissante marine de marchande et guerrière ainsi que d’un Etat interventionniste, “la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes”[3] marqua l’histoire.

Carte de la République de Venise
Carte de la République de Venise

Cette cité-Etat, d’environ 200 000 habitants à son zénith, disposant de “terres fermes” représentant une grande partie de l’actuelle Italie du Nord et de territoires plus vastes encore au-delà des mers, tirait de juteux profits de sa domination commerciale sur le bassin méditerranéen.

Cette République ne prit jamais les traits d’une démocratie (pouvoir du peuple) et resta une oligarchie (pouvoir de quelques-uns), patriciens ou nobles. Cette classe dirigeante au sein de laquelle existaient des différences de fortune, mais aucune différence de rang, admettait régulièrement en son sein (participation au Grand Conseil) de nouveau patriciens recrutés suite à des services signalés ou le plus souvent en hommage à leur réussite financière (ils étaient alors inscrits sur le fameux “Livre d’or”). On peut donc parler également de ploutocratie (pouvoir de l’argent).

Un autogouvernement de patriciens

Dans cette République bien peu démocratique et considérablement dominatrice, deux caractéristiques méritent toutefois notre attention par leur singularité y compris dans le contexte actuel de nos pseudo-démocraties: l’autogouvernement (restreint à une classe sociale) par rotation des magistratures et des charges et la quasi absence de conflits sociaux en découlant.

Les principales fonctions de l’Etat, de la prise de décision à leur mise en oeuvre furent assurées par des magistrats et des fonctionnaires issus de la “vie civile”. Point donc de politiciens professionnels ou de hauts-fonctionnaires cooptés comme ailleurs ou en d’autres temps y compris proches. Les 2000 nobles patriciens siégeant chaque semaine au Grand Conseil, pourvoyaient par un subtil mélange de tirage et d’élections aux principales magistratures de la ville pour des durées allant de 1 à 3 ans. Parmi ces magistrats, 275 siégeaient au Sénat chargé de notamment de voter la loi.

Urne de vote sécurisée à Venise
Bossolo ou urne mobile de vote sécurisée introduite au 15è siècle à Venise pour garantir le secret du vote. La douille verte, la plus proche, recueillait des boules de la taille d’une cerise contre un candidat donné, le blanche plus éloigné, les votes pour. Toutes le boules étant désormais de couleur identique il devenait ainsi moins facile de déceler la teneur du vote de ses pairs. Un modèle ultérieur doté d’une troisième douille permettait de s’abstenir dans le cas du vote d’une loi.

“Dans l’exercice des fonctions publiques, jamais Venise ne confie une autorité absolue a un seul homme: tout magistrat, tout chef militaire même est flanqué d’un ou deux adjoints, qui représentent l’autorité centrale et sont égaux en influence et en pouvoir à celui qu’ils assistent. Le gouvernement oligarchique divise pour régner; il équilibre et pondère l’un par l’autre les pouvoirs; il ne veut ni de la prédominance d’un homme, ni de la prédominance d’une famille. Aucune maison patricienne ne peut avoir plus de trois de ses membres au Sénat, plus d’un au Conseil des Dix. […] La loi interdit au patricien, sous peine d’amende, de refuser un emploi public. Toute sa vie, l’individu est subordonne a l’Etat, les intérêts privés passent après l’intérêt public : sur ce dévouement, sur cette abnégation se fondent la force et la grandeur de la cité”[5].

Par exception, le Doge, principal élu de la ville, nommé à vie, présidait seul les principales institutions de la cité (Grand Conseil, Sénat, Quarantia équivalent de notre cour de Cassation, Conseil des dix en charge de surveiller la classe dirigeante et de veiller à la sûreté de l’Etat, armée).

Enfin, les fonctionnaires, contrairement aux pratiques mercantiles des charges en vigueur partout ailleurs, étaient issus principalement de la classe bourgeoise (environ 12000 personnes) et bénéficiaient d’un traitement.

Même si le peuple était exclu de ces fonctions, une culture du bien commun permettait de cimenter l’ensemble de telle sorte qu’on ne déplorait “pas de troubles ouvriers, pas de luttes entre les grands”1 alors qu’en France une noblesse querelleuse maintenait dans un état de nécessité un peuple toujours prêt à gronder. Jean Bodin (philosophe mort en 1596) résuma par cette formule: “ailleurs, le riche vit de la peine des pauvres, à Venise le pauvre vit de l’argent du riche”. Les artisans, en particulier les 16000 employés de l’arsenal occupés à construire et réparer la flotte, principal outil de la prospérité de Venise furent pendant 1000 ans payés convenablement et logés dans des maisons à bon marché, simples mais belles qu’aujourd’hui les milanais achètent à prix d’or1. Dans un même souci d’égalité, la justice était la même pour tous, usage pour le moins atypique au Moyen-Age. Cet édifice social à l’équilibre remarquable pour l’époque, graissé par la rente commerciale tirée des richesses importées, permit à ce régime de se maintenir aussi longtemps. Preuve de cette constance, le Ducat, monnaie vénitienne garda la même valeur pendant 5 siècles!1

Le déclin de la nouvelle Athènes

Et pourtant, Venise, en bien des points comparable à Athènes, recélait en elle-même l’un des ferments destructeurs qui vit la démocratie grecque péricliter : le refus de l’universalité pointé du doigt par C. Castoriadis. Les 2000 citoyens de plein droit à Venise (les patriciens), ou les 40000 d’Athènes (toutes classes confondues) ne considéraient les habitants des territoires conquis, ni même ceux des terres fermes dans le cas de Venise, que comme des sujets, leur déniant tout droit à la citoyenneté. En outre, aucun nouveau patricien ne fut plus admis dans les rangs du Grand Conseil à partir de 1717. Ajoutée aux facteurs d’affaiblissement avancés par F. Braudel: déplacement du centre de gravité du monde de la Méditerranée à l’Atlantique et agrandissement des États nationaux, on peut penser que cet enfermement des patriciens dans leur tour dorée signa la fin de la République du Lion.


[1] Cité dans "un capitalisme à visage humain, le modèle vénitien" par Jean-Claude Barreau (2011)
[2] Si l'on considère la République par opposition à la tyrannie d'un seul homme (le Doge tout puissant), on peut faire démarrer cette période vers 1200, ce qui ramène la République à une ancienneté non négligeable de 6 siècles tout de même "La promissio de 1192, c'est-a-dire le serment que prêta a son avènement un doge qui n'était autre que Henri Dandolo, montre clairement où en était déjà réduite, même entre les mains d'un tel homme, l'autorité ducale. Sauf en ce qui touche son rôle de chef de la guerre, le doge ne peut agir en rien sans le consentement de la majorité du Grand Conseil; et c'est un principe nettement pose qu'une résolution votée par l'unanimité du Petit Conseil, et appuyée par la majorité du Grand Conseil, s'impose au doge, et qu'elle peut changer les attributions ducales mêmes. En réalité, dès cette époque, le Grand Conseil détient la souveraineté; le Petit Conseil est l'organe du pouvoir exécutif." La République de Venise de Charles Diehl (1967)
[3] Mémoires d'outre-tombe. Chateaubriand (1811)
[4] tirage au sort de plusieurs patriciens (1) qui forment des commissions électorales (2) chargées de nommer des candidats dont les noms sont mis aux voix dans le Grand Conseil (3). "Le tirage au sort dans la République de Venise" par Maud Harivel (2019)
[5] La République de Venise de Charles Diehl (1967)

Commune de Paris et expression directe

En quoi la Commune de Paris de 1871 serait-elle un moment de démocratie directe? Quel est le bilan de la Commune? Quelles leçons tirer de cette parenthèse de 72 jours?
Une séance du Club des femmes dans l'église Saint-Germain-l'Auxerois par Frédéric Lix
Une séance du Club des femmes dans l’église Saint-Germain-l’Auxerois par Frédéric Lix

Est-ce une démocratie directe?[1]

Non, la Commune de Paris revêt davantage les traits d’une démocratie représentative avec ses représentants communaux élus le 26 mars 1871, et cela même si nombre d’entre eux, et c’est rare, sont issus des couches populaires (25 ouvriers, 15 gardes nationaux[2] sur 92 membres du Conseil de la Commune).

Il n’en demeure pas moins vrai que des pratiques associées à la démocratie directe existèrent aussi en dehors des institutions. On peut citer notamment:

  • L’utilisation du mandat impératif démontré lorsque des élus du 4è arrondissement réintègrent leurs bancs au conseil municipal après avoir été enjoints de le faire par leurs électeurs. Ils les avaient désertés en signe de protestation après la création du Comité de Salut Public le 1er mai (composé de 5 membres aux pouvoirs étendus).
  • La potentialité d’un mandat révocable même si en 72 jours, cela ne fut pas mise en œuvre.
  • La réunion du conseil municipal sur un rythme quotidien (d’abord à huis-clos puis public sous la pression de la population).
  • De nombreuses assemblées populaires informelles faisant pression sur les élus. Mentionnons à ce titre la cinquantaine de clubs se réunissant dans les églises le soir, les comités d’arrondissement, les commissions municipales, les sous-comités d’arrondissement de la garde nationale, les sections locales de l’AIT, etc.
  • La non-séparation entre législatif et exécutif au sens où la commission exécutive n’est composée que de “commis” choisis parmi les élus du conseil municipal. La Commune est un organe agissant, à la fois législatif et exécutif, à la fois délibératif et d’action.
  • Une armée populaire, les gardes nationaux, comptant près de 300 000 soldats sur une population parisienne de 1 700 000 à 2 millions de personnes.

Réalisations marquantes de la Commune

Parmi les nombreuses et fugaces réalisations de la Commune, on peut citer l’école gratuite et obligatoire, la remise au goût du jour du “Jubilé” c’est-à-dire l’annulation des dettes pour les biens détenus par le Mont de piété d’une valeur inférieure à 20 Francs, la transparence des appels d’offre publics obligeant à divulguer les salaires des employés des entreprises soumissionnaires, la gratuité de l’accès à la justice, la réquisition des ateliers abandonnés et l’autogestion, l’égalisation des salaires entre instituteurs et institutrices, le plafonnement du salaire des fonctionnaires relativement aux salaires ouvriers, etc.

Les leçons de la Commune pour la Démocratie Directe

L’argent, est bien le nerf de la guerre. La Commune aurait pu disposer, à la faveur des réserves de la Banque de France présente sur son territoire de 3 milliards de Francs[3]. Or, il n’en fut rien. Trahison des experts faisant valoir l’hypothétique l’effondrement monétaire et financier en cas de pillage ou méconnaissance des élus pour les questions financières, la question demeure. Karl Marx puis Engels ont souligné cette incohérence, l’argent de la Banque de France valant “mieux que dix mille otages” afin que “toute la bourgeoisie française fasse pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune.”[4]

Ainsi, pendant la Commune, 315 millions furent débloqués au bénéfice des Versaillais (via les succursales hors de Paris), 16 millions pour la Commune de Paris[5]. Rappelons que la Banque de France était une institution privée (jusqu’en 1945) composée principalement de banquiers (sept banquiers, cinq industriels et trois receveurs généraux), dont le principal actionnaire était le Baron de Rothschild.

L’isolement: Les villes de province soulevées ont très vite été écrasées par la répression versaillaise. Paris n’a pas pu s’insérer dans un schéma confédéraliste et a été réduit à sa seule action.

La réaction du pouvoir “institutionnel” : Le pouvoir en place sera toujours prêt à répudier un scrutin, si le résultat de ce vote lui est contraire en arguant du fait qu’il n’est pas prévu par les institutions. Mais pourquoi, le peuple s’étant régulièrement exprimé par les urnes (le 26 mars 1871 dans le cadre du la Commune) ne pourrait-il pas contredire son propre vote (le 8 février 1871 dans le cadre de ce qui allait devenir la IIIè République)? Bien sûr, 200000 à 300000 “Bourgeois” (donc plutôt favorables à Versailles) ont fui Paris et n’ont donc pas participé au vote, mais est-ce réellement la raison?


[1] Une bonne partie de l'argumentation présentée dans cet article est tiré de la vidéo "Dettes, finances et démocratie directe hier et aujourd’hui - quelles leçons de la commune ?" paru le 28 mai 2021 par Eric Toussaint , César Chantraine , Sixtine d’Ydewalle sur cadtm.org
[2] Sixtine d’Ydewalle : “L’exposition ‘Vive la Commune !‘ vous plonge dans l’ambiance du Paris communard” Par Galaad WILGOS le 26 mars 2021 sur le site comptoir.org
[3] Histoire de la commune de 1871 publié en 1876 par Prosper-Olivier Lissagaray
[4] Introduction Par Engels à la réédition de La guerre civile en France en 1891
[5] La Commune de Paris, la banque et la dette le 18 mars 1871 par Eric Toussaint sur cadtm.org

Les ferments démocratiques du Rojava

Dans cet article nous tenterons de répondre à quelques questions simples : Le Rojava, c’est où, c’est qui, c’est quoi? Comment marche la démocratie directe dans la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord? En quoi cela peut-il nous inspirer?
Djihadiste marionnette

Pour faire connaissance avec le Rojava

Quelques dessins valant mieux qu’un long discours, commençons par examiner des cartes de la région.

Ça se passe dans le nord du territoire de la Syrie (principalement).

Localisation du Rojava dans la Syrie et dans le Moyen-Orient

Pour faire mentir la théorie des montagnes insoumises (voir cet article), on s’aperçoit que le Rojava, au nord du pays, n’est pas installé sur un relief particulièrement accidenté.

Relief de la syrie

La Syrie est peuplée par différentes communautés ethniques et confessionnelles, avec environ 70 % d’Arabes sunnites, 20 % d’Arabes alaouites, 4 % de Kurdes sunnites, 6 % de chrétiens.

Communautés ethniques et religieuses de Syrie

A ce stade, on n’y comprend déjà plus grand-chose et ça n’est qu’un début (et cette carte ne montre pourtant pas la diversité des langues parlées). Ajoutons donc que le Rojava serait en grande partie issu du parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK, organisation politique armée Kurde[1]), dont le leader incontesté, Abdullah Öcalan, est emprisonné en Turquie depuis 1999[2]. A la lecture des œuvres de Murray Brookchin et depuis sa prison, il insuffle l’idée du “confédéralisme démocratique” ou “communalisme kurde”.

Intéressons-nous donc maintenant à la minorité ethnique qui constitue sans doute le détonateur de la création du Rojava, à savoir les Kurdes et leur présence dans ce qu’on appelle le Kurdistan (qui ne correspond pas à un pays en tant que tel).

Carte de 2017 montrant l'implantation des population kurdes au Moyen Orient

La création du Rojava remonte donc à 2014 avec l’adoption de la Charte du même nom suite au  retrait en 2012 des troupes de Bachar al-Assad du nord du Pays[3]. Ce nom est la contraction de “Rojavayê Kurdistan”, Kurdistan occidental ou Kurdistan Ouest.

Carte du Rojava en 2014 et ses 3 régions autonomes avant la mise en place de la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord

Voilà une carte qui repose…

Peu après le retrait du nord du Pays par les troupes syriennes, les djihadistes de l’Etat Islamique investissent les lieux. Leur domination culmine en 2014 avec un territoire à cheval entre Syrie et Irak comprenant 10 millions de personnes. Les Kurdes (au sol) soutenus par des américains (dans les airs) réduisent progressivement ce Califat (Une première victoire à la bataille de Kobani est obtenue en janvier 2015, puis Raqqa, capitale de l’organisation Etat Islamique en Syrie est conquise en octobre 2017). Lâchée depuis par les américains (2019), la région a fait l’objet d’incursions turques avec l’occupation d’une bande de 30 km le long de sa frontière. Pour limiter la casse, les Kurdes ont accepté un accord avec le régime syrien et son allié russe, qui ont déployé des troupes dans les territoires de la fédération[4].

Carte de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord en 2020

Et pour finir, voici donc la carte de fédération qui a pris en 2017 le pas sur le Rojava (dont le terme ne figure plus dans son texte fondateur). Au lieu de 3 régions autonomes agissant selon des modalités propres (comme cela demeure le cas au Chiapas par exemple, voir cet article), un cadre institutionnel homogénéise les pratiques régionales et couronne l’ensemble par une assemblée fédérale (Congrès du peuple démocratique). Le territoire du Rojava correspondrait à celui d’un pays comme le Danemark[5]. Les “Territoires libérés” sont des régions principalement peuplées par des Arabes et reconquises sur les djihadistes par des forces kurdes pour l’essentiel. Ces territoires ont été associés à la Fédération au fur et à mesure de la reconquête. L’ensemble de de la Fédération regroupe 5 à 6 millions d’habitants sur un territoire représentant le tiers de la Syrie. Elle représente environ la moitié de son Produit Intérieur Brut (PIB)[6].

A noter enfin, qui dit Moyen Orient dit pétrole, avec les revenus duquel le gouvernement autonome fait fonctionner les services publics et paye les travaux d’infrastructure (25% des puits du nord est fonctionnent)[7].

La démocratie directe du Rojava

Après ce long mais nécessaire préambule, venons-en à ce qui nous intéresse: la démocratie directe au Rojava.

Le “communalisme démocratique” du Rojava, outre des valeurs d’anticapitalisme héritées de l’ancienne base idéologique marxiste du parti Kurde (le PKK), promeut l’écologie et l’égalité stricte des genres. Mais disons-le tout net[8], le système politique de ces territoires, s’il apparaît comme extraordinaire aux yeux de beaucoup, l’est surtout par la rupture qu’il instaure avec un système patriarcal et conservateur typique de la région plutôt que vis-à-vis des pratiques réelles de démocratie directe qu’on y observe.

Reprenons les choses dans l’ordre. 

La Fédération Démocratique de Syrie du Nord s’est dotée en 2017 d’un “Contrat social” (terme emprunté à Rousseau) établi par une assemblée constituante dont les membres sont issus des organisations culturelles, ethniques, religieuses, politiques et sociales de la région.

Ce texte fondateur prévoit un découpage en 5 niveaux politiques (Villes, districts, cantons, régions et fédération) avec des assemblées élues pour 60% au suffrage universel direct et 40% désignés parmi les organisations de la société civile.

Les 3 premiers niveaux sont élus pour 2 ans. Les 2 derniers pour 4 ans.

En raison de la guerre, seule l’élection des 3 premiers niveaux a pu se tenir en décembre 2017, les assemblées des niveaux régional et fédéral étant toujours constituées par consensus parmi les organisations de la société civile (l’assemblée fédérale demeure constituée des 300 mêmes membres que ceux de l’assemblée constituante de 2017).

Ces assemblées sont co-présidées par un homme et une femme qui sont les chefs de gouvernement (comités exécutifs). Au sein de ces gouvernements, chaque ministère est dirigé de même par un homme et une femme (porte-paroles). Le gouvernement de l’assemblée fédérale ne fait qu’exécuter les décisions prises par cette assemblées et ne peut pas proposer de projets de lois.

Le Contrat social, sorte de constitution, au-delà des intentions généreuses qu’il égrène (écologie dès l’article 2, Communes à l’article 48, etc.) s’avère bien souvent touffu voire contradictoire vis-à-vis d’autres textes ou des réalités de terrain (notamment sur la hiérarchie des normes juridiques, les pouvoirs effectifs des régions, les conditions du référendum, etc.). A titre d’exemple, la révocation libre des mandats (ad nutum), bien qu’inscrite dans le contrat social n’est pas traduite dans la loi électorale et n’est donc pas effective.

Au-delà des institutions

Le cadre institutionnel, à la fois en raison des nécessités de la guerre et aussi en raison de ses manques ou imprécisions est bien souvent largement contourné par plusieurs organisations que nous allons détailler.

Les Communes, aux contours flous, si elles sont mentionnées dans le Contrat Social, ne jouent aucun rôle formel dans l’édifice institutionnel et ne reçoivent aucun fonds publics. Encore faut-il s’entendre sur le sens qu’on donne ici au mot “Commune” car il s’agit là plutôt d’associations diverses regroupant parfois uniquement des femmes ou des jeunes, parfois créés pour un territoire donné, un groupe ethnique déterminé, un clan, ou pour gérer une coopérative dont les biens sont collectivisés. Elles ont leur siège à la maison du peuple ou maison de la commune.

Les composantes partisanes[9] jouent également un très grand rôle dans la réalité concrète des pouvoirs, se substituant bien souvent aux institutions ad hoc. Ces partis pour une grande part composés de Kurdes participent aux assemblées, aux communes, aux conseils exécutifs, aux milices et autres groupes militaires mais sont une composante majeure du changement impulsé. A noter qu’un jeu de chaises musicales aux relents de parlementarisme ancienne école existe indéniablement entre la direction des principaux partis (PYD et CDS), les conseils exécutifs des régions et de la fédération et le TEV-DEM évoqué plus bas.

Les composantes claniques, notamment dans les nouveaux territoires libérés, à majorité arabe, sont également très prégnantes.

Evoquons également le Mouvement de la Société Démocratique (TV-DEM), plateforme d’organisations civiles créée en 2011 et regroupant des communes, partis, associations, syndicats, etc. Ce mouvement a initialement eu comme mission de favoriser la constitution de Communes qui n’ont que rarement résulté d’une volonté spontanée de la population. Depuis, les services publics (école, santé, transport, énergie, salubrité publique) sont bien souvent assurés ou au moins impulsés, auprès des municipalités par cette structure en suppléant ainsi une administration défaillante.

Enfin l’apparition soudaine en 2018 de l'”Administration Démocratique de la Syrie du Nord“, sorte de “Comité de Salut Public” issue de la volonté du principal parti mixte CDS (kurde, arabe), en dehors de tout cadre institutionnel, est venu bouleverser le jeu. Cette nouvelle structure et son exécutif (Conseil général), ont initialement revendiqué des prérogatives présentées comme purement administratives. L’objectif d’une meilleure coordination des actions sur le terrain en application des décisions des assemblées a rapidement décliné, cette institution s’érigeant alors en source de lois et décisions et se substituant de fait au conseil exécutif fédéral. Cette construction, pas à proprement démocratique, fortement bureaucratique, pose question et laisse planer le doute quant à l’avenir déjà très incertain de la Fédération même s’il semble exercer ses tâches sans autoritarisme et en protégeant les droits acquis.

Une ébauche de dépassement du capitalisme

On estime à 100 000 le nombre de coopérateurs en 2017 (soit 2,5% de la population) dont des raffineries de pétroles. Les coopérateurs y décident collectivement des règles, des opérations, de l’embauche et de la finance.

Des terres appartenant à l’Etat syrien ont été expropriées et redistribuées à des paysans pauvres ou à des coopératives. Cette redistribution s’est accompagnée d’une obligation de diversification des cultures avec un développement de l’élevage et la plantation d’arbres pour rétablir un certain équilibre écologique mis à mal par la monoculture du blé et contribuer à l’autosuffisance alimentaire.

Les ravages de la guerre et les besoins en investissement qui l’accompagnent prévalent toutefois largement sur les intentions louables.

Un bouillonnement généreux annonciateur d’une véritable démocratie directe?

En définitive, on perçoit de cette expérience une énergie positive, diffuse, naissante mais qui a du mal à s’ériger en démocratie formelle. Ses contours sont flous, son contenu souvent ambigu, ses véritables promoteurs peu quantifiables et pourtant l’enthousiasme existe. Cette lueur au milieu des fumées de la guerre est entretenue par les débats autour de l’abolition de l’Etat aux tonalités libertaires, les aspirations vers le communalisme démocratique, le souhait de dépasser le capitalisme. Tout comme au Chiapas et plus encore, cette énergie positive a du mal à s’institutionnaliser et les faiblesses, les doutes, les erreurs que l’on perçoit sont aussi ce qui en fait une expérience intéressante voir attachante car authentique.

On doute parfois même qu’il s’agisse d’une démocratie sans même parler d’une démocratie directe tant la guerre impose son ordre du jour au point qu’on a pu parler de “démocratie de guerre”. C’est en tout cas une démocratie complexe tiraillée entre la Syrie d’Assad, la Turquie d’Erdogan, les conflits claniques et les intérêts des puissances étrangères dans la région: Etats-Unis, Russie, Iran.

En définitive, le bannissement de toute discrimination dans une société profondément patriarcale et religieuse est à mettre au crédit de cette construction politique à la recherche d’elle-même. De la même façon, les efforts d’éducation appuyés sur le multilinguisme (kurde, arabe, syriaque), la volonté de proposer une action écologique, l’orientation de la justice dans une voie de conciliation et de consensus au sein des communautés plutôt que de répression sont d’autres éléments positifs à imputer au Rojava.

Si d’aventure, un régime innovant de démocratie directe échouait à se mettre en place, les ferments introduits avec les droits et libertés continueront de pétrir la région.  La liberté d’opinion, l’égalité entre religions ou ethnies, la liberté d’expression ou le droit à l’information ouvrent la voie à une véritable société démocratique et sociale tournant le dos aux concepts d’Etat national, militaire ou religieux.


[1] Initialement soutenue et financée par la Syrie de 1981 à 1998. Pourtant "Avant 2011, rien ne nous donnait espoir. Les Kurdes étaient totalement opprimés. Nous n'avions même pas de papiers d'identité", se souvient Aldar Khalil, un des architectes de ce projet d'autonomie cité dans "Pour les Kurdes de Syrie, comment préserver l'autonomie chèrement acquise?" AFP 9 mars 2021. 
[2] Il est capturé au Kenya par les services secrets américains et israéliens, avec l'aide de certains éléments des services secrets grecs…
[3] France Culture - Kurdes de Syrie, le crépuscule du Rojava
[4] "Pour les Kurdes de Syrie, comment préserver l'autonomie chèrement acquise?" AFP 9 mars 2021
[5] Au Rojava kurde, on attaque aussi une manière de vivre libre. 17 octobre 2019. Entretien avec Corinne Morel Darleux
[6] Pierre Bance "La fascinante démocratie du Rojava"
[7] L'avenir suspendu du Rojava. Monde diplomatique janvier 2021.
[8] Sauf indication contraire, l'ouvrage de Pierre Bance "La fascinante démocratie du Rojava" sert de base aux développements suivants sur le système politique du Rojava.
[9] 22 partis politiques ont participé à l'assemblée constituante. Le Parti de l'Union Démocratique (PYD), parti frère du PKK et fondé en 2003 il arme bon nombre de milices (Union de Protection du Peuple - YPG) dont les fameux groupes de femmes, kurdes pour l'essentiel (YPJ). Le CDS, Conseil Démocratique Syrien, parti initié pour y intégrer la composante arabe des territoires libérés.

Coopération intégrale

No pasaran

“Pas grand-chose autour de nous ne laisse penser que nous sommes à la veille du Grand Soir. Les citoyens sont largement dépolitisés et malgré leur défiance profonde envers les gouvernants, ils semblent toujours attachés à l’idée de nommer des représentants pour décider à leur place. La population, en majorité urbaine et travaillant dans le tertiaire, est grandement dépendante de l’État et des multinationales pour subvenir à ses besoins les plus basiques. La société cultive dès l’enfance et avec succès l’habitude de la soumission aux autorités quelles qu’elles soient. L’imaginaire social est encore largement colonisé par le mythe de la croissance et nos choix guidés par les passions tristes du consumérisme. Les mouvements sociaux sont pour la plupart défensifs et osent à peinent se battre pour conserver les quelques acquis arrachés aux capitalistes au siècle dernier. Alors que l’emprise des bureaucraties et du marché sur nos vies semble totale, il faut beaucoup d’imagination pour penser que, dans un futur proche, la Catalogne sera débarrassée à la fois du capitalisme et de l’État.” Voilà un constat tiré de la conclusion du livre ” Rébellion et désobéissance: la coopérative intégrale catalane” d’Emmanuel Daniel[1] qui constitue une bonne introduction.

La Coopérative intégrale ou comment répondre à nos besoins en dehors du marché et de l’Etat

Et pourtant, parmi les “révolutions minuscules”, la Coopérative Intégrale Catalane (CIC) créée en 2010 affiche un objectif ambitieux : permettre à ses membres de se passer progressivement de l’État, des banques et de l’euro. Dans cette expérience surprenante basée sur la désobéissance civile et la construction d’alternatives radicalement démocratiques chaque groupe est autonome et décide de son fonctionnement interne. Tous adhèrent à l’”Appel pour la révolution intégrale” et les membres décident de ce qui les concerne lors d’assemblées bimensuelles ouvertes à tous. Leur but : se passer progressivement de l’euro, des banques, et prouver que “nous pouvons vivre sans capitalisme”. Car pour eux, vivre sans État ne signifie pas vivre sans solidarité. Cela ne signifie pas se retrouver seul pour faire face aux problèmes du quotidien (s’alimenter, se soigner, se loger…) et confier sa survie entre les mains du marché. Plutôt que des services publics administrés par l’État et sur lesquels le citoyen n’a aucune prise, ils proposent de construire leurs propres “services publics coopératifs” pris en charge par les usagers.

Le demi-million d’euros de budget de la CIC provient essentiellement des ressources générées par ces centaines d’artisans, d’artistes et de petits commerçants qui jouent le jeu de l’”insoumission fiscale” en échange d’une couverture juridique et d’un service de comptabilité mutualisé.

Différentes commissions et groupes de travail traitent de (presque) tous les aspects d’une vie en société: éducation, santé, logement, énergie, monnaie… C’est à Barcelone, dans un immeuble squatté, à deux pas de la Sagrada Familia, que bat le cœur de cette fourmilière. Mais c’est en dehors la capitale catalane que l’on peut observer la plupart de ses réalisations concrètes.

Les membres de la CIC insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fin en soi, ni d’un modèle voué à s’étendre ou à se généraliser. Ils parlent de la CIC comme d’un outil de transition. Nous préparons la révolution tout en la faisant dit l’un d’eux.

La genèse du projet

Entre 2006 et 2008, Enric Duran surnommé le Robin des banques, a délibérément contracté dans le plus grand secret pour 492 000 euros de crédits auprès de 39 banques en “omettant” de les rembourser. Depuis 2013, cet homme d’une quarantaine d’années, sous le coup d’une condamnation dans son pays, a pris la fuite et continue son engagement à distance.

A partir de ce pécule, la CIC est officiellement créée en mai 2010 dans un squat de Barcelone. Puis tout va très vite. En juin, un groupe de 50 personnes réussit à construire les principes de la CIC sur une base de consensus en seulement une journée. Ils décident de se répartir en groupes de travail et de se retrouver tous les quinze jours lors d’assemblées permanentes (pour traiter les problèmes du quotidien) ou de journées assembléaires (pour traiter un sujet de fond). Un fonctionnement toujours d’actualité. En 2015, la CIC compte 2500 membres, dont 70 activistes à temps plein (payés par l’organisation) et qui font tourner la CIC.

Fraude fiscale en bande organisée … à des fins sociales.

Il faut distinguer deux types de structure au sein de la CIC. Les services publics coopératifs et les projets autonomes d’intérêt collectif (Paic).

Les services publics coopératifs comme la santé ou l’éducation sont au moins en partie financés par la CIC et, chaque année, une assemblée définit les budgets attribués à chaque commission. En échange, chaque commission est tenue de rendre des comptes à l’assemblée.

Les projets autonomes (Paic), parmi lesquels figurent les commerçants et artisans insoumis, ne reçoivent généralement pas de soutien financier de la CIC, ils sont totalement indépendants dans leur fonctionnement mais bénéficient s’ils le souhaitent des outils proposés par la CIC (coopérative d’habitat, statut de membre auto-entrepreneur, commission juridique, achat groupé, etc.).

Boulanger et insoumis fiscal

Angel, boulanger, est membre d’une coopérative créée par la CIC et qui sert de parapluie juridique à différents petits artisans et commerçants, les dispensant ainsi de créer leur entreprise. Cette coopérative propose à ses membres auto-entrepreneurs (700 pour l’ensemble de la CIC) une assurance, un service comptable et administratif mutualisé, et sert d’interface entre eux et l’État. En échange de ces services, les membres paient une participation à la coopérative proportionnelle à leurs recettes et lui versent la TVA qu’ils auraient dû payer à l’État. Dans le cas d’Angel, environ 1 000 euros par an, une somme largement inférieure aux charges classiques d’un auto-entrepreneur. Aux yeux de la loi, Angel est un coopérateur bénévole de la coopérative. Il ne bénéficie donc pas de prestations retraite, chômage ou santé comme un salarié lambda.

Afin d’échapper à l’impôt les revenus sont minimisés en ne déclarant pas toutes les ventes et les charges sont maximisées faisant par exemple passer des frais personnels (achats de matériel de construction, de bureau ou d’informatique) pour des frais professionnels. Au total, la TVA collectée et la TVA facturée s’équilibrent. Lorsque la coopérative atteint 120 000 euros de fraude fiscale potentielle, soit le seuil de responsabilité pénale, une nouvelle coopérative est créée. A la tête de ces “parapluies juridiques”, cinq personnes, pour la plupart insolvables, sont prêtes à assumer les risques judiciaires.

L’insoumission fiscale promue par la CIC se traduit également par le lancement de l’opération “droit à la rébellion” qui incite tout citoyen à ne pas payer une partie jugée illégitime des impôts, soit environ 30 % correspondant au remboursement de la dette, aux dépenses militaires et aux frais de la monarchie.

Au lieu de régler ces sommes à l’État, ces rebelles fiscaux décident de les verser à des mouvements sociaux.

Une alternative à l’économie plutôt qu’une économie alternative

La Monnaie

EcoSeny est une monnaie sociale créée en 2009 et qui compte 600 adhérents répartis autour de la montagne de Montseny, à une heure de voiture au nord-ouest de Barcelone. Cette monnaie hors du contrôle de la Bourse, de l’État ou des banques ne permet pas de spéculer ou d’accumuler. A l’image de Montseny, chaque territoire décide du nom de sa devise et de ses règles : critères pour rejoindre le réseau, crédit et débit autorisés, convertibilité en euros, possibilité d’effectuer des échanges avec d’autres écoréseaux… la plupart des échanges se font via la plateforme internet IntegralCES, un logiciel libre créé par la CIC. Le dynamisme tout relatif des monnaies sociales de la CIC (300 000 unités monétaires échangées entre les 2 500 membres en 2015 à l’échelle d’une région qui en compte 7,5 millions de personnes) repose beaucoup sur les militants de la coopérative qui reçoivent une partie de leur assignation dans cette monnaie. Pour certains aussi, et faute de biens à acheter, il faut parfois renoncer à dépenser le pécule engrangé en monnaie sociale à l’instar d’un patron de bar barcelonais participant à l’expérience.

Une “AMAP”

Ici, on ne parle pas de consommateur ni de producteur mais de “prosommateur”. Chacun est invité à proposer quelque chose. A partir de cagettes de pommes à vendre, certains vont les acheter et peuvent en faire des compotes et les remettre en circulation dans l’écoréseau. Les producteurs sont tenus d’accepter au minimum 15 % en monnaie sociale.

Epicerie en produits secs

Un système de distribution de nourriture (la centrale d’approvisionnement catalane ou Cac) couvre toute la Catalogne. Ce réseau rassemble 70 groupes de consommateurs et de producteurs de produits non périssables qui peuvent commander mutuellement leurs produits. En avril 2015, 3 tonnes de nourriture ont été transportées pour une valeur de 10 000 euros.

Habitat

Les actions sont principalement tournées vers le détournement de la loi via des locations à des propriétaires en cours d’expropriation pour bénéficier de logements / bureaux gratuits ou par la  fourniture de garanties locatives par les Coopératives.

Des lieux partagés pour la production

A Calafou, une communauté rurale libertaire et high-tech occupe une friche industrielle à 60 km à l’ouest de Barcelone, rachetée quatre ans auparavant. Ici on vise à se réapproprier la technique. On y développe des outils destinés aux mouvements sociaux, comme un réseau social alternatif ou un réseau téléphonique gratuit et sécurisé, logiciel qui permet d’utiliser simplement et de manière sécurisée des bitcoins. On y produit de la bière artisanale, des savons. Des ateliers de mécanique, menuiserie, plasturgie, textile, un centre social, un jardin, un studio de travail du son complètent ces activités.

Les outils sont collectivisés et n’importe qui peut les utiliser gratuitement à condition de reverser une part à Calafou en cas de profit. Généralement, les projets autonomes versent un tiers des recettes à ceux qui y participent, un tiers pour consolider le projet et un tiers pour Calafou. Une vingtaine de personnes vivent sur place contre 10 euros mensuels pour les frais. L’implication de chacun, aléatoire, notamment pour les journées hebdomadaires de travail collectif trouve son acmé à l’assemblée du dimanche qui sert à coordonner cet assemblage hétéroclite de personnes.

Une banque

Début 2015, la CASX disposait de 54 000 euros et de 2 800 ecos (une des monnaies sociales de la CIC) à partir des dépôts de certains. Un tiers des dépôts est conservé en réserve, en cas de besoin de retrait. Un autre tiers sert à financer des projets considérés sans risques, le dernier tiers finance ceux qui offrent moins de garantie de remboursement. Douze structures ont bénéficié de ces prêts sans intérêts.

Des embryons de services publics

Dans le domaine de l’éducation, la principale réalisation porte sur la mise en place de séjours autogérés entre adolescents. La commission s’est toutefois auto-dissoute en 2015 faute de résultats suffisants.

Dans le domaine de la santé, un centre a fonctionné dans les débuts mais redémarre après avoir fermé en 2015. Quelques consultations de médecine alternative subsistent péniblement.

Le montant des assignations (équivalent au traitement des fonctionnaires en charge de la gestion administrative ou des services publics) n’est pas calculé en fonction du temps de travail mais des besoins déclarés des membres. Par exemple, untel reçoit une assignation de 400 euros et 200 ecos et vit à Aurea Social en échange de coups de main pour faire vivre le lieu.

Le difficile chemin de la CIC

Une forte carence démocratique

Elle est due à une faible implication du plus grand nombre. Certains viennent en tant que consommateurs de services sans sentiment d’appartenance réel ni implication véritable. La plupart des membres de la CIC n’ont pas suffisamment de temps pour comprendre la complexe machine dont ils font partie. Beaucoup ignore tout du travail des différentes commissions et ne savent pas plus comment le demi-million d’euros de budget qu’ils génèrent est dépensé.

La plupart sont venus moins pour des convictions politiques que poussés par la nécessité économique. En témoigne le taux quasi nul de participation des membres auto-entrepreneurs aux assemblées qui décident pourtant de l’attribution des centaines de milliers d’euros qu’ils ont générés. Conscients de ce problème, le processus d’inscription est désormais plus rigoureux afin d’écarter les membres principalement attirés par l’idée de payer moins d’impôts.

Le tenace pouvoir de l’argent

Corolaire du point précédent, on remarque que sur les 2000 à 2500  membres de la coopérative, rarement plus de 50 viennent au assemblées, principalement les personnes qui reçoivent des assignations… pour s’allouer la majeure partie du budget en assignations.

Une bureaucratisation inévitable?

Suite à la forte médiatisation de son fondateur, au mouvement des indignés et aux effets de la crise mondiale, l’organisation s’est développée trop vite provoquant une crise de croissance. L’afflux soudain de recettes tout aussi rapidement dilapidées a mis l’organisation en danger. Les nouveaux membres, moins impliqués, moins politisés que le noyau fondateur ont dilué le mouvement. Au début, sur 50 personnes impliquées, trois recevaient des assignations. Le nombre de personnes impliquées quotidiennement a peu changé mais 55 personnes reçoivent des assignations fin 2015.

Culture hors sol

Un fossé s’est creusé entre les militants de la CIC et le monde réel en raison à la fois de de la taille de l’organisation et de la faible participation aux luttes en cours en dehors de la CIC. La clandestinité des débuts en est sans doute la cause comme l’admet son fondateur principal : “La création de l’appareil de gestion et la question de l’illégalité nous ont poussés à centraliser l’information et donc le pouvoir.”

Une difficile transposition hors d’Espagne

Pour bâtir en France un futur qui ne repose pas sur l’aliénation étatique et marchande quelques ébauches de coopératives intégrales ont vu le jour : à Toulouse, Nantes, en Île-de-France ou encore dans le Berry. Mais elles peinent toutes à dépasser le stade embryonnaire. L’insoumission fiscale est presque impossible en France car le fisc dispose de plus de moyens de contrôle. Ce mode de financement majeur a pour l’instant été mis de côté dans ces initiatives.

Le contexte économique (taux de chômage espagnol plus élevé qu’en France) ou culturel (l’Etat rime encore avec Franquisme et corruption en Espagne, là où les français l’associent plus volontiers avec Etat providence) constituent d’autres facteurs limitants.

Au total, malgré les difficultés et les incohérences, notamment autour du débat entre technophiles et adeptes de la simplicité volontaire, l’expérience du CIC, dans le droit fil des collectivités libertaires de Catalogne de 1936, ouvre un vaste champ des possibles. Et pourtant, l’expérience semble avoir nettement décliné depuis l’écriture du livre d’Emmanuel Daniel en 2015 comme en témoigne le site de la coopérative (cooperativa.cat) assez peu alimenté. L’épée de Damoclès fiscale, véritable fragilité du modèle se serait-elle abattue sur l’organisation?


[1] Cette excellente synthèse éditée en 2015 constitue la source quasi exclusive de cet article, l'information sur le sujet étant par ailleurs assez rare et parcellaire.

De l’école au village démocratique

Dessin humoristique montrant des élèves bien alignés derrière leurs pupitres avec un maître les enjoignant à être créatif en lui obéissant
A la suite de Kees Boeke, fondateur de la sociocratie (voir ici), quelles sont les nouvelles incarnations des idées de démocratie directe dans le domaine de l’éducation ? Comment distinguer le mouvement des écoles démocratiques de celui du unschooling ? Peut-on prolonger l’école démocratique associant les enfants aux décisions pour créer un projet communautaire fondé sur la liberté individuelle ?

Qu’est-ce que l’école démocratique ?

Le mouvement des écoles démocratiques a été initié il y a une cinquantaine d’années par la Sudbury Valley School aux Etats-Unis. Au fondement de cet établissement : La liberté ! Pas de programme à suivre, aucune injonction pédagogique, exit les devoirs, bref, une école où les enfants font ce qu’ils veulent[1]. Et lorsqu’ils sont profondément disponibles, investis, passionnés, en accord avec qui ils sont, ces élèves-autodidactes entreprennent eux-mêmes les apprentissages, même les plus ardus, tout comme un bambin apprend à marcher. En France, Ramin Farhangi a créé une des premières institutions de ce genre : l’Ecole Dynamique de Paris. On n’y trouve rien de plus que ce qu’on trouverait dans une maison ou un appartement : quelques ordinateurs, une télévision, des pièces de vie, une cuisine, etc. Les adultes prennent soin du cadre de liberté, gèrent l’administratif et se contentent juste d’être eux même, en jouant, discutant, etc. Le cadre de liberté, à l’élaboration duquel les enfants participent au même titre que les adultes, est constitué par un règlement et quelques outils comme le comité d’enquête et d’arbitrage servant identifier et dénouer les conflits.

L’école démocratique s’apparente en fait au mouvement dit “unschooling” (sortir de l’école) dans lequel les enfants extraits du système scolaire ne se contentent pas de répliquer à la maison les méthodes académiques mais apprennent en liberté selon leur maturité, leurs envies, les possibilités de leur environnement[2]. La confiance dans les capacités d’auto-apprentissage des enfants, notamment par le jeu, guide la pratique.

Comme le dit Ramin, “les apprentissages des enfants ne sont pas anticipés, planifiés ou évalués. Chaque individu évolue de manière unique et imprévisible, par l’infinité des expériences spontanées qu’il vit au sein d’un milieu, ordinaire et représentatif de la société.  Errer, se tromper, perdre du temps, ne pas avoir de projet, etc., nous laissons les enfants tranquilles pour qu’ils puissent apprendre à se connaître, identifier leurs besoins uniques et chercher les solutions pour y répondre.” Bien sûr, cela peut facilement devenir angoissant pour les enfants comme pour les parents adeptes de la théorie mais bien souvent malmenés par la pratique. Le jeu (y compris les jeux vidéos pour ceux qui le souhaitent) occupe sa place naturelle en tant que vecteur majeur des apprentissages.

Comme dit Einstein, “l’école devrait toujours avoir pour but de donner à ses élèves une personnalité harmonieuse, et non de les former en spécialistes.”

Pourquoi une école démocratique ?

L’école démocratique prend acte des changements drastiques intervenus dans notre société depuis 200 ans puisqu’apprendre depuis chez soi (ou ailleurs) est devenu possible. En France (et dans d’autres pays similaires), nous baignons dans une mer d’information, d’immenses sommes de connaissances sont accessibles à quelques kilomètres ou à portée de clic. Une simple bibliothèque municipale renferme une somme de connaissances qu’aucun de nous ne pourra jamais assimiler en une vie. De plus, Internet rend accessible des informations qu’on trouve même difficilement dans les livres. Le contexte a changé donc, et pourtant l’enfant demeure prisonnier d’obligations : hier il devait gagner son pain comme fils de paysan ou d’ouvrier, aujourd’hui on l’astreint à s’assoir derrière un pupitre d’école 7 heure par jour jusqu’à 16 ans[3].

Au total, en offrant aux enfants la possibilité de découvrir qui ils sont, ce qu’ils aiment dans la vie, ne fait-on pas des adultes plus équilibrés et épanouis ? C’est en tout cas le pari de l’école démocratique (et du unschooling) : une école davantage ancrée dans la réalité de notre société où adultes et enfants vivent de façon décloisonnée.  L’observation et l’imitation sont les principaux mécanismes mis en jeu mais n’excluent pas la participation plus classique à des formations instituées lorsque l’enfant en fait la demande pour atteindre les objectifs qu’il s’est lui-même fixé.

Les limites de l’école classique

De nombreuses critiques sont adressées à l’école qui tente bon gré mal gré d’amener toute une classe d’âge à un diplôme. La différence (Fort besoin de mobilité, dyslexie, etc.) y est bien souvent mal perçue et les élèves en dehors de la norme sont alors dépréciés par le système et donc à leurs propres yeux.

Chacun a également été confronté au conformisme ambiant qui fait du harcèlement un phénomène relativement fréquent dans le système traditionnel.

D’autres reprochent à l’école de ne pas préparer à demain en inculquant la soumission et la compétition plutôt que créativité et la collaboration tant recherchées dans les nouveaux métiers.

Enfin, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de l’Etat ou d’une quelconque institution dans la définition de programmes rejetant telle matière au profit de telle autre. Pourquoi n’apprendrait-on pas des savoirs pratiques comme le jardinage ou la cuisine à l’école ? La philosophie et la poésie ne peuvent-elles pas être le cœur des apprentissages d’un enfant dès le plus jeune âge ?

En définitive, on s’aperçoit bien souvent quand on fait la synthèse de notre temps à l’école, que les apprentissages y ont été subis et peu assimilés. Il suffit pour s’en convaincre de comparer quelques maigres connaissances scolaires à d’autres acquises à l’âge adulte par ses propres moyens sous le coup de l’enthousiasme.

Bien sûr, à l’opposé de ces pratiques, l’éducation démocratique est une corde raide, nécessitant une extrême rigueur intellectuelle dans un contexte dominant qui lui est opposé. Cette marginalité, par ailleurs renforcé par la concentration des éclopés du système débouche parfois sur un entre soi et des dynamiques négatives.

Parcours d’un “enfant démocratique”

Les débuts peuvent être marqués par l’ennui, car l’enfant doit trouver où et comment s’investir (ce qui est en soit un apprentissage). Chacun progresse à son rythme et acquiert des savoirs en fonction de sa maturité (physiologique, psychique, émotionnelle, etc.), lorsque le moment est venu.

On peut ainsi atteindre 13 ans sans savoir lire mais une fois le déclic survenu, la progression est fulgurante. Le rattrapage peut alors facilement se muer en dépassement du niveau scolaire équivalent à cet âge.

L’enfant démocratique, bien que nettement marginal aujourd’hui, peut aussi revenir dans le système académique normal, passer le bac, entrer à l’université si un rêve professionnel le porte.

L’aventure de l’école démocratique lancée par Ramin Farhangi s’est rapidement muée en une expérimentation plus globale de vie démocratique au sein d’un collectif. C’est cette histoire en grande partie fondée sur la démocratie directe que nous allons maintenant examiner.

Le lieu, son acquisition, son financement[4]

L’écovillage de Pourgues dans l’Ariège a été fondé en 2017 et compte une trentaine d’habitants (17 adultes et 8 enfants[5]).

Initié par 4 des 6 membres fondateurs de l’école dynamique, l’idée s’est très rapidement concrétisée[6] en se constituant en coopérative d’habitants et en association.

75% des fonds propres, soit près de 500 000€ (sur le million d’euros nécessaire) ont été apportés par Ramin Farhangi (co-fondateur de l’école dynamique à Paris) pour l’acquisition des 50ha du terrain, de 1000 m² de bâti et 5000 m² à construire[7].

Pour participer à cette aventure, la contribution financière de chacun est libre sachant que le coût d’un habitant se situe autour de 500€. Les profils sont assez variés, mais une majorité est issue de la ville. Ramin, figure emblématique de la communauté, y fait figure d’exception, étant “rentier” avec un revenu de 2000 euros par mois[8].

La gouvernance du lieu

Ce qui fait l’originalité de cette communauté est sa stabilité. Une grande partie du temps commun y est en effet consacré à mettre en place des outils de gouvernance permettant de prendre soin les uns des autres, préservant l’harmonie du lieu en respectant la sensibilité de chacun. Des formations sur ces outils sont d’ailleurs dispensées par certains membres du collectif. Voici les principales instances utilisées par le village de Pourgues.

  • Le Conseil de Village (CoVi) se réunit chaque semaine, vote ses décisions à la majorité absolue et a pour fonction de veiller au respect de la liberté individuelle (et non d’administrer les individus). Il fixe les contours d’un cadre le moins contraignant possible au sein duquel chaque personne évolue en toute liberté. “Nous faisons confiance a priori à l’individu comme étant le mieux placé pour choisir sa propre activité et s’autoévaluer. Peu à peu, chacun de nous fait son chemin pour sortir d’un préjugé selon lequel il existerait des passagers clandestins ou des fainéants.” Ce Conseil fixe donc uniquement les règles concernant les interactions entre l’individu et le groupe en s’astreignant à ne pas déborder sur la vie privée (consommation d’alcool, régime alimentaire végétarien ou pas, etc.). Enfin, le CoVi décide des inclusions et exclusions à la majorité des deux-tiers.
  • Les sollicitations d’avis consistent à laisser faire chacun dans la mise en oeuvre de projets concourant à l’atteinte d’objectifs communs. Seule limite imposée : communiquer son intention en amont et écouter les avis des personnes concernées avant d’agir[9].
  • Le Comité d’Enquête et d’Arbitrage (CEA) s’assure de l’application du règlement intérieur (3 pages). Sur une première année d’activité, le CEA a traité environ 250 situations.
  • Des Cercles de restauration permettent d’apaiser les tensions. Le cercle restauratif réunit l’auteur de l’acte, le receveur de l’acte et les personnes de la communauté directement impactées par le conflit. Le facilitateur mène le cercle en 3 temps : 1/ chaque personne exprime ce qu’elle vit en relation avec l’acte et amène à une compréhension mutuelle 2/ chaque personne exprime ce qui l’a amenée à agir comme elle l’a fait et amène à l’auto-responsabilisation de chacun 3/ Décision d’actes de réparation (sur le plan matériel) et de restauration (sur le plan relationnel), avec un échéancier précis pour leur réalisation.

Les raisons d’un succès

La réussite de cette jeune expérience, mesurable à une très faible rotation des effectifs[10] s’explique par plusieurs facteurs :

  • La focalisation sur la liberté individuelle plutôt que la contrainte du groupe afin d’éviter l’enlisement dans des débats interminables, tels qu’ils ont pu avoir lieu dans les débuts (sur le nom du village, la liberté des enfants, la nudité, le lieu du compost à caca, etc.). “Les conflits prenaient tellement de place que le quotidien en devenait souvent pénible.”
  • Le travail continu sur une définition de la liberté délimitant l’acceptable permet au collectif d’individus indépendants de vivre ensemble de manière harmonieuse.
  • L’autonomie individuelle : un individu ne peut pas décider seul de changer les règles du jeu, mais il peut décider seul de toutes les actions qui contribuent à atteindre les objectifs du groupe. Pas de procédure prédéterminée par le groupe, pas d’espace-temps contraignant (un conseil de village ou des commissions de travail par exemple) mais un contrôle a posteriori, via un CEA si certains estiment que la sollicitation d’avis n’a pas été suffisante.
  • La non-violence dans le comportement et la communication résultant imparfaitement d’un travail continu sur soi dans un contexte d’écovillage plus proche d’un mariage à plusieurs que d’un village. Ce rapport construit aux autres est aussi la source d’un dépassement de soi en ce qu’il fait bien souvent ressortir nos propres comportements “déviants”, parfois insoupçonnés. Les Cercles Restauratifs sont là pour prendre soin de cette philosophie non violente en complément d’une “hygiène de vie” consistant à préférer les faits plutôt que les jugements.
  • Une identité partagée, dans ce cas basée une vision commune de l’éducation démocratique et de la liberté excluant tout âgisme. Cette identité est bien entendu complétée d’autres valeurs et croyances plus traditionnellement admises dans les écovillages tels que l’anticapitalisme, la convivialité, l’écologie, la solidarité, etc.

L’expérience communautaire de Pourgues est une expérience remarquable du fait de sa stabilité (quoiqu’encore récente) sans doute en partie attribuable à la rigueur de son fondateur emblématique, Ramin Farhangi. Elle ne fait bien entendu par exception aux nombreuses autres expériences communautaires (voir par exemple sur une beaucoup plus large échelle l’expérience des kibboutz) qu’on ne saurait confondre avec une société en petit puisqu’il lui manque la maîtrise de tous les leviers démocratiques régissant la vie de la communauté (règles édictées par la commune, la région, l’Etat, l’Europe). Cet Oasis en plein désert peut toutefois prétendre, au même titre que d’autres, à représenter l’amorce d’une société de l’après, une expérimentation d’autres façons de faire, un berceau d’autonomie.

Pour aller plus loin :

  • Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent par Ramïn Farhangi (2018)
  • Film Etre et devenir (2014)
  • Libre pour apprendre par Peter Gray (2016)

[1] Voir Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent par Ramïn Farhangi. Actes Sud 2018.
[2] Voir le film Etre et devenir (2014) à ce sujet. 
[3] En France, contrairement à l’imaginaire collectif toutefois, l’instruction est obligatoire (Code de l’éducation article L131-I-I-I) mais elle ne doit pas forcément avoir lieu à l’école. Une grande liberté pédagogique existe. D’autres pays tels que l’Allemagne n’offrent pas cette possibilité. 
[4] Sauf indication contraire, les éléments suivants sont tirés du blog du village de Pourgues. 
[5] En mai 2020. 
[6] Moins d'un an entre l'idée et l'installation 
[7] Hors Série Keizen sur les Oasis avril 2019 
[8] Film « En liberté ! le village démocratique de Pourgues » 2019. 
[9] Cet outil est tiré de l’ouvrage de Laloux, l’entreprise libérée 
[10] Très faible turnover. 5 adultes ont quitté le projet et 5 autres sont arrivés, soit 10% par an, sachant que le turnover de ce genre de communauté est plus habituellement de 25 à 50% par an, voire plus dans les débuts ! 

Communes dissidentes : Le village autogéré de Marinaleda

Les représentants du peuple ne prennent pas la même direction que le peuple
Par Konk

Comment un village espagnol est devenu un symbole d’autonomie économique, politique et sociale?

Marinaleda est un village andalou, dans le sud de l’Espagne, de 2.700 habitants. Ici, il n’y a pas de policiers ni de voleurs. Le chômage est plus faible qu’ailleurs, et le travail est partagé. Pour certains, le loyer est à 15 euros par mois. Le maire et ses adjoints ne sont pas rémunérés, et ce sont les habitants qui commandent.

En 1979, date de l’élection de l’actuel maire, le village n’est parcouru que de chemins de terre desservant de misérables habitations. Une petite école primaire mais aucun collège contribue seule, à améliorer le sort d’une population en grande partie analphabète.

La lutte des ouvriers agricoles de Marinaleda pour récupérer les terres à l’abandon d’un grand propriétaire agricole, riche aristocrate et proche ami du Roi démarre en 1976. Leur slogan : la terre appartient à ceux qui la travaillent.

En 1991, après des années d’occupation des terres, d’action dans des gares, des banques, une grève de la faim de 700 villageois, l’Etat cède et exproprie le Duc de 1250 hectares de terrains pour les donner au village. Les villageois plantent des centaines d’oliviers pour enrichir leur patrimoine et se mettent à produire de l’huile de façon coopérative. Il n’y a pas de patron et les ouvriers agricoles (85% de la population active) perçoivent tous le même salaire : 1250 euros par mois ici comme dans la conserverie d’artichauts, poivrons qu’ils construisent, on répartit le travail en fonction du nombre de volontaires disponibles.

« Les bénéfices de la coopérative ne sont pas distribués, mais réinvestis pour créer du travail. Ça a l’air si simple, mais c’est pour cela que le village est connu pour ne pas souffrir du chômage. »

Juan Manuel Sanchez Gordillo, charismatique Prof d’histoire et syndicaliste, élu à 27 ans plus jeune maire d’Espagne, porte cette utopie.

Au village et plusieurs fois par mois toutes les décisions sont prises de manière collective. Le village se réunit en assemblées générales pour débattre, et voter à main levée : impôts, transports en commun, horaires de la piscine municipale…

Et pour lutter contre la spéculation immobilière, ce sont les habitants eux-mêmes qui construisent leur maison ! La mairie fournit le terrain, la région les matériaux, un projet d’architecte et deux maçons… en échange de leur implication (qui représente environ 50% du coût final de leur logement, en moyenne 25 000 euros) les citoyens remboursent un loyer au prix dérisoire : 15 euros par mois. 350 logements ont déjà été construits, une nouvelle tranche de 50 maisons vient d’être lancée.

Pour aller plus loin:

Documentaire visible sur le site des Mutins de Pangée

Communes dissidentes : Saillans

Vote et tais-toi. Affiche de 1973.
Affiche de 1973
Comment est née la commune participative de Saillans ? Quels sont les principes et outils mis en oeuvre ? Qu’est-ce qui distingue l’expérience de Saillans, d’autres tentatives municipales participatives ? Échelon tant vanté de la démocratie directe, la commune peut-elle incarner un espoir réaliste et comment ?

Une victoire inattendue[1]

Petite commune de 1300 âmes au cœur d’une vallée de la Drôme, Saillans propulse à la mairie en mars 2014, au 1er tour, 12 membres de la liste participative constituée quelques mois plus tôt (sur 15 sièges)[2]. Cette liste est le fruit d’une double révolte : à la fois contre les pratiques autoritaires du maire sortant et prolongement d’une mobilisation réussie contre l’implantation d’un centre commercial en périphérie de la ville (entre 2010 et 2012). Alors que des villes comme Kingersheim en Alsace ont initié ce mouvement au début des années 2000 sous l’impulsion du maire, Saillans s’apprête à vivre une mandature placée sous le signe du collectif.

Revenons un instant sur la campagne qui fut, et c’est nouveau, menée elle aussi à partir d’outils démocratiques. Le programme électoral donc, est élaboré de façon participative par les 150 citoyens acteurs des tables rondes organisées lors de 3 réunions publiques. De la même façon, les candidats sont désignés en leur sein par les habitants présents. La tête de liste, car il en faut légalement une, revient finalement à un homme d’une quarantaine d’année, veilleur de nuit dans un centre social, absent au moment où sa candidature est proposée par le collectif.

Une organisation pensée en commun

Lors des réunions menées avant les élections, les participants ébauchent les grandes lignes de l’organisation à venir pour arrimer la décision publique aux souhaits réels de la population. Des commissions participatives[3] établiront des diagnostics2 et fixeront les grandes lignes d’action dans 7 ou 8 domaines. Chacune de ces commissions désignera 3 Groupes d’Action Projet maximum (GAP) pour travailler sur les sujets identifiés (création crèche, parking, etc.). Chaque GAP, composé lui aussi de citoyens volontaires, sera administré par un binôme d’élus et animé par une personne désignée et formée pour assumer ce rôle. Un Comité de Pilotage ouvert à la population réunira chaque semaine toute l’équipe municipale afin d’entériner les travaux de ces groupes et commissions. Les réunions du Conseil municipale ne seront plus alors qu’une chambre d’enregistrement de ces votes.

Enfin, un observatoire de la participation composé de 12 membres volontaires complètera le dispositif.

Le principe de collégialité sera donc systématiquement retenu grâce à la formation de binômes (y compris le maire et son adjoint).

Les trois principes évoqués pour décrire cette organisation sont réunis dans une charte dont les piliers sont : participation, transparence, collégialité.

Melting pot

Et la victoire surgit, dans la fumée d’une alchimie improvisée mêlant éducation populaire et ses outils d’intelligence collective, chasseurs ancrés dans le territoire, néo-ruraux à fort capital culturel, décroissants engagés, etc. Résultat de la variété des réseaux impliqués dans la campagne, ce succès n’est pas pour autant le fruit des convictions profondes de la population pour la démocratie participative. Cependant, symbole de ce rapport nouveau avec ses habitants, la mairie tient ce jour-là porte ouverte dans une certaine liesse.

De la campagne à l’action municipale

250 personnes siègent dans les commissions participatives. Les Groupes d’Action Projets sont lancés.

En 2015 est mis en chantier la réforme du Plan Local d’Urbanisme (PLU) qui durera deux ans et demi à raison de 3 heures de réunion tous les 15 jours. La première année est consacrée à la montée en compétence du groupe. Les 12 citoyens tirés au sort sont aidés par 2 spécialistes (ne prenant pas part aux délibérations) et assisté par 4 élus. Sujet, ô combien politique dans ses dimensions prospectives et concrètes opposant domaine public et propriété privée (78% de propriétaires sur le territoire de la commune), cette commission chemine sur un long et difficile parcours. Le bilan des 93 réunions menées (dont 18 ouvertes à tous les habitants) est mitigé. Le résultat semble en effet assez convenu, sans prise de position majeure, réussissant à décevoir les uns et les autres pour des raisons opposées. Ainsi, il est jugé à la fois trop timoré par certains au regard des enjeux environnementaux, et par d’autres beaucoup trop audacieux, voire décroissant. Les débats ont d’ailleurs failli tourner court sur la question de l’habitat léger (yourtes, etc.) rejeté par la majorité du groupe et source de querelles intestines parmi les habitants.

Organisation de la gouvernance locale à Saillans

L’heure du bilan

Pas de miracle à Saillans donc, mais une lente et parfois douloureuse appropriation des leviers démocratiques. L’expérience a fonctionné, amenant des réalisations concrètes qui semblent dépasser (dans quelle mesure ?) celles qu’auraient pu produire une mandature classique : une maison de santé en centre-ville en lieu et place d’appartements haut de gamme, une crèche à la pointe, quelques logements sociaux, du compostage de quartier, -46% de consommation électrique avec notamment l’extinction nocturne de l’éclairage public[4], 45 % de produits bio dans les cantines (contre 5% en début de mandat)[5], la création d’un site internet municipal consulté désormais par la moitié de la population5. Des échecs aussi (la gestion de l’eau confiée à un syndicat mixte à la dernière minute faute d’anticipation, etc.) ou demi-échecs (Comme le PLU) font aussi parti du bilan. Ce qui est indéniablement nouveau en revanche, c’est la transparence n’occultant pas les difficultés rencontrées et qui rappelle, toutes proportions gardées, les récits de l’autogouvernement zapatiste au Chiapas.

La mise en place d’une culture.

6 années d’engagement individuel et collectif ont certainement apporté leur lot de rides à l’expérience. Dans l’équipe municipale, 4 élus sur 12 ne souhaitent pas s’engager dans un nouveau mandat. Dans la population, on assiste à une érosion de la participation décelable au nombre de GAP en cours (5 GAP existants en mai 2017).[6]

Toutefois, une certaine culture semble s’être installée dans la commune. Ainsi, une liste d’opposition existe, mais elle ne remet plus en cause l’idée participative. Reste à savoir si cette idée restera au cœur des préoccupations ou sera reléguée comme bien souvent au rang de gadget dont on retient le nom plutôt que le principe. Enfin, n’oublions pas que les 2/3 de la population n’ont pris part à aucune réunion.

Les limites de la participation

Le siphonage des compétences de la mairie au profit d’autres échelons marque la première limite.

Ainsi, la communauté de commune s’arroge de plus en plus de prérogatives freinant par exemple l’acquisition de terrains agricoles par la mairie en vue de l’installation d’agriculteurs sur la commune[7]. Le fonctionnement de cet échelon est opaque et consanguin même si il revendique un apolitisme de bon aloi, qui comme souvent, sert en fait une idéologie libérale[8].

L’hétérogénéité des niveaux de participation marque la deuxième limite. Le biais socio-culturel, souvent observé en pareil cas, semble n’avoir pas été déjoué à Saillans : moindre implication des travailleurs pauvres, surreprésentation des cadres habitués à la prise de parole, présence forte des retraités disposant de plus de temps.

Enfin, certains dénoncent également le réductionnisme de la méthode de participation utilisée qui favorise une communication apaisée au détriment du débat. Les discussions se verraient ainsi réduites à des simplifications ou seraient le fruit d’une autocensure en faveur de l’opinion dominante ou supposée telle [2].

Toutefois, près de 500 réunions publiques se sont tenues depuis le début de la mandature [5], malgré les erreurs, insuffisances ou limites, la démarche doit être saluée.

Une expérience unique à compléter ?

D’autres actions visant la démocratie directe à l’échelon local ont été entreprises dans diverses villes et villages[9], parmi lesquels on peut citer Saint andré de Valborgne et sa courageuse conseillère Camille Halut.  Tirés au sort, 4 habitants (dont elle-même) sont élus en 2014. Les historiques entament alors une guerre ouverte contre cette intrusion de la population dans les affaires de la commune jugée inacceptable. Ainsi, pendant plusieurs mois, la tenue du conseil municipal, pourtant soumis à la publicité des débats, est annulée car les nouveaux édiles tentent de les filmer.

Mais à Saillans comme ailleurs, la pierre d’achoppement de cet édifice participatif local reste dans les contours limités de cette démocratie municipale. En effet, faute d’enjeux nationaux, la population s’essouffle progressivement sur des problématiques secondaires au regard des spasmes qui convulsent notre société. Rappelons comme une évidence qu’il ne saurait être question de s’engager corps et âme dans une entreprise collective dont le résultat serait… le choix de la couleur de pots de fleurs (orange à Saillans). La commune doit être l’échelon de la participation citoyenne mais pas son seul horizon : traiter les enjeux nationaux au niveau local, voilà le défi.

[Mise à jour suite aux Municipales de Mars 2020]

La liste participative a échoué à se faire réélire à 18 voix près, ne récoltant que 3 sièges sur 15. Le village sort divisé de cette expérience. «Il va surtout falloir se calmer et se réconcilier un peu», disait une élue de l’équipe sortante.


Libération 15 mars 2020 “A Saillans, l’expérience participative a vécu mais essaime ailleurs”


[1] La petite République de Saillans par Maud Dugrand aux éditions du Rouergue 2020. Sauf mention contraire, les éléments mentionnés dans cet article sont issus de cet ouvrage. 
[2] Sur les Docks (France Culture) par Irène Omélianenko le 23/02/2016
[3] 1/ Aménagements et travaux 2/Enfance, jeunesse et éducation 3/ Associations, sports, culture et patrimoine 4/ Consultation du site web de la ville de Saillans février 2020 : Vivre longtemps au village, santé et action sociale 5/ Economie et production locale 6/ Environnement, énergie et mobilité 7/ Finances et budget 8/ Transparence et information – site web de la municipalité : mairiedesaillans26.fr
[4] Lettre municipale hiver 2019
[5] Revue projet 5 mars 2020. Saillans, les habitants au pouvoir
[6] site web de la municipalité : mairiedesaillans26.fr
[7] Reporterre. À Saillans, la démocratie participative nourrit la transition écologique. 26 février 2020
[8] Revue projet 5 mars 2020. Le « blues des maires » : la faute de l’interco ? On dénombre 1259 intercommunalités en France en janvier 2019 pour 34970 communes. Chaque commune a aujourd’hui l’obligation de faire partie d’une intercommunalité au sein d’un Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) pour assurer certains services publics locaux ou pour mener des projets : Aménagement du territoire (élaboration du plan local d’urbanisme, organisation et gestion des transports collectifs), développement économique (gestion des zones d’activités, promotion du tourisme) ou encore environnement (collecte et traitement des déchets, eau potable et assainissement, gestion des rivières et prévention des inondations…)
[9] Le site du collectif Action commune recense pour 2020, 157 listes participatives, « un tiers dans des villages de moins de 2.000 habitants, un tiers dans des communes de 2.000 à 100.000, et un tiers dans des villes de plus de 100.000 habitants. » Article « Aux municipales, les citoyens se lancent à l’assaut des mairies » 8 janvier 2020 par Lorène Lavocat paru sur Reporterre