Pour définir notre système politique, qui est en fait politico-économique comme chacun peut s’en rendre compte quotidiennement, Jean-Michel Toulouse a forgé l’expression: “Capitalisme représentatif” (Histoire et critique du système capitaliste-représentatif – 2017). Mais comment comprendre cette expression dense, semblant rendre fidèlement compte du fonctionnement de notre société ?
Qu’est-ce que le capitalisme?
“Le capitalisme n’est pas le marché. Ce n’est qu’un pseudo marché oligopolistique”, c’est-à-dire contrôlé par les acteurs de grande taille, nous dit Castoriadis.[1] D’ailleurs, s’il était besoin de se convaincre de l’imposture d’un marché transparent et autorégulé, il suffirait de se rappeler que “La moitié du produit national brut de nos économies modernes transite par le budget de l’Etat, des collectivités locales, de la sécurité sociale.” [2]
Qu’est-ce donc que le capitalisme? “Le capitalisme est une institution de la société dont la signification imaginaire centrale est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle – pseudo-maîtrise, et pseudo-rationnelle”[3].
Il n’est en effet pas rationnel quant aux fins puisqu’il vise “l’expansion de la consommation pour l’expansion de la consommation.”[4]
Il n’est pas davantage rationnel quant aux moyens: pas d’équilibre sans intervention de l’Etat, pas de concurrence ou d’information parfaite, pas de fluidité parfaite entre les facteurs capital et travail, etc.
“Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents (honnêteté dévotion au travail, attention aux autres, etc.). De même qu’il vit en épuisant les réserves naturelles.”[5] La retenue interdisant, par exemple, à un entrepreneur d’assassiner son concurrent, emprunte à l’éthique en partie religieuse constituée au fil des siècles. De même, les industries chimique ou pétrolière s’arrogeant l’utilisation du pétrole, bénéficie sans contrepartie du résultat de millions d’année de sédimentation. Dans un cas comme dans l’autre, ces ressources vont en diminuant dans un régime capitaliste dont la seule valeur est l’argent.
Notons pour conclure ce propos, l’inversion des termes de l’équation parlant traditionnellement de système d’abord politique puis économique (système politico-économique) contenue dans l’expression “capitalisme représentatif.” La première place (capitalisme) est en effet dévolue à l’économique, le politique (représentatif) étant rejeté au deuxième plan. Et en effet, “le système représentatif n’est que « la feuille de vigne politique » de la domination du capitalisme économique”, selon le mot de Wilhelm Liebknecht (1826 – 1900), socialiste et révolutionnaire allemand, cofondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne – SPD. Le lobbying étant un bon indicateur de cet état de fait.
Intéressons-nous donc maintenant au deuxième terme de cette expression.
Le système représentatif
Bernard Manin dans son ouvrage phare[6], montre que le système représentatif mêle des traits démocratiques et aristocratiques. L’élu n’est jamais le double ni le porte-parole de l’électeur, mais il gouverne en anticipant le jour où le public rendra son jugement.
Or, “l’idée de représentation implique que la volonté de l’un puisse être transmise à la volonté de l’autre. Or il s’agit là d’un transfert psychologiquement et historiquement impossible. […] Il s’agit d’une substitution de la volonté du représentant à la volonté du représenté pour une durée définie, ou parfois indéfinie, sans détermination, sans mandat impératif d’aucune sorte. Cette substitution implique, de la part du représenté, comme Hobbes l’avait déjà noté, non pas un transfert mais un renoncement à exercer plus avant sa volonté, à exercer son droit de citoyen.” (Polin, 1997) [7]
Pourquoi dans ces conditions, s’encombrer d’un tel système?
Deux principales théories tentent de justifier l’existence du modèle représentatif. “La première, celle de Montesquieu (L’esprit des lois, 1748), y voit l’assurance d’être gouverné par des hommes instruits, plus aptes à gérer les affaires publiques qu’un peuple largement analphabète. “Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est pas tout propre.” La seconde, celle de Rousseau (Contrat social, 1762), s’y rallie à regrets lorsqu’il s’agit de grands États où le nombre de citoyens ne permet pas que chacun prenne part directement aux affaires publiques, mais il pense que les représentants ne doivent disposer que de mandats impératifs à durée très limitée auxquels ils ne pourraient se soustraire sans être révoqués par leurs mandataires. “Le peuple anglais pense être libre : il se trompe, il ne l’est que pendant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.” [8]
La technique
Au-delà du “capitalisme représentatif”, rendre compte en profondeur de notre système contemporain nécessite la mise en jeu d’un troisième rouage : la technique.
La “société technicienne” est décrite par Jacques Ellul comme le fait majeur de notre contemporanéité. Dans tous les domaines, la technique recherche la méthode absolument la plus efficace. Si la recherche d’efficacité est nécessaire, le caractère absolu de cette quête pose problème. “Dans la société technicienne, toute autre valeur, toute autre considération se voit dissoute, exclue, sur l’autel de l’efficacité comprise comme valeur suprême et exclusive. L’efficacité est devenue une divinité jalouse. La mentalité technicienne, qui s’impose dans la société technicienne, est un monothéisme de l’efficacité.” [9] La technique est devenue une réalité englobante, un “milieu” artificiel qui se substitue au milieu naturel. Elle est devenue le nouveau milieu de l’homme. Ellul en donne une définition précise au travers de six composantes: automatisme du choix technique, auto-accroissement, insécabilité, l’entraînement des techniques, l’universalité et l’autonomie.
Arrêtons-nous sur ce dernier aspect, le plus choquant: l’autonomie. “Ce ne sont plus des nécessités externes qui déterminent la technique, ce sont ses nécessités internes. Elle est devenue une réalité en soi qui se suffit à elle-même, qui a ses lois particulières et ses déterminations propres”.[10] “Elle est autonome à l’égard de l’économie, de la politique, de la finance, et des valeurs morales et spirituelles. Elle modifie toutes ces choses sans se laisser modifier par elles. La technique est donc une puissance dotée de sa force propre, et non pas une matière neutre que l’on pourrait utiliser pour le bien ou pour le mal. Il y a une finalité intrinsèque au moyen, qui l’emporte toujours sur la fin extrinsèque proposée par l’homme.”[11]
Or comme chacun sait : tout ce qui peut être fait ne doit pas l’être nécessairement. C’est même la capacité d’autolimitation qui qualifie la dignité humaine.
L’autogouvernement ou l’autonomie réalisée
Pour conclure à rebours de ce capitalisme représentatif et technique, laissons le mot de la fin à Cornelius Castoriadis.
“Une société autonome instaurera un véritable marché, défini par la souveraineté (non pas la simple liberté) des consommateurs. Elle décidera démocratiquement de l’allocation globale des ressources (consommation privée/consommation publique, consommation/investissement), aidée par un dispositif technique (l’« usine du plan ») soumis à son contrôle politique, qui aidera aussi à assurer l’équilibre général. Enfin, il n’est pas concevable qu’elle institue l’autogouvernement des collectivités à tous les niveaux de la vie sociale, et qu’elle l’exclue dans les collectivités de production. L’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée.” [12]
[1] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[2] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[3] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[5] Une société à la dérive par Cornelius Castoriadis.
[6] Principes du gouvernement représentatif par Bernard Manin (1998)
[7] La démocratie au risque de la représentation par Anne-Hélène Le Cornec Ubertini (2007)
[8] Ibid
[9] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[10] La technique ou l'enjeu du siècle par Jacques Ellul (1954)
[11] Le défi de la non puissance par Frédéric Rognon (2020)
[12] Les carrefours du Labyrinthe volume 5 - Fait et à faire par Cornelius Castoriadis.