Qualifié de “siècle bestial”, le XXè regorge de guerres et conflits (guerres non déclarées). Malgré cette triste abondance, la compilation exhaustive des victimes ne démarre que tardivement. Il faut attendre les travaux du “Stockholm International Peace Research Institute” (SIPRI) dans les années 1970 pour voir apparaitre les premiers décomptes.
Les chiffres reproduits ici sont tirés de “Deaths in Wars and Conflicts in the 20th Century” par Milton Leitenberg (2006).
Un décompte macabre et difficile
L’étude de Milton Leitenberg fait ressortir la difficulté d’un dénombrement fidèle. De gros écarts apparaissent en effet suivant les sources consultées (gouvernementales, associations, institutions internationales, etc.), les critères retenus (exclusion des morts par bombardement dans certains cas par exemple), les différentes appréciations lexicales (opposants politiques qualifiés de “terroristes” et exclus des statistiques).
Les chiffres reproduits ici concernent militaires et civils. Pour ces derniers, sont comptabilisés à la fois les morts directes (bombardements, exécution de prisonniers politiques, etc.) et indirectes (maladie, famine ou malnutrition résultant du conflit). Ce détail a son importance puisque les causes indirectes peuvent représenter jusqu’à 90% du total.
230 millions de morts par guerres et conflits au XXè siècle
Période
En millions
Diverses guerres coloniales et autres conflits avant 1914
Avant 1914
1,5
Congo Belge
1900 – 1908
4
Première guerre mondiale
1914 – 1918
13 à 15
Génocide arménien
1915
1
Guerre civile russe et russo-polonaise
1918 – 1922
12,5
Révolution mexicaine
1909 – 1916
1
Guerre civile espagnole
1936 – 1939
0,6
Deuxième guerre mondiale
1939 – 1945
65 à 75
Guerres et conflits post WWII
1945 – 2000
41
URSS (suppression d’opposants politiques)
1918 – 1990
35
Chine (suppression d’opposants politiques)
1949 – 2000
46,5
Corée du nord
Depuis 1945
2,4
Arménie (conflits politiques)
1
Cambodge (Khmer rouges)
1975 – 1978
2
TOTAL
225,5 à 237,5
A ces chiffres, on serait en droit d’ajouter la mortalité excessive des pays en voie de développement estimée de 12 à 25 millions par an pour les dernières années du siècle, ce qui alourdit notablement le bilan.
Un violence d’Etat à contrôler
En définitive, cette triste comptabilité ne donne qu’une idée furtive de la somme de souffrances endurées par l’humanité, notamment au XXème siècle. L’affirmation de l’Etat de droit à l’intérieur – Magna Carta(1215), habeas corpus (1679) et des règles de la guerre à l’extérieur – convention de Genève (1864), Nations Unis (1945), marquent les débuts timides d’une régulation de la violence d’Etat.
Même si l’essentiel de guerres et conflits répertoriés ici est le fait d’Etats non démocratiques, on peut regretter la timidité des démocraties représentatives dans la régulation des violences internationales. Le génocide rwandais (1994) représente à cet égard un exemple à la fois relativement proche et emblématique. Le rapport de la commission française d’historiens sur le rôle de la France au Rwanda sorti en 2021 souligne ainsi les lourdes responsabilités du pouvoir français et notamment de son président François Mitterrand.
Alors qui d’autre que des citoyens mobilisables à tout instant pour contrôler la violence d’Etat?
Qui n’a jamais voulu fuir une réunion dans laquelle, propos et attitudes agressifs submergent bien souvent des interlocuteurs peu familiers de l’exercice ? Peut-on apprendre à exprimer une situation, un ressenti, voire un désaccord, sans susciter la dissension ? La discussion politique, sujet capable de faire voler les assiettes même autour d’une table familiale, peut-elle être menée entre des citoyens lambda ? Enfin, existe-t-il des outils pour faciliter la prise de décision en commun ?
Disons-le tout net,
oui de tels outils existent, au premier rang desquels figure la sociocratie.
Ce terme, inventé par Auguste Comte en 1851, est formé du latin socius « compagnon, associé, allié » et du grec krátos « pouvoir, puissance, force ». La sociocratie est également appelée gouvernance dynamique aux USA.
Genèse de la sociocratie
Le hollandais Kees
Boeke (1884 – 1966), fondateur en 1926 d’une école Quaker basée notamment
sur les principes Montessori, utilise le mot sociocratie pour évoquer l’organisation
de la communauté par la communauté elle-même[1]. Ce
membre actif de la Société religieuse des amis[2] reprend
à son compte certains principes de fonctionnement
Quakers telles que les assemblées qui décident à l’unanimité de leurs
membres (jusqu’à 1000 participants).
Dans son école, il met en place des
« discussions » hebdomadaires dans lesquelles les enfants organisent
eux-mêmes, le fonctionnement de leur lieu de vie. A partir de toutes ses
observations, il évoque, une possible « démocratie communautaire » basée sur des « groupes de
voisinage » réunissant une quarantaine de familles (150 personnes) et
élisant (à l’unanimité moins les abstentions) des représentants à des niveaux
supérieurs. La construction de la
confiance dans la proximité, à la fois condition nécessaire et résultat de
ces assemblées, est la clé de voute de ce système.
A partir de 1970, le hollandais
Gerard Endenburg (né en 1933), ancien élève de l’école fondée par Kees
Boeke, a conceptualisé la sociocratie
dans la forme que nous lui connaissons aujourd’hui en l’appliquant au sein de son
entreprise familiale d’électrotechnique. Il en a donné la définition
suivante : Méthode d’organisation basée sur l’équivalence dans la prise de
décision par le biais du principe de
consentement.
A l’instar de l’Holacracy (marque déposée par l’américain Brian Robertson en 2007), méthode concurrente[3], la sociocratie est désormais avant tout une méthode de management « participatif » permettant de renforcer l’adhésion des équipes et donc leur productivité. Une réappropriation citoyenne de la sociocratie dans le champ politique est toutefois possible et même souhaitable, alors allons-y !
Permettre l’expression de l’intelligence
collective[4]
En préambule à la
sociocratie, des règles générales de bon
sens peuvent être rappelées et affichées dans toute réunion publique.
Écouter avec attention
Pour sortir de la course mentale de «comment je peux – réagir – à ce qu’il dit», l’écoute active s’impose. Ce qui signifie écouter ce que la personne dit, écouter avec attention. Le tour de parole est une technique pour habituer un groupe à l’écoute active. Chacun parle sans être interrompu ; les autres participants ne doivent pas «réagir» dans l’immédiat, mais sont invités à «s’exprimer » lorsque ce sera leur tour de parler.
Parler avec intention
Chaque participant est
invité à parler en son nom en employant le «je » et en évitant d’utiliser des
formulations telles que «on pense que ». Le silence, c’est aussi la possibilité
de passer son tour et ne rien dire. Assumer la responsabilité de sa parole ou
son silence est déjà un grand pas.
Être bienveillant
Chaque participant est
invité à ne pas être dans le jugement de l’autre, des idées proposées, ni dans
le jugement de soi-même. Il n’y a ni bon ni mauvais. En effet, une idée qui
pourrait être considérée comme «mauvaise», pourrait être l’élément déclencheur
de la solution trouvée par le groupe.
Faire confiance
Se faire confiance,
oser suivre son intuition, oser exprimer son savoir, faire confiance aux
autres, au processus et au facilitateur. Ce qui arrive devait arriver : les
moments hyperactifs, les silences, les dires des uns, les questions des autres
viennent tous enrichir le pot commun, “le centre” pour co-construire ce qui est
à faire.
Respecter le cadre
Le cadre est bien sûr composé des règles ci-dessus, ainsi que les règles de forme. Par exemple, afin que chaque participant puisse s’exprimer et faire partie du groupe, il est souhaitable de prévoir au début de la réunion un temps équivalent pour chacun. Deux minutes permettent en règle générale à chacun d’exprimer l’essentiel et invite à un exercice de concision pour le bien-être de tous.
La sociocratie, telle
qu’exposée par Gerard Endenburg, repose sur 4 règles principales : (1) la prise
de décision par consentement ; (2) les cercles ; (3) le double lien ; (4)
l’élection sans candidat.
Entrons brièvement dans
le détail de chacune de ces règles.
Le consentement
Le consentement (personne ne dit « non »), plutôt que le consensus (tout le monde dit « oui ») est à la base du système. Aucune décision importante ne peut être prise si un de ses membres y oppose une objection raisonnable et argumentée. La différence étant qu’une personne ne s’opposant pas à une décision peut ne pas adhérer à l’idée mais peut être capable de «vivre avec». Lorsqu’une objection apparaît, il est prévu que les arguments qui la justifient soient examinés et utilisés soit pour aménager la proposition, soit pour l’éliminer.
Les cercles ou assemblées
Les sujets peuvent
être répartis sur plusieurs cercles ou assemblées. Les cercles sont connectés
entre eux et organisent leur fonctionnement en utilisant la règle du
consentement. Chaque cercle est notamment responsable de la définition de sa
mission, sa vision et ses objectifs, de l’organisation de son fonctionnement.
Tous les membres du cercle sont considérés comme équivalents.
L’élection sans candidat
Quand il s’agit de
choisir une personne pour occuper une fonction, pour préparer un sujet
particulier entre les réunions ou pour représenter le cercle dans une autre
instance, on procède à une discussion ouverte et argumentée aboutissant à une
nomination par consentement. L’absence de candidat garantit qu’il n’y a pas de
perdant, et le consentement que chacun est convaincu que le meilleur choix
possible a été fait.
Le double lien
L’assemblée générale peut décider de traiter certaines questions dans des assemblées spécifiques. Un cercle est relié au cercle de niveau immédiatement supérieur par deux personnes distinctes qui participent pleinement aux deux cercles. L’une est élue par le cercle et le représente ; l’autre est désignée par le cercle de niveau supérieur.
Le déroulement d’une assemblée (ou cercle)
Voici résumé, le
processus de décision d’une assemblée sociocratique[6].
1. La définition du problème : Le cercle s’entend sur la description du
problème ou de la situation à traiter.
2. La proposition : Les membres du cercle font des propositions
pour solutionner le problème. La plupart du temps, ces propositions sont
préparées à l’extérieur du cercle par une personne ou un groupe de personnes
mandatées à cet effet.
3. La décision du cercle :
A. Présenter la proposition :
Le proposeur présente sa
proposition et l’animateur n’autorise que des questions de clarification.
B. Les réactions : L’animateur fait un tour de table sans
discussion pour recueillir les réactions des membres à la proposition.
C. Les amendements : Le proposeur, s’il le juge opportun, modifie sa
proposition pour tenir compte des réactions des membres du cercle.
D. Les objections : L’animateur enregistre sur un tableau les objections
des membres et ce sans discussion.
E. La période de
discussion : L’animateur
demande au groupe de trouver des moyens d’améliorer la proposition en utilisant
les objections qui viennent d’être formulées.
F. Le consentement : L’animateur demande aux membres du cercle s’ils
ont des objections sur la proposition améliorée à l’aide des objections initiales.
Si d’autres objections sont levées, il reprend la procédure à l’étape D.
Cette démarche est illustrée
ci-dessous, selon un formalisme assez proche, dans cette fiche proposée par
l’université du nous.
Dans une assemblée générale de démocratie directe, telle que pratiquée à Nuit Debout ou dans d’autres lieux de résistance, le processus n’est pas aussi scrupuleusement respecté car ces lieux dépassent généralement le nombre de membres prescrits par Endenburg (20 personnes)[7] et les sujets traités sont plus vastes. La prise de parole est généralement ouverte à tous (sans passer par tous les participants). Les assemblées restreintes, de niveau inférieur, peuvent plus facilement se conformer aux principes sociocratiques débouchant sur un consentement du groupe. Toutefois, tout n’est sans doute qu’une affaire d’habitude : un collectif se réunissant régulièrement, à l’image des communautés citoyennes de Boeke, peut rapidement développer des usages sociocratiques solidement cimentés par la confiance.
Une gestuelle pour faciliter l’interaction
Apparue dans des
réunions comme Occupy Wall Street ou Nuit debout, une gestuelle spécifique
permet de gérer des groupes nombreux, d’y organiser plus facilement la parole.
Cette gestuelle peut être affichée pour permettre aux nouveaux venus d’en
comprendre le fonctionnement facilement.
Rappelons que la sociocratie n’est qu’un outil parmi d’autres, permettant de faciliter la prise de décision en groupe. Par définition, dans un Autogouvernement, comme nous l’avons vu ici pour la Constitution, aucun cadre n’est fixe et intangible. Les principes sociocratiques peuvent et doivent donc être adaptés aux réalités locales de leur temps.
Notons par ailleurs,
que la sociocratie ne se limite pas à la prise de décision en groupe. La gestion
des confits est également abordée via les « cercles de médiation »[8].
Comme le préconisait Boeke, ces outils d’interactions en groupe, connectés à une philosophie de vie parfois éloignée de nos conditionnements sociaux et éducatifs, devraient être abordés le plus tôt possible par les enfants. Les adultes ainsi débarrassés de leur conditionnement autocratique pourraient alors plus facilement faire primer l’intelligence collective sur l’intelligence artificielle !
Pour aller plus loin :
L’Université
du Nous (universite-du-nous.org) présente plusieurs fiches synthétiques
intéressantes
Centre
Français de Sociocratie (sociocratie-france.fr)
We the
People: Consenting to a Deeper Democracy by John Buck and Sharon Villines. (2nd
edition, 2017)
Sociocracy
: The Organization of Decision Making par Gerard Endenburg Eburon, 1998
La
démocratie se meurt, vive la sociocratie, Gilles Charest, Centro Esserci, 2007
Reinventing
organizations par Frédéric Laloux 2017
Vers un
leadership solidaire : La sociocratie : une nouvelle dynamique pour gérer les
organisations par Philippe Delstanche
[1] Voir l’article de Boeke « La démocratie telle qu'elle devrait être », publié en 1945, synthétisant sa pensée, sur sociocratie.net.
[2] Le mouvement chrétien des Quakers (Société religieuse des amis), apparue au XVIIème siècle en Angleterre et ayant prospérée notamment dans la province de Pennsylvanie acquise par William Penn auprès de la couronne britannique en 1681, a assuré à ses membres une relative prospérité (dans la fabrication et le commerce anglais de la laine par exemple) malgré les persécutions dont ils ont été l’objet. Ces mystiques ont par ailleurs très tôt prôné la liberté religieuse, récusé esclavage et la peine de mort, faisant figurer ce mouvement religieux à l’avant-garde des penseurs de leur temps.
[3] Citons également parmi ces outils importés des États-Unis, le « world café », méthodologie de discussion permettant, en intelligence collective, de faire émerger d’un groupe des propositions concrètes et partagées par tous. Voir une présentation succincte dans « Démocratie participative : Guide des outils pour agir » de la Fondation Nicolas Hulot 2015
[4] Par Shabnam Anvardans Démocratie participative : Guide des outils pour agir. Fondation Nicolas Hulot 2015
[5] Voir La sociocratie : des principes à la réalité de terrain dans un centre de recherche par Geoffroy Douillé, Jean Vandewattyne, Agnès Van Daele en 2015 ainsi que sociocratie-france.fr et sociocratie.net.
[6] LA SOCIOCRATIE, Les forces créatives de l’auto-organisation Par John A. BUCK et Gerard ENDENBURG. Texte révisé en 2004 et traduit par Gilles CHAREST
[7] La sociocratie : des principes à la réalité de terrain dans un centre de recherche cité plus haut
[8] Les « cercles restauratifs » développés dans les années 90 par Dominic Barter sont une méthode concurrente et semble-t-il pertinente (utilisée par exemple au village démocratique de Pourgues).