Le leadership fragmenté des Gilets Jaunes donne-t-il une indication du manque de direction claire dans une démocratie directe? Faut-il ignorer la différence de valeurs entre les humains pour éradiquer la domination?
Le mouvement des Gilets Jaunes a incarné diverses aspirations, souvent contradictoires, parmi lesquelles le Référendum d’Initiative Populaire (RIC). Dans le tumulte de la révolte, de nombreux visages ont émargés, donnant à la contestation l’apparence d’une hydre aux multiples bouches, toutes porteuses de revendications disparates.
A coups de “grand débat national” et de “lanceurs de balles de défense”, le pouvoir en place les a réduites au silence. Mais que serait-il advenu de ce mouvement insurrectionnel s’il avait gagné, accédant à une forme de pouvoir institutionnalisé? Aurait-il pu éviter l’écueil de la personnification du pouvoir, tant redouté par de nombreux militants? Aurait-il à l’inverse, mis en place des mécanismes de contrôle citoyen permettant de gérer les individualités?
Nul ne peut évidemment le dire, mais il est certain que les individus, et parmi eux des leaders ont joué un rôle important et joueront demain un rôle majeur dans la conquête d’une vraie démocratie.
Murray Bookchin, la société communaliste et le leadership
“Une société communaliste devrait reposer, avant tout, sur les efforts d’une nouvelle organisation radicale en vue de changer le monde […].Elle exigerait, surtout, que des individus engagés soient prêts à assumer les responsabilités de l’éducation et du leadership. Si l’on ne veut pas que les mots servent à occulter une réalité qui nous crève les yeux, il faudrait au moins reconnaître, pour commencer, que le leadership a toujours existé, et que ce ne sont pas des euphémismes pudiques tels que « militantes-militants » ou, comme en Espagne, « militants et militantes influentes » qui le feront disparaître. Il faut aussi admettre que de nombreux individus parmi d’anciens groupes, comme la CNT XXVII, n’étaient pas seulement des « militantes et militants » mais de véritables leaders, dont les opinions étaient davantage prises en considération – et à juste titre – que celles des autres parce qu’elles s’appuyaient sur plus d’expérience, de connaissance et de sagesse, ainsi que sur un profil psychologique capable de donner des orientations efficaces. Une approche libertaire honnête du leadership devrait reconnaître la réalité et la nécessité des leaders – et ce d’autant plus pour mettre en place les structures et les règles officielles permettant de contrôler et de recadrer le travail des leaders, mais aussi de les révoquer si les membres estiment qu’ils ne méritent plus leur confiance ou qu’ils abusent de leur pouvoir.
Un mouvement municipaliste libertaire ne peut fonctionner avec des membres désinvoltes et velléitaires – il a besoin de personnes formées aux idées, aux méthodes et aux activités du mouvement. Ces personnes doivent en effet démontrer le sérieux de leur engagement dans l’organisation – une organisation dont la structure serait explicitement décrite par un règlement officiel et des statuts appropriés. En l’absence d’un cadre institutionnel élaboré et approuvé démocratiquement et dont les membres et leaders doivent répondre, ces niveaux de responsabilité, même s’ils sont clairement formulés, cessent d’exister. Et c’est précisément quand les membres ne sont plus responsables devant des instances officielles et réglementées que l’autoritarisme se développe et, à terme, conduit le mouvement à sa perte. La meilleure façon de s’affranchir de l’autoritarisme est de répartir le pouvoir de manière claire, concise et détaillée, pas de prétendre que le pouvoir et le leadership sont des formes de « tyrannie » ou d’employer des métaphores libertaires qui en cachent la réalité. L’histoire a montré que c’est justement quand une organisation n’arrive pas à se fixer des règles sur ces questions que se créent les conditions de sa dégénérescence et de sa décomposition.
Paradoxalement, la couche de la société qui a toujours exigé avec le plus d’insistance la liberté d’exercer sa volonté contre les règles, ce sont les chefs, les monarques, les nobles et la bourgeoisie. Certains anarchistes, pourtant bien intentionnés, font de même en considérant l’autonomie individuelle comme la véritable expression de la liberté par rapport aux « artifices » de la civilisation. Dans le domaine de la vraie liberté, c’est-à-dire de la liberté qui résulte de la conscience, de la connaissance et de la nécessité, savoir ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire est bien plus honnête et fidèle à la réalité que de se soustraire à la responsabilité de connaître les limites du monde. Comme Marx en faisait l’observation il y a plus d’un siècle et demi, « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux seuls .” [1]
Leadership ou hégémonie ?
La démocratie directe consiste à “placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société.”[2] De cette multitude de citoyens, se détachent des individualités propres à faire progresser l’ensemble … ou à l’anéantir, faute de contrôle.
Examinant ce paradoxe à la lueur de leur culture ancestral du « nous » plutôt que celle du « je », les Zapatistes du Mexique, ont établi sept recommandations à destinations des autorités élues, leaders désignés par leurs pairs. Ces recommandations portent le nom de « commander en obéissant ».
1 – Servir et non se servir
2- Représenter et non supplanter
3- Construire et non détruire
4- Obéir et non commander
5- Proposer et non imposer
6- Convaincre et non vaincre
7- Descendre et non monter
Selon la formule de Joseph Proudhon: “Entre maître et serviteur, point de société”. Et pourtant, l’histoire des nations, même démocratiques, n’est qu’une litanie de maîtres aux pouvoir. Périclès, dirigeant de fait de l’attique, fut élu pendant près de trente ans. A défaut d’excès de pouvoir manifeste, on peut s’interroger sur son excès d’influence dans la poursuite d’une politique de puissance impériale guerrière.
Suffit-il de se méfier des individus alors? Le maître n’est pas toujours un leader perverti par le pouvoir, il peut prendre la forme d’une famille (népotisme), d’une classe (ploutocratie), ou d’un parti (aristocratie)… Castoriadis dénonçait d’ailleurs l’ascendant excessif du parti majoritaire, au nombre des maîtres de nos sociétés[3].
Loin des illusions égalitaristes, en travaillant à nous arracher à nos servitudes volontaires dénoncées par la Boétie, reconnaissons le leadership comme un fait objectif et intangible.
Il ne s’agit donc pas de nier le leadership mais de le contrôler afin d’éviter son glissement vers l’hégémonie.
[1] La Révolution à venir. Assemblées populaires et promesses de démocratie directe par Murray Bookchin (2022)
[2] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[3] Dans les régimes libéraux modernes, les pouvoirs législatif et gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Or les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto-coopté. Il n'est nullement question cependant d'interdire les partis, la constitution libre de groupement d'opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l'agora. L'essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)