Catégorie dans Idées politiques

Les gilets jaunes et le RIC

Que reste-t-il d’un mouvement né en 2018? Quels sont les apports des gilets jaunes à l’idée de démocratie directe?
Vivre en France coûte un bras, t'en plaindre coûte un oeil

Nous sommes en 2018. Elu un an plus tôt, Emmanuel Macron, ancien banquier chez Rotschild, libéralise la France à marche forcée: maintien des allégements CICE pour les entreprises au détriment des salariés, augmentation de la CSG qui pénalise les petites retraites, transformation de l’impôt sur la Fortune, aggravation de la taxe sur les carburants. Toutes ces mesures le désignent aux yeux de la France périphérique comme le “président des riches”. S’ensuit une fulgurante  contagion de ras-le-bol. En mai 2018, une pétition “pour une baisse des prix à la pompe” recueille 200 000 signatures ; en octobre, un groupe Facebook “La France en colère” attire des milliers de membres ; une vidéo “coup de gueule” puis celle d’un internaute appelant à adopter le gilet jaune sont vues des millions de fois. En fin d’année, 1 500 groupes Facebook regroupent 4 millions de membres.

La grogne culmine le 17 novembre 2018. Cette première journée de blocage à travers tout le pays marque la naissance des gilets jaunes et le 1er acte d’une lutte qui en comptera 52. Pour ces mécontents issus des entrailles populaires de la nation, la voiture est l’unique moyen de se rendre au travail. Ils n’entendent pas rembourser les cadeaux faits aux riches, fut-ce au nom de l’écologie. Se soucient-ils, eux, de réformer leur mode de vie générant 40 fois plus de CO2?

Face au désespoir, parfois violent, de ce mouvement spontané, l’Etat abat la lourde hache de la répression policière. Le triste bilan des mutilés majoritairement pacifiques (3000 blessés, 65 éborgnés, 6 mains arrachées) ; la confiscation des moyens de protections dans les cortèges ; la pratique pourtant illégale du “nassage” ; font naître la peur, érodent progressivement l’enthousiasme militant. En 2019, le bilan judiciaire explicite ce rapport de force inégal: la prison ferme pour 1000 gilets jaunes, aucune condamnation côté forces de l’ordre.

De ce mouvement hétéroclite, traversé de multiples tendances à l’image de la société française, vont émerger 59 propositions (“Le vrai débat” mars 2019), dont plusieurs mettent en avant la démocratie directe : Référendum d’initiative Populaire (#2), dispositifs garantissant des élus irréprochables et exempts de privilèges (#1 #3 #9 #13 #38 #40). En parallèle, et dès janvier 2019, “l’assemblée des assemblées”, dispositif national de délibération et de proposition fédère des délégués venus de tous les ronds-points de France.

On peut bien sûr regretter l’obsession du “RIC”, outil de consultation sporadique. D’inspiration suisse, ce dispositif reste au milieu du gué démocratique. Il lui manque la richesse des délibérations en face à face.  Néanmoins, à l’instar du mouvement Nuit debout en 2016, les gilets jaunes placent un germe fécond dans l’imaginaire collectif.  Le prochain printemps verra-t-il la graine de démocratie directe se transformer en arbre de la liberté?

Pour aller plus loin, consulter le livre graphique “Res Publica” de Chauvel et Kerfriden

Ledru-Rollin, défenseur de la démocratie directe

Ledru-Rollin
Qui était Ledru Rollin et pourquoi l’histoire a-t-elle retenu son nom? Pourquoi des pans entiers de sa pensée concernant la démocratie directe ont-ils été engloutis par les poubelles de l’histoire?

Né en 1807, Alexandre-Auguste Ledru-Rollin est avocat puis député républicain sous la monarchie de juillet. En 1846, il publie un manifeste dans lequel il réclame le suffrage universel ce qui lui vaut un procès retentissant. Nommé ministre de l’intérieur dans le gouvernement qui suit la révolution de février 1848, il propose l’adoption du suffrage universel masculin – à tous les citoyens sans conditions de capacité ou de fortune – adoptée en mars 1848. L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la fonction de président de la république inaugurera le dispositif. Expérience amère pour ses promoteurs. En juin 1849 Ledru-Rollin, chef du groupe des montagnards comptant plus de 200 députés, participe à une tentative de renversement du gouvernement conservateur. En cause, l’offensive militaire déclenchée contre Rome sans consultation préalable de l’assemblée en violation de la Constitution.  Exilé en Angleterre, Ledru-Rollin embrasse les idées de démocratie directe relativement en vogue à cette époque (Victor Considérant, Moritz Rittinghausen). Voici reproduit le texte de la brochure parue en 1851.

Du gouvernement direct du peuple par Alexandre-Auguste Ledru-Rollin (1851)

Il faut que ce principe du gouvernement direct du Peuple ait une grande virtualité, et frappe par son évidence même, pour qu’il ait fait, en si peu de temps, un si rapide chemin. Proclamé en octobre, d’un coin de l’exil, le voici, aujourd’hui, posé, accepté, soutenu dans la plupart des grandes villes, dans la majorité des centres importants, malgré les diatribes insensées de la presse royaliste et le silence systématique des prétendus journaux républicains de Paris. Il y a même cela de remarquable et d’heureux à la fois, que les feuilles des départements, toujours pleines de patriotisme et de courage, mais un peu trop accoutumées à attendre le mot d’ordre de la capitale, ont, dans cette circonstance, brisé un joug mortel à toute initiative, et marché de leur propre mouvement.

II ne manque donc aucun genre de succès au principe que nous soutenons, pas même, on le croirait à peine, celui d’un acquittement, en Algérie, par une magistrature amovible, décidant sans jurés, sur la terre de l’arbitraire et du despotisme.

Du reste, cette célérité de propagande, celle spontanéité d’adhésions, n’ont rien qui doive surprendre, car le dogme de la souveraineté vivante, agissante, du Peuple dort, depuis les républiques de la Grèce et de Rome, au fond de la conscience humaine; il ne fallait, pour en réveiller le souvenir, que l’impuissance bien constatée des autres modes de gouvernement. Féodalité, monarchie absolue ou tempérée, systèmes constitutionnels de pondération et d’équilibre, représentations à quelque titre que ce soit, une fois condamnés irrémissiblement par l’expérience, le gouvernement du Peuple n’était plus seulement une déduction logique de l’esprit, une affaire de raison ou de choix, il sortait, inévitablement, de la nécessité, comme la dernière forme d’ordre et de sécurité possible pour les Etats. Après avoir parcouru le cercle, il fallait fatalement en revenir à l’idée rudimentaire, avec cette seule différence que, sous la main du temps, le cercle s’est élargi, et que la règle, autrefois applicable à un certain nombre de citoyens, s’étendra, désormais, à la nation toute entière.

Non, l’idée du gouvernement direct du Peuple n’est point une révélation d’hier, et si, pour notre compte, nous avons tenu à démontrer que ses lois avaient été posées, chez nous, par le 18e siècle, par Montesquieu, par Rousseau, qu’il avait eu pour metteurs en œuvre les membres de la plus immortelle de nos assemblées, que plus de 1 800 000 suffrages l’avaient déjà sanctionné en France, ce n’était pas dans l’intention de ravir une part de mérite quelconque à ceux qui ont soutenu cette thèse, après nous ou presque en même temps que nous. Il ne peut y avoir, là, question ni d’amour-propre ni de priorité. Nous n’avons eu qu’un but : aplanir l’obstacle que rencontre tout progrès dans une société vieillie, sceptique, rebelle à l’innovation, en montrant que le principe du gouvernement direct du Peuple était non seulement, dans la tradition française, mais qu’il avait eu la puissance de s’élever, un jour, jusqu’à la majesté d’une loi d’Etat. On a beau dire, et nous y insistons à dessein, c’est quelque chose, pour, les esprits timides, que de leur montrer ce principe de l’avenir ayant eu pour pères des esprits tels que Montesquieu, tels que Rousseau, la Convention pour organe, et inauguré, il y a 60 ans, par 1 801 918 suffrages contre 11 610. Pouvoir placer une idée sous un semblable patronage, n’est-ce pas avoir déjà fait la moitié de la besogne !

Mais, dit-on, si cette constitution était si merveilleuse, si praticable, pourquoi n’a-t-elle pas duré?

Est-ce donc, répondrons-nous, la seule vérité de notre grande Révolution qui ait été momentanément éclipsée? Et ceux qui parlent ainsi ont-ils bien réfléchi aux entraves qu’a briser en ce monde l’idée même la plus simple et la plus féconde ? Ne lui a-t-il pas fallu livrer vingt assauts, avant de pénétrer au cœur de la place? Si l’on devait mesurer le droit au succès, ne faudrait-il pas soutenir que l’esclavage, qui a duré des siècles et des siècles, est toujours légitime, puisqu’après avoir été aboli par la Convention, il a été rétabli par le Consulat, et que, demain, une assemblée de barbares se rencontrerait peut-être pour le rétablir encore ? L’histoire n’est-elle pas pleine de ces retours du passé, et ne sait-on pas que si, les révolutions qui fauchent, en courant, les plantes parasites et les vieilles ronces, n’en extirpent pas radicalement les racines, il sortira, demain, des mœurs, des préjugés, des intérêts, d’abondants rejetons sous lesquels sera étouffée, la semence nouvelle? Non, vraiment, l’objection n’est pas sérieuse.

Revenons, maintenant, aux principes que nous avions formulés, comme fondamentaux et inhérents à la nature même des sociétés.

Nous avions dit :

1° La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner : – de là, l’institution de République – car, toute autre forme de gouvernement serait une aliénation du droit.

2° Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même : – de là, le gouvernement direct du Peuple.

Quant au premier principe, il est le symbole de l’école démocratique révolutionnaire ; il la distingue de toutes les autres écoles.

Nous ne sommes point, en effet, de ceux qui placent la volonté d’une nation au-dessus de certains droits préexistants, de certaines libertés natives et primordiales, que rien ne saurait entamer. Dire d’un peuple, qu’il est maître de se donner toutes les lois qu’il veut, et que, s’il lui plait de se faire mal à lui-même, personne n’a le droit de l’en empêcher, c’est méconnaître le principe sur lequel reposent les sociétés, qui est le bien-être commun et la garantie de la liberté de chacun par la force et la volonté de tous.

La société n’est pas seulement un fait, une agglomération fortuite, le produit du hasard ; elle est basée sur un contrat tacite, par lequel les hommes ont fait l’échange d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre, meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté civile, de leurs forces, que d’autres pourraient surmonter, contre un droit que l’union sociale rend invincible. Or, cette liberté n’est rien moins que la liberté de conscience et de culte, la liberté de penser publiquement, la liberté de se réunir, le droit de vivre en travaillant, de conserver la propriété née de ce travail, le droit de voter le pacte social et la loi qui oblige, droits au-dessus desquels ne se peut placer aucun souverain absolu ; Peuple ou roi, contre lesquels rien ne saurait prévaloir, ni volonté collective, ni dictature d’un seul ou de plusieurs, car ils sont pour chaque homme sa dot inaliénable en ce monde, sa part elle-même de souveraineté. Toute usurpation de ces droits serait un crime de lèse humanité, et le Peuple entier, moins un, fût-il complice, il y aurait attentat à la loi sociale, au principe, au dogme de la souveraineté, car il y aurait un esclave ou bien un martyr.

Rousseau l’a dit : « le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais, à peine de le rompre, aliéner quelque portion de lui-même, ou se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir; et ce qui n’est rien ne produit rien. »

Il a dit encore : « il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le Peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de Peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et, dès lors, le corps politique est détruit. »

Ces lois antérieures et supérieures au droit positif, la Constitution de 1848 les a reconnues. La France, à cette époque, s’est constituée non seulement en République démocratique, elle a déclaré que cette forme de gouvernement était, pour elle, définitive.

Que peut donc être une révision de la Constitution, en présence des principes éternels et des principes écrits que nous venons de rappeler, si ce n’est une simple réglementation, une organisation détaillée de la République démocratique?

Changer la forme, ce serait aliéner le droit, déchirer non seulement le pacte écrit de 1848, mais rompre le pacte tacite qui est la garantie de la liberté de tous, ce serait rendre à chacun sa liberté naturelle, le droit de la force et de la révolte.

Les journaux contre-révolutionnaires, qui croient, à l’aide de la révision, pouvoir rétablir la servitude, c’est-à-dire la monarchie, sont donc en dehors des principes constitutifs des sociétés ; sous prétexte de civilisation, ils nous ramènent à l’état sauvage, au droit à l’insurrection ; sous prétexte d’ordre, ils nous mettent un fusil à la main.

Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, c’est Rousseau : « L’autorité suprême, dit-il, ne peut pas plus se modifier que s’aliéner ; la limiter, c’est la détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un supérieur ; s’obliger d’obéir à un maître, c’est se remettre en pleine liberté. »

La seconde règle que nous avions posée avec les illustres penseurs du XVIIIe siècle, avec la Convention, avec l’héroïque population qui nous délivra des tyrans et chassa l’étranger du territoire, c’est que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais se déléguer, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même.

Inutile d’appuyer sur une doctrine irrévocablement fixée par ces deux passages du Contrat social : « Les députés du Peuple ne sont et ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Le Peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de son droit incommunicable de voter les lois, parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du Peuple. »

Maintenant, que tous les essais de représentation aient fait leur temps ; que le gouvernement direct du Peuple soit praticable ; qu’il n’y ait, pour le pays, de bonheur possible qu’à cette condition, que ce gouvernement, coupe court à toute révolution, qu’il n’amène ni anarchie, ni fédéralisme, ce sont autant de questions que nous avons précédemment traitées, et sur lesquelles nous allons revenir rapidement.

Comment soutiendrait-on, par exemple, que les divers systèmes de représentation ne sont pas jugés, lorsque, depuis les décemvirs romains jusqu’à la législature actuelle, l’histoire des représentants n’est qu’une longue série d’empiètements sur les droits des représentés ? Vingt siècles d’usurpation ne doivent-ils pas suffire pour décider d’une institution qui a permis, hier, à une assemblée de mandataires de rayer, d’un trait de plume, quatre millions de leurs mandants? L’énormité n’est-elle pas assez frappante?

Quant à la facilité pratique du gouvernement direct du Peuple, comment la prouver autrement que par la pratique même? Tout le reste n’est que déclamations, et les déclamations auxquelles on se livre contre lui, ne les a-t-on pas faites contre le suffrage universel, et avec quel déchaînement? Cependant, les conditions d’ordre absolu, et l’admirable régularité avec lesquelles a fonctionné cette grande institution doivent être notre éternel argument. Jadis, à Rome, quatre cent mille citoyens se réunissaient plusieurs fois par semaine sur une place publique, non seulement, pour légiférer— ce que nous demandons, — mais encore pour juger, pour administrer — chose à la fois mauvaise et superflue. — Comment donc la France ne pourrait-elle pas se réunir, quelques fois par an, pour voter ses lois, aujourd’hui qu’avec la presse, l’électricité, la vapeur, le pays n’est plus, comme on l’a dit, qu’un vaste forum ?

Oui, nous croyons encore que le Peuple ne constituera sérieusement son bonheur qu’à la condition de le voter lui-même. « Romains, disait le sénat au Peuple, après l’expulsion des Tarquins, rien de ce que nous vous proposons ne peut passer en lois sans votre consentement : soyez vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre félicité. » Ce mot, il faut le faire pénétrer dans les masses, car, c’est dans les masses, dans la collectivité, qu’est le remède, ou il n’est nulle part. Qu’a-t-il manqué, en effet, jusqu’ici aux gouvernements révolutionnaires les mieux intentionnés? La mesure exacte, l’instinct vrai des souffrances du pays, la science nécessaire pour les guérir, l’unité de vues et la force morale suffisantes pour l’oser. Eh bien! qui sait mieux ses souffrances que celui qui a souffert? Qui mieux que la chaumière a senti les étreintes cruelles de l’usure et de l’impôt? Qui mieux que le soldat de l’industrie, les privations inouïes enfantées par la pression du capital et de la concurrence? Qui mieux que le fermier, le poids de la rente et la brièveté du bail ? Qui mieux que le propriétaire, le chancre de l’hypothèque? Et vous croyez que toutes ces douleurs n’auront pas songé au remède? Leurs angoisses sont plus fécondes que vos spéculations de cabinet. Vous imaginez, rêveurs présomptueux, que de ces comices en permanence ne sortira pas quelques intelligences d’élite, obscures, inconnues, quelques voix auxquelles le hasard n’aurait point ouvert les portes de vos étroites assemblées! Ah! c’est calomnier le Peuple, méconnaître la puissance de la collectivité. Le bon sens ou le génie n’est pas apparemment placé en dehors de la nation ; il sort de ses couches profondes. De quoi s’agit-il donc? D’aller a lui timide, caché, de délier toutes les lèvres, de ne pas laisser une note muette ici-bas. Tous finiront par trouver ce que n’ont pas trouvé quelques-uns, et une fois le remède connu, quelle force, pour l’appliquer, aura jamais été plus irrésistible que la force du pays lui-même ?

Quel autre préservatif encore que le gouvernement direct du Peuple, contre les déchirements et les guerres civiles, au milieu des écoles, des systèmes dont nous sommes assaillis? La secte est, de sa nature, intolérante, inflexible, sans quartier, par cela seul qu’elle croit tenir la vérité. Elle est d’autant moins disposée à transiger, que sa foi est plus ardente. Le cours de la Révolution pourrait être entravé par suite de l’effroi qu’elle inspire, tandis qu’en présence de la souveraineté vivante de tout un peuple, sa dictature n’est plus à craindre. Elle devra prendre la peine de convaincre la majorité du pays, pour lui imposer sa volonté. Quant au Peuple, il saura bien se défier de ceux qui se défient de son intelligence, qui veulent substituer leur science à la sienne, leur despotisme à sa liberté.

Pas plus de désordre que de tyrannie, voilà le sentiment universel du pays. Aussi comprenons-nous difficilement ce soupçon d’anarchie lancé contre la nation en corps. Les partis qui se croient, ou se disent la nation, peuvent espérer, du désordre, leur avènement au pouvoir ; mais, quand c’est la nation entière qui a le droit de parler, elle qui ne peut attendre son bonheur que du travail, quel intérêt lui supposer pour entretenir les troubles et les discordes? Pourquoi la paix ne régnerait-elle pas au sein de ces assemblées électorales, appelées à exercer leur droit d’initiative, à statuer, après discussion, par oui ou par non sur des lois préparées, aussi bien qu’elle règne dans les assemblées électorales convoquées pour élire un président ou des représentants? Dans ces comices constitués d’après le pacte de 93, pas d’intrus possible ; chacun se connaît. Ah! sans doute, nous ne croyons pas plus que d’autres à la perfection de l’homme, après vingt siècles d’esclavage ; mais si quelque chose peut déconcerter les mauvais instincts, transformer en nobles résolutions des passions secrètement détestables, c’est la lumière, la publicité, le nombre.

Entend-on encore, par anarchie, qu’il n’y aura, dans la politique de l’Etat, ni suite, ni cohérence? Nous répondrons, avec l’histoire, que les républiques ont toujours été à leurs fins par des vues plus constantes et plus suivies que tout autre gouvernement. Si les individus n’ont pour but que leur intérêt privé, la majorité n’a en vue que l’intérêt général, et la France serait, au besoin, la preuve de l’esprit de persévérance d’un peuple. Comment ne serait-on pas frappé de la constance de ses efforts, depuis 60 ans, pour conquérir une liberté définitive que les partis du passé, revenant à la charge, lui ont cinq fois ravie?

Avec le gouvernement direct du Peuple, dit-on, enfin, si ce n’est pas l’anarchie dans la pratique des affaires qui est à redouter, n’est-ce pas le fédéralisme dans le résultat? Etrange objection, vraiment ! Quoi ! la Convention, cette puissance de concentration par excellence, la Convention qui envoyait, en juin, les Girondins à l’échafaud, pour crime de fédéralisme, aurait, en août, donné au pays une constitution fédéraliste! Les meilleurs patriotes de cette assemblée, Robespierre, Saint Just, en tête, n’auraient été que des traîtres ou des sots! D’autre part, la raison ne dit-elle pas que si, quand la majorité du pays aura prononcé, une fraction quelconque se levait pour protester violemment — ce que nous ne voulons pas croire, car la vérité, proclamée par la presqu’unanimité d’un peuple, a son irrésistible évidence eh bien! jamais pouvoir central n’aurait été armé, pour la répression, d’une plus formidable puissance que le gouvernement direct du Peuple ? Ce serait le pays fait soldat. Il y aurait, entre ce gouvernement et ceux qui l’ont précédé, la différence de l’armée soldée, indécise, hésitante, à la trombe impétueuse de la levée en masse.

En résumé, la forme de gouvernement que nous proposons est celle-ci :

Le Peuple exerçant sa souveraineté, sans entraves, dans les assemblées électorales, telles que la police en a été réglée par la Constitution de 1795 ;

Ayant, dans les termes de cette même Constitution, l’initiative de toute loi qu’il juge utile ;

Votant expressément les lois, c’est-à-dire, adoptant ou rejetant, par oui ou par non, les lois discutées et préparées par son assemblée de délégués.

Une assemblée de délégués ou commissaires, nommés annuellement, préparant les lois, et pourvoyant, par des décrets, aux choses secondaires et de grande administration.

Un président du pouvoir exécutif, chargé de pourvoir a l’application de la loi et des décrets, de choisir les agents ministériels, président élu et révocable par la majorité de l’Assemblée.

Des esprits moins préoccupés de la réalité des faits, que des rigueurs apparentes de la logique, ont voulu davantage encore. Si diminuée qu’elle fut, une assemblée leur a porté ombrage ; ils soutiennent que le Peuple doit être à la fois législateur, administrateur et juge.

Délégués ou représentants, disent-ils, le mot seul est changé, le mal n’en subsiste pas moins. Cette réunion d’hommes pourra encore confisquer les droits du Peuple. Sous prétexte de rendre des décrets, ne voteront ils pas des lois ?

Nous croyions leur avoir répondu par ce mot de Hérault de Séchelles : « le possible a ses limites ; ce n’est pas assez de servir le Peuple, il ne faut jamais le tromper. » En fait, vouloir que le Peuple légifère, administre et juge, est-ce vouloir une chose possible, une chose praticable? Nous en appelons à tout homme sensé. Nous allons plus loin, nous soutenons qu’en principe, il y aurait oppression et chaos dans tout Etat où le Peuple garderait l’administration des affaires particulières et l’exécution de ses propres lois.

Il nous faut encore citer Rousseau, qui l’a dit avec raison dans vingt passages différents: « La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le Peuple ne peut pas être représenté ; mais, il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. L’objet de la loi est facile à définir, il est toujours général ; la loi considère les sujets en corps, et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu, ni une action particulière. ».

Il ajoute : « S’il était possible que le souverain eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus, qu’on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l’est pas, et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut institué. »

Nous nous croyons donc en droit d’insister sur la distinction si justement posée, par la Constitution de 1793, entre la loi et les décrets. Quoi qu’on en dise, la ligne de démarcation est facile à garder.

Comment, au surplus, pourrait être redoutable une assemblée nommée pour une année seulement, et contre laquelle le Peuple, dans ses comices toujours ouverts, a perpétuellement le droit d’initiative? Comment serait-elle redoutable, quand elle n’a plus ni le vote du contingent de l’armée, ni celui de l’impôt? Ne présente-t-elle pas, au contraire, l’avantage de rappeler sans cesse, par sa concentration, l’unité et l’indivisibilité de la République ; plus rapprochée du pouvoir exécutif, n’en sera-t-elle pas aussi le meilleur surveillant?

Quant au pouvoir exécutif, s’il doit être, à nos yeux, nommé, non par le Peuple directement, mais par l’assemblée des délégués, voici nos raisons :

Que faut-il au pouvoir exécutif ? L’instantanéité d’action, pour exécuter rapidement les volontés du Peuple.

Comment l’obtenir? Par l’unité.

– Or, vouloir, avec Condorcet, que le Peuple nomme directement ses ministres, c’est la confusion, car le Peuple ne choisira pas ceux qui ont le même plan, les mêmes idées, le même système, mais ceux-là, au contraire, qui justement à cause de leurs systèmes différents, auront acquis le plus de renommée.

Vouloir, avec la Constitution de 95, que chacun des 86 départements élise un candidat, et que, parmi les 86 élus, 24 membres du pouvoir exécutif soient choisis par l’Assemblée, c’est trop éparpiller le pouvoir, pour qu’il agisse efficacement.

Demander, enfin, comme on l’a fait récemment, qu’un ministre du Peuple soit élu par la nation entière, c’est donner trop d’importance à un homme, c’est rappeler la présidence, et préparer de nouveaux éléments de lutte et d’antagonisme. Soumettre ce ministre du Peuple au contrôle permanent d’un conseil composé de toutes les minorités rivales, c’est tuer, à l’avance, son action, car, ces différente minorités réunies contre lui représenteront la majorité du pays. Ne sera-ce pas ce dictateur à qui l’on proposait de mettre un boulet au pied ?

Peu importe, d’ailleurs, l’organisation de détails? La Constitution de 95 l’avait réglée en 87 articles. On peut les réduire encore. On sera bientôt d’accord à cet égard, du moment qu’on le sera sur ce peu de principes, qui contiennent, selon nous, le salut de la République, et que nous prenons la liberté de recommander à toute la sollicitude, aux plus incessantes méditations de tous les patriotes et de la presse des départements en particulier :

Permanence de la souveraineté du Peuple dans ses assemblées électorales.

Droit d’initiative.

Droit exclusif de voter les lois.

Election annuelle des assemblées des délégués et de tous les mandataires du Peuple.

Révocabilité constante du pouvoir exécutif par l’assemblée des délégués.

Que ces principes volent de bouche en bouche, qu’ils se répètent à l’oreille, qu’ils pénètrent dans l’atelier, dans la mansarde, dans la chaumière. Si les royalistes, par leurs violences, paraissent suffire à l’œuvre de la Révolution, c’est au Peuple lui-même de consolider l’avenir, en le préparant.

Cet avenir peut être demain, car le pouvoir aux prises avec l’idée, vivant, comme tous les vieux pouvoirs, non de la vie du Peuple, mais de résistance, d’expédients, de subterfuges, nous rappelle ce tableau d’un de nos maîtres, où l’on voit la dernière famille humaine luttant contre l’envahissement du déluge ; elle a gravi de rocher en rocher, de cime en cime.

Efforts superflus ! L’eau monte toujours, et si les malheureux n’ont pas encore disparu dans l’abîme qui les environne de toutes parts, le spectateur sent qu’il y seront bientôt engloutis.

Une brève histoire de la participation citoyenne

Quels sont les grands jalons de la participation populaire à la gestion des affaires communes de la France dans notre régime de démocratie indirecte? Cette histoire est-elle achevée?

On le sait, d’abord absente de la vie politique régie par la monarchie, la participation politique aux affaires de la cité a longtemps été le privilège d’une caste cooptée, principalement sur des critères de richesse et de tradition (noblesse héritée). Sous l’ancien régime, à la veille de la révolution française, on estime que la noblesse représentait 120000 à 180000 personnes sur un total de 28 millions soit 0,5% de la population. Et encore ces quelques aristocrates n’avaient-ils qu’une influence limitée sur les affaires de la couronne.

En France, si l’on omet la “République des Escartons“, l’histoire de la participation citoyenne aux affaires de la cité (nettement amoindrie par le régime représentatif) débute avec le suffrage universel. Celui-ci est adopté par un décret proposé par Ledru-Rollin aux prémices de la 2ème République éclose sur les décombres de la Révolution de 1848. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il écrira en 1851, depuis son exil londonien, “Du gouvernement direct du peuple”, une brochure appelant à la mise en œuvre de la démocratie directe. Toute une génération est alors travaillée par cette question, tels Considérant, auteur de “La solution ou le gouvernement direct du peuple” (1845) ou Rittinghausen avec “La législation directe par le peuple” (1852). Une génération aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Réintroduit avec la IIIè République (1870) qui s’empressera de réprimer dans le sang la Commune (1871) et ses élans d’autogouvernement citoyen, le suffrage universel est aujourd’hui à l’agonie. Le parti de l’abstention est désormais majoritaire (grossièrement 50% pour toutes les élections,  sauf la présidentielle autour de 20%).

En assimilant l’abstention à un vote de défiance (ce qu’il est pour une grande part), les résultats réels aux scrutins s’effondrent, illustrant un rejet plutôt qu’une adhésion au régime représentatif exsangue.

Les résultats de la présidentielle de 2022 selon cette méthode[1], E. Macron est le président de 20% des électeurs, voire 18% en réintégrant les français non inscrits[2]. A cette aune, la démocratie même représentative perd radicalement son sens.

Depuis la Révolution française, la participation populaire au gouvernement a connu bien des soubresauts. Ce graphique – totalement subjectif – représente l’histoire (non linéaire) de cette participation citoyenne (jusqu’ici en régime représentatif).

Schéma (subjectif) de la participation citoyenne à la vie publique en France depuis 1848

[1] En comptabilisant comme des suffrages exprimés contre tous les candidats, les abstentions et les votes blancs (abstentions 12 824 169 ; blancs 543 609).
[2] En ajoutant à ce décompte les votes des non-inscrits, soit 5, 2 millions de citoyens qui n'ont pas même fait l'effort de s'inscrire sur les listes électorale (pour une grande part par dégout / désintérêt de la vie politique)

Pour une société démocratique

Briser les chaines de notre imaginaire marchand
Quelle société serait susceptible de nous faire basculer d’une démocratie oligarchique (selon les termes de J. Rancière) dans une démocratie réelle? Peut-on définir les contours et les tendances d’une telle société vouée à établir une véritable équité?

En sciences sociales, une société désigne un ensemble de personnes qui partagent des normes, des comportements et une culture, et qui interagissent en coopération pour former des groupes sociaux ou une communauté. De cette définition on peut contester le terme de coopération, comme Bourdieu l’avait fait en son temps, en indiquant que la société se définit en grande partie (et contre l’idée de coopération librement consentie) à partir de rapports de force inconscients de la pratique sociale (habitus).

Lorsque ces rapports de force atteignent la surface consciente de la société, on assiste à l’émancipation de populations jusque-là stigmatisées (personnes racisées, mouvement des femmes, des communautés homosexuelles, etc.). Pourtant, des rapports de force socio-économique continuent d’irriguer largement nos sociétés. Ce rapport de domination opposé à l’instauration d’une société plus horizontale ne serait-il pas l’ultime forteresse à démanteler?

L’éthique de la non-puissance

La non-puissance ou “la capacité de faire et le choix de ne pas faire” s’applique à tous les domaines de la société et en particulier à la technique dont l’inéluctable “progrès” a été remis en cause par plusieurs penseurs dont Bernard Charbonneau. Celui-ci évoque ainsi les agriculteurs qui s’endettent pour “acquérir des machines, dont le maître est aussi l’esclave: ces engins faits pour aider le paysan servent tout autant à le détruire et en même temps le paysage. Le travail se fait plus vite, mais comme il produit davantage, l’agriculteur se retrouve au même point, sans l’intérêt au travail que représente le sens du geste bien fait. Ainsi l’exploitant est-il également l’exploité. Au bout du compte, pour le paysan, se moderniser, comme on l’entend aujourd’hui, n’a qu’un sens: se suicider”.[1]  

L’éthique de la non-puissance s’applique encore aux moyens de transformation de la société. Le pouvoir n’est pas une fin en soit, ni une rente pour des politiciens professionnels. Dans ces combats de transformation nous dit Jacques Ellul, “la fin est déjà compromise quand les moyens ne sont pas justes.” Autrement dit, une révolution verticale, ne saurait accoucher d’une société horizontale. Révolution entendu au sens que lui a donné A. Krivine : “La révolution ça n’est pas pendre un curé, un CRS et un patron à chaque arbre, c’est changer complètement le fonctionnement de la société pour répondre aux besoins des gens et non pas pour la concurrence et le profit”[2].

On le comprend donc, l’éthique de la non-puissance nous enjoint de retrouver le sens des limites, de la mesure, de l’équité contre le développement insensé du pouvoir sur nos semblables et la nature.

Une société conviviale

Selon Illich, “une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être.”[3] La notion d’outil se rapproche de celle de “technique”, utilisée par J. Ellul soit l’ensemble de tous les moyens matériels et intellectuels soumis à l’impératif de l’efficacité. La technique constitue aussi une croyance, une façon quasi mystique de concevoir le monde, dont le “mythe du progrès” ne constitue que la partie la plus visible.

Pour Illich, “l’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.[…] L’usage que chacun fait de l’outil convivial n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir.” A l’inverse l’outil industriel est vecteur de ségrégation: “c’est le cas lorsque des moteurs sont conçus de telle sorte qu’on ne puisse y faire soi-même de menues réparations avec une pince et un tournevis.”

“Il est possible que certains moyens de production non conviviaux apparaissent comme désirables dans une société post-industrielle. Il est probable que, même dans un monde convivial, certaines collectivités choisissent d’avoir plus d’abondance au prix d’une moindre créativité. Il est à peu près sûr que, pendant la période de transition, l’électricité ne sera pas partout le résultat d’une production domestique. Bien sûr, le conducteur d’un train ne peut ni s’écarter de la voie ferrée ni choisir ses arrêts ou son horaire. […] Dans l’optique conviviale, l’équilibre entre la justice dans la participation et l’égalité dans la distribution peut varier d’une société à l’autre, en fonction de l’histoire, des idéaux et de l’environnement de cette société.”

Les toxicos de l’info

On connait tous des enragés de l’information, toujours à la pointe de la dernière news. On le sait, la prolifération des moyens de communication, amène une information toujours plus massive, continue, omniprésente, autant que déformée à bas bruit, en raison de l’appropriation des médias par quelques grandes fortunes. Avec sa distribution pilotée par des algorithmes apprenants (intelligence artificielle), elle est aussi davantage biaisée, propice à l’apparition de nouvelles communautés affinitaires mondialisées s’ignorant les unes les autres. L’homo oeconomicus contemporain baigne dans cette mer d’information sans qu’il l’ait le plus souvent sollicitée (entre 100 et 5000 messages publicitaires reçus par jour selon la méthodologie de comptage retenu[4]).

Ce baigneur passif est l’antithèse du citoyen en prise sur le monde, capable de peser sur sa marche (y compris dans l’intervalle de 5 ans qui sépare deux élections). Ainsi le citoyen ne se limite pas à sa fonction de simple récepteur impotent. Il doit aussi être un émetteur, à la fois dans l’espace “public / privé” (la place du marché ou agora), l’espace public (assemblée) ; au-delà du seul “espace privé” de sa famille et de ses extensions affinitaires par web interposé. Une société propice à l’avènement d’une démocratie directe n’irait-elle pas à rebours de la publicité et des informations souvent biaisées pour laisser au futur citoyen le loisir de se former, d’échanger et de vivre librement.

Décoloniser de l’imaginaire

Cette expression de Serge Latouche, empruntant à celle de Castoriadis d'”imaginaire instituant”, renvoi à la nécessité de nous libérer de l’emprise de la société marchande dans laquelle nous baignons pour accéder à la possibilité d’une autre vie (décroissante dans la pensée de Latouche). Le comportement schizophrène du consommateur / citoyen est bien connu: je vote pour un candidat en faveur de l’emploi en France et “en même temps” j’achète des produits importés à bas coût. La décolonisation de l’imaginaire consiste à chasser ce double pathologique qui hante nos sociétés, en nous libérant de la tyrannie de l’hyperconsommation. ” Le phénomène consumériste s’explique par la colonisation de l’imaginaire des masses. Il s’agit en particulier, grâce à la publicité, de persuader en permanence les gens de dépenser non seulement l’argent qu’ils ont, mais surtout celui qu’ils n’ont pas pour acheter des choses dont ils n’ont pas besoin. La consommation forcenée est ainsi devenue une nécessité absolue, pour éviter la catastrophe de la crise et du chômage.”[5] Nous vivons dans une société ou le désir (et la frustration associée) est encouragé car les seuls besoins, contrairement au désir, ne sont pas extensibles à l’infini. Le désir compulsif, obsessionnel, sans fin de notre société est le premier pas de ce que les grecs nommaient “hubris” ou démesure dont l’issue est toujours fatale aux civilisations.

Travailler par peur de l’ennui

Le travail érigé en idole des temps modernes a bien souvent perdu de son sens au point de créer une nouvelle classe de travailleurs dotés de “bullshit jobs” (voir cet article).

“Les Grecs et les Romains […], avaient l’habitude de parler des travailleurs salariés comme d’esclaves à temps partiel.”[6] De la même façon, l’idée dominante a longtemps été que l’économie primitive permettait tout juste au “Sauvage écrasé par son environnement écologique, sans cesse guetté par la famine, hanté par l’angoisse permanente de procurer aux siens de quoi ne pas périr.” Cette conception erronée d’une économie de la misère véhiculée par les savants et dénoncée par P. Clastre à partir des faits ethnographiques démontre que “loin de passer toute leur vie à la quête fébrile d’une nourriture aléatoire, ces prétendus misérables ne s’y emploient au maximum que cinq heures par jour en moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Il en résulte donc qu’en un laps de temps relativement court, Australiens et Bochimans assurent très convenablement leur subsistance.”[7]

Doit-on se résoudre par croyance dans l’idéal capitaliste à oublier ces leçons de bien vivre? La reconquête d’un temps libéré ne serait-il pas le premier pas vers une société repensée en commun?

Si personne ne peut prévoir l’avenir, certains épisodes (gilets jaunes, mouvements de places, etc.) permettent de soulever le rideau d’un autre futur. Le refus des rapports de domination hérités et entretenus par les mythes libéraux, le rejet de la puissance vantée par l’imaginaire marchand semblent constituer de forts détonateurs des remparts de l’ancien monde. Au travers de ces brèches apparaît une société conviviale, régie par elle-même, réhumanisée en son cœur: une démocratie directe.


[1] Bernard Charbonneau, Notre table rase (2014) cité dans le défi de la non-puissance par Frédéric Rognon (2020)
[2] Entretien à voix nue, France Culture 2011
[3] Ivan Illich, la convivialité (1973). Les citations suivantes sont tirées du même ouvrage.
[4] Antipub.org
[5] Serge Latouche, L'âge des limites (2012)
[6] Serge Latouche, Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout (2021)
[7] Préface de Pierre Clastres à la publication française de "âge de pierre, âge d'abondance" de Marshall Sahlins (1976)

Akira et la démocratie radicale

Logo Akira

Démocratie: peut-on donner ce nom à un régime en désintégration ? Qui croit encore que nous sommes représentées par ces clowns en cravates ? Qui pense encore qu’ils défendent le bien commun?

Cet article reproduit la première des 10 mesures proposées par le mouvement politique révolutionnaire autogéré AKIRA concernant la démocratie radicale.

Nous n’entendons pas “réparer” ou “réformer” la démocratie mais la révolutionner !

“La concentration des pouvoirs, l’hyper-présidentialisation, le recul des contre-pouvoirs institutionnels, le chantage de la finance: tout porte à croire que nous devons changer aussi vite que possible les règles du jeu.

Au même moment, une autre démocratie s’invente : c’est celle qui unit les mobilisations, les soulèvements populaires et les alternatives qui surgissent partout dans le monde pour améliorer nos vies. Akira se place du côté de cette démocratie-là.

Partir du bas, des besoins, des savoirs qui existent, de l’autogouvernement : nous combattons pour faire s’écrouler la pyramide. Nos vies, nos villes et nos campagnes ne peuvent plus être gouvernées par d’autres que nous-mêmes.

Nous combattons pour une démocratie qui s’appuie sur l’autonomie politique, le Commun, et l’autodétermination des premier.e.s concerné.e.s.

Une démocratie s’opposant à la fois à l’extension du néolibéralisme autoritaire et à toutes les réactions néofascistes, racistes, et xénophobes qui osent prétendre parler « au nom du peuple ».

Une seule démocratie réelle est possible : elle est égalitaire et ouverte. Elle vit dans les entreprises, sur les places des villages, dans les bars et les restaurants, dans les clubs de sport.

Seule une culture du commun, de l’autogestion et du soin nous la rendra accessible. Pour la construire, il nous faudra bouleverser profondément notre rapport à l’Autre et au vivant, nos manières de penser, de sentir et d’agir.

Si notre programme est pour l’heure contraint par les frontières nationales de la France, nous nous reconnaissons dans tous les territoires qui ont déjà engagé cette redéfinition fondamentale des règles et nous invitons tous ceux qui voudraient se lancer dans cette grande aventure à nous y rejoindre.

La forme concrète que celle-ci pendra devra être tranchée par les habitant.e.s de tous ces territoires libérés et non pas par quelques aspirant.e.s révolutionnaires comme nous.

Elles ne dépendent donc pas de l’élection d’Akira à la présidence mais bien de l’existence d’un mouvement capable de les soutenir, de les modifier, et de les mettre en place.

Nous ne nous faisons pas d’illusions, comme pour le reste du programme d’Akira, toutes ces mesures ne pourront être réalisées que si elles sont portées par un mouvement révolutionnaire qui se pense comme tel.

Disons-le clairement : Akira ne sera victorieuse que le jour où les peuples se gouverneront eux-mêmes.

Mesure phare: Assemblées Constituantes Communales

Démantèlement de la Vème République et ouverture d’un processus constituant pour la rédaction collective d’une constitution révolutionnaire. Ce texte commun aura pour rôle de proposer une nouvelle manière de nous organiser en collectivités. Il sera élaboré et rédigé au sein d’assemblées territoriales dans les 34 965 communes du territoire pendant deux années. Une assemblée intercommunale non-décisionnelle aura pour but d’assurer la coordination des propositions entre les assemblées communales. L’adoption du texte final aura lieu à travers un référendum intercommunal.

10 MESURES à mettre en place immédiatement

1. Reconnaissance des votes blancs et abstention

Annulation de l’élection si l’abstention et le vote blanc additionnés dépassent les 30%. Les élections sont invalidées et un autre scrutin est organisé avec de nouveaux candidats. Si le taux est encore supérieur à 30%, alors un tirage au sort des représentant.e.s parmi la population (comprenant tout les habitant.e.s du pays : étranger.e.s, exilé.e.s et sans-papiers) est mis en place.

2. Changement du statut des élu.e.s

  • Fin de la rémunération des élu.e.s (permise par le Revenu Universel Inconditionnel) et mise en place de mandats impératifs. “Diriger n’est pas un métier.”
  • Obligation de transparence : les élu.e.s doivent rendre publiquement et hebdomadairement compte de leur actions. Ceci afin de rendre plus transparents leurs agissements de nos élu.e.s, et de diminuer l’influence des logiques de partis.
  • Fin de l’immunité parlementaire et mise en place de procédures de révocation. Tout crime, délit ou abus de position au détriment du bien commun doit être jugé comme vol en bande organisée.

3. Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC)

Dispositif de démocratie directe permettant aux habitant.e.s de tous les échelons territoriaux existant actuellement (municipal, régional, national, transnational) de proposer la tenue d’un référendum. Nous nous inscrivons dans la demande portée par le soulèvement des Gilets Jaunes souhaitant quatre modalités pour le RIC :

  • pour voter une proposition de loi (référendum législatif) ;
  • pour abroger une loi votée par le Parlement ou un traité (référendum abrogatoire ou facultatif) ;
  • pour modifier la Constitution (référendum constitutionnel) ; et pour révoquer un élu (référendum révocatoire).

Compris dans une dimension locale, le RIC permettra aussi à toutes et à tous de reprendre le pouvoir sur la gestion courante des aff aires qui les concernent au jour le jour.

4. Intégration de la Guillotine comme patrimoine culturel immatériel de la France à l’UNESCO (pour bien s’en rappeler)

5. Elargissement du droit de vote

  • Droit de vote pour tous les habitant.e.s dès 1 an de présence sur le territoire.
  • Droit de vote dès l’âge de 16 ans

6. Protection inconditionnelle des lanceurs d’alertes

7. Donner leur indépendance aux médias

Rien ne sera possible sans un accès démocratique à l’information et à sa diffusion.

  • Expropriation de l’empire Bolloré (pour commencer) et exil forcé de Vincent Bolloré dans la fusée de SpaceX de Elon Musk pour un aller simple vers Mars.
  • Socialisation de BFMTV et CNEWS et licenciement de tous les chroniqueurs actuels. Interdiction du fi nancement des médias par des entreprises à but lucratif.
  • Fond de dotation indépendant pour l’aide à la création de médias citoyens et d’utopies numériques comme Wikipédia.

8. Apprentissage systématique des pratiques démocratique et autogestionnaire dès l’âge de 3 ans

afin de faciliter la participation, l’animation et la prise de décision par tous et toutes au sein d’espaces gérés collectivement.

9: Construction de l’Alliance des Communes Libres

Construction d’institutions municipales autonomes, non-étatiques et apartisanes dans tout le pays et au-delà. Une “l’Alliance des commune libres” permettra la circulation entre ces entités. et la décentralisation graduelle du pouvoir politique.

Cette mesure, inspirée des exemples de Nantes En Commun, du Syndicat de la Montagne Limousine, des Communes Zapatistes au Mexique ou des conseils locaux en Syrie, préparera la mise en place des Assemblées constituantes communales. Elle aura aussi pour mission de nouer des liens avec des communes ailleurs dans le monde.

10. Pour la généralisation des “communs”

Au sein de ces communes, mise en place d’un gestion par les habitant.e.s de “communs” municipaux (Studio d’enregistrement, fournil, laverie, cinéma, maison du peuple, centre de santé local, terres nourricières, production/fourniture d’énergie locale, etc.), selon des besoins établis par tout.e.s les habitant.e.s.”

En démocratie, bavarder n’est pas délibérer

La parole aux citoyens
Pourquoi bavarder n’est pas délibérer? Quel sens donner à la délibération ? En quoi la discussion, la conversation ou le bavardage diffèrent-ils de la délibération?

Attelons-nous dans cet article à une lecture critique de l’ouvrage de Pierre-Henri Tavoillot “Comment gouverner un peuple roi – Traité nouveau d’art politique” (2019), ouvrage clair et didactique[1]. Précisons d’emblée que l’auteur affiche clairement son opposition à l’idée de démocratie directe car dit-il, “il ne suffit pas de délibérer ni pour tomber d’accord ni pour décider correctement”, formule qui, on peut le noter, disqualifie autant la démocratie représentative que directe.

Le règne de la parole

La parole joue un rôle majeur en démocratie. Le terme “isegoria” (égalité d’accès à la parole) désignait d’ailleurs, dans les débuts, le régime mis en place chez les athéniens (voir cet article). Périclès affirmait, contre le “laconisme spartiate” : “Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire […]. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance, tandis que la réflexion engendre l’indécision.”[2]  Et pourtant, dès cette époque, les critiques à l’encontre des faiseurs de discours n’ont pas manquées. Les sophistes, de brillants orateurs, ont vite été assimilés à des adeptes des raisonnements spécieux. Plus récemment, des formules ont raillé la vaine prodigalité de la parole en démocratie. “La dictature, c’est ferme ta gueule ; la démocratie, c’est cause toujours” a ironisé Jean-Louis Barrault.

Les réseaux sociaux diffusent un “bruit continu et massif”, les médias adeptes des micro-trottoirs alimentent ce bruit auquel il est difficile d’échapper. Ainsi parle-t-on parle beaucoup dans notre démocratie contemporaine, mais y délibère-t-on vraiment ?

Qu’est-ce que la délibération?

“La délibération est l’examen qui prépare la décision : cette définition assez plate prend une profondeur presque poétique si l’on se rappelle l’étymologie du terme « examen ». En latin, il désigne l’essaim. Examiner, c’est donc faire comme les abeilles : sortir en masse de la ruche (comme des questions sortent du cerveau), aller butiner le nectar des fleurs (tous les savoirs appris des maîtres, des livres ou des choses) et revenir faire son miel (c’est-à-dire son devoir sur table en quatre heures). Montaigne formule l’image à merveille dans un chapitre de ses Essais (1580) consacré à l’éducation des enfants. « Les abeilles, écrit-il, pilotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il [l’élève] les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. » Voilà qui devrait donner envie de passer des examens plus souvent.

L’image est belle, mais elle serait incomplète pour définir la délibération si on ne lui ajoutait deux autres précisions qu’apporte là encore l’étymologie. Celle-ci, ce qui va de soi pour un tel terme, est débattue. Dans délibération, certains voient le mot latin libra (balance) ; d’autres, le mot liber (libre). À vrai dire, les deux origines font sens puisque, dans une délibération, il s’agit bien de peser le pour et le contre (d’où la balance), ce qui suppose un esprit apte à choisir (d’où la liberté). L’esclave ne délibère pas, il se soumet. L’abeille, fût-elle en essaim, ne délibère pas, elle agit par instinct. Le citoyen délibère parce qu’il peut hésiter et parce qu’il doit décider librement, faute de quoi il n’est pas citoyen mais sujet (au sens d’assujetti).”

Les 3 dimensions de la délibération

Plus concrètement, quelles sont les dimensions de la délibération d’après Pierre-Henri Tavoillot?

Voici les trois idées principales qu’il tire d’Aristote:

  1. “La délibération est l’organisation du désaccord. C’est évident quand on échange à plusieurs, mais c’est aussi le cas quand on réfléchit tout seul. Aristote utilise d’ailleurs le terme de bouleusis, tiré de Boulè, qui désignait, déjà chez Homère, le conseil des Anciens puis, dans la démocratie athénienne, l’instance de cinq cents membres, chargée de préparer les décisions de l’Assemblée du peuple (Ekklesia). C’est une manière de dire que, quand on délibère, même seul, notre esprit devient un petit parlement – les Romains diront un « forum (fors) intérieur » – où l’on doit s’efforcer de penser contre soi. L’idée est essentielle : penser, c’est certes penser par soi-même et, parfois, avec les autres, mais c’est d’abord penser contre soi et/ou contre les autres. Nulle pensée, sans altérité ; aucune idée, sans désaccord. C’est d’ailleurs ce qui rend si formateur et fécond l’exercice scolastique de la disputatio, où l’on s’oblige à plaider à l’inverse de son point de vue spontané.
  2. Nous ne délibérons que « sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ». Ce qui veut dire que la délibération porte sur l’action possible et future. Elle n’est donc pas un pur jeu de l’esprit, un débat gratuit ou une démonstration théorique, elle vise à conseiller ou à déconseiller, à exhorter ou à dissuader de faire quelque chose. C’est pourquoi le registre de celui qui délibère se distingue de celui du juge (qui évalue la justice des actions passées), du savant (qui recherche les vérités éternelles) ou encore de celui qui ne regarde que l’instant présent pour en faire l’éloge ou s’en indigner5. La délibération vise à éclairer une décision à prendre dans une situation d’incertitude après l’examen attentif des circonstances.
  3. La délibération ne porte pas sur les finalités de l’action, mais sur les moyens de les atteindre. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade ou un général s’il doit gagner la bataille, mais comment y parvenir. Et si les fins sont « hors délibération », c’est que, selon Aristote, elles sont « inscrites dans la nature ». Évidentes et incontestables, elles relèvent de l’ordre des choses, de l’harmonie cosmique elle-même, ce qui rendrait absurde de les contester. L’homme aspire au bonheur, il désire la santé : voilà ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisque c’est la nature elle-même qui l’établit. Grande leçon de celui qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand : pour pouvoir délibérer, il faut être déjà d’accord sur l’essentiel.”

S’ensuit un débat sur ce qui constitue la teneur de cet “essentiel” et son caractère devenu insaisissable dans nos démocraties modernes. Et c’est là que nous nous séparons de l’interprétation de Pierre-Henri Tavoillot…

Il suggère que les anciens avaient pour repère : la nature, la tradition ou la religion mais rappelons-le, avec Cornelius Castoriadis, la démocratie athénienne n’était mue que par le coeur des hommes.

“La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel.”[3]

“La démocratie correspond au pouvoir du Demos, la difficulté étant qu’il n’y a aucune limite à ce pouvoir du moment qu’il n’est ni hérité ni transcendant.”[4]

Voilà pour la réfutation des fins dictée par la nature, dieu ou la tradition.

En accédant à la délibération démocratique, l’homme moderne peut-il, du même coup, remplacer le mirage faisant de lui une machine à produire et à consommer par l’horizon d’une “vie bonne”? La réponse est certainement oui. Le chemin pour y arriver est abrupt pour nos faibles jambes déshabituées des longues disputes politiques, des interactions sociales hors réseaux sociaux ou des confrontations qui ne soient pas menées par des politiciens télévisés. La destination faite d’une vie riche de sens, de liens multiples, d’un travail librement consenti et maintenu dans des limites horaires raisonnables, n’en vaut-elle pas la peine?


[1] Les citations, sauf précision contraire, sont tirées de cet ouvrage. 
[2] Oraison funèbre, réécrite par Thucydide.
[3] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de cerisy le 5 juillet 1990

L’impossible démocratie directe. Réponse aux objections

Quels sont les principales objections dressées contre l’idée et la pratique d’une démocratie citoyenne? Quelles réponses apportent les défenseurs de la démocratie réelle ? Quels démentis fournissent les faits historiques?

C’est impossible à appliquer sur une vaste échelle

Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778), citoyen de la république genevoise, est sans doute l’un des premiers penseurs de l’ère moderne à formuler cette critique. La démocratie (directe) serait un régime pour un peuple divin assimilé à un souverain. Le souverain décide de tout, il n’y a aucune délégation. Rousseau conclut que cette formule de gouvernement n’est envisageable que pour une population d’une trentaine de personnes.

L’argument de la dimension demeure la première objection brandie de nos jours. Or l’argument est de mauvaise foi historiquement, concrètement et politiquement d’après Castoriadis. On pourrait dire: établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué (raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion) et de mauvaise foi.[1]

Les gens ne veulent pas être mobilisés en permanence

Dans un témoignage récent, Daniel Cohn-Bendit nous dit: “Nos idées libertaires correspondaient à un souhait de révolution permanente, une mobilisation perpétuelle de la société par l’instauration de conseils de quartier et de conseils ouvriers. On refusait l’idée de représentation qui est pourtant le seul moyen d’agir démocratique, car les gens ne veulent pas faire de la politique 24/24h, toute leur vie. Il y a des moments où ils se révoltent et d’autres ou ils veulent vivre sans faire de la politique et préfèrent déléguer ces questions à des forces politiques. Ça on ne l’avait pas compris et heureusement qu’on a perdu.”[2]

Or, comme le rappelle Castoriadis, le problème de la représentation tient principalement au fait que les mandats sont irrévocables, règle inconnue en droit privé on peut le noter. Avec les mandats irrévocables, il y a aliénation de la souveraineté au profit des corps institué pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique détaché des gouvernés entre irrémédiablement alors en collusion avec les autres pouvoirs notamment économique ou médiatique.[3]

L’élection de mandataires révocables règle une grande partie du problème peut important le nom qu’on leur donne : des magistrats au sens antique du terme, des “élus-commis” selon l’expression de Robespierre (avant qu’il ne sombre dans la tyrannie), des autorités selon le terme employé par les zapatistes d’aujourd’hui. Ces magistrats sont désignées (par élection, par tirage au sort – voir cet article sur le tirage au sort) pour de courtes périodes (1 an généralement à Athènes, 3 ans à l’échelon régional chez les zapatistes). Au Chiapas, le “commander en obéissant” guide les autorités au travers de 7 principes (1 – Servir et non se servir; 2- Représenter et non supplanter; 3- Construire et non détruire; 4- Obéir et non commander; 5- Proposer et non imposer; 6- Convaincre et non vaincre; 7- Descendre et non monter) – voir cet article sur le fonctionnement de l’autogouvernement zapatiste. Il peut donc y avoir des magistrats en démocratie directe pourvu que le mandat soit strictement encadré: révocable à tout moment, non renouvelable ou très peu, proche du bénévolat, non cumulable, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyé par de la formation pair à pair.

Au cours de sa vie, chaque individu est susceptible d’occuper un ou plusieurs mandats. En dehors de ces périodes où il agit en tant qu’élu, l’activité du citoyen se limite à la participation aux assemblées de quartier (traitant de problématiques nationales, régionales et locales) une à deux fois par mois, à l’exemple de la Grèce antique ou du Chiapas.

La société actuelle est trop complexe, il nous faut des professionnels de la politique.

Ces professionnels issus d’une caste dominante correspondent à l’idée platonicienne de philosophe-roi, un philosophe désintéressé et donc vertueux par essence dans l’exercice du pouvoir.

L’idée répandue qu’il existe des “experts” en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par “l’expertise” qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces “experts”. Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales.[4] Le recours aux experts constitue une étape possible pour éclairer une décision. En aucun cas, ces experts souvent otages d’une pensée normée doivent-ils prendre des décisions en lieu et place des parties prenantes (comme c’est le cas des directeurs de banques centrales par exemple – Voir cet article sur la monnaie – ou plus généralement avec notre personnel politique).

L’égalité supposée des citoyens dans la réflexion et l’agir politique est une fiction.

Comment pourrait-on mettre au même niveau l’opinion de Mme Michu et celle d’un député de l’assemblée, formé dans les meilleures écoles de la République, rompu à la négociation, capable de saisir les grands enjeux de notre temps et expert de la parole?

Et en effet, un politicien gavé de fiches, abreuvé d’éléments de langage damera probablement le pion à Mme Michu mais aura-t-il raison pour autant? Et si Mme Michu avait accès à une assemblée locale, qu’elle avait accès aux mêmes informations, ne pourrait-elle pas former un jugement éclairé?

Il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais selon la formule de Joseph Proudhon: “Entre maître et serviteur, point de société”. Chacun a droit à la parole[5]. Souvenons-nous d’ailleurs que l’égalité de parole (isegora) était le terme employé pour designer la démocratie avant qu’un mot plus adapté ne soit forgé (demos cratos = pouvoir du peuple)[6]. Cette égalité de parole accompagnée d’un égal droit de décider (un homme, une voix) constitue le fondement d’une démocratie réelle. Ne nous voilons pas la face, l’égalité constitue le coeur du défi démocratique, à la fois source et résultat de ce processus de mise en oeuvre d’une démocratie directe.

Plus de démocratie ne signifie pas moins d’erreur.

Les opposants à l’idée de démocratie citoyenne ont beau jeu de dénoncer la contradiction d’un supposé syllogisme:

1/ La démocratie est le régime qui tend vers une forme de vérité citoyenne

2/ La démocratie directe est la forme la plus pure de démocratie

3/ La démocratie directe instaure donc un régime de vérité exempt d’erreur.

Evidemment il n’en est rien comme le montrent certains exemples au cours de l’histoire.

Les citoyens athéniens ont voté en démocratie directe le massacre et l’asservissement du peuple Mélien rétif à toute domination. En 416 av. JC, les 3000 habitants de l’ile de Melos, petite ile des Cyclades, furent tués (hommes en âge de porter les armes) ou réduits en esclavage (femmes et enfants).

“Le régime de démocratie directe n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque.”[7] On peut d’ailleurs en dire autant de l’oligarchie qui est la forme actuelle de notre démocratie.

Les citoyens ne disposent pas du temps (et de l’argent) nécessaire pour tenir des assemblées

“Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence.”[8]

Que constate-t-on pourtant en France sur les deux derniers siècles? La productivité horaire du travail a été multipliée par 30. La durée individuelle du travail visible n’a été divisée que par 2 – et moins encore si l’on tient compte de ce qu’Ivan Illich appelle le travail fantôme (temps de déplacement, temps consacré à reconstituer ses forces ou à travailler à la maison de façon informelle)[9]. Si l’on ramenait le temps de travail à des proportions raisonnables au regard des gains de productivité, la question ne se poserait pas (voir cet article sur le temps libéré). La place excessive que prend le travail rémunéré dans nos sociétés est résumée par la formule de Castoriadis : “Le prolétariat ne peut pas être esclave dans la production 6 jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique”.

Dans la même veine, songeons que nous regardons en moyenne en 3h par jour la télévision[10]. Remplaçons donc ces 3 heures de mort cérébrale télévisée par 3 heures de vie politique et citoyenne!

Enfin, le temps c’est de l’argent dit l’adage. Or il n’est pas besoin de rappeler que nos sociétés occidentales sont très riches (en mettant de côté l’inégalité de répartition de cette richesse qui est un autre problème). Au milieu de cette richesse, la misère psychique a bien souvent remplacé la misère physiologique des temps anciens: la faim, le froid, l’insécurité économique.

En définitive, Thucydide avait résumé la question il y a 2500 ans par ces paroles: “il faut choisir : se reposer ou être libre.”

La démocratie directe ne peut mener qu’à un brouhaha permanent et finalement à l’impuissance

“Réunissez une famille autour d’une table à Noël parlez politique, vous verrez le résultat. Alors comment envisager un quartier réuni en assemblée pour traiter du commun…” Voilà un argument majeur pour les défenseurs de la démocratie représentative.

La réponse à cette objection tient en plusieurs points: le rôle de l’éducation dans la pratique, la surestimation du résultat obtenu en démocratie représentative, le rôle des minorités.

“Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie”[11]. Des pratiques élaborées collectivement peuvent également favoriser ces interactions – voir cet article sur les outils de la prise de décision. Il convient de créer un “humus culturel” réellement démocratique. Et l’accumulation de cet humus par strates successives prend du temps.

La démocratie représentative a pour elle une forme d’efficacité de façade: elle produit une masse de décisions et les applique dans une relative économie de moyens. Le développement du nucléaire civil et militaire et la radioactivité à gérer pendant 20000 ans, la politique agricole à l’origine de la désertification des campagnes et du saccage sanitaire et environnemental en cours, la politique industrielle produisant toujours plus de camelote pour davantage de déchets[12], autant de mesures décidés sans réel débat public par notre intelligentsia politico-économique. En est-on satisfait?

Cette économie de moyens de la démocratie représentative est par ailleurs sujette à critique: “Les interminables discours et les navettes entre les commissions, les différentes chambres des Parlements et les gouvernements et les cabinets ministériels ne prennent pas moins de temps, et la démocratie mérite qu’on lui consacre du temps.”[13]

Une autre vertu au large débat d’idée réside dans la confrontation d’opinions. La difficulté de mener ce débat peut nous pousser à le simplifier en l’évacuant. Mais n’oublions pas les leçons de l’histoire : la vérité a toujours préexistée dans les marges: avortement, condition de la femme, etc. Les minorités d’hier sont les majorités d’aujourd’hui: prendre en considération ce qu’elles ont à dire aujourd’hui peut donc nous faire gagner du temps.

Enfin, dans cette question du débat et de la décision collective, méfions-nous d’une démocratie électronique appuyée sur des dispositifs complexes et donc peu maitrisables, toujours suspect de falsification. Préférons une démocratie en face à face recourant ponctuellement à des dispositifs techniques les plus basiques possibles. Envisageons la simplification de notre monde et remettons nos vies à hauteur d’homme, sans démesure technicienne.

La démocratie directe est pour les peuples ce que les vents sont pour les flots “ils les agitent mais ils les élèvent”. Sans elle, la République n’est que “le calme plat du despotisme, la surface unie des eaux croupissantes d’un marais”.[14]

C’était impossible et pourtant ils l’ont fait

D’autres critiques plus confidentielles jugent le projet de démocratie directe trop timoré, qualifiant le vote d’acte « mou » et préférant l’action directe, l’occupation, la réquisition. D’autres encore dénoncent le pouvoir démesuré des minorités agissantes – ceux qui ont le temps par exemple (voir cet article sur la commune de Saillans). Le débat est sans fin et constitue l’essence même de la démocratie. Au lieu de promouvoir le consensus universel, il faut, au contraire, réhabiliter le “dissensus”, la “disputatio”, la “mésentente”.[15]

Alors impossible la démocratie directe?

“Qu’on me cite un progrès accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées”.[16] “Les systèmes tiennent souvent plus longtemps qu’on ne le pense mais finissent par s’effondrer beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine”.[17]


[1] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[2] Daniel Cohn-Bendit dans Affaires sensibles sur le 13 mai 1968 diffusé le 25 nov 2021
[3] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[4] Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)
[5] Aujourd'hui nous disposons tous en principe du droit de prendre la parole dans "l'espace public / privé" correspondant à l'agora antique incarnée de nos jours par les micros-trottoirs dont se délectent les médias (l'autocensure des médias amoindrit d'ailleurs cette assertion). Mais cette égalité de parole n'existe pas évidemment dans un "espace public" comme l'assemblée réservée aux professionnels de la politique. On observe par ailleurs une privatisation de l'espace public puisque les décisions censément publiques sont prises réellement en amont avec "l'aide" d'experts et lobbyistes de tous poils. Voir Castoriadis pour la distinction espace privé; public / privé; public.
[6] L'élan démocratique par Jacqueline de Romilly (2005)
[7] Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996
[8] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).
[9] L'abondance frugale comme art de vivre par Serge Latouche
[10] Statistique Insee pour 2010
[11] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[12] Expression de Bernard Charbonneau
[13] Multitude par HARDT, M. et A. NEGRI (2004)
[14] Camille Desmoulins Vieux Cordelier, n° 7, 5 Pluviôse An II
[15] Jacques Rancière
[16] La solution ou le gouvernement direct du peuple par Victor Considérant 1851
[17] Kenneth Rogoff ex-économiste en chef du FMI

La démocratie directe vue par Castoriadis

Qu’est-ce que la démocratie directe? Qu’est-ce qu’elle n’est pas? Qu’entend-on par autonomie? Quels sont les liens entre autonomie de l’individu et de la société? Comment définir le pouvoir ou l’Etat? Cornelius Castoriadis nous donne ici des éléments de réponse.
Cornelius-castoriadis

Cornelius Castoriadis, penseur total, penseur génial du XXè siècle fut tour à tour et sans exclusive militant communiste, trotskiste (membre d’un réseau résistant en Grèce pendant la 2nde guerre mondiale, animateur avec notamment Claude Lefort de la revue Socialisme ou Barbarie), économiste (Chef économiste pour l’OCDE), professeur (à l’EHESS dans les années 80), psychanalyste (décryptant abondamment l’œuvre de Freud et d’autres). A côté de ce parcours, il était également philosophe, philologue (analysant la signification d’écrits anciens), musicien amateur (il a songé à embrasser la carrière de chef d’orchestre dans ses jeunes années). Son œuvre passionnante, parsemée de mille éclats lumineux reflète cette profusion d’idées et d’actions, une réflexion nous menant à de nombreux carrefours du labyrinthe de la pensée pour reprendre le titre d’une série de ses ouvrages.

Cet article comprend des citations et fragments remaniées librement, parfois même reformulés par l’auteur de cet article (à rebours de tous les usages universitaires 🙂 afin d’en permettre une lecture plus fluide.

Les écrits ainsi librement cités / paraphrasés sont les suivants:

1 Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010

2 Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l’homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982).

3 Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996

Naturalité de la démocratie

Je ne crois pas qu’il y ait une naturalité de la démocratie. Je crois qu’il y a une pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie, pas vers la démocratie. Il y a une pente naturelle à rechercher une origine et une garantie de sens ailleurs que dans l’activité des hommes – dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres, ou version van Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le marché, qui fait que les plus forts et que les meilleurs prévalent toujours à la longue, c’est la même chose… Pour Pierre Clastres, la société est contre l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la source des normes. C’est le passé de la société, c’est la parole des ancêtres. Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.

La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. 1

Qu’est-ce que la démocratie directe?

À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Je suis d’accord là-dessus avec Rousseau qui dit que “les Anglais libres ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans”. 2

Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie. 1

Dans la Grèce antique, l’ecclesia, assistée par la boulé (Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe.

L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, active­ment encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ethos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits poli­tiques. La participation se matérialise dans l’ecclesia, l’Assem­blée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obliga­tion morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels; la quasi-totalité des cours sont formés de jurys, et les jurés sont tirés au sort. 3

Ce régime n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. 3

Réfutation des arguments clamant l’impossibilité d’une démocratie directe

Le grand argument contre la démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est la dimension de ces sociétés. Or l’argument est de mauvaise foi. Historiquement, concrètement et politiquement.

On pourrait dire : établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué est de mauvaise foi. 1

Dans l’époque moderne, on a vu éclore des formes de régime qui permettent une démocratie directe comme par exemple la commune de Paris ou des soviets –les vrais, avant qu’il ne soit domestiqués par les bolchevique–, ou des conseils ouvriers avec un pouvoir le plus grand possible des assemblées générales, c’est-à-dire la démocratie directe pour la décision ultime, et un pouvoir de délégués élus est révocables à tout instant, ne pouvant donc pas exproprier la collectivité de son pouvoir. 2

Qu’est-ce que le régime représentatif?

Le régime représentatif tel que nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les anciens ont des magistrats révocables, il n’y a pas de représentants. Le terme représentant signifie représentant auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants présuppose qu’il y’a un roi. En Angleterre le roi gouverne dans son parlement avec les représentants de ces sujets.

L’argument majeur en faveur de la démocratie représentative vient de Benjamin Constant : dans les sociétés modernes ce qui intéresse les gens n’est pas la gestion des affaires communes, mais la garantie de leurs jouissances. 1

Le peuple par opposition aux “représentants”.

A chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redé­couverte ou réinventée : conseils communaux (town mee­tings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. Dès qu’il y a des “représentants” per­manents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des “représentants” – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions suscep­tibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ». 2

Le peuple par opposition aux “experts”.

La conception grecque des “experts” est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de gouvernement – sont prises par l’ecclesia, après l’audition de divers orateurs et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y avoir de “spé­cialistes” ès affaires politiques. L’expertise politique – ou la “sagesse” politique – appartient à la communauté poli­tique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une activité “technique” spécifique, et est naturellement reconnue dans son domaine propre. La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratègoi, sont-ils élus, au même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la polis d’une tâche particulière.

L’élection des experts met en jeu un second principe, central dans la conception grecque, qui est que le bon juge du spécialiste n’est pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole, ou les tragédies couronnées -, on est enclin à penser que le jugement de cet usager était plutôt sain.

On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irres­ponsabilité croissante des appareils hiérarchico – bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des “experts” en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes poli­tiques se justifie par “l’expertise” qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces “experts”. Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales. 2

La Communauté par opposition à “l’Etat”.

La polis grecque n’est pas un “État” au sens moderne. Le mot même d’État n’existe pas en grec ancien (il est signifi­catif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). L’idée d’un «État», c’est-à-dire d’une institution dis­tincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompré­hensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète, “empirique”, de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendam­ment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un “État” et une “population” ; elle oppose la “per­sonne morale”, le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. Ni “État”, ni “appareil d’État”. Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif (très impor­tant aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus éle­vés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Ronald Regan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La “bureaucratie permanente” accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme est abandonnée à des esclaves.

Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles – et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthunè); ils le font devant la boulé pendant la période classique. 2

Les trois fonctions du pouvoir

Prenons les trois fonctions de tout pouvoir : légiférer, juger et gouverner – et non pas exécuter, terme hypocrite des lois constitutionnelles moderne, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois, le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel qui dit que le gouvernement, chaque année, présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide… Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les iroquois : elle juge, probablement, et elle gouverne, elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institut pas. 1

Qu’est-ce que l’autonomie ?

C’est que l’on puisse dire à chaque moment : cette loi est-elle juste ? L’hétéronomie c’est quand la question ne sera pas soulevé. Ne sera pas posée. C’est interdit. L’autonomie consiste simplement à ménager la possibilité effective que les institutions puisse être altérées, et sans qu’il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements. L’autonomie suppose également l’activité des gens, leur participation effective aux activités politiques, notamment le contrôle des magistrats révocables. 1

Le projet politique d’une société autonome et celui d’une société qui pose ses institutions en sachant qu’elle le fait, donc qu’elle peut les révoquer et que l’esprit de ses institutions doit être la création d’individus autonomes. Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Bach n’est pas Mozart. 2

Si être autonome, pour l’individu comme pour la société, c’est se donner sa propre loi, cela signifie que le projet d’autonomie ouvre une recherche sur la loi que je dois (que nous devons) adopter. Cette recherche comporte toujours la possibilité de l’erreur – mais on ne se protège pas contre cette possibilité par l’instauration d’une autorité extérieure, mouvement doublement sujet à l’erreur et qui ramène simplement à l’hétéronomie. La seule limitation véritable que peut comporter la démocratie est l’autolimitation, qui ne peut être, en dernière analyse, que la tâche et l’œuvre des individus (des citoyens) éduqués par et pour la démocratie. Une telle éducation est impossible sans l’acceptation du fait que les institutions que nous nous donnons ne sont ni absolument nécessaires dans leur contenu, ni totalement contingentes. Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. 3

Autonomie et psychanalyse

La fin bien conçue de l’analyse va au-delà de la liquidation du transfert, elle va jusqu’à l’instauration d’une nouvelle instance de la subjectivité : une subjectivité réfléchissantes et délibérante. Il ne s’agit pas d’assécher le Marais puant de l’inconscient pour y faire pousser des tulipes, cela serait suicidaire, parce que c’est précisément de l’inconscient que tout surgit. Il ne s’agit pas de se libérer de la domination de l’inconscient, c’est-à-dire de pouvoir arrêter le passage à l’acte mais d’avoir conscience des pulsions et des désirs qui y poussent. C’est cette subjectivité qui peut être autonome et c’est ce rapport là qu’est l’autonomie.

La politique, tout comme l’analyse, n’a pas de fin. Politique et analyse ne s’achèvent jamais. La fin de l’analyse c’est la capacité du sujet, désormais, de s’auto analyser. Dans le cas de la politique on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d’instituions. Il ne s’agit pas d’établir la société parfaite une fois pour toutes. 3

Le vote majoritaire

Le seul fondement de la règle majoritaire, c’est qu’en politique tous les doxai ou opinions sont équivalentes. Le nombre des opinions favorables à telle décision à un poids, crée une présomption de rectitude. Si vous êtes mettez une règle de la majorité, vous êtes admettez nécessairement que malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous et qu’il fasse ceci ou cela : priver de droits de vote les gens de plus d’un mètre 90, élire Hitler, etc. 1

L’illusion constitutionnelle

Au sujet du fétichisme de la constitution remarquons que le pays où les droits de l’homme sont peut-être le plus respecté depuis trois siècles, la Grande-Bretagne n’a pas de constitution alors que des constitutions parfaitement démocratiques ont servi de masque ou plus sanglante tyrannie et continue de le faire. Une constitution ne peut pas se garantir elle-même. Si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement. 3

Les partis contre la démocratie

La séparation des pouvoirs, autre dispositif d’auto limitation, me paraît également essentielle. Entamée dans la démocratie antique : les jurys athéniens tires au sort n’ont pas obéir à l’assemblée ils peuvent même la censurer, elle est en théorie plus poussée dans les régimes libéraux modernes. Cependant dans ces régimes, le pouvoir législatif et pouvoir gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Le lieu effectif du pouvoir pour les décisions qui importent vraiment dans les régimes libéraux, sont les partis. Les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto coopté. Il n’est nullement question cependant d’interdire les partis, la constitution libre de groupement d’opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l’agora. Mais l’essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. 2

Autogestion, économie, privatisation

Dans le domaine économique, l’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillé. Il ne saurait être question de collectiviser de force les petits producteurs par ailleurs. Une société autonome, se doit donc d’instaurer un véritable marché défini par la souveraineté des consommateurs et l’auto gouvernement des producteurs. Le dialogue démocratique remplace les rapports de force actuellement mis en jeu. La discussion ne peut pas se réduire à Madame Thacher ou le Goulag. Lorsque je formule ce projet d’autonomie, trop ou pas assez précis selon certains, je m’exprime en tant que citoyen. Cet effort de construction, d’élucidation, de description, devrait être le fruit d’une réflexion collective dans le cadre d’institutions démocratiques À fin de dépasser le stade de la division du travail politique, ou représentants et représentés sont renvoyés dos à dos.

Or aujourd’hui, la privatisation abandonne le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé.

Le prix à payer pour la liberté et l’autonomie c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. La richesse du capitalisme a été achetée par la destruction d’ores et déjà irréversible des ressources de la biosphère accumulées pendant 3 milliards d’années. 3

Individu et société

Ce que l’on appelle bêtement dans la théorie politique, philosophique, économique, l’individu – et que l’on oppose à la société – n’est rien d’autre que de la société. Ce sont des couches successives de socialisation qui s’agglomère autour du noyau monadique. Un enfant laissé à lui-même sans lien avec la société devient un enfant loup. Cette socialisation est essentiellement violente. Elle signifie que la psyché doit renoncer à l’omnipotence, à être le centre ou la totalité du monde. La sublimation implique le renoncement aux simples plaisirs d’organes, voire même aux simples plaisirs de la représentation privée pour investir des objets qui n’ont d’existence et de valeur que sociales. À partir du moment où l’on parle, au lieu de sucer son pouce, on est dans la sublimation parce qu’on investit une activité sociale, un objet créé par la société, institué est valorisé par elle.

L’activité des hommes investit un objet socialement créé et socialement valorisée, même si cet objet est criminel, comme l’holocauste le fut ou comme le furent les sacrifices humains par les prêtres Aztèques. 2

Pour une monnaie citoyenne

Comment la monnaie est-elle créée? Surgit-elle du néant comme le prétendent certains? Quel est le lien entre crédit et monnaie? Les citoyens peuvent-ils se réapproprier la monnaie et ses bénéfices (les intérêts)?
Dessin de capitalistes faisant tourner la planche à billets

Avant de dire ce qu’il en est de la création de la monnaie, il nous faut d’abord comprendre ce qu’est la monnaie. Et ça n’est pas simple car d’espèces sonnantes et trébuchantes, la monnaie est devenue un monstre conceptuel et intangible, difficile à appréhender.

A quoi sert la monnaie?

La monnaie sert d’unité d’échange, de moyen de règlement et de réserve de valeur. Voilà le classique commencement de tout cours d’économie sur le sujet. On a donc besoin de monnaie pour à peu près tout aujourd’hui. La monnaie irrigue ainsi l’économie et son volume doit donc grossièrement correspondre au PIB. Trop peu de masse monétaire par rapport aux besoins de l’économie et la déflation n’est pas loin (baisse des prix et mise en faillite d’entreprises), trop de masse monétaire par rapport aux besoins de l’économie et c’est la surchauffe de l’inflation (beaucoup de biens à acheter et pas assez de numéraire pour les payer, ce qui fait monter les prix).

Bien sûr, dans une économie décroissante, la masse monétaire n’aurait pas besoin de croître comme c’est le cas actuellement.

De quoi est constituée la masse monétaire?

C’est là que se niche la principale incompréhension vis-à-vis de la monnaie. L’essentiel de la masse monétaire n’est plus constituée de pièces et de billets[1] comme c’était le cas par le passé. La grande majorité de la monnaie est en effet “inventée” par les banques lorsqu’elles accordent un prêt[2]. C’est donc bien de l’argent magique, n’en déplaisent à certains!

Lorsqu’une banque prête de l’argent à un ménage, une entreprise ou à l’Etat, elle créé donc de la monnaie par un simple jeu d’écriture (d’où le nom de monnaie scripturale). Il ne s’agit pas, contrairement à la croyance répandue du prêt des dépôts qu’elle a en caisse. Non, la contrepartie des crédits est constituée par le “trait de plume du comptable”[3] ou  comment faire de l’argent avec un peu d’encre.[4] La banque commerciale doit uniquement détenir 1% du prêt accordé en monnaie banque centrale et 8% de fonds propres d’après les accords de Bâle). On dit que cette monnaie est créée ex-nihilo, du néant. Cet argent prêté par une banque se retrouve en partie en dépôt dans une autre banque, qui peut prêter à son tour (100€ pour 1 € déposé), et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle le multiplicateur de crédit, jusqu’à un théorique 9 640 euros créé à partir d’un dépôt de 100€.

Schéma expliquant la création monétaire

Donc, 90% de notre monnaie est constituée par de la monnaie scripturale créée par les banques commerciales lorsqu’elles accordent un prêt. Notons que cette forme de monnaie a proliférée au 20è siècle avec la bancarisation des ménages et entreprises (leurs économies étant de moins en moins constituées en pièces et billets).

On peut donc parler de la privatisation du droit de battre monnaie (expression inadaptée aujourd’hui car la monnaie ne se limite plus aux pièces). Cette création monétaire connait peu de freins en dehors des quelques règles que nous allons voir plus bas car elle n’est plus convertible en or (à partir de 1914) ou en dollars (à partir de 1971). L’argent n’est donc plus qu’une virtualité qui n’a d’autre valeur que la confiance qu’on lui accorde, répondant à la seule logique de l’offre et de la demande[5].

Le système monétaire et financier actuel de l’économie mondiale repose ainsi sur de gigantesques pyramides de dettes dans un équilibre instable[6].

Comment les banques sont-elles contrôlées?

Dans l’application de ce droit de création de la monnaie scripturale, les banques, véritables démiurges de l’économie sont relativement libres et en grande partie contrôlées par elles-mêmes. Les accords de Bâle dont les premiers ont été conclus en 1988 sous l’égide de la banque des banques (BRI ou Banque des Règlements Internationaux) en rassemblant des gouverneurs de banques centrales, prévoient quelques règles dont la principale porte sur le taux de fonds propres[7] de la banque émettrice du prêt, soit 8% des crédits qu’elle signe avec ses clients (ces normes ont évoluées à plusieurs reprises mais ce dispositif prudentiel en demeure le fondement). Le Comité de Bâle, institution internationale, n’est pourtant investie d’aucun pouvoir de réglementation. Il émet des recommandations généralement reprises dans les réglementations nationales.

On s’aperçoit donc que les règles appliquées sont minimales, que la banque centrale ne contrôle pas vraiment la masse monétaire, et pourtant l’inflation nous parait désormais reléguée dans les livres d’histoire. Cette impression est trompeuse. En effet, la masse monétaire augmente entre 10 et 20% par an mais l’indice de l’inflation ne tient compte que des prix au détail de biens basiques et ceux-ci restent maitrisés (autour de 2%)[8]. L’inflation, dans notre économie du superflu, se concentre donc dans les produits de luxe et autres actifs financiers achetés par les très riches. Il n’est que de voir l’évolution des prix immobiliers dans les grandes villes où celle des œuvres d’art pour s’en convaincre, mais tous les produits financiers (beaucoup moins tangibles) sont aussi l’objet d’une spéculation effrénée.

Pourrait-on aujourd’hui créer de la monnaie (scripturale) avec la banque centrale?

Oui, cela serait possible car si les banques commerciales n’ont pas le droit de se prêter à elles-mêmes, la banque centrale peut le faire. C’est le sens de la proposition faite par certains[9], de supprimer la dette publique détenue par la banque centrale auprès des banques européennes (440 milliards d’euros pour la France en 2020) par une création monétaire ex-nihilo (techniquement, il s’agit de racheter les titres de créances vendues par les banques commerciales à la banque centrale, en créant de toutes pièces de la monnaie banque centrale[10]).

Il est également possible de créer de la monnaie hélicoptère[11], c’est-à-dire une monnaie créée ex-nihilo par la banque centrale et qui ira directement dans la poche des ménages et des entreprises voir des Etats.

Ces deux dispositifs (effacement de la dette publique détenue par la banque centrale et création de monnaie hélicoptère) n’ont jamais jusqu’à présent été mis en œuvre. Mais il s’agirait d’une façon de se réapproprier démocratiquement la création de la monnaie dans un contexte de crise (sanitaire ou autre) nécessitant l’injection de beaucoup de liquidités.

Pourquoi autoriser des banques privées à créer presque toute la monnaie (hors pièces et billets)?

Schéma expliquant le système monétaire actuel basé sur les réserves fractionnaires

Cet état de fait repose sur une longue évolution historique qui a conduit la monnaie à devenir de moins en moins matérielle et de plus en plus autonome[12].

La justification généralement avancée pour autoriser des acteurs privés à s’octroyer l’essentiel du privilège de création monétaire (90%) a trait au risque d’inflation. Si l’Etat pouvait créer de la monnaie (comme ce fut en partie le cas pour son endettement propre jusqu’aux années 70 en France – voir plus bas), n’abuserait-il pas de ce droit auprès de sa banque centrale? En obligeant l’Etat à vivre comme un emprunteur on fait en sorte qu’il se pose des questions sur le coût de l’emprunt. Cet argument est en outre généralement brandi en rappelant l’expérience d’hyperinflation qu’a connu l’Allemagne de 1921 à 1924 lorsque les achats de nourriture se réglaient en liasses de billets. Le marché serait donc plus responsable que l’Etat…

Par ailleurs, l’inflation c’est la ruine du rentier, c’est-à-dire du possédant, celui dont l’épargne monétaire fond à proportion de l’inflation grignotant son patrimoine.

Certains se sont érigés contre l’obligation faite à l’Etat de recourir aux banques pour contracter des prêts et se voir ainsi prélever un intérêt qu’il n’avait jusqu’alors pas à payer. Ainsi, les intérêts de la dette représenteraient aujourd’hui 45% des recettes nettes de l’Etat[13]. Ce n’était pas le cas en France avant les années 60 ou 70 (la date est sujette à débat en raison d’un empilement de réglementations, de la diversification des outils monétaires, et de la complexité des statuts de la Banque de France). Pour certains, cela remonte aux lois Debré Haberer en 1966-68. Michel Rocard fait remonter ce moment à une loi de 1973 qui a contraint l’Etat à payer des intérêts sur ses emprunts, comme les particuliers. Il affirme dans un entretien de 2012, que sans cette loi, la dette de l’Etat serait de 17% du PNB et non pas 90% (en 2012)[14].

Enfin, la monnaie dette est un corollaire de notre société fondée sur la croissance. Pour se représenter les masses monétaires représentées par les intérêts, 1 g d’or placé à 3,25% d’intérêt à la naissance de Jésus équivaudrait à une masse supérieur à celle de la terre aujourd’hui[15]. On sait comme rappelé dans cet article sur la suppression de la spéculation, que seulement 2% de la monnaie créée sert à financer les échanges de biens et services, alors que les 98% restants sont consacrés à la spéculation ![16] Il en faut donc de plus en plus.

D’autres s’émeuvent de l’asymétrie des rapports entre les banques et l’Etat (donc les citoyens). Ainsi en va-t-il du “Too big to fail” désignant les banques “trop grosses pour permettre leur faillite”. Les “banksters”, engrangeraient donc les intérêts lorsque les choses vont bien et se tourneraient vers de l’Etat lorsque les choses se gâtent comme en 2008, profitant ainsi d’une assurance vie gratuite. Pour les ménages, les entreprises, et même les Etats (comme avec la Grèce) le “chacun pour soi” reste pourtant la règle[17].

Que faire pour se réapproprier la monnaie?

Schéma expliquant le système monétaire 100% Money

Alors comment parvenir à reprendre les rênes de notre monnaie sur le long terme? Faudrait-il nationaliser les banques (comme ce fut le cas pour la majorité (39) des banques françaises de 1982 à 1993 environ)? En tout état de cause, le secteur bancaire n’est pas une industrie comme les autres car son fonctionnement produit des “externalités” qui peuvent être dommageables pour les autres secteurs[18].

La réforme majeure envisagée dès les années 1930 par des professeurs de l’Université de Chicago, popularisée par l’économiste Irving Fischer dans l’ouvrage “100% Money“, puis reprise notamment par trois prix Nobel d’économie Milton Friedman, James Tobin et Maurice Allais[19], consiste à retirer le pouvoir de création monétaire aux banques commerciales pour l’attribuer entièrement à la banque centrale[20] (qui doit être contrôlé par l’Etat via sa représentation parlementaire – ou par les citoyens dans le cas d’une démocratie directe).

Ce système est celui des réserves pleines, monnaie pleine ou encore couverture intégrale des prêts par des réserves en “monnaie banque centrale” (soit une couverture de 100% et non plus 1% comme aujourd’hui).  Avec ce schéma, les banques ne peuvent prêter que l’argent déposé sur les comptes-épargne[21] garantis par un équivalent en “monnaie de base” ou “monnaie banque centrale” détenue auprès de la Banque Centrale”[22].

Dit autrement, la monnaie serait simplement transférée depuis le compte-courant des particuliers vers le compte que les banques commerciales détiennent à la Banque Centrale, en échange d’une créance des particuliers sur les banques inscrite au compte d’épargne.[23]

Techniquement, la mise en réserve se traduit par l’achat d’actifs aux banques (Proposition de Fisher) ou par le prêt (Propositions de Friedman et Allais notamment)[24]

Loin d’être farfelue, cette proposition a déjà été proposée en Grande-Bretagne et en Suisse[25], sans succès jusqu’à présent.

La conséquence naturelle de 100% Money sera la contraction du système financier lui-même ramené au même niveau que les autres entreprises du secteur privé à qui on ne fournit pas gratuitement leur matière première comme c’est le cas avec les banques. Les banques se recentreront sur leur cœur de métier historique, à savoir la mise en relation d’épargnants et d’emprunteurs, et la transmission des uns aux autres d’argent préalablement existant.

C’est la fin d’un système où se confondaient monnaie et le crédit. Après la transition vers le système 100%, il n’y aurait pas un centime de moins de prêt à l’économie mais les propriétaires de la dette ne seraient pas les mêmes.

Principaux effets attendus de la réforme 100% Money

Moyennant une perturbation minimale voire inexistante de l’économie, les bénéfices seraient les suivants :

1. Mettre fin ou atténuer les immuables cycles destructeurs de boom et de dépression (Fischer)

2. Augmenter les recettes fiscales à hauteur de l’augmentation de la masse monétaire émise annuellement de 3 % à 5 %. On peut donc l’estimer de 60 à 100 milliards d’euro par an pour la France[26].

3. Éliminer les risques de panique bancaire, le fameux “Bank run” ou “ruée sur les guichets” qui apparait dans le système actuel lorsque la confiance s’effrite et que tous les déposants veulent retirer leur argent de la banque car, comme nous l’avons vu, l’essentiel de la monnaie n’existe que dans les livres de comptes de la banque et ne peut pas être mis à disposition sous forme de billets, pièces ou or.

4. Supprimer l’endettement public vis-à-vis de la banque centrale (et réduire la dette publique détenue par des banques étrangères).

5. Réduire la dette privée.

6. Sauvegarder les dépôts afin que même en cas de faillite d’une banque commerciale, les dépôts restent intacts et qu’on puisse en disposer sans la moindre subvention gouvernementale.

Ayant dit tous les bénéfices d’une réforme 100% Money, reste à comprendre pourquoi, alors qu’elle est proposée depuis près d’un siècle, elle n’est toujours pas mise en oeuvre. La réponse semble assez évidente et commune à beaucoup de propositions de bon sens : parce qu’elle heurte trop d’intérêts particuliers puissants qui se trouvent être les mêmes que ceux qui dirigent notre démocratie oligarchique. Là encore, la démocratie directe ou Autogouvernement est le préalable indispensable à la mise en œuvre d’une telle réforme.


[1] Les billets sont hérités des billets de change inventés au Moyen-Age. Ils représentent un premier saut conceptuel dans l'histoire de l'argent qui passe d'une monnaie marchandise (métal précieux), à la promesse d'un échange dans ce même métal.
[2] Les lettres de changes furent inventées au Moyen-Age pour éviter de transporter du numéraire sur des routes peu sures. Un billet payable au porteur permettait donc de se faire remettre les espèces déposées dans une ville, par un autre membre de la corporation (joailliers initialement). Rapidement et pour accroître les profits, des billets furent émis en quantité plus importante que le métal précieux qu'elles représentaient (couverture partielle).
[3] Expression attribuée à Milton Friedman
[4] Jacques Duboin, Sous-secrétaire d'État au Trésor pendant un mois en 1926 et plus tard promoteur du 100% Money.
[5] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019) 
[6] Maurice Allais, Prix Nobel d'économie, 1999, "La Crise Mondiale d'Aujourd'hui. Pour de Profondes Réformes des Institutions Financières et Monétaires"
[7] Les fonds propres correspondent principalement au capital social de la banque et à ses réserves disponibles.
[8] Voir indice Insee à partir de grandes catégories suivies : Alimentation, Produits manufacturés, Énergie, Services, Tabac
[9] Une monnaie écologique par Alain Granjean et Nicolas Dufrêne (2020)
[10] Entretien de Gaël Giraud dans Thinkeview 24 sept 2020
[11] On appelle cela également le quantitative easing for people (QE4P). Sur une base récurrente, cela peut servir à allouer un revenu universel - pour autant que cela soit souhaitable. Si alloué à l'Etat, cela peut permettre le financement d'investissements publics.
[12] Une monnaie écologique par Alain Granjean et Nicolas Dufrêne (2020)
[13] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[14] Intervention sur Europe 1 de Michel Rocard le 22 décembre 2012
[15] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[16] Voir TedX Ariane Tichit, docteur en économie
[17] La monnaie scripturale n’est garantie que par des entreprises commerciales le plus souvent privées, auxquelles il faut ajouter la garantie des dépôts à hauteur de 100 000 € par compte. Face à une crise bancaire systémique, le fonds serait largement insuffisant (le FGDR ne peut garantir que 34000 comptes) - voir wikipedia Fonds_de_garantie_des_dépôts_et_de_résolution
[18] James Tobin cité dans Une « vieille » idée peut-elle sauver l’économie mondiale ? Intervention par Christian GOMEZ de l'Université Blaise Pascal le 9 février 2010
[19] Revue Banque : Rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? Par Gaël Giraud Le 25/09/2012
[20] Le transfert à la banque centrale de la responsabilité pour la création de toute nouvelle monnaie scripturale ferait écho au "Bank Charter Act" de 1844 initié au Royaume-Uni puis partout dans le monde, faisant obligation de couvrir les billets de banque émis par la Banque d’Angleterre par une encaisse or.
[21] Pour être précis, le terme des dépôts doit être pris en compte. "Les banques de prêts assureraient comme aujourd'hui le négoce des promesses de payer, mais la règle de leur gestion, au contraire de ce qui est pratiqué aujourd'hui, serait que tout prêt d'un terme donné devrait être financé à partir d'un emprunt de terme au moins aussi long. Ainsi au lieu d'emprunter à court terme pour prêter à long terme, elles emprunteraient à long terme pour prêter à plus court terme." L'impôt sur le capital et la réforme monétaire par Maurice Allais 1977
[22] On l'appelle aussi monnaie permanente car elle n'est jamais détruite contrairement à la monnaie d'endettement qui est détruite au fur et à mesure des remboursements d'emprunts.
[23] Revue Banque : Rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? Par Gaël Giraud Le 25/09/2012
[24] Une « vieille » idée peut-elle sauver l’économie mondiale ? Intervention par Christian GOMEZ de l'Université Blaise Pascal le 9 février 2010
[25] Une proposition de loi a été déposée par Douglas Carswell devant le parlement britannique en 2010. Une votation "Monnaie pleine" en Suisse (2018) a été le plus près d'arriver à imposer cette idée même si la motion n'a recueilli que 24,3 % d'avis favorables pour une participation de 34 % des citoyens Suisses.
[26] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)  

Beauté démocratique

Parmi les défis de la non-puissance, il en est un particulièrement important: comment réenchanter le monde par la beauté? Et si notre civilisation n’avait pas été celle de la guerre, de la domination et du pouvoir, à quoi cette société ressemblerait-elle aujourd’hui ?

Devrait-on renoncer au Parthénon, fruit de la domination d’Athènes sur ses voisins?

Faudrait-il tirer un trait sur la ville de Florence née des affaires de banque d’une dynastie (Les Médicis) ayant su habilement asseoir sa puissance au sommet de l’Europe?

Peut-on enfin se priver du Paris d’Haussmann, bâti sur la spéculation effrénée d’affairistes tels les frères Pereire?

Car cette puissance, allant de pair avec une domination massive de l’Etat, n’a pas produit que misère pour le plus grand nombre. Dans le passé, elle a aussi enfanté des œuvres immortelles construites de main d’hommes (dominés).

Quant à aujourd’hui, on peut se demander si cette puissance enfante encore des œuvres dignes d’intérêt. Il n’est que de voir la laideur standardisée de nos sociétés contemporaines pour se convaincre du contraire et réclamer son renversement. Faute de pouvoir conserver une main d’œuvre servile, la survie esthétique y est maintenue à coup d’import de produits artisanaux venus d’ailleurs. L’ethno-chic est devenu le la tendance décorative, révélatrice de la puissance du nord sur le sud.

Regrettons en passant que les activistes légitimement opposés au système de domination actuel ne donnent bien souvent à voir de leurs actions que des cabanes de palettes et des amas de bâches, tristes déchets de cette civilisation industrielle conspuée. Regrettable, car la beauté est sans doute le premier vecteur de sympathie dans l’opinion public, la laideur en représentant l’ultime repoussoir.

Et demain, peut-on espérer que la puissance collective démocratiquement consentie permettrait d’enfanter de nouveaux chefs d’œuvre? Pourrait-on ériger une nouvelle cathédrale Notre Dame de Paris, jadis élevée grâce à la dévotion collective des Parisiens (pression religieuse mise à part)? C’est en tout cas le pari de ce site car l’égalité réelle ne peut découler que d’une démocratie réelle, seule à même de démanteler la puissance imprégnant nos sociétés.

La beauté est devenue plus que jamais indispensable pour redonner un sens à nos vies. Le coût de cette beauté doit-il nous y faire renoncer faute de moyens ?