Ethique et pouvoir, quel chemin pour une démocratie directe ?

Qu’est-ce que l’éthique ? Comment la distinguer de la morale ? La société peut-elle bénéficier globalement d’individus dépourvus d’éthique ? Nos élites sont-elles plus ou moins exemplaires qu’avant ? La démocratie directe présupose-t-elle la généralisation d’une éthique individuelle irréprochable ?

Ethique et morale

Les concepts d’éthique et de morale s’utilisent souvent indifféremment et recouvrent un ensemble de valeurs positives. Pour opérer la distinction, on associe généralement l’éthique à l’individu et la morale à un groupe social. L’éthique se traduit par un questionnement qui cherche à trouver le juste dans une circonstance donnée. Cela peut se résumer à la place que chacun attribue à la frontière qui sépare le bien du mal. Le principal ennemi de l’éthique est le détournement du regard. Bien entendu, l’éthique individuelle varie en fonction de chaque individu, tout comme la morale est différente suivant le lieu ou l’époque. Par exemple, les pays d’Europe du Nord ont des codes moraux généralement considérés comme stricts au regard du personne politique. Rappelons nous de cette ministre de la culture en Suède poussée à la démission en 2006 (Cecilia Stegij Chilo) pour avoir omis de payer la redevance télévisuel et déclarer sa nounou.

La fable de l’anti-éthique

Dans la “Fable des Abeilles (1723), Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool et les drogues, la cupidité, etc. contribuent finalement « à l’avantage de la société civile ». « Soyez aussi avides, égoïstes, dépensiers pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ” Ce raisonnement qui sera ramassé dans la formule « Vice privée, vertu publique » s’avère proche des théories du ruissellement très en vogue à la tête de l’Etat.

Une version cinématographie de ce principe se retrouve dans la bouche d’un trader décomplexé (Gordon Geiko) du film Wall Street : Greed is good ! (soyez cupides !)

Une formule prend le contrepied de cette ruche corrompue mais prospère en évoquant « l’infirmité morale du capitalisme ».

L’hommes est-il naturellement bon ?

Dans La morale anarchiste (1889), Pierre Kropotkine nous livre sa vision de l’éthique (confondue ici avec morale), vision proche de la position de Rousseau : « L’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt ». Le prince de l’anarchie résume l’éthique individuelle par cette formule : « Traite les autres comme tu aimerais à être traité par eux dans des circonstances analogues ». « Le sens moral est en nous une faculté naturelle, tout comme le sens de l’odorat et le sens du toucher ». De ce principe découle selon lui l’entraide ou la solidarité, exact opposé du principe darwinien de lutte pour l’existence. L’ensemble du système d’éthique individuelle repose sur le principe d’égalité entre les humains. Que cette égalité soit bafouée et les comportements naturels sont entravés. Kropotkine peut donc conclure qu’une société libérée de ses entraves permettrait à chacun de retrouver son sens éthique inné. En abattant capitalisme, religion, justice, gouvernement, on libère en quelque sorte la morale intrinsèque de l’homme. « En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’est laissé enlever, afin de soumettre à la critique et de le purger des adultérations dont le prêtre, le juge et le gouvernement l’avaient empoisonné et l’empoisonnent encore. » Faut-il en vouloir à Jack l’Eventreur ou au propriétaire du misérable taudis de sa victime qui a cherché à lui faire payer les quelques sous de son loyer ? nous dit en substance Kropotkine. Quand on pense au juge, garant de la morale bourgeoise, qui a envoyé au bagne froidement quantité de miséreux, n’est-on pas détourné de l’objet de notre indignation ?

Les continuateurs de la pensée de Kropotkine, s’activant à la mise en œuvre des Kibboutz ne pensaient pas autrement. L’un d’eux témoigne dans les années 1920 à propos du premier Kibboutz (Degania) et de l’éventualité qu’un membre  s’adonne à la paresse tout en profitant du salaire égal pour tous : « si cela arrivait, nous cesserions aussitôt d’aimer le fautif ».

Sommes nous plus ou moins éthiques qu’avant ?

A la lecture d’un journal ou du site web d’une association comme Anticor, on peut légitimement s’interroger sur l’érosion éthique de notre société.

Et sans doute aurions-nous tort de considérer ce biais cognitif comme une vérité anthropologique. Les « casseroles » existent de toute éternité : de l’arrestation du surintendant Nicolas Fouquet par Louis XIV au scandale de panama sous la IIIè République en passant par l’affaire des diamants de Bokassa pour ne parler que de l’ère moderne, les exemples abondent et ne permettent pas de prétendre au déclin de l’éthique bien que cela soit difficilement quantifiable.

Certains ont défendu un point de vue complémentaire à cette stabilité de l’ère moderne. Castoriadis (Une société à la dérive 2005) donne pour point de bascule l’apparition du capitalisme (que certains font remonter à la renaissance). “Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté, dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.” Castoriadis adopte un point de vue inverse à celui de Kropotkine, arguant que la morale est un leg de valeurs anciennes, notamment religieuses, que le capitalisme se plaît à piller, là ou Kropotkine affirme que le sens éthique est un état naturel de l’homme que la société entravée par la religion et l’Etat ne fait que pervertir.

S’il est donc difficile de conclure sur le déclin ou la stabilité de l’éthique à l’ère moderne ou sur un temps plus long, on trouve de nombreux penseurs, tel Polyani s’appuyant sur l’anthropologie et l’histoire, pour réfuter l’idée moderne que la nature de l’homme est utilitariste (dépourvu d’éthique).

Des dirigeants exemplaires ?

Peut-on attendre des élites un comportement exemplaire ou nos élites ne sont-elles que le reflet de notre société dans son ensemble ?

Cincinnatus citoyen romain qui sauva Rome par deux fois avant de retourner labourer ses champs fait figure d’exception anthropologique au même titre qu’un De Gaulle renonçant par deux fois lui aussi au pouvoir par conviction politique (chef de gouvernement en 1946 et chef d’Etat en 1969).

Les élites se révèlent sans doute ni plus, ni moins dépourvus d’éthiques que tout un chacune. Une différence majeure sépare toutefois les élites du reste : la proximité de l’argent et les tentations que cela suppose. Robespierre à ce sujet cisela cette formule : « Les riches ont nommé leur intérêt particulier, intérêt général. »

Par ailleurs, les vulgaires citoyens et leurs élites ont en commun une humanité par définition complexe et chargée de contradiction. On peut penser que Nicolas Hulot a fait preuve d’une exigence éthique hors norme en donnant sa démission de ministre de l’écologie, tournant le dos à un poste prestigieux. Et c’est pourtant le même homme qui a été accusé par 6 femmes de violences sexuelles (il est toujours présumé innocent). Et ce n’est bien entendu qu’un exemple parmi d’autres.

La sélection naturelle des moins éthiques

La société favorisait-elle la promotion d’individus sourds à leur conscience voire sans conscience ? Si avec Castoriadis, on postule que le capitalisme favorise le déclin de l’éthique, peut-on tenter d’en trouver les causes ?

Certains ont parlé de darwinisme social pour qualifier les mécanismes à l’œuvre dans notre société moderne. En cela, le capitalisme favoriserait la sélection des individus à la fois les plus malins ET indifférents aux dilemmes éthiques. Les promesses de Bernard Tapie aux salariés des entreprises rachetées à la barre des tribunaux de commerce n’ont-ils pas fait les frais de ce type de profil ? Ainsi, parmi d’autres exemples, déclara-t-il en novembre 1984 aux 244 salariés de l’usine Wonder de Lisieux : « Nous mettrons les moyens qu’il faut pour que Lisieux fonctionne. Je ne suis pas inquiet pour l’avenir de Wonder. Je suis sûr que l’an prochain, nous ferons de l’argent ». 10 mois plus tard, le site fermait ses portes. 4 ans plus tard, il empochait une plus-value de 72 millions d’euros en revendant Wonder à un groupe américain.

Au cœur de cette problématique éthique du capitalisme : l’efficacité. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème selon Jacques Ellul dénonçant le « monothéisme de l’efficacité ». Or, Walter Benjamin nous dit bien que « Pour pouvoir accomplir quelque chose contre le capitalisme, il est indispensable, avant tout, de quitter sa sphère d’efficacité, parce que, à l’intérieur de celle-ci, il est capable d’absorber toute action contraire. »

Les conclusions pour la démocratie directe

Si l’éthique des élites équivaut celle des citoyens dans leur ensemble, pourquoi miser sur un régime de démocratie directe reposant sur le plus grand nombre ?

Une première réponse tient justement dans le nombre. Une infinité d’individus dénués d’éthique vaut mieux qu’une poignée tout autant dévoyée mais dont les intérêts personnels les rendent influençables. Voter l’abrogation du droit à la fortune s’avère évidente lorsqu’on est pauvre. Voter pour des mécanismes de justice est plus facile sans fortune personnelle. Le principe utilitariste de la fable des abeilles est ici renversé au profit d’une société amorale et égalitaire.

Cette première réponse utilitariste ne s’avère toutefois pas suffisante. Certains problèmes nous concernent tous, riches ou pauvres. Personne ne semble avoir intérêt à les résoudre. Par exemple, le réchauffement climatique ou l’extinction massive des espèces paraissent distantes et théoriques à beaucoup : riches ou pauvres. De telles menaces supposent qu’une éthique altruiste prévale chez la majorité des citoyens au pouvoir (riche ou pauvre) pour laisser à nos enfants une planète préservée. A n’en pas douter pour reprendre l’argument de Kropotkine, dans une situation d’égalité, on peut s’attendre à faire ressortir la nature bonne de l’homme capable de remettre en cause son confort matériel à court terme (si on considère la décroissance comme une nuisance et non comme une opportunité). Enfin, avec la démocratie directe, la conquête du pouvoir se trouve relégué au second plan. Tirage au sort et élection sans candidat affaiblissent drastiquement le ressort de l’ambition personnelle. Les mandats révocables et la précarisation des postes électifs excluent les promesses intenables et donc les comportements électorales dévoyés. Avec la démocratie directe, une société plus apaisée favorisant une éthique de la non puissance ne serait-elle pas envisageable ?

La démocratie directe, fille de la Révolution?

Une révolution est-elle le préalable indispensable à l’avènement d’une démocratie directe? Mais qu’entend-on exactement par révolution? Pourquoi la démocratie directe est-elle, notamment pour Hannah Arendt la continuation logique du moment révolutionnaire?

Dans cet article, nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Hannah Arendt (1906 – 1975), autrice d’ “Essai sur la révolution” (1965) à l’origine d’un article paru au cahier de l’Herne (2021) par Marc Le Ny “Le temps révolutionnaire” dont est tiré l’essentiel de cet article.

Qu’est-ce que la révolution?

L’imaginaire collectif associe la révolution aux barricades, au Comité de salut public de la Révolution, à la Terreur en somme et son cortège de décapitations expéditives.

Or, pour Annah Arendt la révolution ne se définit pas par la violence, acte accompli sans raisonner, sans parler, et sans réfléchir aux conséquences.

Castoriadis dans “Qu’est-ce que la révolution” abonde dans le même sens. Révolution ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’auto-transformation explicite de la société, condensée dans un temps bref. La Terreur est l’échec par excellence de la Révolution. Une politique qui se proclame révolutionnaire et démocratique, mais qui ne peut s’imposer que par la Terreur a déjà perdu la partie avant que celle-ci ne commence, elle a cessé d’être ce qu’elle prétend.

Pour Arendt, la révolution ne se confond pas davantage avec la notion d’utopie comprise généralement comme le rêve d’un gouvernement définitif de la pluralité humaine, soit l’institution de lois qui éteindraient tous les conflits, les dissensions et les interactions liés au fait de la pluralité humaine. Même avec l’aspiration d’un bonheur universel, l’utopie n’aspire en réalité qu’à un gouvernement disciplinaire qui en finirait avec les initiatives et l’imprévisibilité qui caractérise la liberté humaine.

Si la révolution ne saurait se définir par la violence ou l’utopie. Quelle est-elle? Pour Arendt, la révolution est le phénomène politique par excellence. Elle est autre chose qu’un changement soudain et violent qui bouleverse une société, ses institutions, ses mœurs et son histoire. Elle est l’occasion d’une expérience humaine inédite et relativement rare : celle de la liberté entendue comme un moment où les hommes se considérant comme des égaux, délibèrent à propos du monde dans lequel ils vivent.

Castoriadis partage cette vision égalitariste de la révolution. Le projet révolutionnaire se résume ainsi dans la volonté et l’agir qui vise à supprimer la hiérarchie politique, la division de la société comme division du pouvoir et du non-pouvoir. Et nous savons aussi que ce pouvoir n’est pas seulement et simplement « politique » au sens étroit ; il est aussi pouvoir sur le travail et la consommation des gens, pouvoir sur les femmes, pouvoir sur les enfants, etc. Ce que nous visons, c’est l’égalité effective sur le plan du pouvoir – et une société qui ait comme pôle de référence cette égalité. Tiré de “L’exigence révolutionnaire. Entretien avec Cornelius Castoriadis”, Esprit, (1977).

La révolution ou l’action en commun

Pour Arendt, lors des révolutions, les hommes découvrent avec surprise leur pouvoir commun d’agir de concert. Lors de ces moments historiques, les hommes, sortant de l’ordre privé et social des choses quotidiennes, se rassemblent, se considèrent comme égaux, et agissent ensemble dans un espace public d’apparences. La révolution est donc le moment où le pouvoir politique des hommes apparaît du fait de leur rassemblement tangible dans l’interaction et l’interlocution. La révolution est un événement commun qui excède les causes qui pourraient éventuellement en rendre compte ; elle outrepasse l’ordre des raisons, elle est incalculable ; c’est une surprise : elle survient.

Ce moment où les hommes agissent ensemble est l’occasion d’une joie toute particulière. Il y a un bonheur public tout à fait singulier à faire l’expérience de la vie à plusieurs, dans la lumière du domaine public, en se rapportant aux autres avec égalité.

Présent révolutionnaire et prolongement dans la durée

Le problème existentiel et institutionnel de l’irruption du pouvoir commun d’agir réside, presque tragiquement, dans un conflit entre la temporalité de l’action – son actualité, sa fugacité et son irréversibilité – et le fait que la faculté de commencer ensemble un nouveau monde et de nouvelles relations n’a de sens que si l’action à plusieurs parvient à faire durer dans le temps les conditions de sa survie. Entreprise aussi difficile que rare : comment être durablement libres ensemble ?

La fondation d’institutions durables ne peut se faire au prix d’une occultation de la liberté politique de tous. Toutes les institutions politiques durables ne sont pas capables de conserver le pouvoir, c’est-à-dire de conserver vivante la possibilité de l’action pour tous ceux qui voudraient y participer.

Révolutions anglaise, américaine et française.

Pour Castoriadis  dans “L’idée de révolution a-t-elle encore un sens ?” (Le Débat – 1989) cité par Benoît COUTU dans “Idée de la révolution et faire révolutionnaire chez Cornelius Castoriadis”, ce qui fait la spécificité de la Révolution française – faire rupture et instituer du nouveau – ne se retrouve pas dans les révolutions anglaise et américaine.

Pour Castoriadis, à rebours de Hannah Arendt, la révolution américaine n’avait pour but que de préserver un ordre social ancien. Il s’agissait davantage de donner une structure politique en continuité avec le passé que de produire un ordre social nouveau. En restant ancrée dans le religieux (forme américaine) ou dans le passé (par la Common Law pour la révolution anglaise), ou les deux en même temps, elles se limitèrent à rétablir une harmonie sociale jugée perdue.

Annah Arendt et la démocratie des conseils

Une authentique révolution signifie que les hommes s’assemblent spontanément pour instituer de tels espaces d’apparences où vivre, avec d’autres, égaux, dans l’actualité commune de l’action. De telles réunions spontanées (assemblées, conseils, etc.) ne sont pas les relais locaux d’un parti de révolutionnaires professionnels. Elles sont, dans l’actualité de leur présence effective, la seule réalité de la République, car alors les citoyens rassemblés peuvent agir de leur propre initiative et, de la sorte, participer aux affaires publiques quotidiennement. Seul un tel espace public permet une présence vivante parmi les citoyens de l’esprit public ou de l’esprit révolutionnaire. Cela signifie aussi que ce système des conseils doit constituer un élément fondamental des institutions républicaines nées de la révolution, sous peine de voir la révolution s’étioler par un manque de participation. Le système des conseils, nous met en présence d’une forme entièrement nouvelle du gouvernement, un nouvel espace de liberté, qui se crée au cours même de la révolution elle-même.

Cette structure nouvelle du pouvoir ne doit son existence qu’aux élans d’organisation du peuple lui-même. Elle ne correspond pas à l’administration des gouvernés par des experts professionnels – même élus. Le phénomène révolutionnaire atteste de cette suprême possibilité de l’existence humaine qu’est l’action en commun. Elle ne doit rien à la spéculation d’une théorie ; elle n’est pas le résultat d’une organisation révolutionnaire professionnelle. Malgré son caractère discontinu et évanescent, du fait même de la temporalité de l’action, la réalité des conseils révolutionnaires est attestée. Ils ne sont ni un rêve romantique ni une utopie fantastique, ni paradis sur Terre, ni société sans classe, ni rêve de fraternité socialiste ou communiste. Ils attestent seulement de l’instauration de la “vraie république”. Les conseils, évidemment, étaient ces espaces de liberté, écrit Arendt. 

L’accélération du projet d’autonomie

Pour conclure, si l’on considère que la révolution ne se définit ni par la violence, ni par l’instauration d’une utopie mais qu’elle est irruption spontanée d’une volonté d’agir en commun, alors oui la révolution est le point de départ d’un régime de démocratie directe autre nom d’une démocratie des conseils appelée de ses vœux par Hannah Arendt.

Il n’en demeure pas moins que l’immense défi révolutionnaire réside dans l’institution, la transformation de l’instant sur la durée.  Selon Castoriadis, La révolution doit engendrer de nouvelles institutions et modifier en même temps la relation entretenue avec ces institutions dans un processus qui favorise l’exercice de l’autonomie : La révolution n’est pas qu’une césure, elle est l’accélération de ce projet d’autonomie.

La démocratie directe doit-elle se passer des leaders?

Le leadership fragmenté des Gilets Jaunes donne-t-il une indication du manque de direction claire dans une démocratie directe? Faut-il ignorer la  différence de valeurs entre les humains pour éradiquer la domination?

Le mouvement des Gilets Jaunes a incarné diverses aspirations, souvent contradictoires, parmi lesquelles le Référendum d’Initiative Populaire (RIC). Dans le tumulte de la révolte, de nombreux visages ont émargés, donnant à la contestation l’apparence d’une hydre aux multiples bouches, toutes porteuses de revendications disparates.

A coups de “grand débat national” et de “lanceurs de balles de défense”, le pouvoir en place les a réduites au silence. Mais que serait-il advenu de ce mouvement insurrectionnel s’il avait gagné, accédant à une forme de pouvoir institutionnalisé? Aurait-il pu éviter l’écueil de la personnification du pouvoir, tant redouté par de nombreux militants? Aurait-il à l’inverse, mis en place des mécanismes de contrôle citoyen permettant de gérer les individualités?

Nul ne peut évidemment le dire, mais il est certain que les individus, et parmi eux des leaders ont joué un rôle important et joueront demain un rôle majeur dans la conquête d’une vraie démocratie.

Murray Bookchin, la société communaliste et le leadership

“Une société communaliste devrait reposer, avant tout, sur les efforts d’une nouvelle organisation radicale en vue de changer le monde […].Elle exigerait, surtout, que des individus engagés soient prêts à assumer les responsabilités de l’éducation et du leadership. Si l’on ne veut pas que les mots servent à occulter une réalité qui nous crève les yeux, il faudrait au moins reconnaître, pour commencer, que le leadership a toujours existé, et que ce ne sont pas des euphémismes pudiques tels que « militantes-militants » ou, comme en Espagne, « militants et militantes influentes » qui le feront disparaître. Il faut aussi admettre que de nombreux individus parmi d’anciens groupes, comme la CNT XXVII, n’étaient pas seulement des « militantes et militants » mais de véritables leaders, dont les opinions étaient davantage prises en considération – et à juste titre – que celles des autres parce qu’elles s’appuyaient sur plus d’expérience, de connaissance et de sagesse, ainsi que sur un profil psychologique capable de donner des orientations efficaces. Une approche libertaire honnête du leadership devrait reconnaître la réalité et la nécessité des leaders – et ce d’autant plus pour mettre en place les structures et les règles officielles permettant de contrôler et de recadrer le travail des leaders, mais aussi de les révoquer si les membres estiment qu’ils ne méritent plus leur confiance ou qu’ils abusent de leur pouvoir.

Un mouvement municipaliste libertaire ne peut fonctionner avec des membres désinvoltes et velléitaires – il a besoin de personnes formées aux idées, aux méthodes et aux activités du mouvement. Ces personnes doivent en effet démontrer le sérieux de leur engagement dans l’organisation – une organisation dont la structure serait explicitement décrite par un règlement officiel et des statuts appropriés. En l’absence d’un cadre institutionnel élaboré et approuvé démocratiquement et dont les membres et leaders doivent répondre, ces niveaux de responsabilité, même s’ils sont clairement formulés, cessent d’exister. Et c’est précisément quand les membres ne sont plus responsables devant des instances officielles et réglementées que l’autoritarisme se développe et, à terme, conduit le mouvement à sa perte. La meilleure façon de s’affranchir de l’autoritarisme est de répartir le pouvoir de manière claire, concise et détaillée, pas de prétendre que le pouvoir et le leadership sont des formes de « tyrannie » ou d’employer des métaphores libertaires qui en cachent la réalité. L’histoire a montré que c’est justement quand une organisation n’arrive pas à se fixer des règles sur ces questions que se créent les conditions de sa dégénérescence et de sa décomposition.

Paradoxalement, la couche de la société qui a toujours exigé avec le plus d’insistance la liberté d’exercer sa volonté contre les règles, ce sont les chefs, les monarques, les nobles et la bourgeoisie. Certains anarchistes, pourtant bien intentionnés, font de même en considérant l’autonomie individuelle comme la véritable expression de la liberté par rapport aux « artifices » de la civilisation. Dans le domaine de la vraie liberté, c’est-à-dire de la liberté qui résulte de la conscience, de la connaissance et de la nécessité, savoir ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire est bien plus honnête et fidèle à la réalité que de se soustraire à la responsabilité de connaître les limites du monde. Comme Marx en faisait l’observation il y a plus d’un siècle et demi, « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux seuls .” [1]

Leadership ou hégémonie ?

La démocratie directe consiste à “placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société.”[2] De cette multitude de citoyens, se détachent des individualités propres à faire progresser l’ensemble … ou à l’anéantir, faute de contrôle.

Examinant ce paradoxe à la lueur de leur culture ancestral du « nous » plutôt que celle du « je », les Zapatistes du Mexique, ont établi sept recommandations à destinations des autorités élues, leaders désignés par leurs pairs. Ces recommandations portent le nom de « commander en obéissant ».

1 – Servir et non se servir

2- Représenter et non supplanter

3- Construire et non détruire

4- Obéir et non commander

5- Proposer et non imposer

6- Convaincre et non vaincre

7- Descendre et non monter

Selon la formule de Joseph Proudhon: “Entre maître et serviteur, point de société”. Et pourtant, l’histoire des nations, même démocratiques, n’est qu’une litanie de maîtres aux pouvoir. Périclès, dirigeant de fait de l’attique, fut élu pendant près de trente ans. A défaut d’excès de pouvoir manifeste, on peut s’interroger sur son excès d’influence dans la poursuite d’une politique de puissance impériale guerrière.

Suffit-il de se méfier des individus alors? Le maître n’est pas toujours un leader perverti par le pouvoir, il peut prendre la forme d’une famille (népotisme), d’une classe (ploutocratie), ou d’un parti (aristocratie)… Castoriadis dénonçait d’ailleurs l’ascendant excessif du parti majoritaire, au nombre des maîtres de nos sociétés[3].

Loin des illusions égalitaristes, en travaillant à nous arracher à nos servitudes volontaires dénoncées par la Boétie, reconnaissons le leadership comme un fait objectif et intangible.

Il ne s’agit donc pas de nier le leadership mais de le contrôler afin d’éviter son glissement vers l’hégémonie.


[1] La Révolution à venir. Assemblées populaires et promesses de démocratie directe par Murray Bookchin (2022)
[2] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[3] Dans les régimes libéraux modernes, les pouvoirs législatif et gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Or les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto-coopté. Il n'est nullement question cependant d'interdire les partis, la constitution libre de groupement d'opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l'agora. L'essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)

Capitalisme représentatif ou démocratie directe

Pour définir notre système politique, qui est en fait politico-économique comme chacun peut s’en rendre compte quotidiennement, Jean-Michel Toulouse a forgé l’expression: “Capitalisme représentatif” (Histoire et critique du système capitaliste-représentatif – 2017). Mais comment comprendre cette expression dense, semblant rendre fidèlement compte du fonctionnement de notre société ?

Qu’est-ce que le capitalisme?

“Le capitalisme n’est pas le marché. Ce n’est qu’un pseudo marché oligopolistique”, c’est-à-dire contrôlé par les acteurs de grande taille, nous dit Castoriadis.[1] D’ailleurs, s’il était besoin de se convaincre de l’imposture d’un marché transparent et autorégulé, il suffirait de se rappeler que “La moitié du produit national brut de nos économies modernes transite par le budget de l’Etat, des collectivités locales, de la sécurité sociale.” [2]

Qu’est-ce donc que le capitalisme? “Le capitalisme est une institution de la société dont la signification imaginaire centrale est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle – pseudo-maîtrise, et pseudo-rationnelle”[3].

Il n’est en effet pas rationnel quant aux fins puisqu’il vise “l’expansion de la consommation pour l’expansion de la consommation.”[4]

Il n’est pas davantage rationnel quant aux moyens: pas d’équilibre sans intervention de l’Etat, pas de concurrence ou d’information parfaite, pas de fluidité parfaite entre les facteurs capital et travail, etc.

“Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.”[5]  La retenue interdisant, par exemple, à un entrepreneur d’assassiner son concurrent, emprunte à l’éthique en partie religieuse constituée au fil des siècles. De même, les industries chimique ou pétrolière s’arrogeant l’utilisation du pétrole, bénéficie sans contrepartie du résultat de millions d’année de sédimentation. Dans un cas comme dans l’autre, ces ressources vont en diminuant dans un régime capitaliste dont la seule valeur est l’argent.

Notons pour conclure ce propos, l’inversion des termes de l’équation parlant traditionnellement de système d’abord politique puis économique (système politico-économique) contenue dans l’expression “capitalisme représentatif.” La première place (capitalisme) est en effet dévolue à l’économique, le politique (représentatif) étant rejeté au deuxième plan. Et en effet, “le système représentatif n’est que « la feuille de vigne politique » de la domination du capitalisme économique”, selon le mot de Wilhelm Liebknecht (1826 – 1900), socialiste et révolutionnaire allemand, cofondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne – SPD. Le lobbying étant un bon indicateur de cet état de fait.

Intéressons-nous donc maintenant au deuxième terme de cette expression.

Le système représentatif

Bernard Manin dans son ouvrage phare[6], montre que le système représentatif mêle des traits démocratiques et aristocratiques. L’élu n’est jamais le double ni le porte-parole de l’électeur, mais il gouverne en anticipant le jour où le public rendra son jugement.

Or, “l’idée de représentation implique que la volonté de l’un puisse être transmise à la volonté de l’autre. Or il s’agit là d’un transfert psychologiquement et historiquement impossible. […] Il s’agit d’une substitution de la volonté du représentant à la volonté du représenté pour une durée définie, ou parfois indéfinie, sans détermination, sans mandat impératif d’aucune sorte. Cette substitution implique, de la part du représenté, comme Hobbes l’avait déjà noté, non pas un transfert mais un renoncement à exercer plus avant sa volonté, à exercer son droit de citoyen.” (Polin, 1997) [7]

Pourquoi dans ces conditions, s’encombrer d’un tel système?

Deux principales théories tentent de justifier l’existence du modèle représentatif. “La première, celle de Montesquieu (L’esprit des lois, 1748), y voit l’assurance d’être gouverné par des hommes instruits, plus aptes à gérer les affaires publiques qu’un peuple largement analphabète. “Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est pas tout propre.” La seconde, celle de Rousseau (Contrat social, 1762), s’y rallie à regrets lorsqu’il s’agit de grands États où le nombre de citoyens ne permet pas que chacun prenne part directement aux affaires publiques, mais il pense que les représentants ne doivent disposer que de mandats impératifs à durée très limitée auxquels ils ne pourraient se soustraire sans être révoqués par leurs mandataires. “Le peuple anglais pense être libre : il se trompe, il ne l’est que pendant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.” [8]

La technique

Au-delà du “capitalisme représentatif”, rendre compte en profondeur de notre système contemporain nécessite la mise en jeu d’un troisième rouage : la technique.

La “société technicienne” est décrite par Jacques Ellul comme le fait majeur de notre contemporanéité. Dans tous les domaines, la technique recherche la méthode absolument la plus efficace. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème. “Dans la société technicienne, toute autre valeur, toute autre considération se voit dissoute, exclue, sur l’autel de l’efficacité comprise comme valeur suprême et exclusive. L’efficacité est devenue une divinité jalouse. La mentalité technicienne, qui s’impose dans la société technicienne, est un monothéisme de l’efficacité.” [9] La technique est devenue une réalité englobante, un “milieu” artificiel qui se substitue au milieu naturel. Elle est devenue le nouveau milieu de l’homme. Ellul en donne une définition précise au travers de six composantes: automatisme du choix technique, auto-accroissement, insécabilité, l’entraînement des techniques, l’universalité et l’autonomie.

Arrêtons-nous sur ce dernier aspect, le plus choquant: l’autonomie. “Ce ne sont plus des nécessités externes qui déterminent la technique, ce sont ses nécessités internes. Elle est devenue une réalité en soi qui se suffit à elle-même, qui a ses lois particulières et ses déterminations propres”.[10] “Elle est autonome à l’égard de l’économie, de la politique, de la finance, et des valeurs morales et spirituelles. Elle modifie toutes ces choses sans se laisser modifier par elles. La technique est donc une puissance dotée de sa force propre, et non pas une matière neutre que l’on pourrait utiliser pour le bien ou pour le mal. Il y a une finalité intrinsèque au moyen, qui l’emporte toujours sur la fin extrinsèque proposée par l’homme.”[11]

Or comme chacun sait : tout ce qui peut être fait ne doit pas l’être nécessairement. C’est même la capacité d’autolimitation qui qualifie la dignité humaine.

L’autogouvernement ou l’autonomie réalisée

Pour conclure à rebours de ce capitalisme représentatif et technique, laissons le mot de la fin à Cornelius Castoriadis.

“Une société autonome instaurera un véritable marché, défini par la souveraineté (non pas la simple liberté) des consommateurs. Elle décidera démocratiquement de l’allocation globale des ressources (consommation privée/consommation publique, consommation/investissement), aidée par un dispositif technique (l’« usine du plan ») soumis à son contrôle politique, qui aidera aussi à assurer l’équilibre général. Enfin, il n’est pas concevable qu’elle institue l’autogouvernement des collectivités à tous les niveaux de la vie sociale, et qu’elle l’exclue dans les collectivités de production. L’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée.” [12]


[1] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[2] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[3] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[5] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[6] Principes du gouvernement représentatif par Bernard Manin (1998)
[7] La démocratie au risque de la représentation par Anne-Hélène Le Cornec Ubertini (2007)
[8] Ibid
[9] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[10] La technique ou l'enjeu du siècle par Jacques Ellul (1954)
[11] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[12] Les carrefours du Labyrinthe volume 5 - Fait et à faire par Cornelius Castoriadis.

L’impossible démocratie directe. Réponse aux objections

Quels sont les principales objections dressées contre l’idée et la pratique d’une démocratie citoyenne? Quelles réponses apportent les défenseurs de la démocratie réelle ? Quels démentis fournissent les faits historiques?

C’est impossible à appliquer sur une vaste échelle

Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778), citoyen de la république genevoise, est sans doute l’un des premiers penseurs de l’ère moderne à formuler cette critique. La démocratie (directe) serait un régime pour un peuple divin assimilé à un souverain. Le souverain décide de tout, il n’y a aucune délégation. Rousseau conclut que cette formule de gouvernement n’est envisageable que pour une population d’une trentaine de personnes.

L’argument de la dimension demeure la première objection brandie de nos jours. Or l’argument est de mauvaise foi historiquement, concrètement et politiquement d’après Castoriadis. On pourrait dire: établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué (raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion) et de mauvaise foi.[1]

Les gens ne veulent pas être mobilisés en permanence

Dans un témoignage récent, Daniel Cohn-Bendit nous dit: “Nos idées libertaires correspondaient à un souhait de révolution permanente, une mobilisation perpétuelle de la société par l’instauration de conseils de quartier et de conseils ouvriers. On refusait l’idée de représentation qui est pourtant le seul moyen d’agir démocratique, car les gens ne veulent pas faire de la politique 24/24h, toute leur vie. Il y a des moments où ils se révoltent et d’autres ou ils veulent vivre sans faire de la politique et préfèrent déléguer ces questions à des forces politiques. Ça on ne l’avait pas compris et heureusement qu’on a perdu.”[2]

Or, comme le rappelle Castoriadis, le problème de la représentation tient principalement au fait que les mandats sont irrévocables, règle inconnue en droit privé on peut le noter. Avec les mandats irrévocables, il y a aliénation de la souveraineté au profit des corps institué pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique détaché des gouvernés entre irrémédiablement alors en collusion avec les autres pouvoirs notamment économique ou médiatique.[3]

L’élection de mandataires révocables règle une grande partie du problème peut important le nom qu’on leur donne : des magistrats au sens antique du terme, des “élus-commis” selon l’expression de Robespierre (avant qu’il ne sombre dans la tyrannie), des autorités selon le terme employé par les zapatistes d’aujourd’hui. Ces magistrats sont désignées (par élection, par tirage au sort – voir cet article sur le tirage au sort) pour de courtes périodes (1 an généralement à Athènes, 3 ans à l’échelon régional chez les zapatistes). Au Chiapas, le “commander en obéissant” guide les autorités au travers de 7 principes (1 – Servir et non se servir; 2- Représenter et non supplanter; 3- Construire et non détruire; 4- Obéir et non commander; 5- Proposer et non imposer; 6- Convaincre et non vaincre; 7- Descendre et non monter) – voir cet article sur le fonctionnement de l’autogouvernement zapatiste. Il peut donc y avoir des magistrats en démocratie directe pourvu que le mandat soit strictement encadré: révocable à tout moment, non renouvelable ou très peu, proche du bénévolat, non cumulable, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyé par de la formation pair à pair.

Au cours de sa vie, chaque individu est susceptible d’occuper un ou plusieurs mandats. En dehors de ces périodes où il agit en tant qu’élu, l’activité du citoyen se limite à la participation aux assemblées de quartier (traitant de problématiques nationales, régionales et locales) une à deux fois par mois, à l’exemple de la Grèce antique ou du Chiapas.

La société actuelle est trop complexe, il nous faut des professionnels de la politique.

Ces professionnels issus d’une caste dominante correspondent à l’idée platonicienne de philosophe-roi, un philosophe désintéressé et donc vertueux par essence dans l’exercice du pouvoir.

L’idée répandue qu’il existe des “experts” en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par “l’expertise” qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces “experts”. Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales.[4] Le recours aux experts constitue une étape possible pour éclairer une décision. En aucun cas, ces experts souvent otages d’une pensée normée doivent-ils prendre des décisions en lieu et place des parties prenantes (comme c’est le cas des directeurs de banques centrales par exemple – Voir cet article sur la monnaie – ou plus généralement avec notre personnel politique).

L’égalité supposée des citoyens dans la réflexion et l’agir politique est une fiction.

Comment pourrait-on mettre au même niveau l’opinion de Mme Michu et celle d’un député de l’assemblée, formé dans les meilleures écoles de la République, rompu à la négociation, capable de saisir les grands enjeux de notre temps et expert de la parole?

Et en effet, un politicien gavé de fiches, abreuvé d’éléments de langage damera probablement le pion à Mme Michu mais aura-t-il raison pour autant? Et si Mme Michu avait accès à une assemblée locale, qu’elle avait accès aux mêmes informations, ne pourrait-elle pas former un jugement éclairé?

Il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais selon la formule de Joseph Proudhon: “Entre maître et serviteur, point de société”. Chacun a droit à la parole[5]. Souvenons-nous d’ailleurs que l’égalité de parole (isegora) était le terme employé pour designer la démocratie avant qu’un mot plus adapté ne soit forgé (demos cratos = pouvoir du peuple)[6]. Cette égalité de parole accompagnée d’un égal droit de décider (un homme, une voix) constitue le fondement d’une démocratie réelle. Ne nous voilons pas la face, l’égalité constitue le coeur du défi démocratique, à la fois source et résultat de ce processus de mise en oeuvre d’une démocratie directe.

Plus de démocratie ne signifie pas moins d’erreur.

Les opposants à l’idée de démocratie citoyenne ont beau jeu de dénoncer la contradiction d’un supposé syllogisme:

1/ La démocratie est le régime qui tend vers une forme de vérité citoyenne

2/ La démocratie directe est la forme la plus pure de démocratie

3/ La démocratie directe instaure donc un régime de vérité exempt d’erreur.

Evidemment il n’en est rien comme le montrent certains exemples au cours de l’histoire.

Les citoyens athéniens ont voté en démocratie directe le massacre et l’asservissement du peuple Mélien rétif à toute domination. En 416 av. JC, les 3000 habitants de l’ile de Melos, petite ile des Cyclades, furent tués (hommes en âge de porter les armes) ou réduits en esclavage (femmes et enfants).

“Le régime de démocratie directe n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque.”[7] On peut d’ailleurs en dire autant de l’oligarchie qui est la forme actuelle de notre démocratie.

Les citoyens ne disposent pas du temps (et de l’argent) nécessaire pour tenir des assemblées

“Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence.”[8]

Que constate-t-on pourtant en France sur les deux derniers siècles? La productivité horaire du travail a été multipliée par 30. La durée individuelle du travail visible n’a été divisée que par 2 – et moins encore si l’on tient compte de ce qu’Ivan Illich appelle le travail fantôme (temps de déplacement, temps consacré à reconstituer ses forces ou à travailler à la maison de façon informelle)[9]. Si l’on ramenait le temps de travail à des proportions raisonnables au regard des gains de productivité, la question ne se poserait pas (voir cet article sur le temps libéré). La place excessive que prend le travail rémunéré dans nos sociétés est résumée par la formule de Castoriadis : “Le prolétariat ne peut pas être esclave dans la production 6 jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique”.

Dans la même veine, songeons que nous regardons en moyenne en 3h par jour la télévision[10]. Remplaçons donc ces 3 heures de mort cérébrale télévisée par 3 heures de vie politique et citoyenne!

Enfin, le temps c’est de l’argent dit l’adage. Or il n’est pas besoin de rappeler que nos sociétés occidentales sont très riches (en mettant de côté l’inégalité de répartition de cette richesse qui est un autre problème). Au milieu de cette richesse, la misère psychique a bien souvent remplacé la misère physiologique des temps anciens: la faim, le froid, l’insécurité économique.

En définitive, Thucydide avait résumé la question il y a 2500 ans par ces paroles: “il faut choisir : se reposer ou être libre.”

La démocratie directe ne peut mener qu’à un brouhaha permanent et finalement à l’impuissance

“Réunissez une famille autour d’une table à Noël parlez politique, vous verrez le résultat. Alors comment envisager un quartier réuni en assemblée pour traiter du commun…” Voilà un argument majeur pour les défenseurs de la démocratie représentative.

La réponse à cette objection tient en plusieurs points: le rôle de l’éducation dans la pratique, la surestimation du résultat obtenu en démocratie représentative, le rôle des minorités.

“Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie”[11]. Des pratiques élaborées collectivement peuvent également favoriser ces interactions – voir cet article sur les outils de la prise de décision. Il convient de créer un “humus culturel” réellement démocratique. Et l’accumulation de cet humus par strates successives prend du temps.

La démocratie représentative a pour elle une forme d’efficacité de façade: elle produit une masse de décisions et les applique dans une relative économie de moyens. Le développement du nucléaire civil et militaire et la radioactivité à gérer pendant 20000 ans, la politique agricole à l’origine de la désertification des campagnes et du saccage sanitaire et environnemental en cours, la politique industrielle produisant toujours plus de camelote pour davantage de déchets[12], autant de mesures décidés sans réel débat public par notre intelligentsia politico-économique. En est-on satisfait?

Cette économie de moyens de la démocratie représentative est par ailleurs sujette à critique: “Les interminables discours et les navettes entre les commissions, les différentes chambres des Parlements et les gouvernements et les cabinets ministériels ne prennent pas moins de temps, et la démocratie mérite qu’on lui consacre du temps.”[13]

Une autre vertu au large débat d’idée réside dans la confrontation d’opinions. La difficulté de mener ce débat peut nous pousser à le simplifier en l’évacuant. Mais n’oublions pas les leçons de l’histoire : la vérité a toujours préexistée dans les marges: avortement, condition de la femme, etc. Les minorités d’hier sont les majorités d’aujourd’hui: prendre en considération ce qu’elles ont à dire aujourd’hui peut donc nous faire gagner du temps.

Enfin, dans cette question du débat et de la décision collective, méfions-nous d’une démocratie électronique appuyée sur des dispositifs complexes et donc peu maitrisables, toujours suspect de falsification. Préférons une démocratie en face à face recourant ponctuellement à des dispositifs techniques les plus basiques possibles. Envisageons la simplification de notre monde et remettons nos vies à hauteur d’homme, sans démesure technicienne.

La démocratie directe est pour les peuples ce que les vents sont pour les flots “ils les agitent mais ils les élèvent”. Sans elle, la République n’est que “le calme plat du despotisme, la surface unie des eaux croupissantes d’un marais”.[14]

C’était impossible et pourtant ils l’ont fait

D’autres critiques plus confidentielles jugent le projet de démocratie directe trop timoré, qualifiant le vote d’acte « mou » et préférant l’action directe, l’occupation, la réquisition. D’autres encore dénoncent le pouvoir démesuré des minorités agissantes – ceux qui ont le temps par exemple (voir cet article sur la commune de Saillans). Le débat est sans fin et constitue l’essence même de la démocratie. Au lieu de promouvoir le consensus universel, il faut, au contraire, réhabiliter le “dissensus”, la “disputatio”, la “mésentente”.[15]

Alors impossible la démocratie directe?

“Qu’on me cite un progrès accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées”.[16] “Les systèmes tiennent souvent plus longtemps qu’on ne le pense mais finissent par s’effondrer beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine”.[17]


[1] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[2] Daniel Cohn-Bendit dans Affaires sensibles sur le 13 mai 1968 diffusé le 25 nov 2021
[3] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[4] Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)
[5] Aujourd'hui nous disposons tous en principe du droit de prendre la parole dans "l'espace public / privé" correspondant à l'agora antique incarnée de nos jours par les micros-trottoirs dont se délectent les médias (l'autocensure des médias amoindrit d'ailleurs cette assertion). Mais cette égalité de parole n'existe pas évidemment dans un "espace public" comme l'assemblée réservée aux professionnels de la politique. On observe par ailleurs une privatisation de l'espace public puisque les décisions censément publiques sont prises réellement en amont avec "l'aide" d'experts et lobbyistes de tous poils. Voir Castoriadis pour la distinction espace privé; public / privé; public.
[6] L'élan démocratique par Jacqueline de Romilly (2005)
[7] Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996
[8] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).
[9] L'abondance frugale comme art de vivre par Serge Latouche
[10] Statistique Insee pour 2010
[11] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[12] Expression de Bernard Charbonneau
[13] Multitude par HARDT, M. et A. NEGRI (2004)
[14] Camille Desmoulins Vieux Cordelier, n° 7, 5 Pluviôse An II
[15] Jacques Rancière
[16] La solution ou le gouvernement direct du peuple par Victor Considérant 1851
[17] Kenneth Rogoff ex-économiste en chef du FMI

La démocratie directe vue par Castoriadis

Qu’est-ce que la démocratie directe? Qu’est-ce qu’elle n’est pas? Qu’entend-on par autonomie? Quels sont les liens entre autonomie de l’individu et de la société? Comment définir le pouvoir ou l’Etat? Cornelius Castoriadis nous donne ici des éléments de réponse.
Cornelius-castoriadis

Cornelius Castoriadis, penseur total, penseur génial du XXè siècle fut tour à tour et sans exclusive militant communiste, trotskiste (membre d’un réseau résistant en Grèce pendant la 2nde guerre mondiale, animateur avec notamment Claude Lefort de la revue Socialisme ou Barbarie), économiste (Chef économiste pour l’OCDE), professeur (à l’EHESS dans les années 80), psychanalyste (décryptant abondamment l’œuvre de Freud et d’autres). A côté de ce parcours, il était également philosophe, philologue (analysant la signification d’écrits anciens), musicien amateur (il a songé à embrasser la carrière de chef d’orchestre dans ses jeunes années). Son œuvre passionnante, parsemée de mille éclats lumineux reflète cette profusion d’idées et d’actions, une réflexion nous menant à de nombreux carrefours du labyrinthe de la pensée pour reprendre le titre d’une série de ses ouvrages.

Cet article comprend des citations et fragments remaniées librement, parfois même reformulés par l’auteur de cet article (à rebours de tous les usages universitaires 🙂 afin d’en permettre une lecture plus fluide.

Les écrits ainsi librement cités / paraphrasés sont les suivants:

1 Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010

2 Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l’homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982).

3 Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996

Naturalité de la démocratie

Je ne crois pas qu’il y ait une naturalité de la démocratie. Je crois qu’il y a une pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie, pas vers la démocratie. Il y a une pente naturelle à rechercher une origine et une garantie de sens ailleurs que dans l’activité des hommes – dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres, ou version van Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le marché, qui fait que les plus forts et que les meilleurs prévalent toujours à la longue, c’est la même chose… Pour Pierre Clastres, la société est contre l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la source des normes. C’est le passé de la société, c’est la parole des ancêtres. Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.

La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. 1

Qu’est-ce que la démocratie directe?

À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Je suis d’accord là-dessus avec Rousseau qui dit que “les Anglais libres ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans”. 2

Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie. 1

Dans la Grèce antique, l’ecclesia, assistée par la boulé (Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe.

L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, active­ment encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ethos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits poli­tiques. La participation se matérialise dans l’ecclesia, l’Assem­blée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obliga­tion morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels; la quasi-totalité des cours sont formés de jurys, et les jurés sont tirés au sort. 3

Ce régime n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. 3

Réfutation des arguments clamant l’impossibilité d’une démocratie directe

Le grand argument contre la démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est la dimension de ces sociétés. Or l’argument est de mauvaise foi. Historiquement, concrètement et politiquement.

On pourrait dire : établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué est de mauvaise foi. 1

Dans l’époque moderne, on a vu éclore des formes de régime qui permettent une démocratie directe comme par exemple la commune de Paris ou des soviets –les vrais, avant qu’il ne soit domestiqués par les bolchevique–, ou des conseils ouvriers avec un pouvoir le plus grand possible des assemblées générales, c’est-à-dire la démocratie directe pour la décision ultime, et un pouvoir de délégués élus est révocables à tout instant, ne pouvant donc pas exproprier la collectivité de son pouvoir. 2

Qu’est-ce que le régime représentatif?

Le régime représentatif tel que nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les anciens ont des magistrats révocables, il n’y a pas de représentants. Le terme représentant signifie représentant auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants présuppose qu’il y’a un roi. En Angleterre le roi gouverne dans son parlement avec les représentants de ces sujets.

L’argument majeur en faveur de la démocratie représentative vient de Benjamin Constant : dans les sociétés modernes ce qui intéresse les gens n’est pas la gestion des affaires communes, mais la garantie de leurs jouissances. 1

Le peuple par opposition aux “représentants”.

A chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redé­couverte ou réinventée : conseils communaux (town mee­tings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. Dès qu’il y a des “représentants” per­manents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des “représentants” – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions suscep­tibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ». 2

Le peuple par opposition aux “experts”.

La conception grecque des “experts” est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de gouvernement – sont prises par l’ecclesia, après l’audition de divers orateurs et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y avoir de “spé­cialistes” ès affaires politiques. L’expertise politique – ou la “sagesse” politique – appartient à la communauté poli­tique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une activité “technique” spécifique, et est naturellement reconnue dans son domaine propre. La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratègoi, sont-ils élus, au même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la polis d’une tâche particulière.

L’élection des experts met en jeu un second principe, central dans la conception grecque, qui est que le bon juge du spécialiste n’est pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole, ou les tragédies couronnées -, on est enclin à penser que le jugement de cet usager était plutôt sain.

On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irres­ponsabilité croissante des appareils hiérarchico – bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des “experts” en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes poli­tiques se justifie par “l’expertise” qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces “experts”. Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales. 2

La Communauté par opposition à “l’Etat”.

La polis grecque n’est pas un “État” au sens moderne. Le mot même d’État n’existe pas en grec ancien (il est signifi­catif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). L’idée d’un «État», c’est-à-dire d’une institution dis­tincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompré­hensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète, “empirique”, de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendam­ment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un “État” et une “population” ; elle oppose la “per­sonne morale”, le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. Ni “État”, ni “appareil d’État”. Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif (très impor­tant aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus éle­vés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Ronald Regan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La “bureaucratie permanente” accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme est abandonnée à des esclaves.

Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles – et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthunè); ils le font devant la boulé pendant la période classique. 2

Les trois fonctions du pouvoir

Prenons les trois fonctions de tout pouvoir : légiférer, juger et gouverner – et non pas exécuter, terme hypocrite des lois constitutionnelles moderne, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois, le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel qui dit que le gouvernement, chaque année, présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide… Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les iroquois : elle juge, probablement, et elle gouverne, elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institut pas. 1

Qu’est-ce que l’autonomie ?

C’est que l’on puisse dire à chaque moment : cette loi est-elle juste ? L’hétéronomie c’est quand la question ne sera pas soulevé. Ne sera pas posée. C’est interdit. L’autonomie consiste simplement à ménager la possibilité effective que les institutions puisse être altérées, et sans qu’il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements. L’autonomie suppose également l’activité des gens, leur participation effective aux activités politiques, notamment le contrôle des magistrats révocables. 1

Le projet politique d’une société autonome et celui d’une société qui pose ses institutions en sachant qu’elle le fait, donc qu’elle peut les révoquer et que l’esprit de ses institutions doit être la création d’individus autonomes. Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Bach n’est pas Mozart. 2

Si être autonome, pour l’individu comme pour la société, c’est se donner sa propre loi, cela signifie que le projet d’autonomie ouvre une recherche sur la loi que je dois (que nous devons) adopter. Cette recherche comporte toujours la possibilité de l’erreur – mais on ne se protège pas contre cette possibilité par l’instauration d’une autorité extérieure, mouvement doublement sujet à l’erreur et qui ramène simplement à l’hétéronomie. La seule limitation véritable que peut comporter la démocratie est l’autolimitation, qui ne peut être, en dernière analyse, que la tâche et l’œuvre des individus (des citoyens) éduqués par et pour la démocratie. Une telle éducation est impossible sans l’acceptation du fait que les institutions que nous nous donnons ne sont ni absolument nécessaires dans leur contenu, ni totalement contingentes. Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. 3

Autonomie et psychanalyse

La fin bien conçue de l’analyse va au-delà de la liquidation du transfert, elle va jusqu’à l’instauration d’une nouvelle instance de la subjectivité : une subjectivité réfléchissantes et délibérante. Il ne s’agit pas d’assécher le Marais puant de l’inconscient pour y faire pousser des tulipes, cela serait suicidaire, parce que c’est précisément de l’inconscient que tout surgit. Il ne s’agit pas de se libérer de la domination de l’inconscient, c’est-à-dire de pouvoir arrêter le passage à l’acte mais d’avoir conscience des pulsions et des désirs qui y poussent. C’est cette subjectivité qui peut être autonome et c’est ce rapport là qu’est l’autonomie.

La politique, tout comme l’analyse, n’a pas de fin. Politique et analyse ne s’achèvent jamais. La fin de l’analyse c’est la capacité du sujet, désormais, de s’auto analyser. Dans le cas de la politique on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d’instituions. Il ne s’agit pas d’établir la société parfaite une fois pour toutes. 3

Le vote majoritaire

Le seul fondement de la règle majoritaire, c’est qu’en politique tous les doxai ou opinions sont équivalentes. Le nombre des opinions favorables à telle décision à un poids, crée une présomption de rectitude. Si vous êtes mettez une règle de la majorité, vous êtes admettez nécessairement que malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous et qu’il fasse ceci ou cela : priver de droits de vote les gens de plus d’un mètre 90, élire Hitler, etc. 1

L’illusion constitutionnelle

Au sujet du fétichisme de la constitution remarquons que le pays où les droits de l’homme sont peut-être le plus respecté depuis trois siècles, la Grande-Bretagne n’a pas de constitution alors que des constitutions parfaitement démocratiques ont servi de masque ou plus sanglante tyrannie et continue de le faire. Une constitution ne peut pas se garantir elle-même. Si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement. 3

Les partis contre la démocratie

La séparation des pouvoirs, autre dispositif d’auto limitation, me paraît également essentielle. Entamée dans la démocratie antique : les jurys athéniens tires au sort n’ont pas obéir à l’assemblée ils peuvent même la censurer, elle est en théorie plus poussée dans les régimes libéraux modernes. Cependant dans ces régimes, le pouvoir législatif et pouvoir gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Le lieu effectif du pouvoir pour les décisions qui importent vraiment dans les régimes libéraux, sont les partis. Les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto coopté. Il n’est nullement question cependant d’interdire les partis, la constitution libre de groupement d’opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l’agora. Mais l’essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. 2

Autogestion, économie, privatisation

Dans le domaine économique, l’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillé. Il ne saurait être question de collectiviser de force les petits producteurs par ailleurs. Une société autonome, se doit donc d’instaurer un véritable marché défini par la souveraineté des consommateurs et l’auto gouvernement des producteurs. Le dialogue démocratique remplace les rapports de force actuellement mis en jeu. La discussion ne peut pas se réduire à Madame Thacher ou le Goulag. Lorsque je formule ce projet d’autonomie, trop ou pas assez précis selon certains, je m’exprime en tant que citoyen. Cet effort de construction, d’élucidation, de description, devrait être le fruit d’une réflexion collective dans le cadre d’institutions démocratiques À fin de dépasser le stade de la division du travail politique, ou représentants et représentés sont renvoyés dos à dos.

Or aujourd’hui, la privatisation abandonne le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé.

Le prix à payer pour la liberté et l’autonomie c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. La richesse du capitalisme a été achetée par la destruction d’ores et déjà irréversible des ressources de la biosphère accumulées pendant 3 milliards d’années. 3

Individu et société

Ce que l’on appelle bêtement dans la théorie politique, philosophique, économique, l’individu – et que l’on oppose à la société – n’est rien d’autre que de la société. Ce sont des couches successives de socialisation qui s’agglomère autour du noyau monadique. Un enfant laissé à lui-même sans lien avec la société devient un enfant loup. Cette socialisation est essentiellement violente. Elle signifie que la psyché doit renoncer à l’omnipotence, à être le centre ou la totalité du monde. La sublimation implique le renoncement aux simples plaisirs d’organes, voire même aux simples plaisirs de la représentation privée pour investir des objets qui n’ont d’existence et de valeur que sociales. À partir du moment où l’on parle, au lieu de sucer son pouce, on est dans la sublimation parce qu’on investit une activité sociale, un objet créé par la société, institué est valorisé par elle.

L’activité des hommes investit un objet socialement créé et socialement valorisée, même si cet objet est criminel, comme l’holocauste le fut ou comme le furent les sacrifices humains par les prêtres Aztèques. 2

La révolte de Makhno et l’autogouvernement en Ukraine

Pourquoi redécouvrir un épisode historique méconnu qui prit fin il y a tout juste 100 ans? Qui était Nestor Makhno et comment l’Ukraine fut le lieu d’une expérimentation anarchiste presque sans équivalent?

Qu’est-ce que l’Ukraine?[1]

Carte d'Europe

Situé au carrefour des influences exercées par l’Europe, la Russie et l’Empire Ottoman, les vastes steppes d’Ukraine n’ont été peuplées que tardivement.

A l’est du fleuve Dniepr, la région appelée “Petite Russie” constituait la marge de l’Empire tsariste. A l’ouest, la Pologne exerçait son influence tandis qu’au Sud, la Crimée, était sous la domination du Grand Turc puis des Russes. Marqués par une forte implantation de populations juives (10% de la population au 19è siècle soit la plus forte implantation observée à cette époque), ces territoires sont donc un ensemble hétéroclite formé de populations diverses dont le sentiment national ne naît qu’assez tardivement à la fin du 19è siècle[2].

L’héritage “cosaque”[3] y compte pour une grande part. Ces intrépides guerriers montés sur des chevaux enlevés à la steppe vivaient de chasse, de pêche, de rapines occasionnelles sur les caravanes de marchands ou s’enrôlant à l’occasion comme mercenaires. Principalement implantés dans le sud-est, sur la rive orientale du Dniepr, ces nomades développèrent un mode de vie original, élisant leur chef pour un an (ataman) et élaborant leurs décisions en communs[4]. Ces guerriers farouchement individualistes, égalitaires mais non collectivistes, et totalement indifférents aux passions nationalistes furent cependant peu à peu incorporés à l’armée tsariste à mesure que la steppe mise en culture devenait au 20è siècle le grenier à blé de la Russie.

Dans cette société fragmentée, divisée en 9 gouvernements ou régions autonomes au moment de la révolution de 1917, l’insurrection paysanne était la forme d’expression régulière du peuple écartelé par le cisaillement d’intérêts étrangers.

Qui est Nestor Makhno?

Nestor Makhno à 17, 33 et 37 ans

Issue d’une famille serve affranchie avec l’abolition de cette pratique dans tout l’empire russe en 1861, Nestor Makhno naît en 1888. Il est berger à 8 ans tout en fréquentant l’école jusqu’à 12 ans, âge auquel il devient ouvrier agricole à plein temps, puis ouvrier dans une fonderie à 17 ans.

Il s’engage dans un mouvement communiste libertaire à 16 ans et participe à des actions d’expropriation qui lui valent d’être arrêté une première fois à 19 ans puis libéré faut de preuves. A nouveau arrêté alors qu’il n’a que 20 ans, condamné à mort, sa peine est commuée en prison à vie en raison de son jeune âge. Enfermé pendant 7 ans dans une prison de Moscou, souvent mis aux fers, il continue de se former politiquement, notamment auprès de Piotr Archinov, militant anarchiste, futur compagnon de route et principal biographe du mouvement. Libéré à la faveur de l’arrivée au pouvoir des bolcheviks russes en 1917, il rejoint sa région natale où il reprend son engagement anarchiste fondant une union des paysans de Gouliaïpole, intégrée au soviet local. Chef de guerre sur le modèle cosaque, il mène une guérilla basée sur le mouvement et la ruse. Ses cavaliers et leurs attelages chargés de mitrailleuses pouvaient attaquer en une journée deux points distants de 60 à 100 kilomètres, créant l’effroi et la surprise. Il maîtrisait la dissimulation et la rouerie, parvenant à se fondre dans la population pour mieux resurgir derrière les lignes ennemies ou se travestissant en soldat ennemi pour échapper à un encerclement.

Au-delà de ses qualités guerrières, si l’histoire a un tant soit peu retenu son nom malgré les calomnies que répandront les vainqueurs russes, c’est d’abord grâce à sa dimension politique. Refusant l’Etat autoritaire, Makhno préfère laisser les populations se diriger elles-mêmes. Paysan parmi ses pairs il bénéficie de la protection des populations locales qui lui permet d’échapper aux dénonciations et autres tentatives d’assassinats.

A l’issue de trois années de lutte acharnée, blessé et malade, Makhno parvient à s’enfuir vers l’ouest avec trois mille de ses derniers fidèles, cheminant de longs mois dans la steppe dévastée. En août 1921, accompagné de 250 survivants, il franchit le Dniestr pour pénétrer en Roumanie. Un temps incarcéré en Pologne, il finit par se réfugier en France en 1925. Il s’installe en région parisienne avec sa famille et trouve de l’embauche dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt. Mais les séquelles de ses blessures l’empêchent de tenir la position debout. Il meurt dans la misère en 1934.

Qu’est-ce que la Makhnovchtchina?

Carte de l'Ukraine actuelle comprenant les foyers de l'insurrection libertaire du mouvement makhnoviste

Ce terme désigne en russe et de façon péjorative la “révolte” de Makhno dans une période extrêmement troublée allant de 1918 à 1821. Ce vocabulaire fait donc partie de la propagande russe, pendant les combats puis à la faveur de sa victoire lui permettant d’écrire l’histoire à partir de falsifications. Ainsi en va-t-il des accusations qu’on sait aujourd’hui infondées d’antisémitisme portées contre Makhno.[5]

Au-delà du vocable retenu, notons la particularité de ce mouvement bénéficiant d’une assise paysanne remarquable mais ne parvenant jamais à intégrer réellement les ouvriers, fonds de commerce du parti bolchevik. Au milieu des fracas de la guerre et à son apogée, la makhnovtchina pouvait mobiliser 120 000 hommes, sur un territoire de trois cents kilomètres de diamètre qui comptait deux à trois millions d’habitants[6]

Cette lutte pour l’émancipation et l’autogouvernement des paysans s’inscrit dans un contexte de véritable chaos politique et militaire: Occupation par les troupes allemandes jusqu’à la négociation de la fin des hostilités avec l’Allemagne en 1917; retrait des troupes allemandes suite à leur capitulation en novembre 1918, intervention (limitée) d’une troupe française depuis la Crimée négociée lors des négociations de Versailles en 1919, incursions des troupes se réclamant du Tsar (les Blancs), menées nationalistes conduites par Petlioura[7], chefs de guerre autoproclamés se réclamant de la tradition cosaque.  Chaque troupe en se retirant laisse derrière elle un pays dévasté et une population exsangue.

Contraints par les circonstances, les makhnovistes forment des alliances précaires avec les bolcheviks. Ces accords instables, violées par Trotski ou Lénine à chaque reflux des russes blancs, de même que le double jeu soviétique qualifiant tour à tour Makhno de révolutionnaire ou de bandit, participent alors grandement à la victoire réelle et symbolique de Moscou au détriment des expérimentations d’autogouvernement anarchiste de Makhno.

En quoi la Makhnovchtchina réalisa-t-elle un autogouvernement?

Dans une situation politique et militaire absolument précaire, le mouvement s’attacha à mettre en place une organisation tout à fait inédite au sein des régions sous son contrôle à savoir:

  • Liberté totale de la presse, des associations, droit de réunion pour tous les partis, organisations et courants politiques socialistes,
  • Création de Communes de travail ou Communes libres de quelques centaines de membres[8]. Ces communes ne pratiquaient pas la collectivisation comme dans le modèle soviétique mais permettaient à chacun de cultiver son lopin de terre sans recourir à une main d’œuvre complémentaire en vertu du mot d’ordre “La terre n’appartient à personne et seuls peuvent en jouir ceux qui la travaillent”.
  • Mise sur pied d’une armée régie par 3 principes : le volontariat, l’élection à tous les postes de commandement (Makhno se réservant toutefois un véto), l’auto-discipline.
  • Refus des crimes politiques incluant ceux perpétrés par la police politique soviétique (la Tcheka), refus des crimes religieux notamment antisémites. A cet égard, Makhno fit fusiller les auteurs d’une banderole antisémite aperçue dans un village ainsi que plusieurs soldats s’étant livré à des assassinats de juifs.

Véritable testament politique à l’élaboration de laquelle Makhno participa, la déclaration-projet de  1926[9] appelait de ses vœux:

  • La révolution sociale violente pour transformer la société capitaliste.
  • l’autogestion ouvrière et paysanne, sans parti politique et groupés librement en fédérations,
  • L’organisation économique (échange direct des produits entre la ville et la campagne) et politique des masses pour éviter la dérive telle qu’elle apparut avec les bolcheviks.

Malheureusement cet héritage, tout comme les épisodes de la Maknovtchina ont laissé très peu de trace dans l’histoire qui mériterait sans doute de ses les réapproprier.


[1] Article composé principalement, sauf indication contraire, à partir de l'excellent ouvrage "Makhno, la révolte anarchiste" par Yves Ternon (1981)
[2] La première victoire contre les Polonais en 1648, remportée par une armée cosaque renforcée de cavaliers tatares esquissait ce sentiment national toutefois.
[3] Du turc kazakh, homme errant
[4] ce qui comme le fait remarquer Cornelius Castoriadis, est un trait commun à une majorité de peuples guerriers et ne constitue pas réellement une forme d'autogouvernement impliquant de se donner des lois - voir cet article sur la Grèce
[5] En témoigne le roman de J. Kessel "Makhno et sa juive" forgé à partir du récit que lui en fit un russe blanc. En réalité, les nombreux crimes antisémites perpétrés durant la période furent le fait quasi-exclusif des troupes nationalistes.
[6] Des vies en révolution. Chapitre "Nestor Makhno, le « batko » anarchiste d’Ukraine" rédigé par Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin (2017)
[7] lui-même issu d'une assemblée nationale (la Rada) en conflit avec le gouvernement provisoire.
[8] 100 à 300 membres pour les Communes 1 et 2
[9] Plate-forme d'organisation des communistes libertaires parue dans Dielo Trouda en 1926. Ce bimensuel signifiant "l'oeuvre ouvrière" avait été créée par Makhno et Archinov.

Élections ou tirage au sort?

L’amélioration du mode de désignation des représentants par le tirage au sort plutôt que par l’élection peut-il suffire à amender significativement notre démocratie élitaire? Une vraie démocratie doit elle se passer d’élus? En dehors du mode de désignation, quels sont les autres aspects à considérer dans un mandat?
élections piège à cons

Représentatif de quoi?

On parle bien souvent de crise dans nos démocraties modernes et l’une des composantes majeure de cette fracture de la société a trait au mode de représentation. En effet, comment considérer que nos élus représentent légitimement nos intérêts lorsque 2% des députés sont employés ou ouvriers[1] contre 47% dans la vraie vie[2]? Que l’âge moyen des députés est de 51 ans contre 41 ans pour l’ensemble de la population française[3]? Que 40% des députés sont des femmes contre 51% en dehors de l’hémicycle[4]?

Ce jeu de miroirs déformant accompagne le système parlementaire depuis qu’il existe: d’un côté la volonté générale des citoyens, de l’autre, les intérêts particuliers de “ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer”[5]. A tel point que Cornelius Castoriadis a pu parler de la “mystification des élections” allant de pair avec “la plus grande mystification des temps modernes” qu’est la démocratie “représentative”[6].

Mérites du tirage au sort

Alors, le changement du mode de désignation des représentants est-il une condition suffisante pour contrebalancer cette tendance élitaire de nos institutions? En effet, comme l’on sait “depuis Hérodote et Aristote, le régime démocratique se définit par le tirage au sort des magistrats ou par rotation des charges. Au contraire, l’élection est aux yeux des Grecs, un principe aristocratique – on élit les meilleurs : alors qu’en démocratie toute le monde peut être désigné, et on ne recourt à l’élection que pour les fonctions qui exigent des capacités particulières, celle de stratège par exemple [c’est-à-dire celui qui conduit opérationnellement la guerre].”[7] Bien sûr, il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais le tirage au sort permet à chacun d’exprimer et de confronter son opinion politique dans l’espace public.

“Ce qu’affirmait Platon d’un savoir ou d’une science particulière habilitant à gouverner les humains est tromperie mortelle [4]”. Il ne peut y avoir d’expert en politique puisque c’est une matière dans laquelle, par définition, le savoir n’est ni constitué ni borné, aucune vérité immobile ne pouvant être enseignée dans les écoles formant ces experts.

Justification de l’élection

Ayant dit les avantages connus depuis 2500 ans du tirage au sort sur l’élection, pourquoi persister à voter pour designer nos représentants?

Comme toujours au sujet de la modernité contemporaine, la recherche de l’efficacité l’a emporté. Un petit nombre acquiert les codes nécessaires à l’exercice d’un pouvoir très formaté, et la grande masse peut continuer à vivre sa vie. Personne n’est jamais pleinement satisfait, mais l’on s’en accommode car c’est finalement confortable et pratique. Pratique, ça l’est surtout pour les tenants du pouvoir notamment économique qui peuvent concentrer leurs manœuvres d’influence sur un petit nombre (voir à ce sujet cet article sur le lobbying). On lance ainsi des hommes politiques comme on met en avant des savonnettes[8]. L’idée qu’il est impossible de faire autrement est avantageusement distillée dans la société.

Pourtant, si les citoyens grecs avaient des esclaves pour leur permettre de s’investir en politique, nous avons leur équivalent contemporain avec la technique et les gains de temps pharamineux qu’elle amène (voir ici l’article sur le temps). Avec une semaine de travail de 20 heures, qui est loin d’être illusoire, une vraie démocratie serait parfaitement possible.

Remarquons en passant, que la démocratie oligarchique actuelle pratique un (faible) renouvellement des élites qui permet de replâtrer le système en laissant espérer (fort peu toutefois), ceux qui sont exclus du jeu politique. Cette rotation des charges à petite vitesse, entretien l’illusion d’un monde politique dans lequel le débat serait réellement revivifié. Or, il n’en est rien puisque un puissant formatage, polissant et acculturant  ceux qui furent des outsiders, joue à plein et ne laisse que très peu d’hommes réellement libres et indépendants au sein de l’hémicycle[9].

D’autres modes de désignation?

Mais existe-t-il d’autres mécanismes en dehors de l’élection et du tirage au sort?

On peut mentionner l’auto désignation. Avec un tel système, aucune condition n’est requise pour participer à telle ou telle commission: il suffit de s’y inscrire. Cela a par exemple été pratiqué à l’échelle locale dans la commune participative de Saillans. Les limites de cette méthode tiennent là encore à la distorsion de la représentation. Un fort contingent de retraités au détriment des actifs et plus généralement un surreprésentation des habitants à fort capital culturel accaparent le débat au détriment des places laissées vide par des classes sociales défavorisées ne disposant ni du temps ni des connaissances nécessaires pour peser dans un débat. La gestion pratique de groupes de taille très variable et possiblement très importants peut s’avérer également problématique notamment à un niveau régional ou national (bien qu’à ces échelons, un tirage au sort parmi les personnes désignées au premier niveau puisse pallier ce problème).

L’élection sans candidat est une autre méthode issue de la sociocratie. Ainsi, plutôt que de désigner des volontaires, on procède à la désignation par vote ou consentement, sans liste de candidats. Un biais socioculturel existe toujours, puisque pour les assemblée de niveau local, la participation (à moins qu’elle ne soit obligatoire) est inégale, cette inégalité de présence reposant bien souvent sur un biais socio-culturel. Notons toutefois que la présence n’est pas non plus indispensable pour parvenir à une nomination comme en atteste la désignation du candidat à la mairie de Saillans.

On le voit donc, des méthodes alternatives amènent à une représentation améliorée car les barrières à l’entrée sont beaucoup moins fortes qu’avec l’élection classique, mais cette représentation reste toujours imparfaite par rapport à un groupe tiré au sort. Dans tous les cas, l’éducation, la formation doit jouer un rôle central pour permettre à tous de jouer un rôle actif dans la cité.

Les imperfections du tirage au sort.

Ces imperfections, car il en existe bien sûr, reposent notamment sur l’inégalité des bonnes volontés. La motivation peut ainsi être défaillante pour assumer un mandat si l’on y est contraint. Toutefois, on observe avec les jurys populaires d’assises tirés au sort à partir des listes électorales que “la motivation vient en jugeant”. Par ailleurs, les autres modes de désignation peuvent également mener à des défaillances de motivation comme cela est relaté au Chiapas ou comme cela est attesté dans d’autres communautés humaines comme les kibboutz. Dans les débuts de cette expérience utopique, le contrôle du groupe suffisait à neutraliser ces comportement car disaient-ils à propos des fainéants, s’il y en avait “nous cesserions aussitôt de les aimer”.

Les modalités de constitution de la liste initiale à partir de laquelle les représentants sont sélectionnés par tirage au sort est, dans une moindre mesure, une autre limite. Ainsi, Pour prendre l’exemple de nos listes électorales permettant de sélectionner les membres des jurys populaires d’assiste, 9% des 30-44 ans ne figurent pas sur ces listes. En effet, bien que l’inscription soit dorénavant réalisée d’office, la mise à jour relève de l’initiative individuelle en cas de déménagement[10].

Certains pourront même objecter contre le tirage au sort qu’il va “à l’encontre des corps intermédiaires de tout temps créés (associations, syndicats, partis formant des militants) et va dans le sens de Thatcher : la société n’existe pas.[11]

De même, le tirage au sort, s’il n’est pas réalisé scrupuleusement mène à des assemblées faussement représentatives. Ce fut le cas par exemple avec la Convention Citoyenne pour le Climat, le Comité de Gouvernance ayant interféré dans le processus de désignation. Par ailleurs, cette convention n’a pas eu l’initiative de son champ d’intervention mais a agi dans les limites d’un mandat donné par le gouvernement. Enfin, bien entendu entre la remise du rapport et leur transcription dans la loi, il y a une faille dont l’étendue continue de se creuser au fil des mois.[12]

Enfin l’argument du manque de temps est mis en avant. “L’exercice collectif et direct de la souveraineté n’était possible chez les anciens que dans de petites communautés, de moeurs homogènes, en perpétuel état de guerre et où l’esclavage permettait aux citoyens de se consacrer à la chose publique. Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence.”[13]

Autres caractéristiques d’un mandat

Peu important le mode de désignation, la représentativité procède en grande partie des caractéristiques du mandat de la personne désignée. Le fait que le mandat soit révocable à tout moment est une nécessité impérieuse pour éviter les dérives d’un représentant livré à lui-même. D’ailleurs, les mandats irrévocables n’existent pas en droit privé: il ne viendrait à l’esprit d’aucun actionnaire capitaliste de ne pouvoir évincer un président de société par exemple.

Sans cette révocabilité, il y a aliénation de la souveraineté au profit des corps institués pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique, détaché des citoyens, se voit alors irrémédiablement entrainé vers une collusion avec les autres pouvoirs économiques ou médiatiques.

Le caractère impératif (contraignant le vote d’un représentant suivant le mandat reçu, mécanisme aujourd’hui interdit par la constitution) est une autre possibilité de contrôle d’un représentant, mais beaucoup moins avantageuse qu’un contrôle direct et permanent par l’échelon local. En effet, le mandat impératif devient vite inopérant car il revient à réunir une assemblée qui ne pourra tirer aucun profit de la confrontation des idées, le vote des représentants étant bloqué.

En forme de conclusion

Une véritable démocratie (directe), quelle que soit sa taille à l’échelle des nations modernes, doit avoir recours aux mandats de représentation. Ces mandats doivent alors être pourvus de préférence par le tirage au sort ou l’élection sans candidat, c’est-à-dire que tous les citoyens sont à égalité pour être désignés et c’est là le point central.  Bien entendu, aucun mode de désignation ne représente la panacée universelle, la démocratie étant par définition un état instable qu’il faut s’efforcer de maintenir sous contrôle.

Il est en outre impératif que ces mandats soient encadrés par des règles scrupuleuses. Ils doivent ainsi être courts (1 an en Grèce antique, 3 ans dans le Chiapas zapatiste pour les Conseils de Bon Gouvernement, voir cet article), révocables à tout moment, non renouvelables ou très peu, proche du bénévolat, non cumulables, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyés par de la formation pair à pair.

Mais il est encore plus impérieux que, quelles que soient les modalités de désignation et les caractéristiques des mandats retenus, le système ne repose pas uniquement sur ses représentants. Les citoyens doivent s’assembler régulièrement à l’échelon local, avoir un accès complet à l’information (aucun classement confidentiel des informations) et être capables à tout moment de contredire ou destituer un représentant, de voter une autre politique que celle proposée ou même déjà votée par ses représentants si telle est son envie. Les représentants des échelons supérieurs, doivent en permanence présenter leurs travaux et les soumettre pour approbation dans les assemblées de niveau inférieur.

Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, le simple amendement du mode de désignation dans notre démocratie par procuration, telle que la qualifiait Kropotkine, ne saurait suffire à changer la donne significativement.


[1] Site de l'assemblée nationale, comptage par l'auteur à partir de la liste des députés et de leurs catégories socio-professionnelles
[2] Insee, Catégories socioprofessionnelles en 2019
[3] Site de l'assemblée nationale
[4] Les exemples sont nombreux même si néanmoins, la tendance est clairement à l'amélioration de ces chiffres notamment pour la représentation des femmes.
[5] Jacques Rancière. La haine de la démocratie.
[6] Cornelius Castoriadis dans "Ce qui fait la Grèce"
[7] Idem
[8] Les quotidiens Libération, l’Obs, le Monde et l’Express totalisent plus de 8,000 articles évoquant Emmanuel Macron de janvier 2015 à janvier 2017 ; à titre de comparaison, la totalité des articles évoquant Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon dans les mêmes quotidiens et sur la même période de temps ne s’élève qu’à 7,400. Article " COMMENT LES MÉDIAS ONT FABRIQUÉ LE CANDIDAT MACRON" sur LVSL
[9] Voir ce mécanisme d'assimilation élitaire dans les interventions de Juan Branco, lui-même sorti de Sciences Po et ENA.
[10] Insee.fr
[11] Journal La décroissance Décembre 2019
[12] Voir le blog de E. Chouard relayant le post de Ronald Mazzoleni sur La Convention citoyenne pour le climat
[13] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).

Une loi fondamentale est-elle fondamentalement inutile ?

Constitution piège à cons
N’est-il pas temps de renoncer à nos croyances en la nécessité d’une Constitution, drap pudique derrière lequel le droit serait à tout jamais respecté et chéri ? Une véritable démocratie, c’est-à-dire une démocratie directe, ne peut-elle faire l’économie d’une loi fondamentale ? Notre conception d’un gouvernement juste et équitable découlant d’une loi écrite n’est-elle pas uniquement le contre-pied de siècles d’un pouvoir monarchique absolu ?

Le Petit Larousse donne du terme « Constitution » la définition suivante. Ensemble de lois fondamentales qui (1) établissent la forme d’un gouvernement, (2) règlent les rapports entre gouvernants et gouvernés, et (3) déterminent l’organisation des pouvoirs.

Un gouvernement unique ou un pouvoir protéiforme ?

Cette définition présuppose donc dans sa première partie qu’il n’y aurait qu’une seule forme de gouvernement pour un territoire défini. Or, par définition l’Autogouvernement signifie que chaque citoyen, assemblé au niveau de sa commune constitue un gouvernement. Par exemple, au Chiapas, le pouvoir absolu est donné aux assemblées communales (voir cet article sur l’organisation du pouvoir zapatiste). Il existe donc une myriade d’assemblées fonctionnant toutes selon des modalités propres (même si des règles communes peuvent être trouvées).

Le pouvoir n’est pas extérieur au peuple

La 2è partie de la définition nous dit que la Constitution règle les rapports entre gouvernants et gouvernés, mais c’est bien le cœur même du principe de démocratie directe de ne pas dissocier le pouvoir et les citoyens. Rappelons que l’Autogouvernement repose d’abord sur le principe de non délégation de la souveraineté ou d’une délégation en « laisse courte » pourrait-on dire. Si une délégation est accordée, les conditions en sont scrupuleuses, le contrôle constant et la révocation à effet immédiat. Aucune muselière constitutionnelle n’est nécessaire. De simples lois suffisent là où en régime représentatif, la Constitution est là pour encadrer et limiter les abus d’un pouvoir indépendant.

Plasticité des organes de pouvoir

L’organisation d’un autogouvernement suppose à rebours de la fixité d’une Constitution, une évolution constante des modalités du pouvoir d’année en année. Là encore, l’exemple du Chiapas (voir cet article), démontre que le pouvoir change constamment dans le temps et dans l’espace sans recourir à de pesantes procédures.

Ainsi, la Constitution, ce Dieu distant et révéré, réclamant sa part de rites (réunion des 2 chambres à Versailles) ne serait le garant de la paix civile qu’en démocratie représentative. Dans une démocratie réelle, sans délégation de pouvoir, les citoyens n’ont pas besoin de se prémunir contre eux-mêmes. Ils sont donc libres de changer les règles qu’ils se donnent en vertu de simples lois.

Revenons maintenant sur l’histoire constitutionnelle de la France.

La France, un pays de Constitution fragile

Rappelons que la France a connue 15 Constitutions depuis 1789[1]. Le record de durée appartient à celle de la IIIe République (1875 – 1940) suivie par la dernière en titre proclamée en 1958. Le texte fondamental de la Vè République comprend 89 articles auxquels 28 autres ont été ajoutés depuis son entrée en vigueur, ainsi que tous les textes figurant en préambule (45 articles[2]), soit un total de 162 articles.

Une telle quantité de textes est-elle pour autant garante de notre liberté ? Non bien sûr, si on se rappelle la fin de la 3ème République et le vote à la majorité des 2 chambres donnant les pouvoirs constituants à Philippe Pétain. Non encore, si on pense à la torture perpétrée pendant la guerre d’Algérie sous la Vème République[3]. Aujourd’hui et pour ne prendre qu’un exemple, les principes constitutionnels sont quotidiennement foulés aux pieds, tel celui de l’article 5 de la Charte de l’environnement disposant du « principe de précaution »[4]. Cet article énonce en effet un principe inapplicable, le caractère incertain du dommage pressenti lui ôtant toute objectivité.

D’autres principes méritent citation tant ils sont emphatiques et dénués de tout caractère pratique : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » (article 2) ; « La présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France » (article 10). C’est beau comme du Céline Dion ! On trouve même dans cette Charte de l’Environnement à valeur constitutionnelle des contre-vérités : « Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social » (article 6). Il n’est pas besoin de préciser que le « développement durable » évoqué dans ce texte est un oxymore opposant deux notions incompatibles : la croissance économique infinie (dans un monde fini) et la diminution des atteintes à la nature.

Et la Grèce antique ?

Si la France serait un contre-exemple, qu’en est-il d’Athènes, première démocratie directe répertoriée dans l’histoire me direz-vous[5] ?

La cité antique a eu plusieurs Constitutions dont Aristote a rendu compte à grands traits dans un ouvrage célèbre balayant 300 ans de son histoire[6]. Alors, direz-vous, ces Constitutions ne sont-elles pas une objection majeure à la démocratie directe en tant qu’organisation non constitutionnelle ? Oui, les Constitutions existaient aux périodes démocratiques (de -507 à -322). Leurs révisions faisaient l’objet d’une procédure particulière (uniquement la première assemblée de l’ecclesia chaque année, etc.). Mais, La Constitution n’est pas tout et la pratique contribue pour une part importante à ce qu’est le régime politique de la Cité. Aristote nous dit d’ailleurs dans son célèbre ouvrage “Bien que la Constitution telle qu’elle est réglée par la loi n’ait rien de démocratique, cependant, par l’effet de la coutume et des habitudes de vie, elle est appliquée dans un esprit démocratique, et il en est de même, à leur tour, dans d’autres États où la Constitution légale étant plutôt démocratique, le genre de vie et les moeurs impriment aux institutions une tendance oligarchique”. Comme le dit Castoriadis (Ce qui fait la Grèce T1, p. 270) “La démocratie directe des Athéniens va de pair avec le refus de la représentation, de l’expertise politique, de l’illusion constitutionnelle”.

Une constitution qui nous colle à la peau

Que dire des mouvements contemporains qui visent à écrire directement, entre citoyens, une nouvelle Constitution ? Sur Internet, wikicratie.fr ou ateliersconstituants.org réclament ainsi une assemblée constituante tirée au sort qui aurait pour tâche la rédaction d’une nouvelle Constitution[7]. On le voit, dans ces réflexions comme dans celles autour du Référendum d’Initiative Citoyenne, en cherchant à redonner du pouvoir politique au citoyen, on fait appel au vieux réflexe historique réclamant une nouvelle Constitution (fut-elle élaborée de façon collaborative). Aux mêmes causes, les mêmes effets. Plutôt que par l’élaboration d’un nouveau texte, la vraie rupture populaire est à rechercher dans un autre ordre politique, le gouvernement des citoyens par eux-mêmes : l’Autogouvernement ou Démocratie directe intégrale.

Notons en passant que cet attachement viscéral à une loi fondamentale semble venir en grande partie de l’Esprit des Lumières, à la source duquel s’est abreuvée la Révolution française et dont se réclame la « science moderne ». Ce mouvement intellectuel qui place la spéculation intellectuelle au-dessus de l’expérience pratique, nous inculque qu’un raisonnement droit est préférable aux courbes d’une vérité en mouvement. La théorie de la Constitution répond bien à cette inclination pour le “culte de la raison”. Toutefois, maintenant que les régimes oppresseurs et les croyances contre lesquels ces penseurs du XVIIè siècle luttaient sont révolus, peut-être serait-il temps de nous affranchir de ce cadre de pensée rigide pour nous ouvrir à des conceptions plus souples et donc plus proches de nous en tant qu’êtres humains ?

Vive les grands principes

L’énonciation de grands principes (tel que “commander en obéissant” zapatiste) n’est certes pas préjudiciable. Le constitutionalisme qui veut régir contractuellement tous les problèmes présents et à venir peut poser problème et semble inutile pour un Autogouvernement constitué de citoyens. Il est également bon de rappeler que le Royaume Uni, en tant que démocratie représentative ne dispose pas d’une Constitution en tant que telle mais repose sur un ensemble non écrit d’us et coutumes.

Comme le dit en substance Castoriadis (Fait et à faire), le fétichisme d’une constitution parfaitement démocratique a parfois servi de masque aux plus sanglantes tyrannies. Mais si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement.

Laissons toutefois le mot de la fin à Victor Considerant (1851) : “Vous n’avez plus à vous battre les flancs pour imaginer des Constitutions artificielles, ni à vous battre entre vous pour faire prévaloir celles qui vous plaisent respectivement. Il n’y a plus de constitution sur le papier, parce qu’il y a une constitution vivante. Elle s’appelle en France le Peuple français […]. L’exercice de la Souveraineté du Peuple par le Peuple supprime déjà toute Constitution du pouvoir politique, artificielle, écrite, conventionnelle, par la raison fort simple qu’il est la constitution naturelle de la Souveraineté[8].”


[1] Constitution de 1791 - 3 et 4 septembre 1791
Constitution de l'An I - Première République - 24 juin 1793
Constitution de l'An III - Directoire - 5 fructidor An III - 22 août 1795
Constitution de l'An VIII - Consulat - 22 frimaire An VIII - 13 décembre 1799
Constitution de l'An XII - Empire - 28 floréal An XII - 18 mai 1804
Charte de 1814 - 1ère Restauration - 4 juin 1814  
Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire - Cent-jours - 22 avril 1815
Charte de 1830, monarchie de Juillet - 14 août 1830  
Constitution de 1848, IIe République - 4 novembre 1848 
Constitution de 1852, Second Empire - 14 janvier 1852 
Lois constitutionnelles de 1875, IIIe République - 24, 25 février et 16 juillet 1875 
Loi constitutionnelle du 2 nov. 1945 - Gouvernement provisoire  Constitution de 1946, IVe République - 27 octobre 1946 
Constitution de 1958, Ve République - 4 octobre 1958 
[2] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : 17 articles, Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : 18 articles, Charte de l'environnement de 2004 : 10 articles. La première Constitution de 1791 comprenait 202 articles : un progrès ! 
[3] contrevenant notamment à l’article 7 Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance »
[4] Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. 
[5] Rappelons toutefois, pour replacer la « démocratie » directe athénienne dans son contexte qu’elle ne concernait que 10% des citoyens (femmes et enfants, esclaves, métèques en étaient exclus) 
[6] Pour l’histoire allant de -600 et -300 environ dans l’ouvrage « Constitution d’Athènes » découvert en Egypte sur un papyrus en 1879.  
[7] Entre temps, un gouvernement provisoire de transition démocratique expédierait les affaires courantes à partir des principes énoncés dans la Constitution provisoire de transition élaborée lors d’ateliers citoyens. 
[8] La solution ou Le gouvernement direct du peuple ; Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier par Victor Considerant. 1851 p 43