N’est-il pas temps de renoncer à nos croyances en la nécessité d’une Constitution, drap pudique derrière lequel le droit serait à tout jamais respecté et chéri ? Une véritable démocratie, c’est-à-dire une démocratie directe, ne peut-elle faire l’économie d’une loi fondamentale ? Notre conception d’un gouvernement juste et équitable découlant d’une loi écrite n’est-elle pas uniquement le contre-pied de siècles d’un pouvoir monarchique absolu ?
Le Petit Larousse donne du terme « Constitution » la définition suivante. Ensemble de lois fondamentales qui (1) établissent la forme d’un gouvernement, (2) règlent les rapports entre gouvernants et gouvernés, et (3) déterminent l’organisation des pouvoirs.
Un gouvernement unique ou un pouvoir protéiforme ?
Cette définition présuppose donc dans sa première partie qu’il n’y aurait qu’une seule forme de gouvernement pour un territoire défini. Or, par définition l’Autogouvernement signifie que chaque citoyen, assemblé au niveau de sa commune constitue un gouvernement. Par exemple, au Chiapas, le pouvoir absolu est donné aux assemblées communales (voir cet article sur l’organisation du pouvoir zapatiste). Il existe donc une myriade d’assemblées fonctionnant toutes selon des modalités propres (même si des règles communes peuvent être trouvées).
Le pouvoir n’est pas extérieur au peuple
La 2è partie de la définition nous dit que la Constitution règle les rapports entre gouvernants et gouvernés, mais c’est bien le cœur même du principe de démocratie directe de ne pas dissocier le pouvoir et les citoyens. Rappelons que l’Autogouvernement repose d’abord sur le principe de non délégation de la souveraineté ou d’une délégation en « laisse courte » pourrait-on dire. Si une délégation est accordée, les conditions en sont scrupuleuses, le contrôle constant et la révocation à effet immédiat. Aucune muselière constitutionnelle n’est nécessaire. De simples lois suffisent là où en régime représentatif, la Constitution est là pour encadrer et limiter les abus d’un pouvoir indépendant.
Plasticité des organes de pouvoir
L’organisation d’un autogouvernement suppose à rebours de la fixité d’une Constitution, une évolution constante des modalités du pouvoir d’année en année. Là encore, l’exemple du Chiapas (voir cet article), démontre que le pouvoir change constamment dans le temps et dans l’espace sans recourir à de pesantes procédures.
Ainsi, la Constitution, ce Dieu distant et révéré, réclamant sa part de rites (réunion des 2 chambres à Versailles) ne serait le garant de la paix civile qu’en démocratie représentative. Dans une démocratie réelle, sans délégation de pouvoir, les citoyens n’ont pas besoin de se prémunir contre eux-mêmes. Ils sont donc libres de changer les règles qu’ils se donnent en vertu de simples lois.
Revenons maintenant sur l’histoire constitutionnelle de la France.
La France, un pays de Constitution fragile
Rappelons que la France a connue 15 Constitutions depuis 1789[1]. Le record de durée appartient à celle de la IIIe République (1875 – 1940) suivie par la dernière en titre proclamée en 1958. Le texte fondamental de la Vè République comprend 89 articles auxquels 28 autres ont été ajoutés depuis son entrée en vigueur, ainsi que tous les textes figurant en préambule (45 articles[2]), soit un total de 162 articles.
Une telle quantité de textes est-elle pour autant garante de notre liberté ? Non bien sûr, si on se rappelle la fin de la 3ème République et le vote à la majorité des 2 chambres donnant les pouvoirs constituants à Philippe Pétain. Non encore, si on pense à la torture perpétrée pendant la guerre d’Algérie sous la Vème République[3]. Aujourd’hui et pour ne prendre qu’un exemple, les principes constitutionnels sont quotidiennement foulés aux pieds, tel celui de l’article 5 de la Charte de l’environnement disposant du « principe de précaution »[4]. Cet article énonce en effet un principe inapplicable, le caractère incertain du dommage pressenti lui ôtant toute objectivité.
D’autres principes méritent citation tant ils sont emphatiques et dénués de tout caractère pratique : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » (article 2) ; « La présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France » (article 10). C’est beau comme du Céline Dion ! On trouve même dans cette Charte de l’Environnement à valeur constitutionnelle des contre-vérités : « Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social » (article 6). Il n’est pas besoin de préciser que le « développement durable » évoqué dans ce texte est un oxymore opposant deux notions incompatibles : la croissance économique infinie (dans un monde fini) et la diminution des atteintes à la nature.
Et la Grèce antique ?
Si la France serait un contre-exemple, qu’en est-il d’Athènes, première démocratie directe répertoriée dans l’histoire me direz-vous[5] ?
La cité antique a eu plusieurs Constitutions dont Aristote a rendu compte à grands traits dans un ouvrage célèbre balayant 300 ans de son histoire[6]. Alors, direz-vous, ces Constitutions ne sont-elles pas une objection majeure à la démocratie directe en tant qu’organisation non constitutionnelle ? Oui, les Constitutions existaient aux périodes démocratiques (de -507 à -322). Leurs révisions faisaient l’objet d’une procédure particulière (uniquement la première assemblée de l’ecclesia chaque année, etc.). Mais, La Constitution n’est pas tout et la pratique contribue pour une part importante à ce qu’est le régime politique de la Cité. Aristote nous dit d’ailleurs dans son célèbre ouvrage « Bien que la Constitution telle qu’elle est réglée par la loi n’ait rien de démocratique, cependant, par l’effet de la coutume et des habitudes de vie, elle est appliquée dans un esprit démocratique, et il en est de même, à leur tour, dans d’autres États où la Constitution légale étant plutôt démocratique, le genre de vie et les moeurs impriment aux institutions une tendance oligarchique ». Comme le dit Castoriadis (Ce qui fait la Grèce T1, p. 270) « La démocratie directe des Athéniens va de pair avec le refus de la représentation, de l’expertise politique, de l’illusion constitutionnelle ».
Une constitution qui nous colle à la peau
Que dire des mouvements contemporains qui visent à écrire directement, entre citoyens, une nouvelle Constitution ? Sur Internet, wikicratie.fr ou ateliersconstituants.org réclament ainsi une assemblée constituante tirée au sort qui aurait pour tâche la rédaction d’une nouvelle Constitution[7]. On le voit, dans ces réflexions comme dans celles autour du Référendum d’Initiative Citoyenne, en cherchant à redonner du pouvoir politique au citoyen, on fait appel au vieux réflexe historique réclamant une nouvelle Constitution (fut-elle élaborée de façon collaborative). Aux mêmes causes, les mêmes effets. Plutôt que par l’élaboration d’un nouveau texte, la vraie rupture populaire est à rechercher dans un autre ordre politique, le gouvernement des citoyens par eux-mêmes : l’Autogouvernement ou Démocratie directe intégrale.
Notons en passant que cet attachement viscéral à une loi fondamentale semble venir en grande partie de l’Esprit des Lumières, à la source duquel s’est abreuvée la Révolution française et dont se réclame la « science moderne ». Ce mouvement intellectuel qui place la spéculation intellectuelle au-dessus de l’expérience pratique, nous inculque qu’un raisonnement droit est préférable aux courbes d’une vérité en mouvement. La théorie de la Constitution répond bien à cette inclination pour le « culte de la raison ». Toutefois, maintenant que les régimes oppresseurs et les croyances contre lesquels ces penseurs du XVIIè siècle luttaient sont révolus, peut-être serait-il temps de nous affranchir de ce cadre de pensée rigide pour nous ouvrir à des conceptions plus souples et donc plus proches de nous en tant qu’êtres humains ?
Vive les grands principes
L’énonciation de grands principes (tel que « commander en obéissant » zapatiste) n’est certes pas préjudiciable. Le constitutionalisme qui veut régir contractuellement tous les problèmes présents et à venir peut poser problème et semble inutile pour un Autogouvernement constitué de citoyens. Il est également bon de rappeler que le Royaume Uni, en tant que démocratie représentative ne dispose pas d’une Constitution en tant que telle mais repose sur un ensemble non écrit d’us et coutumes.
Comme le dit en substance Castoriadis (Fait et à faire), le fétichisme d’une constitution parfaitement démocratique a parfois servi de masque aux plus sanglantes tyrannies. Mais si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement.
Laissons toutefois le mot de la fin à Victor Considerant (1851) : « Vous n’avez plus à vous battre les flancs pour imaginer des Constitutions artificielles, ni à vous battre entre vous pour faire prévaloir celles qui vous plaisent respectivement. Il n’y a plus de constitution sur le papier, parce qu’il y a une constitution vivante. Elle s’appelle en France le Peuple français […]. L’exercice de la Souveraineté du Peuple par le Peuple supprime déjà toute Constitution du pouvoir politique, artificielle, écrite, conventionnelle, par la raison fort simple qu’il est la constitution naturelle de la Souveraineté[8]. »
[1] Constitution de 1791 - 3 et 4 septembre 1791 Constitution de l'An I - Première République - 24 juin 1793 Constitution de l'An III - Directoire - 5 fructidor An III - 22 août 1795 Constitution de l'An VIII - Consulat - 22 frimaire An VIII - 13 décembre 1799 Constitution de l'An XII - Empire - 28 floréal An XII - 18 mai 1804 Charte de 1814 - 1ère Restauration - 4 juin 1814 Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire - Cent-jours - 22 avril 1815 Charte de 1830, monarchie de Juillet - 14 août 1830 Constitution de 1848, IIe République - 4 novembre 1848 Constitution de 1852, Second Empire - 14 janvier 1852 Lois constitutionnelles de 1875, IIIe République - 24, 25 février et 16 juillet 1875 Loi constitutionnelle du 2 nov. 1945 - Gouvernement provisoire Constitution de 1946, IVe République - 27 octobre 1946 Constitution de 1958, Ve République - 4 octobre 1958 [2] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : 17 articles, Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : 18 articles, Charte de l'environnement de 2004 : 10 articles. La première Constitution de 1791 comprenait 202 articles : un progrès ! [3] contrevenant notamment à l’article 7 Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance » [4] Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. [5] Rappelons toutefois, pour replacer la « démocratie » directe athénienne dans son contexte qu’elle ne concernait que 10% des citoyens (femmes et enfants, esclaves, métèques en étaient exclus) [6] Pour l’histoire allant de -600 et -300 environ dans l’ouvrage « Constitution d’Athènes » découvert en Egypte sur un papyrus en 1879. [7] Entre temps, un gouvernement provisoire de transition démocratique expédierait les affaires courantes à partir des principes énoncés dans la Constitution provisoire de transition élaborée lors d’ateliers citoyens. [8] La solution ou Le gouvernement direct du peuple ; Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier par Victor Considerant. 1851 p 43
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