Ethique et pouvoir, quel chemin pour une démocratie directe ?

Qu’est-ce que l’éthique ? Comment la distinguer de la morale ? La société peut-elle bénéficier globalement d’individus dépourvus d’éthique ? Nos élites sont-elles plus ou moins exemplaires qu’avant ? La démocratie directe présupose-t-elle la généralisation d’une éthique individuelle irréprochable ?

Ethique et morale

Les concepts d’éthique et de morale s’utilisent souvent indifféremment et recouvrent un ensemble de valeurs positives. Pour opérer la distinction, on associe généralement l’éthique à l’individu et la morale à un groupe social. L’éthique se traduit par un questionnement qui cherche à trouver le juste dans une circonstance donnée. Cela peut se résumer à la place que chacun attribue à la frontière qui sépare le bien du mal. Le principal ennemi de l’éthique est le détournement du regard. Bien entendu, l’éthique individuelle varie en fonction de chaque individu, tout comme la morale est différente suivant le lieu ou l’époque. Par exemple, les pays d’Europe du Nord ont des codes moraux généralement considérés comme stricts au regard du personne politique. Rappelons nous de cette ministre de la culture en Suède poussée à la démission en 2006 (Cecilia Stegij Chilo) pour avoir omis de payer la redevance télévisuel et déclarer sa nounou.

La fable de l’anti-éthique

Dans la “Fable des Abeilles (1723), Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool et les drogues, la cupidité, etc. contribuent finalement « à l’avantage de la société civile ». « Soyez aussi avides, égoïstes, dépensiers pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ” Ce raisonnement qui sera ramassé dans la formule « Vice privée, vertu publique » s’avère proche des théories du ruissellement très en vogue à la tête de l’Etat.

Une version cinématographie de ce principe se retrouve dans la bouche d’un trader décomplexé (Gordon Geiko) du film Wall Street : Greed is good ! (soyez cupides !)

Une formule prend le contrepied de cette ruche corrompue mais prospère en évoquant « l’infirmité morale du capitalisme ».

L’hommes est-il naturellement bon ?

Dans La morale anarchiste (1889), Pierre Kropotkine nous livre sa vision de l’éthique (confondue ici avec morale), vision proche de la position de Rousseau : « L’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt ». Le prince de l’anarchie résume l’éthique individuelle par cette formule : « Traite les autres comme tu aimerais à être traité par eux dans des circonstances analogues ». « Le sens moral est en nous une faculté naturelle, tout comme le sens de l’odorat et le sens du toucher ». De ce principe découle selon lui l’entraide ou la solidarité, exact opposé du principe darwinien de lutte pour l’existence. L’ensemble du système d’éthique individuelle repose sur le principe d’égalité entre les humains. Que cette égalité soit bafouée et les comportements naturels sont entravés. Kropotkine peut donc conclure qu’une société libérée de ses entraves permettrait à chacun de retrouver son sens éthique inné. En abattant capitalisme, religion, justice, gouvernement, on libère en quelque sorte la morale intrinsèque de l’homme. « En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’est laissé enlever, afin de soumettre à la critique et de le purger des adultérations dont le prêtre, le juge et le gouvernement l’avaient empoisonné et l’empoisonnent encore. » Faut-il en vouloir à Jack l’Eventreur ou au propriétaire du misérable taudis de sa victime qui a cherché à lui faire payer les quelques sous de son loyer ? nous dit en substance Kropotkine. Quand on pense au juge, garant de la morale bourgeoise, qui a envoyé au bagne froidement quantité de miséreux, n’est-on pas détourné de l’objet de notre indignation ?

Les continuateurs de la pensée de Kropotkine, s’activant à la mise en œuvre des Kibboutz ne pensaient pas autrement. L’un d’eux témoigne dans les années 1920 à propos du premier Kibboutz (Degania) et de l’éventualité qu’un membre  s’adonne à la paresse tout en profitant du salaire égal pour tous : « si cela arrivait, nous cesserions aussitôt d’aimer le fautif ».

Sommes nous plus ou moins éthiques qu’avant ?

A la lecture d’un journal ou du site web d’une association comme Anticor, on peut légitimement s’interroger sur l’érosion éthique de notre société.

Et sans doute aurions-nous tort de considérer ce biais cognitif comme une vérité anthropologique. Les « casseroles » existent de toute éternité : de l’arrestation du surintendant Nicolas Fouquet par Louis XIV au scandale de panama sous la IIIè République en passant par l’affaire des diamants de Bokassa pour ne parler que de l’ère moderne, les exemples abondent et ne permettent pas de prétendre au déclin de l’éthique bien que cela soit difficilement quantifiable.

Certains ont défendu un point de vue complémentaire à cette stabilité de l’ère moderne. Castoriadis (Une société à la dérive 2005) donne pour point de bascule l’apparition du capitalisme (que certains font remonter à la renaissance). “Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté, dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.” Castoriadis adopte un point de vue inverse à celui de Kropotkine, arguant que la morale est un leg de valeurs anciennes, notamment religieuses, que le capitalisme se plaît à piller, là ou Kropotkine affirme que le sens éthique est un état naturel de l’homme que la société entravée par la religion et l’Etat ne fait que pervertir.

S’il est donc difficile de conclure sur le déclin ou la stabilité de l’éthique à l’ère moderne ou sur un temps plus long, on trouve de nombreux penseurs, tel Polyani s’appuyant sur l’anthropologie et l’histoire, pour réfuter l’idée moderne que la nature de l’homme est utilitariste (dépourvu d’éthique).

Des dirigeants exemplaires ?

Peut-on attendre des élites un comportement exemplaire ou nos élites ne sont-elles que le reflet de notre société dans son ensemble ?

Cincinnatus citoyen romain qui sauva Rome par deux fois avant de retourner labourer ses champs fait figure d’exception anthropologique au même titre qu’un De Gaulle renonçant par deux fois lui aussi au pouvoir par conviction politique (chef de gouvernement en 1946 et chef d’Etat en 1969).

Les élites se révèlent sans doute ni plus, ni moins dépourvus d’éthiques que tout un chacune. Une différence majeure sépare toutefois les élites du reste : la proximité de l’argent et les tentations que cela suppose. Robespierre à ce sujet cisela cette formule : « Les riches ont nommé leur intérêt particulier, intérêt général. »

Par ailleurs, les vulgaires citoyens et leurs élites ont en commun une humanité par définition complexe et chargée de contradiction. On peut penser que Nicolas Hulot a fait preuve d’une exigence éthique hors norme en donnant sa démission de ministre de l’écologie, tournant le dos à un poste prestigieux. Et c’est pourtant le même homme qui a été accusé par 6 femmes de violences sexuelles (il est toujours présumé innocent). Et ce n’est bien entendu qu’un exemple parmi d’autres.

La sélection naturelle des moins éthiques

La société favorisait-elle la promotion d’individus sourds à leur conscience voire sans conscience ? Si avec Castoriadis, on postule que le capitalisme favorise le déclin de l’éthique, peut-on tenter d’en trouver les causes ?

Certains ont parlé de darwinisme social pour qualifier les mécanismes à l’œuvre dans notre société moderne. En cela, le capitalisme favoriserait la sélection des individus à la fois les plus malins ET indifférents aux dilemmes éthiques. Les promesses de Bernard Tapie aux salariés des entreprises rachetées à la barre des tribunaux de commerce n’ont-ils pas fait les frais de ce type de profil ? Ainsi, parmi d’autres exemples, déclara-t-il en novembre 1984 aux 244 salariés de l’usine Wonder de Lisieux : « Nous mettrons les moyens qu’il faut pour que Lisieux fonctionne. Je ne suis pas inquiet pour l’avenir de Wonder. Je suis sûr que l’an prochain, nous ferons de l’argent ». 10 mois plus tard, le site fermait ses portes. 4 ans plus tard, il empochait une plus-value de 72 millions d’euros en revendant Wonder à un groupe américain.

Au cœur de cette problématique éthique du capitalisme : l’efficacité. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème selon Jacques Ellul dénonçant le « monothéisme de l’efficacité ». Or, Walter Benjamin nous dit bien que « Pour pouvoir accomplir quelque chose contre le capitalisme, il est indispensable, avant tout, de quitter sa sphère d’efficacité, parce que, à l’intérieur de celle-ci, il est capable d’absorber toute action contraire. »

Les conclusions pour la démocratie directe

Si l’éthique des élites équivaut celle des citoyens dans leur ensemble, pourquoi miser sur un régime de démocratie directe reposant sur le plus grand nombre ?

Une première réponse tient justement dans le nombre. Une infinité d’individus dénués d’éthique vaut mieux qu’une poignée tout autant dévoyée mais dont les intérêts personnels les rendent influençables. Voter l’abrogation du droit à la fortune s’avère évidente lorsqu’on est pauvre. Voter pour des mécanismes de justice est plus facile sans fortune personnelle. Le principe utilitariste de la fable des abeilles est ici renversé au profit d’une société amorale et égalitaire.

Cette première réponse utilitariste ne s’avère toutefois pas suffisante. Certains problèmes nous concernent tous, riches ou pauvres. Personne ne semble avoir intérêt à les résoudre. Par exemple, le réchauffement climatique ou l’extinction massive des espèces paraissent distantes et théoriques à beaucoup : riches ou pauvres. De telles menaces supposent qu’une éthique altruiste prévale chez la majorité des citoyens au pouvoir (riche ou pauvre) pour laisser à nos enfants une planète préservée. A n’en pas douter pour reprendre l’argument de Kropotkine, dans une situation d’égalité, on peut s’attendre à faire ressortir la nature bonne de l’homme capable de remettre en cause son confort matériel à court terme (si on considère la décroissance comme une nuisance et non comme une opportunité). Enfin, avec la démocratie directe, la conquête du pouvoir se trouve relégué au second plan. Tirage au sort et élection sans candidat affaiblissent drastiquement le ressort de l’ambition personnelle. Les mandats révocables et la précarisation des postes électifs excluent les promesses intenables et donc les comportements électorales dévoyés. Avec la démocratie directe, une société plus apaisée favorisant une éthique de la non puissance ne serait-elle pas envisageable ?

Le droit de pétition, une forme de démocratie directe?

La pétition pourrait-elle infléchir notre démocratie représentative dans une direction plus participative ? Serait-il possible de concevoir un droit de pétition à valeur décisionnelle ?

Requête visant à infléchir l’action politique, la pétition prétend défendre l’intérêt général. Elle tranche avec la supplique, plainte, doléance d’ordre privée connue jusqu’alors.

La pétition à l’instar de la manifestation fournit aux citoyens d’en bas un moyen direct d’interpeller le pouvoir d’en haut. Ce droit reconnu en France depuis la Révolution pourrait-il servir de socle à une démocratie revigorée ?

La timide reconnaissance du droit de pétition

Pratiqué en Grande-Bretagne depuis le XVIIè siècle, la pétition arrive en France à la veille de la Révolution à l’initiative du Dr Guillotin. En décembre 1788, celui-ci dépose auprès des notaires de Paris, un document en faveur du doublement des voix du Tiers-Etat aux États Généraux. L’appel recueille peu de signature mais la démarche créé un précédent notable.

Consacré par un décret en 1789, une loi en 1791 et finalement par la Constitution de la Convention Montagnarde de juin 1793 (jamais appliquée), le droit de pétition ne figure pourtant pas au nombre des droits reconnus par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Une pratique marginale

Sous la IIIè République, le droit de pétition, figure au seul règlement des assemblées. La Vè République conserve ce mécanisme et ne consacre pas davantage ce droit dans la Constitution.

L’engouement populaire pour ce dispositif s’avère modéré et en constante régression.

Les 3 premières législatures de l’Assemblée nationale inaugurant la Vè République comptent 172, 244 et 82 pétitions déposées. Plus récemment, entre 2002 et 2007, seules 36 pétitions ont atterri chez les députés.

Plus récemment, l’exécutif a voulu remettre à l’honneur le droit de pétition. Depuis 2017, le Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) labellise ainsi trois plateformes de pétitions en ligne (Avaaz, Change.org et MesOpinions.com). En 2020, Sénat et Assemblée nationale se dotent de plateformes numériques propres et d’engagements forts. Jugez vous-même. Les pétitions dépassant les 100 000 signatures seront … mise en ligne sur le site de l’Assemblée nationale. Celles regroupant 500 000 pétitionnaires peuvent être inscrites à l’ordre du jour pour débat en séance publique.

Un droit impuissant

Tel que prévu, les pétitions n’ont aucune valeur contraignante et donc aucune porté décisionnelle. Certaines pétitions, dont les chiffres ne peuvent être ignorés, parviennent à amener le débat sur le devant de la scène politique : c’est le cas de la pétition ”Loi travail : non, merci !”, qui obtient un peu plus d’1,3 million de signatures en 2016, ou encore de celle intitulée “Le Casse du siècle”, créée pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement, et qui obtient près de 2 millions de signatures. Pour quelles suites ?

Depuis la mise en place de la plate-forme de l’Assemblée nationale en 2020, seule la pétition réclamant la dissolution de la Brav-M a dépassé le seuil des 100 000 requis pour une mise en ligne (260 000 signatures en deux semaines). Patatra, dénonçant un “dévoiement” du droit de pétition en raison de la formule clôturant l’appel, “Stoppons le massacre”, elle est classé sans suite par la Commission des lois sur proposition de son rapporteur…

Guerres et conflits : le lourd bilans des décisions individuelles

Qualifié de “siècle bestial”, le XXè regorge de guerres et conflits (guerres non déclarées). Malgré cette triste abondance, la compilation exhaustive des victimes  ne démarre que tardivement. Il faut attendre les travaux du “Stockholm International Peace Research Institute” (SIPRI) dans les années 1970 pour voir apparaitre les premiers décomptes.

Les chiffres reproduits ici sont tirés de “Deaths in Wars and Conflicts in the 20th Century” par Milton Leitenberg (2006).

Un décompte macabre et difficile

L’étude de Milton Leitenberg fait ressortir la difficulté d’un dénombrement fidèle. De gros écarts apparaissent en effet suivant les sources consultées (gouvernementales, associations, institutions internationales, etc.), les critères retenus (exclusion des morts par bombardement dans certains cas par exemple), les différentes appréciations lexicales (opposants politiques qualifiés de “terroristes” et exclus des statistiques).

Les chiffres reproduits ici concernent militaires et civils. Pour ces derniers, sont comptabilisés à la fois les morts directes (bombardements, exécution de prisonniers politiques, etc.) et indirectes (maladie, famine ou malnutrition résultant du conflit). Ce détail a son importance puisque les causes indirectes peuvent représenter jusqu’à 90% du total.  

230 millions de morts par guerres et conflits au XXè siècle

 PériodeEn millions
Diverses guerres coloniales et autres conflits avant 1914Avant 19141,5
Congo Belge1900 – 19084
Première guerre mondiale1914 – 191813 à 15
Génocide arménien19151
Guerre civile russe et russo-polonaise1918 – 192212,5
Révolution mexicaine1909 – 19161
Guerre civile espagnole1936 – 19390,6
Deuxième guerre mondiale1939 – 194565 à 75
Guerres et conflits post WWII1945 – 200041
URSS (suppression d’opposants politiques)1918 – 199035
Chine (suppression d’opposants politiques)1949 – 200046,5
Corée du nordDepuis 19452,4
Arménie (conflits politiques) 1
Cambodge (Khmer rouges)1975 – 19782
 TOTAL225,5 à 237,5

A ces chiffres, on serait en droit d’ajouter la mortalité excessive des pays en voie de développement estimée de 12 à 25 millions par an pour les dernières années du siècle, ce qui alourdit notablement le bilan.

Un violence d’Etat à contrôler

En définitive, cette triste comptabilité ne donne qu’une idée furtive de la somme de souffrances endurées par l’humanité, notamment au XXème siècle. L’affirmation de l’Etat de droit à l’intérieur – Magna Carta(1215), habeas corpus (1679) et des règles de la guerre à l’extérieur  – convention de Genève (1864), Nations Unis (1945), marquent les débuts timides d’une régulation de la violence d’Etat.

Même si l’essentiel de guerres et conflits répertoriés ici est le fait d’Etats non démocratiques, on peut regretter la timidité des démocraties représentatives dans la régulation des violences internationales. Le génocide rwandais (1994) représente à cet égard un exemple à la fois relativement proche et emblématique. Le rapport de la commission française d’historiens sur le rôle de la France au Rwanda sorti en 2021 souligne ainsi les lourdes responsabilités du pouvoir français et notamment de son président François Mitterrand.

Alors qui d’autre que des citoyens mobilisables à tout instant pour contrôler la violence d’Etat?

Cecosesola, démocratie directe et autogestion

Carte du Venezuela indiquant la présence de la coopérative Cecosesola dans l'Etat du Lara principalement.

Depuis plus de 45 ans au Venezuela, dans l’État de Lara, un réseau d’une cinquantaine de coopératives réunies sous la bannière de Cecosesola, propose large variété de produits et services. Cette fédération emploie 1 200 de personnes et compte plus de de 20 000 membres associés, principalement des foyers modestes. Produits agricoles, banque, soins de santé, écoles, services funéraires, transports, biens d’équipements, l’offre s’est étoffée au fil des années. La volonté de pratiquer des tarifs accessibles persiste toutefois. 30% sous les prix du marché pour les produits agricoles à 60% pour l’offre de santé, l’autogestion se porte bien.

Simple service funéraire au service des plus démunis de la ville de Barquisimeto, Cecosesola s’est rapidement constituée à travers dix coopératives du centre-ouest du Venezuela qui se sont fédérées dans une structure commune en 1967. Le salaire est le même pour tous et un fonds d’aide solidaire a été créé en cas de maladie ou de coups durs. Cecosesola est complètement indépendante, à la fois des banques comme du gouvernement. Le projet autogestionnaire ne reçoit aucune subvention du gouvernement.

Les “ferias”

Les marchés populaires appelés “ferias” sont l’une des activités centrales du réseau. La feria centrale, la plus importante, est à la fois un marché de fruits et légumes et un supermarché social qui couvre tous les produits. Une grande partie de l’approvisionnement provient des dizaines de coopératives agricoles et des « unités de production communautaires » qui appartiennent au réseau Cecosesola. De prime abord, cet immense hangar aux allures de supermarché discount, avec ses 180 caissiers faisant face à de longues files d’attente, ne paye pas trop de mine. Mais le fonctionnement coopératif, les prix « solidaires » souvent 30 % inférieurs aux prix du marché, le microphone communautaire où chacun peut aller dire un mot ou encore les caisses de soutien aux luttes indigènes sont parmi les détails qui changent considérablement l’impression initiale…

Du côté de son réseau de santé, Cecosesola ne fait pas non plus dans la demi-mesure : après plusieurs années de travaux et la récolte des millions de bolivars nécessaires à leur financement, le « centre intégral coopératif de santé » a ouvert ses portes dans l’Ouest populaire de la ville, en 2009. Ils avaient déjà six centres de soins à leur actif, voici désormais un grand hôpital ouvert pour toute la population – ce qui en fait le plus important de cette ville d’un million d’habitants – avec tous les services nécessaires et davantage : de la chirurgie à la médecine chinoise.

Loin de fanfaronner sur les chiffres de sa réussite – 50 000 familles approvisionnées en produits agricoles, 150 000 visites annuelles dans leur réseau de santé –, pour les membres de Cecosesola, la priorité n’est pas celle-là. Jorge, qui travaille à l’hôpital, insiste : « Nous croyons que le succès économique de Cecosesola vient du fait que ce n’est pas notre intérêt principal ! » C’est avant tout une «  expérience communautaire de transformation sociale ».

Une coopérative sans patron

Petit retour dans le temps. En 1974, le réseau coopératif est encore organisé de façon traditionnelle : la direction dirige, les travailleurs obéissent. Mais lorsque le gérant de l’époque s’autorise un léger détournement de fonds, les coopérateurs lancent une AG extraordinaire : les chefs sont virés. De nouveaux mandatés favorisent alors un changement de cap. Au fil des ans, ils s’engagent à réduire l’organisation verticale, pyramidale des organisations du réseau et des réunions périodiques ont lieu entre les travailleurs associés, afin de réfléchir à ce que nous voulions. Aujourd’hui Cecosesola n’a plus de direction, plus de gérant, aucun signe de hiérarchie formelle.

Dans le travail quotidien, il n’y a pas de surveillant, tout fonctionne au travers de la conversation, en réunion, et en dehors des réunions. Pour certaines activités, il y a des groupes de coordination, qui sont rotatifs entre tous les travailleurs : la transmission de l’information entre eux permet que ce soit le collectif qui s’instruise, se responsabilise, se dynamise. De la même manière, si chacun a un poste principal, une personne peut être affectée dans un centre de soins et tenir une caisse dans une feria certains jours. Le but est qu’ils partagent tous les mêmes fonctions, les mêmes connaissances et une vision globale et intégrée de leur coopérative.

« La solution à tous les problèmes est dans la discussion permanente. Nous nous réunissons donc de nombreuses fois, au moins 3 ou 4 fois dans la semaine », explique Jorge. Un travailleur peut ainsi y consacrer autour de 20 % de son temps de travail, entre les réunions de secteur pour l’organisation du travail quotidien et les réunions de gestion qui concernent l’ensemble de Cecosesola et qui peuvent rassembler jusqu’à deux cents personnes. Quant à la prise de décision, elle se fait par consensus, de manière «  à lui donner plus de force ». Chose rare à signaler, toutes les réunions se font sans ordre du jour et sans animateur. Sourire aux lèvres, Jesús admet que « pour les gens qui viennent nous voir, nos réunions paraissent un peu folles ! »

Une organisation du travail proche du kibboutz

Le plus troublant est peut-être l’absence de règles écrites. Tout repose sur la transmission verbale. Ainsi la règle tacite est que chacun participe à une réunion par semaine minimum, mais ce n’est inscrit nulle part : pas de charte, pas d’organigramme, pas de texte qui définisse l’organisation collective. De la même manière le contrat de travail est banni de Cecosesola, « car nous pensons que nous sommes une communauté et nous travaillons donc sur la base de la confiance et non dans la méfiance ».

Au sein même de Cecosesola, l’école coopérative Rosario Arjona matérialise l’importance donnée à la réflexion et à la discussion. Son animation se fait à tour de rôle, et Jorge et Jesús sont dans l’équipe du moment. « Ici c’est comme le carrefour des chemins, le réseau qui fait Cecosesola ». Chaque nouveau prétendant y passera quinze journées de formation à son entrée dans la coopérative. Dans cette école d’apprentissage, il s’agit autant d’intégrer les principes de fonctionnement que de « partager une culture commune ». Les publications3 éditées par l’école tentent de rendre compte de la trajectoire de leur « organisation en mouvement » qui se base sur «  l’analyse permanente et la systématisation des expériences de vie au quotidien ». Jorge admet que c’est un processus qui prend du temps, et qu’il ne faut pas se tromper : « Ici ce n’est pas un paradis, encore aujourd’hui il y a des coopératives partenaires de Cecosesola qui fonctionnent avec un président-directeur, le vote… Nous sommes une organisation constituée de nombreuses petites organisations, et nous en formons une seule mais pas d’une manière uniforme, avec des rythmes d’évolution différents.  »

« Nous sommes dans une société qui est marquée par la méfiance, la compétition, la hiérarchie, la pyramide » et Jesús admet que « tous et toutes sont des fils et des filles de cette civilisation et de cette société capitaliste ». Ainsi, une partie des réflexions menées concerne l’analyse de la culture vénézuélienne, considérée comme un mélange de la « culture patriarcale occidentale » et de cultures ancestrales. C’est pour eux un préalable puisque « tout processus de transformation devrait partir et s’appuyer sur ce que nous sommes et non sur ce que nous aimerions être ». Et de penser ainsi le coopératisme comme « un mode de vie », une façon de s’organiser permettant «  l’union et la lutte du peuple » au-delà du simple cadre de Cecosesola. D’où la nécessité répétée de faire naître « des relations solidaires dans la production et l’émergence de la possibilité d’un processus auto-organisé, d’une organisation ouverte et flexible, en permanent mouvement ».

Les coopérateurs de Cecosesola soutiennent que «  la décadence d’un processus autogestionnaire se manifeste quand le groupe reste dans le monde des choses […] et qu’il ne se préoccupe pas d’alimenter son processus interne, pour analyser collectivement les relations qui se jouent dans le travail quotidien ». Ainsi « La relation patron-ouvrier, la tendance au profit individualiste, font partie de notre culture. Il ne s’agit pas de comportements externes à nous-mêmes. Par conséquent, éliminer la présence du patron n’est pas suffisant ». Jorge, en vieux briscard, conclut l’entretien par ce résumé : « La concurrence c’est : “je dois gagner ce que ça te coûte”. La compétition c’est “je gagne pendant que tu perds”. Nous, nous voulons construire un monde où tout le monde gagne !  »

Town meetings et démocratie directe locale

Que sont les “Town Meetings”? Quels hasards de l’histoire les ont fait advenir? Que reste-t-il aujourd’hui de cette pratique de démocratie directe locale?

A l’origine des Towns Meetings

Les Town Meetings, ces réunions de village permettant de voter entre habitants les affaires communales, plongent leurs racines dans la glorieuse légende de la fondation de l’Amérique. En 1620, des dévots puritains persécutés dans leur foi en Angleterre, s’installent sur la côte nord-est du futur territoire des États-Unis dans la région de la Nouvelle-Angleterre. Pendant ce temps, une économie entretenue par les planteurs esclavagiste occupe le sud du pays, et la vallée de l’Hudson est travaillée par le système quasi féodal hollandais (tiré de “The Third Revolution” de Murray Bookchin 2005). En 1629, la Massachusetts Bay Company démarre la colonisation massive de la Nouvelle-Angleterre (Rhode Island, Connecticut, New Hampshire), sauvant au passage de la ruine les restes de la colonie initiale.

Voilà pour le substrat historique. Concernant les détails, on connaît mal les débuts des Town Meetings que Bookchin (1921 – 2006), lui-même habitant du Vermont, attribue aux prémices d’une culture démocratique apparue lors de la première révolution anglaise (1642-1660) et héritière de croyances religieuses hostiles à certaines formes de hiérarchie ecclésiastique. D’autres auteurs relient l’apparition des Town Meetings au système paroissial anglais du 17ème siècle (Vestry), dans lequel les affaires religieuses et séculières de la paroisse sont traitées lors de réunions tenues dans des sacristies d’églises.

“École” de la démocratie selon Jefferson (1743 – 1826), initiateur de l’ ”esprit de liberté” pour Tocqueville (1805 – 1859) *, “véritable congrès… le plus respectable jamais constitué aux États-Unis” pour Thoreau (1818 – 1862), habitant de Concord dans le Massachusetts, cette pratique n’est pas exempt des critiques habituelles dévolues au démocraties directes locales (voir Saillans en France) : surreprésentation des personnes sans activités, en particulier les retraités, prises de parole réduites des plus pauvres et des moins éduqués, désintérêt lié à la faiblesse des enjeux traités au niveau local. Le taux de participation aux Town Meetings invariablement plus bas que celui de la participation aux élections nationales ou régionales atteste d’ailleurs de cette réalité (20% de participation en moyenne, 7% seulement prenant la parole).

* Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté.

De la démocratie en Amérique” par Tocquville (1835)

Des pratiques municipales diverses

Lieu des premières installations de pèlerins, les petites villes et les villages ruraux de la Nouvelle-Angleterre (ceux de moins de 6000 habitants) continuent de pratiquer cette forme de démocratie directe en face à face. Le nombre de communes utilisant un système de Town Meeting est difficile à comptabiliser (chiffres approximatifs pour Rhode Island : 10, New Hampshire : 170, Vermont : 190). D’abord limitée aux paroissiens mâles, cette pratique concerne désormais l’ensemble des habitants d’un territoire municipal (dans certains cas conditionné par un niveau de patrimoine de 1000$). Ceux-ci se réunissent généralement une fois l’an pour voter les budgets et les règlements municipaux suivant un ordre du jour rendu public le mois précédent. Auparavant, les Town Meetings déléguaient certains élus pour négocier ou conclure des arrangements avec les instances régionales ou fédérales moyennant un strict respect du mandat accordé (mandat impératif).

Les réunions durent souvent une journée entière et sont encadrées par un “modérateur” choisi à chaque rencontre mais les façons de faire sont multiples. Des motions portant sur des questions générales furent fréquemment adoptées en signe de protestation à la politique fédérale (sur le nucléaire, le changement climatique, etc.).

Après une longue éclipse dans le cœur des américains au 19 et 20è siècle, les Town Meetings génèrent un relatif mais réel regain d’attention de la part des universitaires notamment James Fishkin, fervent partisan des sondages délibératifs. De Boeke, inventeur de la sociocratie ne renie pas non plus y avoir puisé une part importante de sa pratique.

Les leçons des Town Meetings

Même si leur autonomie a été bien érodée par le transfert des pouvoirs aux niveaux étatique et fédéral, les Town Meetings peuvent avoir un impact significatif sur la vie des habitants. Leur existence contraste avec la concentration des pouvoirs en usage au niveau régional ou fédéral. Par exemple, dans le Vermont et pour des raisons présentées comme relevant d’une saine économie, les membres des commissions scolaires locales devaient être élus non pas par et pour la commune lors des Town Meetings, mais par et pour une communauté de communes artificiellement constituée.

Malgré ces limites, les Town Meetings constituent une source d’inspiration non négligeable et en grande partie méconnue dans la vieille Europe. Les pratiques diffuses et cantonnées à des questions purement locales ne favorisent pas la publicité de ce modèle de démocratie directe locale pourtant beaucoup plus substantielle que la démocratie participative municipale en vogue parmi nos édiles.

Sources:

  • “Qu’apporte l’étude des town meetings à la quête d’une démocratie plus participative et délibérative?” Entretien avec Frank M. Bryan, William W. Keith, James T. Kloppenberg, Jane J. Mansbridge, Michael E. Morrell et Graham Smith 2016.
  • “The Third Revolution” de Murray Bookchin 2005.
  • Town-meeting, Real Democracy The New England Town Meeting and How It Works by Frank M. Bryan (2004)

La démocratie directe, fille de la Révolution?

Une révolution est-elle le préalable indispensable à l’avènement d’une démocratie directe? Mais qu’entend-on exactement par révolution? Pourquoi la démocratie directe est-elle, notamment pour Hannah Arendt la continuation logique du moment révolutionnaire?

Dans cet article, nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Hannah Arendt (1906 – 1975), autrice d’ “Essai sur la révolution” (1965) à l’origine d’un article paru au cahier de l’Herne (2021) par Marc Le Ny “Le temps révolutionnaire” dont est tiré l’essentiel de cet article.

Qu’est-ce que la révolution?

L’imaginaire collectif associe la révolution aux barricades, au Comité de salut public de la Révolution, à la Terreur en somme et son cortège de décapitations expéditives.

Or, pour Annah Arendt la révolution ne se définit pas par la violence, acte accompli sans raisonner, sans parler, et sans réfléchir aux conséquences.

Castoriadis dans “Qu’est-ce que la révolution” abonde dans le même sens. Révolution ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’auto-transformation explicite de la société, condensée dans un temps bref. La Terreur est l’échec par excellence de la Révolution. Une politique qui se proclame révolutionnaire et démocratique, mais qui ne peut s’imposer que par la Terreur a déjà perdu la partie avant que celle-ci ne commence, elle a cessé d’être ce qu’elle prétend.

Pour Arendt, la révolution ne se confond pas davantage avec la notion d’utopie comprise généralement comme le rêve d’un gouvernement définitif de la pluralité humaine, soit l’institution de lois qui éteindraient tous les conflits, les dissensions et les interactions liés au fait de la pluralité humaine. Même avec l’aspiration d’un bonheur universel, l’utopie n’aspire en réalité qu’à un gouvernement disciplinaire qui en finirait avec les initiatives et l’imprévisibilité qui caractérise la liberté humaine.

Si la révolution ne saurait se définir par la violence ou l’utopie. Quelle est-elle? Pour Arendt, la révolution est le phénomène politique par excellence. Elle est autre chose qu’un changement soudain et violent qui bouleverse une société, ses institutions, ses mœurs et son histoire. Elle est l’occasion d’une expérience humaine inédite et relativement rare : celle de la liberté entendue comme un moment où les hommes se considérant comme des égaux, délibèrent à propos du monde dans lequel ils vivent.

Castoriadis partage cette vision égalitariste de la révolution. Le projet révolutionnaire se résume ainsi dans la volonté et l’agir qui vise à supprimer la hiérarchie politique, la division de la société comme division du pouvoir et du non-pouvoir. Et nous savons aussi que ce pouvoir n’est pas seulement et simplement « politique » au sens étroit ; il est aussi pouvoir sur le travail et la consommation des gens, pouvoir sur les femmes, pouvoir sur les enfants, etc. Ce que nous visons, c’est l’égalité effective sur le plan du pouvoir – et une société qui ait comme pôle de référence cette égalité. Tiré de “L’exigence révolutionnaire. Entretien avec Cornelius Castoriadis”, Esprit, (1977).

La révolution ou l’action en commun

Pour Arendt, lors des révolutions, les hommes découvrent avec surprise leur pouvoir commun d’agir de concert. Lors de ces moments historiques, les hommes, sortant de l’ordre privé et social des choses quotidiennes, se rassemblent, se considèrent comme égaux, et agissent ensemble dans un espace public d’apparences. La révolution est donc le moment où le pouvoir politique des hommes apparaît du fait de leur rassemblement tangible dans l’interaction et l’interlocution. La révolution est un événement commun qui excède les causes qui pourraient éventuellement en rendre compte ; elle outrepasse l’ordre des raisons, elle est incalculable ; c’est une surprise : elle survient.

Ce moment où les hommes agissent ensemble est l’occasion d’une joie toute particulière. Il y a un bonheur public tout à fait singulier à faire l’expérience de la vie à plusieurs, dans la lumière du domaine public, en se rapportant aux autres avec égalité.

Présent révolutionnaire et prolongement dans la durée

Le problème existentiel et institutionnel de l’irruption du pouvoir commun d’agir réside, presque tragiquement, dans un conflit entre la temporalité de l’action – son actualité, sa fugacité et son irréversibilité – et le fait que la faculté de commencer ensemble un nouveau monde et de nouvelles relations n’a de sens que si l’action à plusieurs parvient à faire durer dans le temps les conditions de sa survie. Entreprise aussi difficile que rare : comment être durablement libres ensemble ?

La fondation d’institutions durables ne peut se faire au prix d’une occultation de la liberté politique de tous. Toutes les institutions politiques durables ne sont pas capables de conserver le pouvoir, c’est-à-dire de conserver vivante la possibilité de l’action pour tous ceux qui voudraient y participer.

Révolutions anglaise, américaine et française.

Pour Castoriadis  dans “L’idée de révolution a-t-elle encore un sens ?” (Le Débat – 1989) cité par Benoît COUTU dans “Idée de la révolution et faire révolutionnaire chez Cornelius Castoriadis”, ce qui fait la spécificité de la Révolution française – faire rupture et instituer du nouveau – ne se retrouve pas dans les révolutions anglaise et américaine.

Pour Castoriadis, à rebours de Hannah Arendt, la révolution américaine n’avait pour but que de préserver un ordre social ancien. Il s’agissait davantage de donner une structure politique en continuité avec le passé que de produire un ordre social nouveau. En restant ancrée dans le religieux (forme américaine) ou dans le passé (par la Common Law pour la révolution anglaise), ou les deux en même temps, elles se limitèrent à rétablir une harmonie sociale jugée perdue.

Annah Arendt et la démocratie des conseils

Une authentique révolution signifie que les hommes s’assemblent spontanément pour instituer de tels espaces d’apparences où vivre, avec d’autres, égaux, dans l’actualité commune de l’action. De telles réunions spontanées (assemblées, conseils, etc.) ne sont pas les relais locaux d’un parti de révolutionnaires professionnels. Elles sont, dans l’actualité de leur présence effective, la seule réalité de la République, car alors les citoyens rassemblés peuvent agir de leur propre initiative et, de la sorte, participer aux affaires publiques quotidiennement. Seul un tel espace public permet une présence vivante parmi les citoyens de l’esprit public ou de l’esprit révolutionnaire. Cela signifie aussi que ce système des conseils doit constituer un élément fondamental des institutions républicaines nées de la révolution, sous peine de voir la révolution s’étioler par un manque de participation. Le système des conseils, nous met en présence d’une forme entièrement nouvelle du gouvernement, un nouvel espace de liberté, qui se crée au cours même de la révolution elle-même.

Cette structure nouvelle du pouvoir ne doit son existence qu’aux élans d’organisation du peuple lui-même. Elle ne correspond pas à l’administration des gouvernés par des experts professionnels – même élus. Le phénomène révolutionnaire atteste de cette suprême possibilité de l’existence humaine qu’est l’action en commun. Elle ne doit rien à la spéculation d’une théorie ; elle n’est pas le résultat d’une organisation révolutionnaire professionnelle. Malgré son caractère discontinu et évanescent, du fait même de la temporalité de l’action, la réalité des conseils révolutionnaires est attestée. Ils ne sont ni un rêve romantique ni une utopie fantastique, ni paradis sur Terre, ni société sans classe, ni rêve de fraternité socialiste ou communiste. Ils attestent seulement de l’instauration de la “vraie république”. Les conseils, évidemment, étaient ces espaces de liberté, écrit Arendt. 

L’accélération du projet d’autonomie

Pour conclure, si l’on considère que la révolution ne se définit ni par la violence, ni par l’instauration d’une utopie mais qu’elle est irruption spontanée d’une volonté d’agir en commun, alors oui la révolution est le point de départ d’un régime de démocratie directe autre nom d’une démocratie des conseils appelée de ses vœux par Hannah Arendt.

Il n’en demeure pas moins que l’immense défi révolutionnaire réside dans l’institution, la transformation de l’instant sur la durée.  Selon Castoriadis, La révolution doit engendrer de nouvelles institutions et modifier en même temps la relation entretenue avec ces institutions dans un processus qui favorise l’exercice de l’autonomie : La révolution n’est pas qu’une césure, elle est l’accélération de ce projet d’autonomie.

La démocratie directe doit-elle se passer des leaders?

Le leadership fragmenté des Gilets Jaunes donne-t-il une indication du manque de direction claire dans une démocratie directe? Faut-il ignorer la  différence de valeurs entre les humains pour éradiquer la domination?

Le mouvement des Gilets Jaunes a incarné diverses aspirations, souvent contradictoires, parmi lesquelles le Référendum d’Initiative Populaire (RIC). Dans le tumulte de la révolte, de nombreux visages ont émargés, donnant à la contestation l’apparence d’une hydre aux multiples bouches, toutes porteuses de revendications disparates.

A coups de “grand débat national” et de “lanceurs de balles de défense”, le pouvoir en place les a réduites au silence. Mais que serait-il advenu de ce mouvement insurrectionnel s’il avait gagné, accédant à une forme de pouvoir institutionnalisé? Aurait-il pu éviter l’écueil de la personnification du pouvoir, tant redouté par de nombreux militants? Aurait-il à l’inverse, mis en place des mécanismes de contrôle citoyen permettant de gérer les individualités?

Nul ne peut évidemment le dire, mais il est certain que les individus, et parmi eux des leaders ont joué un rôle important et joueront demain un rôle majeur dans la conquête d’une vraie démocratie.

Murray Bookchin, la société communaliste et le leadership

“Une société communaliste devrait reposer, avant tout, sur les efforts d’une nouvelle organisation radicale en vue de changer le monde […].Elle exigerait, surtout, que des individus engagés soient prêts à assumer les responsabilités de l’éducation et du leadership. Si l’on ne veut pas que les mots servent à occulter une réalité qui nous crève les yeux, il faudrait au moins reconnaître, pour commencer, que le leadership a toujours existé, et que ce ne sont pas des euphémismes pudiques tels que « militantes-militants » ou, comme en Espagne, « militants et militantes influentes » qui le feront disparaître. Il faut aussi admettre que de nombreux individus parmi d’anciens groupes, comme la CNT XXVII, n’étaient pas seulement des « militantes et militants » mais de véritables leaders, dont les opinions étaient davantage prises en considération – et à juste titre – que celles des autres parce qu’elles s’appuyaient sur plus d’expérience, de connaissance et de sagesse, ainsi que sur un profil psychologique capable de donner des orientations efficaces. Une approche libertaire honnête du leadership devrait reconnaître la réalité et la nécessité des leaders – et ce d’autant plus pour mettre en place les structures et les règles officielles permettant de contrôler et de recadrer le travail des leaders, mais aussi de les révoquer si les membres estiment qu’ils ne méritent plus leur confiance ou qu’ils abusent de leur pouvoir.

Un mouvement municipaliste libertaire ne peut fonctionner avec des membres désinvoltes et velléitaires – il a besoin de personnes formées aux idées, aux méthodes et aux activités du mouvement. Ces personnes doivent en effet démontrer le sérieux de leur engagement dans l’organisation – une organisation dont la structure serait explicitement décrite par un règlement officiel et des statuts appropriés. En l’absence d’un cadre institutionnel élaboré et approuvé démocratiquement et dont les membres et leaders doivent répondre, ces niveaux de responsabilité, même s’ils sont clairement formulés, cessent d’exister. Et c’est précisément quand les membres ne sont plus responsables devant des instances officielles et réglementées que l’autoritarisme se développe et, à terme, conduit le mouvement à sa perte. La meilleure façon de s’affranchir de l’autoritarisme est de répartir le pouvoir de manière claire, concise et détaillée, pas de prétendre que le pouvoir et le leadership sont des formes de « tyrannie » ou d’employer des métaphores libertaires qui en cachent la réalité. L’histoire a montré que c’est justement quand une organisation n’arrive pas à se fixer des règles sur ces questions que se créent les conditions de sa dégénérescence et de sa décomposition.

Paradoxalement, la couche de la société qui a toujours exigé avec le plus d’insistance la liberté d’exercer sa volonté contre les règles, ce sont les chefs, les monarques, les nobles et la bourgeoisie. Certains anarchistes, pourtant bien intentionnés, font de même en considérant l’autonomie individuelle comme la véritable expression de la liberté par rapport aux « artifices » de la civilisation. Dans le domaine de la vraie liberté, c’est-à-dire de la liberté qui résulte de la conscience, de la connaissance et de la nécessité, savoir ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire est bien plus honnête et fidèle à la réalité que de se soustraire à la responsabilité de connaître les limites du monde. Comme Marx en faisait l’observation il y a plus d’un siècle et demi, « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux seuls .” [1]

Leadership ou hégémonie ?

La démocratie directe consiste à “placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société.”[2] De cette multitude de citoyens, se détachent des individualités propres à faire progresser l’ensemble … ou à l’anéantir, faute de contrôle.

Examinant ce paradoxe à la lueur de leur culture ancestral du « nous » plutôt que celle du « je », les Zapatistes du Mexique, ont établi sept recommandations à destinations des autorités élues, leaders désignés par leurs pairs. Ces recommandations portent le nom de « commander en obéissant ».

1 – Servir et non se servir

2- Représenter et non supplanter

3- Construire et non détruire

4- Obéir et non commander

5- Proposer et non imposer

6- Convaincre et non vaincre

7- Descendre et non monter

Selon la formule de Joseph Proudhon: “Entre maître et serviteur, point de société”. Et pourtant, l’histoire des nations, même démocratiques, n’est qu’une litanie de maîtres aux pouvoir. Périclès, dirigeant de fait de l’attique, fut élu pendant près de trente ans. A défaut d’excès de pouvoir manifeste, on peut s’interroger sur son excès d’influence dans la poursuite d’une politique de puissance impériale guerrière.

Suffit-il de se méfier des individus alors? Le maître n’est pas toujours un leader perverti par le pouvoir, il peut prendre la forme d’une famille (népotisme), d’une classe (ploutocratie), ou d’un parti (aristocratie)… Castoriadis dénonçait d’ailleurs l’ascendant excessif du parti majoritaire, au nombre des maîtres de nos sociétés[3].

Loin des illusions égalitaristes, en travaillant à nous arracher à nos servitudes volontaires dénoncées par la Boétie, reconnaissons le leadership comme un fait objectif et intangible.

Il ne s’agit donc pas de nier le leadership mais de le contrôler afin d’éviter son glissement vers l’hégémonie.


[1] La Révolution à venir. Assemblées populaires et promesses de démocratie directe par Murray Bookchin (2022)
[2] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[3] Dans les régimes libéraux modernes, les pouvoirs législatif et gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Or les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto-coopté. Il n'est nullement question cependant d'interdire les partis, la constitution libre de groupement d'opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l'agora. L'essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)

En finir avec les manifestations en démocratie directe

Si l’Etat détient le monopole de la violence légitime (Max Weber), le maintien de l’ordre est-il toujours compatible avec la liberté d’expression? Dans un contexte de démocratie directe, la manifestation est-elle encore nécessaire?

La manifestation, forme d’action protestataire menée collectivement, appartient de fait au monde politique contemporain. On dénombrerait environ 1000 manifestations à Paris chaque année, 8000 à 10000 pour la France[1]. Et pourtant, cette forme de contestation peine à s’ériger en contre-pouvoir, face à des élites presque toujours sourdes aux revendications populaire dans nos démocraties oligarchiques. Si le sentiment d’impuissance mine la participation populaire, faut-il également craindre un retour “en force” de la peur face à la répression?

Le raidissement des pratiques de maintien de l’ordre

On constate aujourd’hui un “raidissement français” des pratiques de maintien de l’ordre là où la désescalade est la norme chez nos voisins allemands, anglais ou scandinaves. Les manifestations d’opposition à la réforme des retraites en 2023, à l’implantation de la mégabassine de Sainte-Soline en passant par le soulèvement populaire des gilets jaunes ont récemment mis en lumière les excès de police, comme en témoignent de nombreux observateurs inquiets. “Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, Clément Voule, a mis en garde le gouvernement contre un « usage excessif de la force », tandis que la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, estimait que les libertés d’expression et de réunion s’exerçaient, en France, dans des conditions « préoccupantes ». Les instances hexagonales ne sont guère plus indulgentes : la Défenseure des droits, Claire Hédon, dénonce des situations « inacceptables », et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) des « dérives » dans le maintien de l’ordre.” [2]

La légitimité de la manifestation

Dans ce contexte de peur, certains théorisent l’illégitimité pure et simple de la manifestation comme moyen d’expression démocratique. Les outils de la représentation des opinions se limiteraient ainsi au vote et à la participation à des groupes constitués chargés de former, encadrer et structurer les opinions (partis, syndicats, groupes d’intérêts)[3]. En grossissant le trait, la manifestation réduite à un trouble à l’ordre public, ne serait qu’un exutoire des humeurs populaires.

Pourtant, force est de constater que la manifestation hâte parfois utilement la survenue de changements positifs. La marche du sel initiée par Gandhi en Inde dans les années 30, la marche pour les droits civiques aux Etats-Unis dans les années soixante ou même sur un mode plus violent la prise de la Bastille en 1789 en sont des exemples emblématiques. Ces contestations victorieuses inaugurent une nouvelle ère. Elles clôturent également des années (voire des siècles) de luttes. Victoire contre les tenants d’un ordre solidement établi ou reconnaissance d’une longue impossibilité déjouée, la manifestation porte ces deux visages.

Des citoyens souverains plutôt que des manifestants impuissants

Malgré des conditions d’exercice particulièrement difficiles, un surcroit d’activisme politique  pourrait-il suppléer les insuffisances de nos démocraties parlementaires? Les manifestations, grèves, boycotts, utilisés dans les combats sociaux, économiques ou écologiques peuvent-ils suffire? Face au défi séculaire de l’accaparement des richesses ou à l’écueil écologiques récent, ces armes sont-elles suffisantes?

La fièvre populaire des manifestations est le symptôme d’un corps politique malade, celui d’une démocratie accaparée par trop peu d’individus. Plutôt que d’alterner exaspération contestataire et concessions tardives autant qu’incomplètes, pourquoi ne pas entretenir un corps sain, irrigué d’assemblées locales délibérantes? Ne pourrait-on se réunir pour construire plutôt que pour s’opposer? Se retrouver pour fabriquer la loi, la censurer parfois, révoquer des élus ne donnant pas satisfaction, n’est-ce pas la meilleure alternative aux manifestations?


[1] Stratégies de la rue. Les manifestations en France (1997)
[2] Le Monde le 14 avril 2023. Le maintien de l’ordre « à la française », un recours à la force assumé, à rebours d’autres pays européens par Anne Chemin
[3] Tel Giovanni Sartori cité par Olivier Fillieule dans Stratégies de la rue. Les manifestations en France (1997)

Les sondages délibératifs, panacée ou hochet démocratique

Popularisés par James Fishkin, un professeur en communication de l’université de Stanford dans les années 1990, les sondages délibératifs ont été utilisés depuis dans de nombreux pays. Cette forme de “démocratie délibérante” (Deliberative democracy) fait appel à un échantillon représentatif de citoyens pour émettre un avis sur des sujets aussi variés que la gestion des surplus de neige à Sapporo au Japon, décider de l’avenir de stade de foot après l’Euro 2012 en Pologne ou encore trouver des parades aux inondations en Ouganda. Menée plus de 70 fois dans 26 pays du monde depuis 1994[1], l’expérience faisant appel à des “mini-publics délibératifs”, “jury de citoyens ordinaires”, “conseils citoyens”, suivant les appellations, semble avoir fait ses preuves.

Une opinion informée

Cette méthode aurait ainsi l’avantage de sortir les citoyens de leur “ignorance rationnelle”, ignorance à mettre sur le compte de leur manque de poids dans la décision politique.

Avec les sondages délibératifs, les citoyens entrent en interaction avec des experts, échangent entre eux, en petits groupes et en plénière, afin de former un avis éclairé sur les problématiques qui leurs sont soumises. Cette méthode donnerait une idée de l’opinion quand les gens réfléchissent. Et en effet, 70% des participants modifieraient leur opinion à l’issue de ce processus délibératif, preuve de l’écart existant entre une vague idée et une opinion informée et scrupuleusement soupesée.

Le résultat de ces consultations, serait une version objectivée de “l’opinion publique” formée par des débats contradictoires pour devenir un “élément intéressant de la prise de décision politique.”[2] Fishkin argumente ainsi en faveur d’un déploiement de ces mini-publics à l’échelon national afin de remplacer “l’opinion publique hypothétique” par une “opinion publique certaine”. Il soutient dans le même ordre d’idée la mise en place d’une journée nationale de délibération pour ce faire.

Les sondages délibératifs en France : un leurre pour l’opinion publique?

En France, la convention citoyenne pour le climat (évoquée dans cet article) est un exemple significatif de l’utilisation des sondages délibératifs. Présentée par l’exécutif comme une convention dont le résultat donnerait lieu à une transposition effective dans le système législatif et administratif français, il importe de juger son travail à cette aune. Et pour cela, quoi de mieux que d’interroger les 150 membres de cette convention afin de connaître leur évaluation sur les suites données à leur travail. Le constat s’avère sans appel: La transposition des 149 mesures proposées en 2020 a été jugée, par les membres de la convention, très insuffisante à en juger par la note d’appréciation de 2,5 sur 10 décernée un an plus tard. Cette note rend compte du décalage abyssal entre les annonces et l’effectivité des mesures mise en œuvre par le gouvernement.

Penchons-nous un instant sur l’objectif annoncé de cette convention : atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990 dans un esprit de justice sociale, feuille de route dictée par le gouvernement (aujourd’hui connue sous le vocable SNBC: stratégie nationale bas carbone).

Soulignons d’abord que Bruxelles a acté un objectif de diminution de 55 % sur la même période, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Insistons ensuite sur la principale ambiguïté, entretenue à dessin: les gaz à effet de serre incriminés sont-ils ceux uniquement produits en France ou comprennent-ils les gaz importés représentant la part majeure de notre emprunte carbone (57% en 2017)? L’objectif soumis à la convention en 2020 en tient-il compte?

Dans les chiffres, le compte n’y est pas, même au regard des émissions franco-françaises : baisse des émissions domestiques de 2,5% en 2022 après une augmentation de 6,4% en 2021, là où il en faudrait 3,2% selon l’objectif français et 4,5% selon l’objectif européen[3].

Mais surtout, et pour conclure sur ce point, citons les travaux du Haut Conseil pour le Climat remettant définitivement les choses à leur place, même si les chiffres méritent d’être actualisés : “On constate que l’empreinte carbone des Français, qui tient compte des émissions associées aux biens et services importés et retranche celles associées aux exportations, ne diminue pas. Rapportée à l’habitant, en 2018, l’empreinte carbone des Français (11,2 t CO2eq/hab) est légèrement supérieure à celle de 1995 (10,5 t CO2eq/hab) et reste à peu près constante depuis 2000. La baisse des émissions sur le territoire est en effet contrebalancée par une hausse des émissions associées aux importations (multipliées par deux depuis 1995).”[4]

Les sondages délibératifs, nouvelle Athènes?

Fishkin avance que l’antique Athènes a préfiguré l’âge des sondages délibératifs. Il fait remonter cette pratique à la période suivant la fin de la démocratie directe sans frein entamée après la défaite dans la guerre face à la ligue Péloponnèse emmenée par Sparte (404 av. JC). A partir de 402 av. JC donc, 500 nomothètes sélectionnés de façon aléatoire à partir d’une liste de volontaires étaient chargés de débattre chaque décret pris par l’assemblée du peuple (Ekklesia) pour décider de leur mise en vigueur. Ce dispositif “quasi-parfait” serait de nature à tempérer les excès de la foule dont les votes, manipulés par les démagogues, ont entraîné guerres et désastres politiques[5].

Sondages délibératifs, une panacée démocratique?

Pour sa démonstration, James Fishkin ne tient pas compte de la différence majeure séparant mini-publics et nomothètes : la possession du levier législatif. La convention citoyenne pour le climat souligne l’importance de ce levier et l’écart significatif qu’il existe entre un avis consultatif et une décision contraignante, entre recommandation et législation. Les piles de rapports inutiles entassés sur les bureaux ministériels en témoignent.

A défaut d’effectivité des résultats, les sondages délibératifs peuvent-ils néanmoins servir à interroger “scientifiquement” une opinion publique “certaine” et non plus hypothétique?

Oui si l’on ignore les biais majeur de la méthode : Qui saisit de telles assemblées, qui sélectionne les informations fournies et les experts mis à disposition, qui décide de l’ordre du jour? L’illusoire neutralité du dispositif pose question quant au résultat de ces sondages délibératifs.

… ou hochet jeté au peuple

Il y donc loin du sondage délibératif au peuple souverain, décidant pour son compte. L’outil est intéressant et parait constituer une avancée démocratique au même titre que la démocratie participative suisse surpasse notre système parlementaire. Toutefois, cet outil peut s’avérer un leurre pour des citoyens considérés comme des enfants. A eux, le hochet des sondages délibératifs pendant que les gouvernants adultes retiennent le sceptre du pouvoir.


[1] James Fishkin, architecte de la démocratiepure. Article paru dans Libération le 22/02/2017

[2] Democracy, When the People Are Thinking par James Fishkin (2018)

[3] Comparaison des rythmes de réduction annuelle visés par la SNBC2 et le paquet Fit for 55 d’ici 2030 tiré du Rapport annuel du Haut Conseil pour le Climat paru en 2022.

[4] Stratégie nationale bas carbone: synthèse (Mars 2020)

[5] Democracy, when the people are thinking by James Fishkin (2018)

Capitalisme représentatif ou démocratie directe

Pour définir notre système politique, qui est en fait politico-économique comme chacun peut s’en rendre compte quotidiennement, Jean-Michel Toulouse a forgé l’expression: “Capitalisme représentatif” (Histoire et critique du système capitaliste-représentatif – 2017). Mais comment comprendre cette expression dense, semblant rendre fidèlement compte du fonctionnement de notre société ?

Qu’est-ce que le capitalisme?

“Le capitalisme n’est pas le marché. Ce n’est qu’un pseudo marché oligopolistique”, c’est-à-dire contrôlé par les acteurs de grande taille, nous dit Castoriadis.[1] D’ailleurs, s’il était besoin de se convaincre de l’imposture d’un marché transparent et autorégulé, il suffirait de se rappeler que “La moitié du produit national brut de nos économies modernes transite par le budget de l’Etat, des collectivités locales, de la sécurité sociale.” [2]

Qu’est-ce donc que le capitalisme? “Le capitalisme est une institution de la société dont la signification imaginaire centrale est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle – pseudo-maîtrise, et pseudo-rationnelle”[3].

Il n’est en effet pas rationnel quant aux fins puisqu’il vise “l’expansion de la consommation pour l’expansion de la consommation.”[4]

Il n’est pas davantage rationnel quant aux moyens: pas d’équilibre sans intervention de l’Etat, pas de concurrence ou d’information parfaite, pas de fluidité parfaite entre les facteurs capital et travail, etc.

“Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.”[5]  La retenue interdisant, par exemple, à un entrepreneur d’assassiner son concurrent, emprunte à l’éthique en partie religieuse constituée au fil des siècles. De même, les industries chimique ou pétrolière s’arrogeant l’utilisation du pétrole, bénéficie sans contrepartie du résultat de millions d’année de sédimentation. Dans un cas comme dans l’autre, ces ressources vont en diminuant dans un régime capitaliste dont la seule valeur est l’argent.

Notons pour conclure ce propos, l’inversion des termes de l’équation parlant traditionnellement de système d’abord politique puis économique (système politico-économique) contenue dans l’expression “capitalisme représentatif.” La première place (capitalisme) est en effet dévolue à l’économique, le politique (représentatif) étant rejeté au deuxième plan. Et en effet, “le système représentatif n’est que « la feuille de vigne politique » de la domination du capitalisme économique”, selon le mot de Wilhelm Liebknecht (1826 – 1900), socialiste et révolutionnaire allemand, cofondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne – SPD. Le lobbying étant un bon indicateur de cet état de fait.

Intéressons-nous donc maintenant au deuxième terme de cette expression.

Le système représentatif

Bernard Manin dans son ouvrage phare[6], montre que le système représentatif mêle des traits démocratiques et aristocratiques. L’élu n’est jamais le double ni le porte-parole de l’électeur, mais il gouverne en anticipant le jour où le public rendra son jugement.

Or, “l’idée de représentation implique que la volonté de l’un puisse être transmise à la volonté de l’autre. Or il s’agit là d’un transfert psychologiquement et historiquement impossible. […] Il s’agit d’une substitution de la volonté du représentant à la volonté du représenté pour une durée définie, ou parfois indéfinie, sans détermination, sans mandat impératif d’aucune sorte. Cette substitution implique, de la part du représenté, comme Hobbes l’avait déjà noté, non pas un transfert mais un renoncement à exercer plus avant sa volonté, à exercer son droit de citoyen.” (Polin, 1997) [7]

Pourquoi dans ces conditions, s’encombrer d’un tel système?

Deux principales théories tentent de justifier l’existence du modèle représentatif. “La première, celle de Montesquieu (L’esprit des lois, 1748), y voit l’assurance d’être gouverné par des hommes instruits, plus aptes à gérer les affaires publiques qu’un peuple largement analphabète. “Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est pas tout propre.” La seconde, celle de Rousseau (Contrat social, 1762), s’y rallie à regrets lorsqu’il s’agit de grands États où le nombre de citoyens ne permet pas que chacun prenne part directement aux affaires publiques, mais il pense que les représentants ne doivent disposer que de mandats impératifs à durée très limitée auxquels ils ne pourraient se soustraire sans être révoqués par leurs mandataires. “Le peuple anglais pense être libre : il se trompe, il ne l’est que pendant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.” [8]

La technique

Au-delà du “capitalisme représentatif”, rendre compte en profondeur de notre système contemporain nécessite la mise en jeu d’un troisième rouage : la technique.

La “société technicienne” est décrite par Jacques Ellul comme le fait majeur de notre contemporanéité. Dans tous les domaines, la technique recherche la méthode absolument la plus efficace. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème. “Dans la société technicienne, toute autre valeur, toute autre considération se voit dissoute, exclue, sur l’autel de l’efficacité comprise comme valeur suprême et exclusive. L’efficacité est devenue une divinité jalouse. La mentalité technicienne, qui s’impose dans la société technicienne, est un monothéisme de l’efficacité.” [9] La technique est devenue une réalité englobante, un “milieu” artificiel qui se substitue au milieu naturel. Elle est devenue le nouveau milieu de l’homme. Ellul en donne une définition précise au travers de six composantes: automatisme du choix technique, auto-accroissement, insécabilité, l’entraînement des techniques, l’universalité et l’autonomie.

Arrêtons-nous sur ce dernier aspect, le plus choquant: l’autonomie. “Ce ne sont plus des nécessités externes qui déterminent la technique, ce sont ses nécessités internes. Elle est devenue une réalité en soi qui se suffit à elle-même, qui a ses lois particulières et ses déterminations propres”.[10] “Elle est autonome à l’égard de l’économie, de la politique, de la finance, et des valeurs morales et spirituelles. Elle modifie toutes ces choses sans se laisser modifier par elles. La technique est donc une puissance dotée de sa force propre, et non pas une matière neutre que l’on pourrait utiliser pour le bien ou pour le mal. Il y a une finalité intrinsèque au moyen, qui l’emporte toujours sur la fin extrinsèque proposée par l’homme.”[11]

Or comme chacun sait : tout ce qui peut être fait ne doit pas l’être nécessairement. C’est même la capacité d’autolimitation qui qualifie la dignité humaine.

L’autogouvernement ou l’autonomie réalisée

Pour conclure à rebours de ce capitalisme représentatif et technique, laissons le mot de la fin à Cornelius Castoriadis.

“Une société autonome instaurera un véritable marché, défini par la souveraineté (non pas la simple liberté) des consommateurs. Elle décidera démocratiquement de l’allocation globale des ressources (consommation privée/consommation publique, consommation/investissement), aidée par un dispositif technique (l’« usine du plan ») soumis à son contrôle politique, qui aidera aussi à assurer l’équilibre général. Enfin, il n’est pas concevable qu’elle institue l’autogouvernement des collectivités à tous les niveaux de la vie sociale, et qu’elle l’exclue dans les collectivités de production. L’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée.” [12]


[1] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[2] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[3] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[5] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[6] Principes du gouvernement représentatif par Bernard Manin (1998)
[7] La démocratie au risque de la représentation par Anne-Hélène Le Cornec Ubertini (2007)
[8] Ibid
[9] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[10] La technique ou l'enjeu du siècle par Jacques Ellul (1954)
[11] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[12] Les carrefours du Labyrinthe volume 5 - Fait et à faire par Cornelius Castoriadis.