Ethique et pouvoir, quel chemin pour une démocratie directe ?

Qu’est-ce que l’éthique ? Comment la distinguer de la morale ? La société peut-elle bénéficier globalement d’individus dépourvus d’éthique ? Nos élites sont-elles plus ou moins exemplaires qu’avant ? La démocratie directe présupose-t-elle la généralisation d’une éthique individuelle irréprochable ?

Ethique et morale

Les concepts d’éthique et de morale s’utilisent souvent indifféremment et recouvrent un ensemble de valeurs positives. Pour opérer la distinction, on associe généralement l’éthique à l’individu et la morale à un groupe social. L’éthique se traduit par un questionnement qui cherche à trouver le juste dans une circonstance donnée. Cela peut se résumer à la place que chacun attribue à la frontière qui sépare le bien du mal. Le principal ennemi de l’éthique est le détournement du regard. Bien entendu, l’éthique individuelle varie en fonction de chaque individu, tout comme la morale est différente suivant le lieu ou l’époque. Par exemple, les pays d’Europe du Nord ont des codes moraux généralement considérés comme stricts au regard du personne politique. Rappelons nous de cette ministre de la culture en Suède poussée à la démission en 2006 (Cecilia Stegij Chilo) pour avoir omis de payer la redevance télévisuel et déclarer sa nounou.

La fable de l’anti-éthique

Dans la “Fable des Abeilles (1723), Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool et les drogues, la cupidité, etc. contribuent finalement « à l’avantage de la société civile ». « Soyez aussi avides, égoïstes, dépensiers pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ” Ce raisonnement qui sera ramassé dans la formule « Vice privée, vertu publique » s’avère proche des théories du ruissellement très en vogue à la tête de l’Etat.

Une version cinématographie de ce principe se retrouve dans la bouche d’un trader décomplexé (Gordon Geiko) du film Wall Street : Greed is good ! (soyez cupides !)

Une formule prend le contrepied de cette ruche corrompue mais prospère en évoquant « l’infirmité morale du capitalisme ».

L’hommes est-il naturellement bon ?

Dans La morale anarchiste (1889), Pierre Kropotkine nous livre sa vision de l’éthique (confondue ici avec morale), vision proche de la position de Rousseau : « L’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt ». Le prince de l’anarchie résume l’éthique individuelle par cette formule : « Traite les autres comme tu aimerais à être traité par eux dans des circonstances analogues ». « Le sens moral est en nous une faculté naturelle, tout comme le sens de l’odorat et le sens du toucher ». De ce principe découle selon lui l’entraide ou la solidarité, exact opposé du principe darwinien de lutte pour l’existence. L’ensemble du système d’éthique individuelle repose sur le principe d’égalité entre les humains. Que cette égalité soit bafouée et les comportements naturels sont entravés. Kropotkine peut donc conclure qu’une société libérée de ses entraves permettrait à chacun de retrouver son sens éthique inné. En abattant capitalisme, religion, justice, gouvernement, on libère en quelque sorte la morale intrinsèque de l’homme. « En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’est laissé enlever, afin de soumettre à la critique et de le purger des adultérations dont le prêtre, le juge et le gouvernement l’avaient empoisonné et l’empoisonnent encore. » Faut-il en vouloir à Jack l’Eventreur ou au propriétaire du misérable taudis de sa victime qui a cherché à lui faire payer les quelques sous de son loyer ? nous dit en substance Kropotkine. Quand on pense au juge, garant de la morale bourgeoise, qui a envoyé au bagne froidement quantité de miséreux, n’est-on pas détourné de l’objet de notre indignation ?

Les continuateurs de la pensée de Kropotkine, s’activant à la mise en œuvre des Kibboutz ne pensaient pas autrement. L’un d’eux témoigne dans les années 1920 à propos du premier Kibboutz (Degania) et de l’éventualité qu’un membre  s’adonne à la paresse tout en profitant du salaire égal pour tous : « si cela arrivait, nous cesserions aussitôt d’aimer le fautif ».

Sommes nous plus ou moins éthiques qu’avant ?

A la lecture d’un journal ou du site web d’une association comme Anticor, on peut légitimement s’interroger sur l’érosion éthique de notre société.

Et sans doute aurions-nous tort de considérer ce biais cognitif comme une vérité anthropologique. Les « casseroles » existent de toute éternité : de l’arrestation du surintendant Nicolas Fouquet par Louis XIV au scandale de panama sous la IIIè République en passant par l’affaire des diamants de Bokassa pour ne parler que de l’ère moderne, les exemples abondent et ne permettent pas de prétendre au déclin de l’éthique bien que cela soit difficilement quantifiable.

Certains ont défendu un point de vue complémentaire à cette stabilité de l’ère moderne. Castoriadis (Une société à la dérive 2005) donne pour point de bascule l’apparition du capitalisme (que certains font remonter à la renaissance). “Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté, dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.” Castoriadis adopte un point de vue inverse à celui de Kropotkine, arguant que la morale est un leg de valeurs anciennes, notamment religieuses, que le capitalisme se plaît à piller, là ou Kropotkine affirme que le sens éthique est un état naturel de l’homme que la société entravée par la religion et l’Etat ne fait que pervertir.

S’il est donc difficile de conclure sur le déclin ou la stabilité de l’éthique à l’ère moderne ou sur un temps plus long, on trouve de nombreux penseurs, tel Polyani s’appuyant sur l’anthropologie et l’histoire, pour réfuter l’idée moderne que la nature de l’homme est utilitariste (dépourvu d’éthique).

Des dirigeants exemplaires ?

Peut-on attendre des élites un comportement exemplaire ou nos élites ne sont-elles que le reflet de notre société dans son ensemble ?

Cincinnatus citoyen romain qui sauva Rome par deux fois avant de retourner labourer ses champs fait figure d’exception anthropologique au même titre qu’un De Gaulle renonçant par deux fois lui aussi au pouvoir par conviction politique (chef de gouvernement en 1946 et chef d’Etat en 1969).

Les élites se révèlent sans doute ni plus, ni moins dépourvus d’éthiques que tout un chacune. Une différence majeure sépare toutefois les élites du reste : la proximité de l’argent et les tentations que cela suppose. Robespierre à ce sujet cisela cette formule : « Les riches ont nommé leur intérêt particulier, intérêt général. »

Par ailleurs, les vulgaires citoyens et leurs élites ont en commun une humanité par définition complexe et chargée de contradiction. On peut penser que Nicolas Hulot a fait preuve d’une exigence éthique hors norme en donnant sa démission de ministre de l’écologie, tournant le dos à un poste prestigieux. Et c’est pourtant le même homme qui a été accusé par 6 femmes de violences sexuelles (il est toujours présumé innocent). Et ce n’est bien entendu qu’un exemple parmi d’autres.

La sélection naturelle des moins éthiques

La société favorisait-elle la promotion d’individus sourds à leur conscience voire sans conscience ? Si avec Castoriadis, on postule que le capitalisme favorise le déclin de l’éthique, peut-on tenter d’en trouver les causes ?

Certains ont parlé de darwinisme social pour qualifier les mécanismes à l’œuvre dans notre société moderne. En cela, le capitalisme favoriserait la sélection des individus à la fois les plus malins ET indifférents aux dilemmes éthiques. Les promesses de Bernard Tapie aux salariés des entreprises rachetées à la barre des tribunaux de commerce n’ont-ils pas fait les frais de ce type de profil ? Ainsi, parmi d’autres exemples, déclara-t-il en novembre 1984 aux 244 salariés de l’usine Wonder de Lisieux : « Nous mettrons les moyens qu’il faut pour que Lisieux fonctionne. Je ne suis pas inquiet pour l’avenir de Wonder. Je suis sûr que l’an prochain, nous ferons de l’argent ». 10 mois plus tard, le site fermait ses portes. 4 ans plus tard, il empochait une plus-value de 72 millions d’euros en revendant Wonder à un groupe américain.

Au cœur de cette problématique éthique du capitalisme : l’efficacité. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème selon Jacques Ellul dénonçant le « monothéisme de l’efficacité ». Or, Walter Benjamin nous dit bien que « Pour pouvoir accomplir quelque chose contre le capitalisme, il est indispensable, avant tout, de quitter sa sphère d’efficacité, parce que, à l’intérieur de celle-ci, il est capable d’absorber toute action contraire. »

Les conclusions pour la démocratie directe

Si l’éthique des élites équivaut celle des citoyens dans leur ensemble, pourquoi miser sur un régime de démocratie directe reposant sur le plus grand nombre ?

Une première réponse tient justement dans le nombre. Une infinité d’individus dénués d’éthique vaut mieux qu’une poignée tout autant dévoyée mais dont les intérêts personnels les rendent influençables. Voter l’abrogation du droit à la fortune s’avère évidente lorsqu’on est pauvre. Voter pour des mécanismes de justice est plus facile sans fortune personnelle. Le principe utilitariste de la fable des abeilles est ici renversé au profit d’une société amorale et égalitaire.

Cette première réponse utilitariste ne s’avère toutefois pas suffisante. Certains problèmes nous concernent tous, riches ou pauvres. Personne ne semble avoir intérêt à les résoudre. Par exemple, le réchauffement climatique ou l’extinction massive des espèces paraissent distantes et théoriques à beaucoup : riches ou pauvres. De telles menaces supposent qu’une éthique altruiste prévale chez la majorité des citoyens au pouvoir (riche ou pauvre) pour laisser à nos enfants une planète préservée. A n’en pas douter pour reprendre l’argument de Kropotkine, dans une situation d’égalité, on peut s’attendre à faire ressortir la nature bonne de l’homme capable de remettre en cause son confort matériel à court terme (si on considère la décroissance comme une nuisance et non comme une opportunité). Enfin, avec la démocratie directe, la conquête du pouvoir se trouve relégué au second plan. Tirage au sort et élection sans candidat affaiblissent drastiquement le ressort de l’ambition personnelle. Les mandats révocables et la précarisation des postes électifs excluent les promesses intenables et donc les comportements électorales dévoyés. Avec la démocratie directe, une société plus apaisée favorisant une éthique de la non puissance ne serait-elle pas envisageable ?

Le droit de pétition, une forme de démocratie directe?

La pétition pourrait-elle infléchir notre démocratie représentative dans une direction plus participative ? Serait-il possible de concevoir un droit de pétition à valeur décisionnelle ?

Requête visant à infléchir l’action politique, la pétition prétend défendre l’intérêt général. Elle tranche avec la supplique, plainte, doléance d’ordre privée connue jusqu’alors.

La pétition à l’instar de la manifestation fournit aux citoyens d’en bas un moyen direct d’interpeller le pouvoir d’en haut. Ce droit reconnu en France depuis la Révolution pourrait-il servir de socle à une démocratie revigorée ?

La timide reconnaissance du droit de pétition

Pratiqué en Grande-Bretagne depuis le XVIIè siècle, la pétition arrive en France à la veille de la Révolution à l’initiative du Dr Guillotin. En décembre 1788, celui-ci dépose auprès des notaires de Paris, un document en faveur du doublement des voix du Tiers-Etat aux États Généraux. L’appel recueille peu de signature mais la démarche créé un précédent notable.

Consacré par un décret en 1789, une loi en 1791 et finalement par la Constitution de la Convention Montagnarde de juin 1793 (jamais appliquée), le droit de pétition ne figure pourtant pas au nombre des droits reconnus par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Une pratique marginale

Sous la IIIè République, le droit de pétition, figure au seul règlement des assemblées. La Vè République conserve ce mécanisme et ne consacre pas davantage ce droit dans la Constitution.

L’engouement populaire pour ce dispositif s’avère modéré et en constante régression.

Les 3 premières législatures de l’Assemblée nationale inaugurant la Vè République comptent 172, 244 et 82 pétitions déposées. Plus récemment, entre 2002 et 2007, seules 36 pétitions ont atterri chez les députés.

Plus récemment, l’exécutif a voulu remettre à l’honneur le droit de pétition. Depuis 2017, le Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) labellise ainsi trois plateformes de pétitions en ligne (Avaaz, Change.org et MesOpinions.com). En 2020, Sénat et Assemblée nationale se dotent de plateformes numériques propres et d’engagements forts. Jugez vous-même. Les pétitions dépassant les 100 000 signatures seront … mise en ligne sur le site de l’Assemblée nationale. Celles regroupant 500 000 pétitionnaires peuvent être inscrites à l’ordre du jour pour débat en séance publique.

Un droit impuissant

Tel que prévu, les pétitions n’ont aucune valeur contraignante et donc aucune porté décisionnelle. Certaines pétitions, dont les chiffres ne peuvent être ignorés, parviennent à amener le débat sur le devant de la scène politique : c’est le cas de la pétition ”Loi travail : non, merci !”, qui obtient un peu plus d’1,3 million de signatures en 2016, ou encore de celle intitulée “Le Casse du siècle”, créée pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement, et qui obtient près de 2 millions de signatures. Pour quelles suites ?

Depuis la mise en place de la plate-forme de l’Assemblée nationale en 2020, seule la pétition réclamant la dissolution de la Brav-M a dépassé le seuil des 100 000 requis pour une mise en ligne (260 000 signatures en deux semaines). Patatra, dénonçant un “dévoiement” du droit de pétition en raison de la formule clôturant l’appel, “Stoppons le massacre”, elle est classé sans suite par la Commission des lois sur proposition de son rapporteur…

Cecosesola, démocratie directe et autogestion

Carte du Venezuela indiquant la présence de la coopérative Cecosesola dans l'Etat du Lara principalement.

Depuis plus de 45 ans au Venezuela, dans l’État de Lara, un réseau d’une cinquantaine de coopératives réunies sous la bannière de Cecosesola, propose large variété de produits et services. Cette fédération emploie 1 200 de personnes et compte plus de de 20 000 membres associés, principalement des foyers modestes. Produits agricoles, banque, soins de santé, écoles, services funéraires, transports, biens d’équipements, l’offre s’est étoffée au fil des années. La volonté de pratiquer des tarifs accessibles persiste toutefois. 30% sous les prix du marché pour les produits agricoles à 60% pour l’offre de santé, l’autogestion se porte bien.

Simple service funéraire au service des plus démunis de la ville de Barquisimeto, Cecosesola s’est rapidement constituée à travers dix coopératives du centre-ouest du Venezuela qui se sont fédérées dans une structure commune en 1967. Le salaire est le même pour tous et un fonds d’aide solidaire a été créé en cas de maladie ou de coups durs. Cecosesola est complètement indépendante, à la fois des banques comme du gouvernement. Le projet autogestionnaire ne reçoit aucune subvention du gouvernement.

Les “ferias”

Les marchés populaires appelés “ferias” sont l’une des activités centrales du réseau. La feria centrale, la plus importante, est à la fois un marché de fruits et légumes et un supermarché social qui couvre tous les produits. Une grande partie de l’approvisionnement provient des dizaines de coopératives agricoles et des « unités de production communautaires » qui appartiennent au réseau Cecosesola. De prime abord, cet immense hangar aux allures de supermarché discount, avec ses 180 caissiers faisant face à de longues files d’attente, ne paye pas trop de mine. Mais le fonctionnement coopératif, les prix « solidaires » souvent 30 % inférieurs aux prix du marché, le microphone communautaire où chacun peut aller dire un mot ou encore les caisses de soutien aux luttes indigènes sont parmi les détails qui changent considérablement l’impression initiale…

Du côté de son réseau de santé, Cecosesola ne fait pas non plus dans la demi-mesure : après plusieurs années de travaux et la récolte des millions de bolivars nécessaires à leur financement, le « centre intégral coopératif de santé » a ouvert ses portes dans l’Ouest populaire de la ville, en 2009. Ils avaient déjà six centres de soins à leur actif, voici désormais un grand hôpital ouvert pour toute la population – ce qui en fait le plus important de cette ville d’un million d’habitants – avec tous les services nécessaires et davantage : de la chirurgie à la médecine chinoise.

Loin de fanfaronner sur les chiffres de sa réussite – 50 000 familles approvisionnées en produits agricoles, 150 000 visites annuelles dans leur réseau de santé –, pour les membres de Cecosesola, la priorité n’est pas celle-là. Jorge, qui travaille à l’hôpital, insiste : « Nous croyons que le succès économique de Cecosesola vient du fait que ce n’est pas notre intérêt principal ! » C’est avant tout une «  expérience communautaire de transformation sociale ».

Une coopérative sans patron

Petit retour dans le temps. En 1974, le réseau coopératif est encore organisé de façon traditionnelle : la direction dirige, les travailleurs obéissent. Mais lorsque le gérant de l’époque s’autorise un léger détournement de fonds, les coopérateurs lancent une AG extraordinaire : les chefs sont virés. De nouveaux mandatés favorisent alors un changement de cap. Au fil des ans, ils s’engagent à réduire l’organisation verticale, pyramidale des organisations du réseau et des réunions périodiques ont lieu entre les travailleurs associés, afin de réfléchir à ce que nous voulions. Aujourd’hui Cecosesola n’a plus de direction, plus de gérant, aucun signe de hiérarchie formelle.

Dans le travail quotidien, il n’y a pas de surveillant, tout fonctionne au travers de la conversation, en réunion, et en dehors des réunions. Pour certaines activités, il y a des groupes de coordination, qui sont rotatifs entre tous les travailleurs : la transmission de l’information entre eux permet que ce soit le collectif qui s’instruise, se responsabilise, se dynamise. De la même manière, si chacun a un poste principal, une personne peut être affectée dans un centre de soins et tenir une caisse dans une feria certains jours. Le but est qu’ils partagent tous les mêmes fonctions, les mêmes connaissances et une vision globale et intégrée de leur coopérative.

« La solution à tous les problèmes est dans la discussion permanente. Nous nous réunissons donc de nombreuses fois, au moins 3 ou 4 fois dans la semaine », explique Jorge. Un travailleur peut ainsi y consacrer autour de 20 % de son temps de travail, entre les réunions de secteur pour l’organisation du travail quotidien et les réunions de gestion qui concernent l’ensemble de Cecosesola et qui peuvent rassembler jusqu’à deux cents personnes. Quant à la prise de décision, elle se fait par consensus, de manière «  à lui donner plus de force ». Chose rare à signaler, toutes les réunions se font sans ordre du jour et sans animateur. Sourire aux lèvres, Jesús admet que « pour les gens qui viennent nous voir, nos réunions paraissent un peu folles ! »

Une organisation du travail proche du kibboutz

Le plus troublant est peut-être l’absence de règles écrites. Tout repose sur la transmission verbale. Ainsi la règle tacite est que chacun participe à une réunion par semaine minimum, mais ce n’est inscrit nulle part : pas de charte, pas d’organigramme, pas de texte qui définisse l’organisation collective. De la même manière le contrat de travail est banni de Cecosesola, « car nous pensons que nous sommes une communauté et nous travaillons donc sur la base de la confiance et non dans la méfiance ».

Au sein même de Cecosesola, l’école coopérative Rosario Arjona matérialise l’importance donnée à la réflexion et à la discussion. Son animation se fait à tour de rôle, et Jorge et Jesús sont dans l’équipe du moment. « Ici c’est comme le carrefour des chemins, le réseau qui fait Cecosesola ». Chaque nouveau prétendant y passera quinze journées de formation à son entrée dans la coopérative. Dans cette école d’apprentissage, il s’agit autant d’intégrer les principes de fonctionnement que de « partager une culture commune ». Les publications3 éditées par l’école tentent de rendre compte de la trajectoire de leur « organisation en mouvement » qui se base sur «  l’analyse permanente et la systématisation des expériences de vie au quotidien ». Jorge admet que c’est un processus qui prend du temps, et qu’il ne faut pas se tromper : « Ici ce n’est pas un paradis, encore aujourd’hui il y a des coopératives partenaires de Cecosesola qui fonctionnent avec un président-directeur, le vote… Nous sommes une organisation constituée de nombreuses petites organisations, et nous en formons une seule mais pas d’une manière uniforme, avec des rythmes d’évolution différents.  »

« Nous sommes dans une société qui est marquée par la méfiance, la compétition, la hiérarchie, la pyramide » et Jesús admet que « tous et toutes sont des fils et des filles de cette civilisation et de cette société capitaliste ». Ainsi, une partie des réflexions menées concerne l’analyse de la culture vénézuélienne, considérée comme un mélange de la « culture patriarcale occidentale » et de cultures ancestrales. C’est pour eux un préalable puisque « tout processus de transformation devrait partir et s’appuyer sur ce que nous sommes et non sur ce que nous aimerions être ». Et de penser ainsi le coopératisme comme « un mode de vie », une façon de s’organiser permettant «  l’union et la lutte du peuple » au-delà du simple cadre de Cecosesola. D’où la nécessité répétée de faire naître « des relations solidaires dans la production et l’émergence de la possibilité d’un processus auto-organisé, d’une organisation ouverte et flexible, en permanent mouvement ».

Les coopérateurs de Cecosesola soutiennent que «  la décadence d’un processus autogestionnaire se manifeste quand le groupe reste dans le monde des choses […] et qu’il ne se préoccupe pas d’alimenter son processus interne, pour analyser collectivement les relations qui se jouent dans le travail quotidien ». Ainsi « La relation patron-ouvrier, la tendance au profit individualiste, font partie de notre culture. Il ne s’agit pas de comportements externes à nous-mêmes. Par conséquent, éliminer la présence du patron n’est pas suffisant ». Jorge, en vieux briscard, conclut l’entretien par ce résumé : « La concurrence c’est : “je dois gagner ce que ça te coûte”. La compétition c’est “je gagne pendant que tu perds”. Nous, nous voulons construire un monde où tout le monde gagne !  »

Les sondages délibératifs, panacée ou hochet démocratique

Popularisés par James Fishkin, un professeur en communication de l’université de Stanford dans les années 1990, les sondages délibératifs ont été utilisés depuis dans de nombreux pays. Cette forme de “démocratie délibérante” (Deliberative democracy) fait appel à un échantillon représentatif de citoyens pour émettre un avis sur des sujets aussi variés que la gestion des surplus de neige à Sapporo au Japon, décider de l’avenir de stade de foot après l’Euro 2012 en Pologne ou encore trouver des parades aux inondations en Ouganda. Menée plus de 70 fois dans 26 pays du monde depuis 1994[1], l’expérience faisant appel à des “mini-publics délibératifs”, “jury de citoyens ordinaires”, “conseils citoyens”, suivant les appellations, semble avoir fait ses preuves.

Une opinion informée

Cette méthode aurait ainsi l’avantage de sortir les citoyens de leur “ignorance rationnelle”, ignorance à mettre sur le compte de leur manque de poids dans la décision politique.

Avec les sondages délibératifs, les citoyens entrent en interaction avec des experts, échangent entre eux, en petits groupes et en plénière, afin de former un avis éclairé sur les problématiques qui leurs sont soumises. Cette méthode donnerait une idée de l’opinion quand les gens réfléchissent. Et en effet, 70% des participants modifieraient leur opinion à l’issue de ce processus délibératif, preuve de l’écart existant entre une vague idée et une opinion informée et scrupuleusement soupesée.

Le résultat de ces consultations, serait une version objectivée de “l’opinion publique” formée par des débats contradictoires pour devenir un “élément intéressant de la prise de décision politique.”[2] Fishkin argumente ainsi en faveur d’un déploiement de ces mini-publics à l’échelon national afin de remplacer “l’opinion publique hypothétique” par une “opinion publique certaine”. Il soutient dans le même ordre d’idée la mise en place d’une journée nationale de délibération pour ce faire.

Les sondages délibératifs en France : un leurre pour l’opinion publique?

En France, la convention citoyenne pour le climat (évoquée dans cet article) est un exemple significatif de l’utilisation des sondages délibératifs. Présentée par l’exécutif comme une convention dont le résultat donnerait lieu à une transposition effective dans le système législatif et administratif français, il importe de juger son travail à cette aune. Et pour cela, quoi de mieux que d’interroger les 150 membres de cette convention afin de connaître leur évaluation sur les suites données à leur travail. Le constat s’avère sans appel: La transposition des 149 mesures proposées en 2020 a été jugée, par les membres de la convention, très insuffisante à en juger par la note d’appréciation de 2,5 sur 10 décernée un an plus tard. Cette note rend compte du décalage abyssal entre les annonces et l’effectivité des mesures mise en œuvre par le gouvernement.

Penchons-nous un instant sur l’objectif annoncé de cette convention : atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990 dans un esprit de justice sociale, feuille de route dictée par le gouvernement (aujourd’hui connue sous le vocable SNBC: stratégie nationale bas carbone).

Soulignons d’abord que Bruxelles a acté un objectif de diminution de 55 % sur la même période, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Insistons ensuite sur la principale ambiguïté, entretenue à dessin: les gaz à effet de serre incriminés sont-ils ceux uniquement produits en France ou comprennent-ils les gaz importés représentant la part majeure de notre emprunte carbone (57% en 2017)? L’objectif soumis à la convention en 2020 en tient-il compte?

Dans les chiffres, le compte n’y est pas, même au regard des émissions franco-françaises : baisse des émissions domestiques de 2,5% en 2022 après une augmentation de 6,4% en 2021, là où il en faudrait 3,2% selon l’objectif français et 4,5% selon l’objectif européen[3].

Mais surtout, et pour conclure sur ce point, citons les travaux du Haut Conseil pour le Climat remettant définitivement les choses à leur place, même si les chiffres méritent d’être actualisés : “On constate que l’empreinte carbone des Français, qui tient compte des émissions associées aux biens et services importés et retranche celles associées aux exportations, ne diminue pas. Rapportée à l’habitant, en 2018, l’empreinte carbone des Français (11,2 t CO2eq/hab) est légèrement supérieure à celle de 1995 (10,5 t CO2eq/hab) et reste à peu près constante depuis 2000. La baisse des émissions sur le territoire est en effet contrebalancée par une hausse des émissions associées aux importations (multipliées par deux depuis 1995).”[4]

Les sondages délibératifs, nouvelle Athènes?

Fishkin avance que l’antique Athènes a préfiguré l’âge des sondages délibératifs. Il fait remonter cette pratique à la période suivant la fin de la démocratie directe sans frein entamée après la défaite dans la guerre face à la ligue Péloponnèse emmenée par Sparte (404 av. JC). A partir de 402 av. JC donc, 500 nomothètes sélectionnés de façon aléatoire à partir d’une liste de volontaires étaient chargés de débattre chaque décret pris par l’assemblée du peuple (Ekklesia) pour décider de leur mise en vigueur. Ce dispositif “quasi-parfait” serait de nature à tempérer les excès de la foule dont les votes, manipulés par les démagogues, ont entraîné guerres et désastres politiques[5].

Sondages délibératifs, une panacée démocratique?

Pour sa démonstration, James Fishkin ne tient pas compte de la différence majeure séparant mini-publics et nomothètes : la possession du levier législatif. La convention citoyenne pour le climat souligne l’importance de ce levier et l’écart significatif qu’il existe entre un avis consultatif et une décision contraignante, entre recommandation et législation. Les piles de rapports inutiles entassés sur les bureaux ministériels en témoignent.

A défaut d’effectivité des résultats, les sondages délibératifs peuvent-ils néanmoins servir à interroger “scientifiquement” une opinion publique “certaine” et non plus hypothétique?

Oui si l’on ignore les biais majeur de la méthode : Qui saisit de telles assemblées, qui sélectionne les informations fournies et les experts mis à disposition, qui décide de l’ordre du jour? L’illusoire neutralité du dispositif pose question quant au résultat de ces sondages délibératifs.

… ou hochet jeté au peuple

Il y donc loin du sondage délibératif au peuple souverain, décidant pour son compte. L’outil est intéressant et parait constituer une avancée démocratique au même titre que la démocratie participative suisse surpasse notre système parlementaire. Toutefois, cet outil peut s’avérer un leurre pour des citoyens considérés comme des enfants. A eux, le hochet des sondages délibératifs pendant que les gouvernants adultes retiennent le sceptre du pouvoir.


[1] James Fishkin, architecte de la démocratiepure. Article paru dans Libération le 22/02/2017

[2] Democracy, When the People Are Thinking par James Fishkin (2018)

[3] Comparaison des rythmes de réduction annuelle visés par la SNBC2 et le paquet Fit for 55 d’ici 2030 tiré du Rapport annuel du Haut Conseil pour le Climat paru en 2022.

[4] Stratégie nationale bas carbone: synthèse (Mars 2020)

[5] Democracy, when the people are thinking by James Fishkin (2018)

Capitalisme représentatif ou démocratie directe

Pour définir notre système politique, qui est en fait politico-économique comme chacun peut s’en rendre compte quotidiennement, Jean-Michel Toulouse a forgé l’expression: “Capitalisme représentatif” (Histoire et critique du système capitaliste-représentatif – 2017). Mais comment comprendre cette expression dense, semblant rendre fidèlement compte du fonctionnement de notre société ?

Qu’est-ce que le capitalisme?

“Le capitalisme n’est pas le marché. Ce n’est qu’un pseudo marché oligopolistique”, c’est-à-dire contrôlé par les acteurs de grande taille, nous dit Castoriadis.[1] D’ailleurs, s’il était besoin de se convaincre de l’imposture d’un marché transparent et autorégulé, il suffirait de se rappeler que “La moitié du produit national brut de nos économies modernes transite par le budget de l’Etat, des collectivités locales, de la sécurité sociale.” [2]

Qu’est-ce donc que le capitalisme? “Le capitalisme est une institution de la société dont la signification imaginaire centrale est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle – pseudo-maîtrise, et pseudo-rationnelle”[3].

Il n’est en effet pas rationnel quant aux fins puisqu’il vise “l’expansion de la consommation pour l’expansion de la consommation.”[4]

Il n’est pas davantage rationnel quant aux moyens: pas d’équilibre sans intervention de l’Etat, pas de concurrence ou d’information parfaite, pas de fluidité parfaite entre les facteurs capital et travail, etc.

“Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.”[5]  La retenue interdisant, par exemple, à un entrepreneur d’assassiner son concurrent, emprunte à l’éthique en partie religieuse constituée au fil des siècles. De même, les industries chimique ou pétrolière s’arrogeant l’utilisation du pétrole, bénéficie sans contrepartie du résultat de millions d’année de sédimentation. Dans un cas comme dans l’autre, ces ressources vont en diminuant dans un régime capitaliste dont la seule valeur est l’argent.

Notons pour conclure ce propos, l’inversion des termes de l’équation parlant traditionnellement de système d’abord politique puis économique (système politico-économique) contenue dans l’expression “capitalisme représentatif.” La première place (capitalisme) est en effet dévolue à l’économique, le politique (représentatif) étant rejeté au deuxième plan. Et en effet, “le système représentatif n’est que « la feuille de vigne politique » de la domination du capitalisme économique”, selon le mot de Wilhelm Liebknecht (1826 – 1900), socialiste et révolutionnaire allemand, cofondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne – SPD. Le lobbying étant un bon indicateur de cet état de fait.

Intéressons-nous donc maintenant au deuxième terme de cette expression.

Le système représentatif

Bernard Manin dans son ouvrage phare[6], montre que le système représentatif mêle des traits démocratiques et aristocratiques. L’élu n’est jamais le double ni le porte-parole de l’électeur, mais il gouverne en anticipant le jour où le public rendra son jugement.

Or, “l’idée de représentation implique que la volonté de l’un puisse être transmise à la volonté de l’autre. Or il s’agit là d’un transfert psychologiquement et historiquement impossible. […] Il s’agit d’une substitution de la volonté du représentant à la volonté du représenté pour une durée définie, ou parfois indéfinie, sans détermination, sans mandat impératif d’aucune sorte. Cette substitution implique, de la part du représenté, comme Hobbes l’avait déjà noté, non pas un transfert mais un renoncement à exercer plus avant sa volonté, à exercer son droit de citoyen.” (Polin, 1997) [7]

Pourquoi dans ces conditions, s’encombrer d’un tel système?

Deux principales théories tentent de justifier l’existence du modèle représentatif. “La première, celle de Montesquieu (L’esprit des lois, 1748), y voit l’assurance d’être gouverné par des hommes instruits, plus aptes à gérer les affaires publiques qu’un peuple largement analphabète. “Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est pas tout propre.” La seconde, celle de Rousseau (Contrat social, 1762), s’y rallie à regrets lorsqu’il s’agit de grands États où le nombre de citoyens ne permet pas que chacun prenne part directement aux affaires publiques, mais il pense que les représentants ne doivent disposer que de mandats impératifs à durée très limitée auxquels ils ne pourraient se soustraire sans être révoqués par leurs mandataires. “Le peuple anglais pense être libre : il se trompe, il ne l’est que pendant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.” [8]

La technique

Au-delà du “capitalisme représentatif”, rendre compte en profondeur de notre système contemporain nécessite la mise en jeu d’un troisième rouage : la technique.

La “société technicienne” est décrite par Jacques Ellul comme le fait majeur de notre contemporanéité. Dans tous les domaines, la technique recherche la méthode absolument la plus efficace. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème. “Dans la société technicienne, toute autre valeur, toute autre considération se voit dissoute, exclue, sur l’autel de l’efficacité comprise comme valeur suprême et exclusive. L’efficacité est devenue une divinité jalouse. La mentalité technicienne, qui s’impose dans la société technicienne, est un monothéisme de l’efficacité.” [9] La technique est devenue une réalité englobante, un “milieu” artificiel qui se substitue au milieu naturel. Elle est devenue le nouveau milieu de l’homme. Ellul en donne une définition précise au travers de six composantes: automatisme du choix technique, auto-accroissement, insécabilité, l’entraînement des techniques, l’universalité et l’autonomie.

Arrêtons-nous sur ce dernier aspect, le plus choquant: l’autonomie. “Ce ne sont plus des nécessités externes qui déterminent la technique, ce sont ses nécessités internes. Elle est devenue une réalité en soi qui se suffit à elle-même, qui a ses lois particulières et ses déterminations propres”.[10] “Elle est autonome à l’égard de l’économie, de la politique, de la finance, et des valeurs morales et spirituelles. Elle modifie toutes ces choses sans se laisser modifier par elles. La technique est donc une puissance dotée de sa force propre, et non pas une matière neutre que l’on pourrait utiliser pour le bien ou pour le mal. Il y a une finalité intrinsèque au moyen, qui l’emporte toujours sur la fin extrinsèque proposée par l’homme.”[11]

Or comme chacun sait : tout ce qui peut être fait ne doit pas l’être nécessairement. C’est même la capacité d’autolimitation qui qualifie la dignité humaine.

L’autogouvernement ou l’autonomie réalisée

Pour conclure à rebours de ce capitalisme représentatif et technique, laissons le mot de la fin à Cornelius Castoriadis.

“Une société autonome instaurera un véritable marché, défini par la souveraineté (non pas la simple liberté) des consommateurs. Elle décidera démocratiquement de l’allocation globale des ressources (consommation privée/consommation publique, consommation/investissement), aidée par un dispositif technique (l’« usine du plan ») soumis à son contrôle politique, qui aidera aussi à assurer l’équilibre général. Enfin, il n’est pas concevable qu’elle institue l’autogouvernement des collectivités à tous les niveaux de la vie sociale, et qu’elle l’exclue dans les collectivités de production. L’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée.” [12]


[1] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[2] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[3] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[5] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[6] Principes du gouvernement représentatif par Bernard Manin (1998)
[7] La démocratie au risque de la représentation par Anne-Hélène Le Cornec Ubertini (2007)
[8] Ibid
[9] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[10] La technique ou l'enjeu du siècle par Jacques Ellul (1954)
[11] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[12] Les carrefours du Labyrinthe volume 5 - Fait et à faire par Cornelius Castoriadis.

Constitution de 1793 : ferments d’une démocratie directe française

Marquis de Condorcet (1743-1794)

Oubliée de tous et jamais appliquée en raison de l’état de siège du pays, cette constitution dite de l’An I du calendrier révolutionnaire (24 juin 1793) fut la première constitution républicaine que se donna la France. Le terme de “démocratie”, pas encore corrompu par sa dilution représentative (voir cet article sur le glissement de sens du mot), conservait encore, à l’exemple de son illustre prédécesseur de l’antiquité grecque, son caractère direct. Cette constitution en garde la trace.

Origine de cette constitution

La Convention élue le 26 août 1792 prononce la déchéance du roi et démarre la mise en chantier d’une nouvelle constitution en désignant un comité de Constitution le 11 octobre 1792. Il est composé de 8 membres en majorité des girondins : Gensonné, Barère, Barbaroux, Paine, Pétion, Vergniaud et Sieyès et le mathématicien Condorcet, sa figure de proue. Le 15 février 1793, un volumineux projet de 433 articles est proposé. Opposé à la peine de mort, Condorcet n’a pas voté celle du roi. Victime de la prise de pouvoir des jacobins à l’assemblée, il est condamné par celle-ci pour trahison en juillet 1793. Entre temps, le Comité de salut public dominé par Danton, auquel se sont adjoints le montagnard Hérault de Séchelles, Ramel, Couthon, Saint-Just et Mathieu, élabore une nouvelle constitution le 30 mai 1793. Elle reprend certains dispositifs prévus par le projet de Condorcet. Ce projet discuté par l’assemblée à partir du 11 juin est adoptée le 24 juin 1793. Le texte est soumis au référendum, premier du genre organisé en France.

Mécanisme des assemblées primaires

Cette constitution reprend l’idée des “assemblées primaires” mises en place en août 1791 mais en s’affranchissant des conditions de revenu posées alors. L’ancien système censitaire composé par un premier degré – formé de tous les “citoyens actifs” – constituait l’Assemblée primaire qui élisait les “grands électeurs”, lesquels – formés en assemblée électorale départementale – élisaient les députés au corps législatif. Il y avait donc une Assemblée primaire par ville ou canton qui élisait un électeur pour cent citoyens (exclusivement masculins). Les électeurs, ainsi élus, formaient l’Assemblée électorale (une par département, 83 donc au temps de la Constitution de 1791). Les assemblées primaires (1er degré) étaient composées de citoyens pouvant payer un impôt de trois journées de travail, les grands électeurs (2ème degré) ne pouvaient être composés que de citoyens pouvant disposer d’un revenu égal à 150 journées de travail (Titre III – chapitre 1er de la Constitution de 1791). Ces assemblées primaires et électorales se bornaient à élire les électeurs et les députés respectivement et devaient se séparer aussitôt.

Dans la Constitution de l’An I – 24 juin 1793 – certes jamais appliquée du fait de la guerre que la Révolution française dut mener contre les monarchies coalisées, des avancées sont à noter : le vote censitaire est supprimé et, est institué le suffrage universel, les assemblées primaires sont composées par canton et comprennent entre 200 et 600 citoyens, “la population est la seule base de la représentation nationale” (article 21), tout Français disposant de ses droits civiques est éligible (article 28), il y a un député à l’Assemblée Nationale pour 40 000 individus, le mandat est de un an, les assemblées primaires peuvent se réunir extraordinairement si un cinquième des citoyens le demande, elles désignent un électeur pour deux cents citoyens, deux entre trois et quatre cents citoyens et trois entre cinq et six cents citoyens. Les assemblées électorales départementales élisent les députés en fonction de la population de chacun d’eux. La loi votée par le corps législatif n’est qu’une loi proposée (article 58) qui ne devient loi que si le dixième des assemblées primaires de chaque département et dans la moitié de ceux-ci plus un n’ont pas réclamé (article 59) ; dans la négative, les assemblées primaires sont convoquées. Le conseil exécutif national est choisi par le corps législatif sur la base d’une liste de 83 candidats désignés par les départements (1 par département). Les administrateurs, officiers municipaux et juges sont élus. Le peuple, par les Assemblées primaires, dispose donc de la possibilité de censurer les élus du corps législatif qui, en ce cas, est purement et simplement dissout et renouvelé.

Oppositions à la démocratie directe

Robespierre – et d’autres conventionnels -, ne verront dans ce système compliqué que la volonté girondine “d’assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression (ce qui) est le dernier raffinement de la tyrannie”.

Les arguments brandis en 1793, sont encore utilisés aujourd’hui: les procédures de démocratie directe prendront du temps pour recueillir la volonté du peuple, les conflits d’opinion dans les Assemblées primaires rendront impossible la stabilité gouvernementale, et la politique occupera trop longtemps les peuples au détriment de leur productivité. Les réponses à ces pseudo-arguments demeurent à peu de choses près identiques : les interminables discours et les navettes entre les commissions, les différentes chambres des Parlements et les gouvernements et les cabinets ministériels ne prennent pas moins de temps, et la démocratie mérite qu’on lui consacre du temps. Il ne sera pas plus complexe de faire délibérer des Assemblées primaires, que trente-six mille conseils municipaux, généraux, régionaux, conseils de communauté de communes ou Parlement National bicaméral.

Pour aller plus loin : Démocratie et Représentation, sous la direction de Michèle RIOT-SRACEY (1995)

Ci-dessous un extrait du projet de constitution proposé par Condorcet le 15 février 1793 (433 articles). Le titre VIII, malgré sa complexité aujourd’hui dépassée, donne une idée d’un dispositif central pour une démocratie directe: la proposition et la modification de lois par les citoyens.

Titre VIII – De la Censure du Peuple sur les Actes de la Représentation Nationale, et du Droit de Pétition

Article 1

Lorsqu’un Citoyen croira utile ou nécessaire d’exciter la surveillance des Représentants du Peuple sur des actes de Constitution, de Législation ou d’administration générale, de provoquer la réforme d’une loi existante ou la promulgation d’une loi nouvelle, il aura le droit de requérir le bureau de son Assemblée primaire, de la convoquer au jour de dimanche le plus prochain, pour délibérer sur sa proposition.

Article 2

L’acte de réquisition présentera cette proposition réduite à ses termes les plus simples.

Article 3

Cette réquisition, pour avoir son effet, devra être revêtue de l’approbation et de la signature de cinquante Citoyens résidant dans l’arrondissement de la même assemblée primaire.

Article 4

Le Bureau à qui la réquisition sera adressée, vérifiera sur le tableau des Membres de l’Assemblée primaire, si les signataires de la réquisition ou de l’approbation ont droit de suffrage ; en ce cas il sera tenu de convoquer l’Assemblée pour la dimanche suivant.

Article 5

Ce jour, l’Assemblée étant formée, le Président donnera lecture de la proposition : la discussion s’ouvrira à l’instant, et pourra être continuée pendant le cours de la semaine ; mais la décision sera ajournée au dimanche suivant.

Article 6

Au jour indiqué, le scrutin sera ouvert par oui ou par non, sur la question : y a-t-il, ou n’y a-t-il pas lieu à délibérer ?

Article 7

Si la majorité des votants est d’avis qu’il y ait lieu à délibérer, le Bureau sera tenu de requérir la convocation des Assemblées primaires dont les chefs-lieux sont situés dans l’arrondissement de la même Commune, pour délibérer sur l’objet énoncé dans la réquisition.

Article 8

Le bureau sera tenu de joindre à sa réquisition un procès-verbal sommaire de la délibération de son Assemblée, et une copie collationnée de la demande du Citoyen qui a provoqué la délibération.

Article 9

Sur cette réquisition, les membres des bureaux des Assemblées primaires à qui elle sera adressée, convoqueront leur Assemblée dans les délais prescrits, et en adresseront les résultats au bureau qui le premier aura fait la réquisition.

Article 10

Si la majorité des votants dans les Assemblées primaires de la Commune déclare qu’il y a lieu à délibérer sur la proposition, le bureau adressera à l’administration du département le procès-verbal de ses opérations, et le résultat général des scrutins des Assemblées primaires de la Commune qui lui auront été adressés : il requerra en même temps l’Administration de convoquer les Assemblées primaires du département, pour délibérer sur la même proposition.

Article 11

La convocation générale ne pourra être refusée : elle aura lieu dans les délais de quinzaine, et les Assemblées primaires délibéreront dans les mêmes formes, et adresseront à l’Administration du Département le résultat de leurs délibérations.

Article 12

Le dépouillement général se fera publiquement, et le résultat sera publié et affiché dans le chef-lieu des Assemblées primaires du Département.

Article 13

Si la majorité des Assemblées primaires décide qu’il y a lieu à délibérer, l’Administration du Département adressera au Corps législatif le résultat de leurs délibérations, avec l’énonciation de la proposition qu’elles ont adoptée, et requerra de prendre cet objet en considération.

Article 14

Cette réquisition sera sans délai imprimée, distribuée à tous les Membres, affichée dans l’intérieur de la salle, et renvoyée à des commissaires pour en faire leur rapport dans huitaine.

Article 15

Après le rapport des Commissaires, la discussion s’ouvrira sur la question proposée. Elle sera continuée et ajournée à huitaine ; et il sera statué, au plus tard dans la quinzaine suivante, sur la question de savoir s’il y a, ou s’il n’y a pas lieu à délibérer sur cette proposition.

Article 16

On votera sur cette question par un scrutin signé, et le résultat nominal des suffrages sera imprimé et envoyé à tous les Départements.

Article 17

Si la majorité des voix se décide pour l’affirmative, le Corps législatif renverra la proposition adoptée à des Commissaires, pour lui présenter un projet de décret dans un délai qui ne pourra pas excéder celui de quinzaine.

Article 18

Ce projet de décret sera ensuite mis à la discussion, rejeté ou admis ; et, dans ce dernier cas, renvoyé au bureau suivant les règles générales prescrites pour la formation de la Loi.

Article 19

Si la majorité des voix rejette la proposition, en déclarant qu’il n’y a pas lieu à délibérer, le résultat nominal du scrutin sera également envoyé à tous les départements. Dans tous les cas, soit que le Corps législatif admette la proposition, ou la rejette, la délibération sur la question préalable pourra être motivée, et sera envoyée à tous les Départements.

Article 20

Si la révocation du décret qui a prononcé sur la question préalable, ou de la loi qui aura été faite sur le fond de la proposition, est demandée par les assemblées primaires d’un autre Département, le Corps législatif sera tenu de convoquer sur le champ toutes les Assemblées primaires de la République pour avoir leur vœu sur cette proposition.

Article 21

La question sera réduite et posée dans le décret de convocation, de la manière suivante : Y a-t-il lieu à délibérer, oui ou non, sur la révocation du décret du Corps législatif, en date du …

qui a admis ou rejeté la proposition suivante :…

Article 22

S’il est décidé à la majorité des voix dans les Assemblées primaires, qu’il y a lieu à délibérer sur la révocation du décret, le Corps législatif sera renouvelé, et les membres qui auront voté pour le décret, ne pourront être réélus, ni nommés Membres du Corps législatif pendant l’intervalle d’une Législature.

Article 23

La disposition de l’article précédent, concernant les membres qui auront voté pour le décret, n’aura pas lieu si la censure n’est exercée, et la révocation demandée qu’après l’intervalle d’une année, à compter du jour de la prononciation du Décret ou de la Loi.

Article 24

Si dans l’intervalle qui peut s’écouler entre le décret et l’émission du vœu général des Assemblées primaires, il y a eu une nouvelle élection du Corps législatif, et si plusieurs des Membres qui auront voté pour le décret, ont été réélus, ils seront tenus, immédiatement après que le vœu général sur la révocation du décret aura été constaté, de céder leurs places à leurs suppléants.

Article 25

Si le renouvellement du Corps législatif a lieu en vertu de l’article 22, l’époque de la réélection annuelle sera seulement anticipée. Le nouveau corps législatif finira le temps de la Législature qu’il aura remplacée, et ne sera renouvelé lui-même qu’à l’époque des élections annuelles déterminée par la Loi. 

Article 26

Après le renouvellement du Corps législatif, la nouvelle législature, dans la quinzaine qui suivra l’époque de sa constitution en Assemblée délibérante, sera tenu de remettre à la discussion la question de la révocation du décret, dans la forme prescrite par les articles 15, 16 et suivants ; et la décision qu’elle rendra sur cet objet, sera également soumise à l’exercice du droit de censure.

Article 27

Seront soumises à l’exercice du droit de censure toutes les lois, et généralement tous les actes de la législation qui seraient contraire à la Constitution.

Article 28

Seront formellement exceptés les décrets et les actes de simple administration, les délibérations sur des intérêts locaux et partiels, l’exercice de la surveillance et de la police sur les fonctionnaires publics, et les mesures de sûreté générale, lorsqu’elles n’auront pas été renouvelées.

Article 29

L’exécution provisoire de la Loi sera toujours de rigueur.

Article 30

Le Corps législatif pourra, toutes les fois qu’il le jugera convenable, consulter le vœu des Citoyens réunis dans les Assemblées primaires sur des questions qui intéresseront essentiellement la République entière. Ces questions seront posées de manière que la réponse puisse se faire par la simple alternative, oui ou non.

Article 31

Indépendamment de l’exercice du droit de censure sur les lois, les citoyens ont le droit d’adresser des pétitions aux autorités constituées, pour leur intérêt personnel privé.

Article 32

Ils seront seulement assujettis dans l’exercice de ce droit, à l’ordre progressif établi par la Constitution entre les diverses autorités constituées.

Article 33

Les Citoyens ont aussi le droit de provoquer la mise en jugement des fonctionnaires publics, en cas d’abus de pouvoir et de violation de la Loi.

La République de Sienne, une démocratie directe au cœur du Moyen-Age

Article reproduit avec l’aimable autorisation du courant pour une écologie humaine (ecologiehumaine.eu)

Historiens, archéologues, architectes, vacanciers… : la ville de Sienne en Toscane (Italie) exerce une irrésistible fascination sur les hommes. La Piazza del Campo, la Cathédrale Santa Maria Assunta, le Palazzo Pubblico, la Torre del Mangia, la Fonte Gaia… Que de merveilles à contempler ! Or, la majorité de ces monuments a été construite pendant le Governo dei Nove (ou, littéralement, le Gouvernement des Neuf), régime politique de la République de Sienne en place de 1287 à 1355. Replongeons dans ces 68 ans d’histoire, au cours desquelles le bien politique commun était au coeur de la gouvernance.

Une gouvernance par le peuple et pour le peuple

Le but du Gouvernement des Neuf n’est pas très différent de celui des grandes démocraties de l’histoire : donner le pouvoir au peuple, pour le peuple. La mise en place des moyens pour obtenir ce but est, quant à elle, très originale.

La grande idée du Gouvernement des Neuf est que toute personne issue du Populo (littéralement “peuple”, au sens de membre de la classe moyenne), quels que soient son origine et son rang social, peut se porter candidate pour co-gouverner la cité.

Cela diffère des régimes politiques précédents (Gouvernement Consulaire 1125-1199, Gouvernement des Podestà 1199-1234, Gouvernement des Vingt-Quatre 1234-1270…), le Gouvernement des Neuf, communément appelé Il Buon Governo (le bon gouvernement), choisit délibérément d’écarter de la gouvernance les membres de l’aristocratie, de la noblesse, jugés dangereux pour le “bon” devenir de la ville.

Médecins, avocats, notaires… en sont également exclus au motif que leurs idéologies peuvent altérer l’équilibre entre les classes sociales et porter atteinte aux intérêts de la cité.

Le gouvernement a toutefois pour habitude de faire appel à ces personnalités en tant que conseillers externes indépendants.

Le pouvoir au plus grand nombre

Autre particularité du Gouvernement des Neuf : la durée des mandats exercés, fixée à deux mois, au terme de laquelle le conseil est intégralement remplacé.

Par ce fait, ce ne sont pas moins de six gouvernements différents, soit 54 citoyens, qui, chaque année, se succèdent aux commandes de la cité Toscane. À ce titre, les historiens estiment qu’entre trois et quatre mille citoyens, soit environ un tiers de la population Siennoise, auraient pris part à la régence de la cité pendant les 68 ans que durèrent le Gouvernement des Neuf.

Le principe de sélection est simple et efficace : chaque candidature, émise par un citoyen siennois, est préalablement analysée par les membres du Consistoire (assemblée des Neufs et d’autres ordres de la ville) auxquels se joignent les consuls de la Mercanzia (équivalent à la chambre de commerces) et le Capitaine du peuple (représentant unique du peuple, censé faire contrepoids à l’aristocratie et la noblesse).

À l’issue de cette instruction, le citoyen est jugé apte – ou non – à prendre part au Gouvernement. C’est-à-dire qu’il appartient bien aux classes moyennes, n’exerce pas l’une des professions prohibées et présente des aptitudes cognitives et des capacités humaines adéquates pour le rôle.

Une fois sa candidature approuvée, le citoyen voit son nom inscrit sur un parchemin, intégré à un étui scellé en forme de coquille et ajouté à l’urne regroupant l’ensemble des candidatures. À chaque fin de mandat, les membres du conseil n’ont qu’à piocher neuf nouvelles “coquilles”, contenant les noms des prochains membres du Gouvernement des Neuf.

Pour faire face aux potentiels conflits d’intérêts et s’assurer des bonnes intentions du conseil, il a été décidé que deux membres d’une même famille ou d’une même société marchande ne peuvent siéger au sein d’un même gouvernement.

Et pour assurer le meilleur brassage possible et permettre à tous les citoyens jugés aptes de prendre activement part à la vie politique de la cité, une même personne ne peut effectuer deux mandats consécutifs et se doit d’exercer une période de vacatio, c’est-à-dire un retrait de la vie politique, d’a minima 20 mois. Pour ce faire, son nom est retiré de l’urne et n’y est réintégré qu’une fois la période passée. 

Bien que donnant l’occasion à un nombre varié de citoyens d’avoir accès au gouvernement, cette méthode de sélection est modifiée en 1310 et laisse place au traditionnel système de vote, conduit par les membres du Consistoire, la Commune (organe décisionnaire), la Biccherna (magistrature financière de la ville de 1257 à 1786), les consuls de la Mercanzia et des Cavelieri (ordre des jésuites) et bien évidemment le Capitaine du Peuple.

Un Gouvernement dédiée au bien public

Bien que brève, la période de gouvernance n’en est pas moins intense. Ainsi, pour s’assurer de la dévotion des membres du conseil au “bien-être” de la cité Toscane, il a été statué que les membres du Gouvernement des Neuf ne doivent s’adonner à aucune autre activité, tant professionnelle que personnelle.

Voilà pourquoi, durant les deux mois que dure leur mandat, les Neuf vivent reclus dans le Palazzo Pubblico, construit pour l’occasion sur la célèbre Piazza del Campo de Sienne. Séparés de leur famille, ils sont logés et nourris par la commune dans l’idée qu’ils se dédient corps et âme à leurs nouvelles missions. Ils ne sont autorisés à sortir du palais qu’à de rares occasions et ne peuvent communiquer avec le reste de la population que par des canaux officiels.

C’est ainsi que pendant 68 ans, la ville de Sienne connait une période de prospérité sans précédent dans son histoire. Avec une politique centrée sur la sécurité, la culture et l’instruction, les organes politiques investissent dans le patrimoine municipal et c’est ainsi que sont construits la majorité des emblèmes reconnus comme trésors de la ville Toscane, à l’image de la Piazza del Campo, la Cathédrale Santa Maria Assunta, le Palazzo Pubblico, la Torre del Mangia ou encore la Fonte Gaia.

Une crise sanitaire fatale

En 68 ans de régence, le Gouvernement des Neuf aura fait face à de nombreuses crises tant administratives que politiques et sociales (pénuries alimentaires, rébellions, guerres prolongées…), pour autant il aura toujours réussi à se relever, jusqu’à l’été 1348 au cours duquel, une pandémie de Peste Noire foudroya la cité Toscane et décima la moitié de sa population.

Pour faire face à cette “Mort Noire”, qui fait rage en Europe, le Gouvernement des Neuf décide d’augmenter drastiquement les impôts et de suspendre l’ensemble des projets en cours (dont la construction du Nuovo Duomo, qui aurait dû devenir le nouvel emblème de la ville).

Mais le Gouvernement est incapable de faire face aux attaques du peuple de plus en plus insistantes envers la politique en place et tout particulièrement envers les magistrats de la Biccherna, inquiétés pour leur clientélisme et leurs spéculations sur la dette publique. C’est ainsi qu’après sept ans d’efforts, le Gouvernement des Neuf tombe en 1355.

Bien que de nombreux aspects administratifs et politiques posés par le Gouvernement des Neuf aient été conservés après la chute du régime, la majorité n’a pas subsisté à l’absorption de Sienne par l’État Florentin des Médicis, au milieu du XVIème siècle. Pour autant, de nombreux vestiges de cette époque sont encore bien visibles de nos jours, à l’image de la fresque du “bon gouvernement” sur les murs du Palazzo Pubblico ou encore de la Piazza del Campo et ses neuf  secteurs, représentant les neuf membres du gouvernement de l’époque.

Quelques siècles plus tard, cet exemple nous frappe par l’aspect vraiment démocratique du gouvernement : tout le monde un jour ou l’autre peut être appelé à diriger la ville. C’est une haute idée de la démocratie et en même temps une grande responsabilité pour chaque citoyen qui va devoir se porter la chose politique. Et ça nous ramène à nous, aujourd’hui : que faisons-nous pour aider à la bonne gouvernance de nos villes, concrètement ?

Démocratie directe et surproduction législative

Assemblée citoyenne
Aux vues de l’immensité normative de nos sociétés contemporaines, l’élaboration de la loi par les citoyens est-elle réaliste? Qui sont les producteurs de normes et quelle est exactement l’ampleur de cette production?

“Un peuple qui a 40 000 lois n’a pas de lois” argumente le médecin de campagne dans le roman du même nom (Balzac 1833).

Aujourd’hui la France compterait 400 000 normes, 11 500 lois avec leurs 320 000 articles auxquels il convient d’ajouter 130 000 décrets. En 1978, le code du travail s’imprimait sur 100 pages contre près de 4000 aujourd’hui. Et ça n’est qu’un code parmi les 73 existants[1].  Le tout entraînant des coûts de mise en conformité estimés à 3 points de PIB. Loin de défendre la purge libérale préconisée par l’ouvrage cité, tentons de comprendre les raisons de cette inflation.  

Dans la plupart des cas, les normes, lois et règlements sont faits pour rassurer. Ils visent à protéger contre certains risques économiques, sociaux ou environnementaux. Motifs légitimes. Mais d’autres ressorts, souvent cachés, actionnent la machine législative: urgence émotionnelle face à certains faits divers ; message politique adressé par le clan élu à son électorat (pensons à l’impôt sur la fortune) ; augmentation du nombre de producteurs de normes (directives européenne, autorités administratives…) ; et bien entendu, lobbies favorisant les intérêts particuliers de commanditaires puissants (niches fiscales…).

Face à cette accumulation normative, une nouvelle discipline, la “légistique”,  fille de l’efficacité managériale, sécrète depuis 20 ans ses anticorps électroniques. Le recours à la numérisation du processus législatif, réflexe typique de l’Etat du 21è siècle, peut-il répondre aux défis posés par la société contemporaine, en particulier dans l’hypothèse d’une démocratie directe?

Production annuelle de normes en France

Le rapport de l’assemblée nationale visant à lutter contre la sur-réglementation (rapport Cordier 2018) détaille les chiffres annuels. Les nombres présentés ici sont simplifiés pour faciliter la lecture[2].

Lois (projets du gouvernement et propositions)501700 articles
Ordonnances du gouvernement401000 articles
Mesures règlementaires d’application des lois 1600
Décrets réglementaires 1600
Arrêtés 8500
Total 14 400

Rappel de la hiérarchie des principaux textes.

Loi: texte de loi obligatoirement voté par le Parlement et s’applique à l’ensemble des citoyens du pays, ce qui n’est pas forcément le cas du décret.

Ordonnances: Le Gouvernement peut demander au Parlement l’autorisation de prendre des mesures qui relèvent de la loi. Ces actes sont appelés ordonnances. L’autorisation est donnée par le vote d’une loi d’habilitation.

Décrets: Acte réglementaire décrété par le gouvernement, sans consultation du parlement. Les décrets sont souvent pris en application d’une loi qu’ils précisent. Ils peuvent être complétés par arrêtés ministériels. Certains décrets sont dits autonomes car ils ne concernent pas les lois. Ils peuvent être pris par le président, le premier ministre,  les administrations, les collectivités.

Arrêtés : Décisions administratives à portée générale ou individuelle (spécifique à une activité ou à une zone géographique). Les arrêtés peuvent être pris par les ministres (arrêtés ministériels ou interministériels), les préfets (arrêtés préfectoraux) ou les maires (arrêtés municipaux).

Qui produit les lois en France?

Parmi ces 14 400 normes, le parlement, issu de la démocratie (représentative) n’est concerné que par les lois :

Lois (projets du gouvernement et propositions)501700 articles

Et parmi ces lois, le parlement n’est à l’initiative que de 30% de celles-ci :

Lois (propositions)16600 articles

Cet examen schématique de la production annuelle, nous apprend donc que 600 articles sur 14400, soit 4% seulement, sont le fruit direct du Parlement.

A ce stade, une conclusion s’impose: le mastodonte normatif ne procède pas de la délibération parlementaire. Cette progéniture monstrueuse jaillit du moloch gouvernemental, son président et son administration inféodée.[4]

La loi en démocratie directe

La faiblesse normative du parlement national dans un contexte de démocratie directe amène à ce double constat :

1/ L’élaboration et/ou la validation citoyenne des lois nationales en démocratie intégrale apparaît réaliste. L’hypothèse d’assemblées locales de citoyens formant un avis éclairé sur 600 articles semble admissible. L’esprit humain capable de produire 70.000 pensées par jour nous en donne un indice. Dans ce contexte, n’oublions pas que la plus grande partie du travail citoyen consiste à sanctionner les lois préparées par les députés (élus ou tirés au sort) et à sanctionner les parlementaires jugés insuffisants (mandats révocables).

2/ La démocratisation de l’ensemble du processus normatif est incontournable. Les citoyens devront investir toutes les instances normatives, gouvernement et administration inclus. Dans ces conditions, la démocratie réelle suppose la fin du fonctionnariat professionnel remplacé par des citoyens désignés régulièrement. La République de Venise fonctionnait comme cela.

Dans les deux cas, élaborer la loi nationale, régionale, locale ; ou occuper par rotation des postes administratifs et gouvernementaux ; une démocratie réelle se doit d’instaurer un nouveau rapport au temps pour permettre au citoyen de remplir son rôle.


[1] Mais laissez-nous vivre ! par Marie de Greef-madelin, Frédéric Paya (2020)
[2] “Chaque année viennent s’ajouter une cinquantaine de lois– représentant de 1 000 à 2 400 articles – et une quarantaine d’ordonnances – comprenant de 200 à 1 900 articles. Les mesures réglementaires d’application des lois sont comprises entre 300 et 1 000 chaque année, le nombre de décrets réglementaires atteignant 1 200 à 2 000 et celui des arrêtés 8 500 environ”. Le tableau propose des arrondis et un classement approximatif en fonction du niveau de granularité des textes évoqués.
[3] 32% exactement pour la XVème législature échue en 2022
[4] En considérant les projets de lois issus du gouvernement et discutés à l’assemblée, ce taux passe de 4 à un modeste 12%.

Les gilets jaunes et le RIC

Que reste-t-il d’un mouvement né en 2018? Quels sont les apports des gilets jaunes à l’idée de démocratie directe?
Vivre en France coûte un bras, t'en plaindre coûte un oeil

Nous sommes en 2018. Elu un an plus tôt, Emmanuel Macron, ancien banquier chez Rotschild, libéralise la France à marche forcée: maintien des allégements CICE pour les entreprises au détriment des salariés, augmentation de la CSG qui pénalise les petites retraites, transformation de l’impôt sur la Fortune, aggravation de la taxe sur les carburants. Toutes ces mesures le désignent aux yeux de la France périphérique comme le “président des riches”. S’ensuit une fulgurante  contagion de ras-le-bol. En mai 2018, une pétition “pour une baisse des prix à la pompe” recueille 200 000 signatures ; en octobre, un groupe Facebook “La France en colère” attire des milliers de membres ; une vidéo “coup de gueule” puis celle d’un internaute appelant à adopter le gilet jaune sont vues des millions de fois. En fin d’année, 1 500 groupes Facebook regroupent 4 millions de membres.

La grogne culmine le 17 novembre 2018. Cette première journée de blocage à travers tout le pays marque la naissance des gilets jaunes et le 1er acte d’une lutte qui en comptera 52. Pour ces mécontents issus des entrailles populaires de la nation, la voiture est l’unique moyen de se rendre au travail. Ils n’entendent pas rembourser les cadeaux faits aux riches, fut-ce au nom de l’écologie. Se soucient-ils, eux, de réformer leur mode de vie générant 40 fois plus de CO2?

Face au désespoir, parfois violent, de ce mouvement spontané, l’Etat abat la lourde hache de la répression policière. Le triste bilan des mutilés majoritairement pacifiques (3000 blessés, 65 éborgnés, 6 mains arrachées) ; la confiscation des moyens de protections dans les cortèges ; la pratique pourtant illégale du “nassage” ; font naître la peur, érodent progressivement l’enthousiasme militant. En 2019, le bilan judiciaire explicite ce rapport de force inégal: la prison ferme pour 1000 gilets jaunes, aucune condamnation côté forces de l’ordre.

De ce mouvement hétéroclite, traversé de multiples tendances à l’image de la société française, vont émerger 59 propositions (“Le vrai débat” mars 2019), dont plusieurs mettent en avant la démocratie directe : Référendum d’initiative Populaire (#2), dispositifs garantissant des élus irréprochables et exempts de privilèges (#1 #3 #9 #13 #38 #40). En parallèle, et dès janvier 2019, “l’assemblée des assemblées”, dispositif national de délibération et de proposition fédère des délégués venus de tous les ronds-points de France.

On peut bien sûr regretter l’obsession du “RIC”, outil de consultation sporadique. D’inspiration suisse, ce dispositif reste au milieu du gué démocratique. Il lui manque la richesse des délibérations en face à face.  Néanmoins, à l’instar du mouvement Nuit debout en 2016, les gilets jaunes placent un germe fécond dans l’imaginaire collectif.  Le prochain printemps verra-t-il la graine de démocratie directe se transformer en arbre de la liberté?

Pour aller plus loin, consulter le livre graphique “Res Publica” de Chauvel et Kerfriden

Ledru-Rollin, défenseur de la démocratie directe

Ledru-Rollin
Qui était Ledru Rollin et pourquoi l’histoire a-t-elle retenu son nom? Pourquoi des pans entiers de sa pensée concernant la démocratie directe ont-ils été engloutis par les poubelles de l’histoire?

Né en 1807, Alexandre-Auguste Ledru-Rollin est avocat puis député républicain sous la monarchie de juillet. En 1846, il publie un manifeste dans lequel il réclame le suffrage universel ce qui lui vaut un procès retentissant. Nommé ministre de l’intérieur dans le gouvernement qui suit la révolution de février 1848, il propose l’adoption du suffrage universel masculin – à tous les citoyens sans conditions de capacité ou de fortune – adoptée en mars 1848. L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la fonction de président de la république inaugurera le dispositif. Expérience amère pour ses promoteurs. En juin 1849 Ledru-Rollin, chef du groupe des montagnards comptant plus de 200 députés, participe à une tentative de renversement du gouvernement conservateur. En cause, l’offensive militaire déclenchée contre Rome sans consultation préalable de l’assemblée en violation de la Constitution.  Exilé en Angleterre, Ledru-Rollin embrasse les idées de démocratie directe relativement en vogue à cette époque (Victor Considérant, Moritz Rittinghausen). Voici reproduit le texte de la brochure parue en 1851.

Du gouvernement direct du peuple par Alexandre-Auguste Ledru-Rollin (1851)

Il faut que ce principe du gouvernement direct du Peuple ait une grande virtualité, et frappe par son évidence même, pour qu’il ait fait, en si peu de temps, un si rapide chemin. Proclamé en octobre, d’un coin de l’exil, le voici, aujourd’hui, posé, accepté, soutenu dans la plupart des grandes villes, dans la majorité des centres importants, malgré les diatribes insensées de la presse royaliste et le silence systématique des prétendus journaux républicains de Paris. Il y a même cela de remarquable et d’heureux à la fois, que les feuilles des départements, toujours pleines de patriotisme et de courage, mais un peu trop accoutumées à attendre le mot d’ordre de la capitale, ont, dans cette circonstance, brisé un joug mortel à toute initiative, et marché de leur propre mouvement.

II ne manque donc aucun genre de succès au principe que nous soutenons, pas même, on le croirait à peine, celui d’un acquittement, en Algérie, par une magistrature amovible, décidant sans jurés, sur la terre de l’arbitraire et du despotisme.

Du reste, cette célérité de propagande, celle spontanéité d’adhésions, n’ont rien qui doive surprendre, car le dogme de la souveraineté vivante, agissante, du Peuple dort, depuis les républiques de la Grèce et de Rome, au fond de la conscience humaine; il ne fallait, pour en réveiller le souvenir, que l’impuissance bien constatée des autres modes de gouvernement. Féodalité, monarchie absolue ou tempérée, systèmes constitutionnels de pondération et d’équilibre, représentations à quelque titre que ce soit, une fois condamnés irrémissiblement par l’expérience, le gouvernement du Peuple n’était plus seulement une déduction logique de l’esprit, une affaire de raison ou de choix, il sortait, inévitablement, de la nécessité, comme la dernière forme d’ordre et de sécurité possible pour les Etats. Après avoir parcouru le cercle, il fallait fatalement en revenir à l’idée rudimentaire, avec cette seule différence que, sous la main du temps, le cercle s’est élargi, et que la règle, autrefois applicable à un certain nombre de citoyens, s’étendra, désormais, à la nation toute entière.

Non, l’idée du gouvernement direct du Peuple n’est point une révélation d’hier, et si, pour notre compte, nous avons tenu à démontrer que ses lois avaient été posées, chez nous, par le 18e siècle, par Montesquieu, par Rousseau, qu’il avait eu pour metteurs en œuvre les membres de la plus immortelle de nos assemblées, que plus de 1 800 000 suffrages l’avaient déjà sanctionné en France, ce n’était pas dans l’intention de ravir une part de mérite quelconque à ceux qui ont soutenu cette thèse, après nous ou presque en même temps que nous. Il ne peut y avoir, là, question ni d’amour-propre ni de priorité. Nous n’avons eu qu’un but : aplanir l’obstacle que rencontre tout progrès dans une société vieillie, sceptique, rebelle à l’innovation, en montrant que le principe du gouvernement direct du Peuple était non seulement, dans la tradition française, mais qu’il avait eu la puissance de s’élever, un jour, jusqu’à la majesté d’une loi d’Etat. On a beau dire, et nous y insistons à dessein, c’est quelque chose, pour, les esprits timides, que de leur montrer ce principe de l’avenir ayant eu pour pères des esprits tels que Montesquieu, tels que Rousseau, la Convention pour organe, et inauguré, il y a 60 ans, par 1 801 918 suffrages contre 11 610. Pouvoir placer une idée sous un semblable patronage, n’est-ce pas avoir déjà fait la moitié de la besogne !

Mais, dit-on, si cette constitution était si merveilleuse, si praticable, pourquoi n’a-t-elle pas duré?

Est-ce donc, répondrons-nous, la seule vérité de notre grande Révolution qui ait été momentanément éclipsée? Et ceux qui parlent ainsi ont-ils bien réfléchi aux entraves qu’a briser en ce monde l’idée même la plus simple et la plus féconde ? Ne lui a-t-il pas fallu livrer vingt assauts, avant de pénétrer au cœur de la place? Si l’on devait mesurer le droit au succès, ne faudrait-il pas soutenir que l’esclavage, qui a duré des siècles et des siècles, est toujours légitime, puisqu’après avoir été aboli par la Convention, il a été rétabli par le Consulat, et que, demain, une assemblée de barbares se rencontrerait peut-être pour le rétablir encore ? L’histoire n’est-elle pas pleine de ces retours du passé, et ne sait-on pas que si, les révolutions qui fauchent, en courant, les plantes parasites et les vieilles ronces, n’en extirpent pas radicalement les racines, il sortira, demain, des mœurs, des préjugés, des intérêts, d’abondants rejetons sous lesquels sera étouffée, la semence nouvelle? Non, vraiment, l’objection n’est pas sérieuse.

Revenons, maintenant, aux principes que nous avions formulés, comme fondamentaux et inhérents à la nature même des sociétés.

Nous avions dit :

1° La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner : – de là, l’institution de République – car, toute autre forme de gouvernement serait une aliénation du droit.

2° Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même : – de là, le gouvernement direct du Peuple.

Quant au premier principe, il est le symbole de l’école démocratique révolutionnaire ; il la distingue de toutes les autres écoles.

Nous ne sommes point, en effet, de ceux qui placent la volonté d’une nation au-dessus de certains droits préexistants, de certaines libertés natives et primordiales, que rien ne saurait entamer. Dire d’un peuple, qu’il est maître de se donner toutes les lois qu’il veut, et que, s’il lui plait de se faire mal à lui-même, personne n’a le droit de l’en empêcher, c’est méconnaître le principe sur lequel reposent les sociétés, qui est le bien-être commun et la garantie de la liberté de chacun par la force et la volonté de tous.

La société n’est pas seulement un fait, une agglomération fortuite, le produit du hasard ; elle est basée sur un contrat tacite, par lequel les hommes ont fait l’échange d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre, meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté civile, de leurs forces, que d’autres pourraient surmonter, contre un droit que l’union sociale rend invincible. Or, cette liberté n’est rien moins que la liberté de conscience et de culte, la liberté de penser publiquement, la liberté de se réunir, le droit de vivre en travaillant, de conserver la propriété née de ce travail, le droit de voter le pacte social et la loi qui oblige, droits au-dessus desquels ne se peut placer aucun souverain absolu ; Peuple ou roi, contre lesquels rien ne saurait prévaloir, ni volonté collective, ni dictature d’un seul ou de plusieurs, car ils sont pour chaque homme sa dot inaliénable en ce monde, sa part elle-même de souveraineté. Toute usurpation de ces droits serait un crime de lèse humanité, et le Peuple entier, moins un, fût-il complice, il y aurait attentat à la loi sociale, au principe, au dogme de la souveraineté, car il y aurait un esclave ou bien un martyr.

Rousseau l’a dit : « le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais, à peine de le rompre, aliéner quelque portion de lui-même, ou se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir; et ce qui n’est rien ne produit rien. »

Il a dit encore : « il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le Peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de Peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et, dès lors, le corps politique est détruit. »

Ces lois antérieures et supérieures au droit positif, la Constitution de 1848 les a reconnues. La France, à cette époque, s’est constituée non seulement en République démocratique, elle a déclaré que cette forme de gouvernement était, pour elle, définitive.

Que peut donc être une révision de la Constitution, en présence des principes éternels et des principes écrits que nous venons de rappeler, si ce n’est une simple réglementation, une organisation détaillée de la République démocratique?

Changer la forme, ce serait aliéner le droit, déchirer non seulement le pacte écrit de 1848, mais rompre le pacte tacite qui est la garantie de la liberté de tous, ce serait rendre à chacun sa liberté naturelle, le droit de la force et de la révolte.

Les journaux contre-révolutionnaires, qui croient, à l’aide de la révision, pouvoir rétablir la servitude, c’est-à-dire la monarchie, sont donc en dehors des principes constitutifs des sociétés ; sous prétexte de civilisation, ils nous ramènent à l’état sauvage, au droit à l’insurrection ; sous prétexte d’ordre, ils nous mettent un fusil à la main.

Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, c’est Rousseau : « L’autorité suprême, dit-il, ne peut pas plus se modifier que s’aliéner ; la limiter, c’est la détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un supérieur ; s’obliger d’obéir à un maître, c’est se remettre en pleine liberté. »

La seconde règle que nous avions posée avec les illustres penseurs du XVIIIe siècle, avec la Convention, avec l’héroïque population qui nous délivra des tyrans et chassa l’étranger du territoire, c’est que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais se déléguer, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même.

Inutile d’appuyer sur une doctrine irrévocablement fixée par ces deux passages du Contrat social : « Les députés du Peuple ne sont et ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Le Peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de son droit incommunicable de voter les lois, parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du Peuple. »

Maintenant, que tous les essais de représentation aient fait leur temps ; que le gouvernement direct du Peuple soit praticable ; qu’il n’y ait, pour le pays, de bonheur possible qu’à cette condition, que ce gouvernement, coupe court à toute révolution, qu’il n’amène ni anarchie, ni fédéralisme, ce sont autant de questions que nous avons précédemment traitées, et sur lesquelles nous allons revenir rapidement.

Comment soutiendrait-on, par exemple, que les divers systèmes de représentation ne sont pas jugés, lorsque, depuis les décemvirs romains jusqu’à la législature actuelle, l’histoire des représentants n’est qu’une longue série d’empiètements sur les droits des représentés ? Vingt siècles d’usurpation ne doivent-ils pas suffire pour décider d’une institution qui a permis, hier, à une assemblée de mandataires de rayer, d’un trait de plume, quatre millions de leurs mandants? L’énormité n’est-elle pas assez frappante?

Quant à la facilité pratique du gouvernement direct du Peuple, comment la prouver autrement que par la pratique même? Tout le reste n’est que déclamations, et les déclamations auxquelles on se livre contre lui, ne les a-t-on pas faites contre le suffrage universel, et avec quel déchaînement? Cependant, les conditions d’ordre absolu, et l’admirable régularité avec lesquelles a fonctionné cette grande institution doivent être notre éternel argument. Jadis, à Rome, quatre cent mille citoyens se réunissaient plusieurs fois par semaine sur une place publique, non seulement, pour légiférer— ce que nous demandons, — mais encore pour juger, pour administrer — chose à la fois mauvaise et superflue. — Comment donc la France ne pourrait-elle pas se réunir, quelques fois par an, pour voter ses lois, aujourd’hui qu’avec la presse, l’électricité, la vapeur, le pays n’est plus, comme on l’a dit, qu’un vaste forum ?

Oui, nous croyons encore que le Peuple ne constituera sérieusement son bonheur qu’à la condition de le voter lui-même. « Romains, disait le sénat au Peuple, après l’expulsion des Tarquins, rien de ce que nous vous proposons ne peut passer en lois sans votre consentement : soyez vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre félicité. » Ce mot, il faut le faire pénétrer dans les masses, car, c’est dans les masses, dans la collectivité, qu’est le remède, ou il n’est nulle part. Qu’a-t-il manqué, en effet, jusqu’ici aux gouvernements révolutionnaires les mieux intentionnés? La mesure exacte, l’instinct vrai des souffrances du pays, la science nécessaire pour les guérir, l’unité de vues et la force morale suffisantes pour l’oser. Eh bien! qui sait mieux ses souffrances que celui qui a souffert? Qui mieux que la chaumière a senti les étreintes cruelles de l’usure et de l’impôt? Qui mieux que le soldat de l’industrie, les privations inouïes enfantées par la pression du capital et de la concurrence? Qui mieux que le fermier, le poids de la rente et la brièveté du bail ? Qui mieux que le propriétaire, le chancre de l’hypothèque? Et vous croyez que toutes ces douleurs n’auront pas songé au remède? Leurs angoisses sont plus fécondes que vos spéculations de cabinet. Vous imaginez, rêveurs présomptueux, que de ces comices en permanence ne sortira pas quelques intelligences d’élite, obscures, inconnues, quelques voix auxquelles le hasard n’aurait point ouvert les portes de vos étroites assemblées! Ah! c’est calomnier le Peuple, méconnaître la puissance de la collectivité. Le bon sens ou le génie n’est pas apparemment placé en dehors de la nation ; il sort de ses couches profondes. De quoi s’agit-il donc? D’aller a lui timide, caché, de délier toutes les lèvres, de ne pas laisser une note muette ici-bas. Tous finiront par trouver ce que n’ont pas trouvé quelques-uns, et une fois le remède connu, quelle force, pour l’appliquer, aura jamais été plus irrésistible que la force du pays lui-même ?

Quel autre préservatif encore que le gouvernement direct du Peuple, contre les déchirements et les guerres civiles, au milieu des écoles, des systèmes dont nous sommes assaillis? La secte est, de sa nature, intolérante, inflexible, sans quartier, par cela seul qu’elle croit tenir la vérité. Elle est d’autant moins disposée à transiger, que sa foi est plus ardente. Le cours de la Révolution pourrait être entravé par suite de l’effroi qu’elle inspire, tandis qu’en présence de la souveraineté vivante de tout un peuple, sa dictature n’est plus à craindre. Elle devra prendre la peine de convaincre la majorité du pays, pour lui imposer sa volonté. Quant au Peuple, il saura bien se défier de ceux qui se défient de son intelligence, qui veulent substituer leur science à la sienne, leur despotisme à sa liberté.

Pas plus de désordre que de tyrannie, voilà le sentiment universel du pays. Aussi comprenons-nous difficilement ce soupçon d’anarchie lancé contre la nation en corps. Les partis qui se croient, ou se disent la nation, peuvent espérer, du désordre, leur avènement au pouvoir ; mais, quand c’est la nation entière qui a le droit de parler, elle qui ne peut attendre son bonheur que du travail, quel intérêt lui supposer pour entretenir les troubles et les discordes? Pourquoi la paix ne régnerait-elle pas au sein de ces assemblées électorales, appelées à exercer leur droit d’initiative, à statuer, après discussion, par oui ou par non sur des lois préparées, aussi bien qu’elle règne dans les assemblées électorales convoquées pour élire un président ou des représentants? Dans ces comices constitués d’après le pacte de 93, pas d’intrus possible ; chacun se connaît. Ah! sans doute, nous ne croyons pas plus que d’autres à la perfection de l’homme, après vingt siècles d’esclavage ; mais si quelque chose peut déconcerter les mauvais instincts, transformer en nobles résolutions des passions secrètement détestables, c’est la lumière, la publicité, le nombre.

Entend-on encore, par anarchie, qu’il n’y aura, dans la politique de l’Etat, ni suite, ni cohérence? Nous répondrons, avec l’histoire, que les républiques ont toujours été à leurs fins par des vues plus constantes et plus suivies que tout autre gouvernement. Si les individus n’ont pour but que leur intérêt privé, la majorité n’a en vue que l’intérêt général, et la France serait, au besoin, la preuve de l’esprit de persévérance d’un peuple. Comment ne serait-on pas frappé de la constance de ses efforts, depuis 60 ans, pour conquérir une liberté définitive que les partis du passé, revenant à la charge, lui ont cinq fois ravie?

Avec le gouvernement direct du Peuple, dit-on, enfin, si ce n’est pas l’anarchie dans la pratique des affaires qui est à redouter, n’est-ce pas le fédéralisme dans le résultat? Etrange objection, vraiment ! Quoi ! la Convention, cette puissance de concentration par excellence, la Convention qui envoyait, en juin, les Girondins à l’échafaud, pour crime de fédéralisme, aurait, en août, donné au pays une constitution fédéraliste! Les meilleurs patriotes de cette assemblée, Robespierre, Saint Just, en tête, n’auraient été que des traîtres ou des sots! D’autre part, la raison ne dit-elle pas que si, quand la majorité du pays aura prononcé, une fraction quelconque se levait pour protester violemment — ce que nous ne voulons pas croire, car la vérité, proclamée par la presqu’unanimité d’un peuple, a son irrésistible évidence eh bien! jamais pouvoir central n’aurait été armé, pour la répression, d’une plus formidable puissance que le gouvernement direct du Peuple ? Ce serait le pays fait soldat. Il y aurait, entre ce gouvernement et ceux qui l’ont précédé, la différence de l’armée soldée, indécise, hésitante, à la trombe impétueuse de la levée en masse.

En résumé, la forme de gouvernement que nous proposons est celle-ci :

Le Peuple exerçant sa souveraineté, sans entraves, dans les assemblées électorales, telles que la police en a été réglée par la Constitution de 1795 ;

Ayant, dans les termes de cette même Constitution, l’initiative de toute loi qu’il juge utile ;

Votant expressément les lois, c’est-à-dire, adoptant ou rejetant, par oui ou par non, les lois discutées et préparées par son assemblée de délégués.

Une assemblée de délégués ou commissaires, nommés annuellement, préparant les lois, et pourvoyant, par des décrets, aux choses secondaires et de grande administration.

Un président du pouvoir exécutif, chargé de pourvoir a l’application de la loi et des décrets, de choisir les agents ministériels, président élu et révocable par la majorité de l’Assemblée.

Des esprits moins préoccupés de la réalité des faits, que des rigueurs apparentes de la logique, ont voulu davantage encore. Si diminuée qu’elle fut, une assemblée leur a porté ombrage ; ils soutiennent que le Peuple doit être à la fois législateur, administrateur et juge.

Délégués ou représentants, disent-ils, le mot seul est changé, le mal n’en subsiste pas moins. Cette réunion d’hommes pourra encore confisquer les droits du Peuple. Sous prétexte de rendre des décrets, ne voteront ils pas des lois ?

Nous croyions leur avoir répondu par ce mot de Hérault de Séchelles : « le possible a ses limites ; ce n’est pas assez de servir le Peuple, il ne faut jamais le tromper. » En fait, vouloir que le Peuple légifère, administre et juge, est-ce vouloir une chose possible, une chose praticable? Nous en appelons à tout homme sensé. Nous allons plus loin, nous soutenons qu’en principe, il y aurait oppression et chaos dans tout Etat où le Peuple garderait l’administration des affaires particulières et l’exécution de ses propres lois.

Il nous faut encore citer Rousseau, qui l’a dit avec raison dans vingt passages différents: « La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le Peuple ne peut pas être représenté ; mais, il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. L’objet de la loi est facile à définir, il est toujours général ; la loi considère les sujets en corps, et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu, ni une action particulière. ».

Il ajoute : « S’il était possible que le souverain eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus, qu’on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l’est pas, et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut institué. »

Nous nous croyons donc en droit d’insister sur la distinction si justement posée, par la Constitution de 1793, entre la loi et les décrets. Quoi qu’on en dise, la ligne de démarcation est facile à garder.

Comment, au surplus, pourrait être redoutable une assemblée nommée pour une année seulement, et contre laquelle le Peuple, dans ses comices toujours ouverts, a perpétuellement le droit d’initiative? Comment serait-elle redoutable, quand elle n’a plus ni le vote du contingent de l’armée, ni celui de l’impôt? Ne présente-t-elle pas, au contraire, l’avantage de rappeler sans cesse, par sa concentration, l’unité et l’indivisibilité de la République ; plus rapprochée du pouvoir exécutif, n’en sera-t-elle pas aussi le meilleur surveillant?

Quant au pouvoir exécutif, s’il doit être, à nos yeux, nommé, non par le Peuple directement, mais par l’assemblée des délégués, voici nos raisons :

Que faut-il au pouvoir exécutif ? L’instantanéité d’action, pour exécuter rapidement les volontés du Peuple.

Comment l’obtenir? Par l’unité.

– Or, vouloir, avec Condorcet, que le Peuple nomme directement ses ministres, c’est la confusion, car le Peuple ne choisira pas ceux qui ont le même plan, les mêmes idées, le même système, mais ceux-là, au contraire, qui justement à cause de leurs systèmes différents, auront acquis le plus de renommée.

Vouloir, avec la Constitution de 95, que chacun des 86 départements élise un candidat, et que, parmi les 86 élus, 24 membres du pouvoir exécutif soient choisis par l’Assemblée, c’est trop éparpiller le pouvoir, pour qu’il agisse efficacement.

Demander, enfin, comme on l’a fait récemment, qu’un ministre du Peuple soit élu par la nation entière, c’est donner trop d’importance à un homme, c’est rappeler la présidence, et préparer de nouveaux éléments de lutte et d’antagonisme. Soumettre ce ministre du Peuple au contrôle permanent d’un conseil composé de toutes les minorités rivales, c’est tuer, à l’avance, son action, car, ces différente minorités réunies contre lui représenteront la majorité du pays. Ne sera-ce pas ce dictateur à qui l’on proposait de mettre un boulet au pied ?

Peu importe, d’ailleurs, l’organisation de détails? La Constitution de 95 l’avait réglée en 87 articles. On peut les réduire encore. On sera bientôt d’accord à cet égard, du moment qu’on le sera sur ce peu de principes, qui contiennent, selon nous, le salut de la République, et que nous prenons la liberté de recommander à toute la sollicitude, aux plus incessantes méditations de tous les patriotes et de la presse des départements en particulier :

Permanence de la souveraineté du Peuple dans ses assemblées électorales.

Droit d’initiative.

Droit exclusif de voter les lois.

Election annuelle des assemblées des délégués et de tous les mandataires du Peuple.

Révocabilité constante du pouvoir exécutif par l’assemblée des délégués.

Que ces principes volent de bouche en bouche, qu’ils se répètent à l’oreille, qu’ils pénètrent dans l’atelier, dans la mansarde, dans la chaumière. Si les royalistes, par leurs violences, paraissent suffire à l’œuvre de la Révolution, c’est au Peuple lui-même de consolider l’avenir, en le préparant.

Cet avenir peut être demain, car le pouvoir aux prises avec l’idée, vivant, comme tous les vieux pouvoirs, non de la vie du Peuple, mais de résistance, d’expédients, de subterfuges, nous rappelle ce tableau d’un de nos maîtres, où l’on voit la dernière famille humaine luttant contre l’envahissement du déluge ; elle a gravi de rocher en rocher, de cime en cime.

Efforts superflus ! L’eau monte toujours, et si les malheureux n’ont pas encore disparu dans l’abîme qui les environne de toutes parts, le spectateur sent qu’il y seront bientôt engloutis.