En finir avec les manifestations en démocratie directe

Si l’Etat détient le monopole de la violence légitime (Max Weber), le maintien de l’ordre est-il toujours compatible avec la liberté d’expression? Dans un contexte de démocratie directe, la manifestation est-elle encore nécessaire?

La manifestation, forme d’action protestataire menée collectivement, appartient de fait au monde politique contemporain. On dénombrerait environ 1000 manifestations à Paris chaque année, 8000 à 10000 pour la France[1]. Et pourtant, cette forme de contestation peine à s’ériger en contre-pouvoir, face à des élites presque toujours sourdes aux revendications populaire dans nos démocraties oligarchiques. Si le sentiment d’impuissance mine la participation populaire, faut-il également craindre un retour “en force” de la peur face à la répression?

Le raidissement des pratiques de maintien de l’ordre

On constate aujourd’hui un “raidissement français” des pratiques de maintien de l’ordre là où la désescalade est la norme chez nos voisins allemands, anglais ou scandinaves. Les manifestations d’opposition à la réforme des retraites en 2023, à l’implantation de la mégabassine de Sainte-Soline en passant par le soulèvement populaire des gilets jaunes ont récemment mis en lumière les excès de police, comme en témoignent de nombreux observateurs inquiets. “Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, Clément Voule, a mis en garde le gouvernement contre un « usage excessif de la force », tandis que la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, estimait que les libertés d’expression et de réunion s’exerçaient, en France, dans des conditions « préoccupantes ». Les instances hexagonales ne sont guère plus indulgentes : la Défenseure des droits, Claire Hédon, dénonce des situations « inacceptables », et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) des « dérives » dans le maintien de l’ordre.” [2]

La légitimité de la manifestation

Dans ce contexte de peur, certains théorisent l’illégitimité pure et simple de la manifestation comme moyen d’expression démocratique. Les outils de la représentation des opinions se limiteraient ainsi au vote et à la participation à des groupes constitués chargés de former, encadrer et structurer les opinions (partis, syndicats, groupes d’intérêts)[3]. En grossissant le trait, la manifestation réduite à un trouble à l’ordre public, ne serait qu’un exutoire des humeurs populaires.

Pourtant, force est de constater que la manifestation hâte parfois utilement la survenue de changements positifs. La marche du sel initiée par Gandhi en Inde dans les années 30, la marche pour les droits civiques aux Etats-Unis dans les années soixante ou même sur un mode plus violent la prise de la Bastille en 1789 en sont des exemples emblématiques. Ces contestations victorieuses inaugurent une nouvelle ère. Elles clôturent également des années (voire des siècles) de luttes. Victoire contre les tenants d’un ordre solidement établi ou reconnaissance d’une longue impossibilité déjouée, la manifestation porte ces deux visages.

Des citoyens souverains plutôt que des manifestants impuissants

Malgré des conditions d’exercice particulièrement difficiles, un surcroit d’activisme politique  pourrait-il suppléer les insuffisances de nos démocraties parlementaires? Les manifestations, grèves, boycotts, utilisés dans les combats sociaux, économiques ou écologiques peuvent-ils suffire? Face au défi séculaire de l’accaparement des richesses ou à l’écueil écologiques récent, ces armes sont-elles suffisantes?

La fièvre populaire des manifestations est le symptôme d’un corps politique malade, celui d’une démocratie accaparée par trop peu d’individus. Plutôt que d’alterner exaspération contestataire et concessions tardives autant qu’incomplètes, pourquoi ne pas entretenir un corps sain, irrigué d’assemblées locales délibérantes? Ne pourrait-on se réunir pour construire plutôt que pour s’opposer? Se retrouver pour fabriquer la loi, la censurer parfois, révoquer des élus ne donnant pas satisfaction, n’est-ce pas la meilleure alternative aux manifestations?


[1] Stratégies de la rue. Les manifestations en France (1997)
[2] Le Monde le 14 avril 2023. Le maintien de l’ordre « à la française », un recours à la force assumé, à rebours d’autres pays européens par Anne Chemin
[3] Tel Giovanni Sartori cité par Olivier Fillieule dans Stratégies de la rue. Les manifestations en France (1997)