En démocratie, bavarder n’est pas délibérer

La parole aux citoyens
Pourquoi bavarder n’est pas délibérer? Quel sens donner à la délibération ? En quoi la discussion, la conversation ou le bavardage diffèrent-ils de la délibération?

Attelons-nous dans cet article à une lecture critique de l’ouvrage de Pierre-Henri Tavoillot « Comment gouverner un peuple roi – Traité nouveau d’art politique » (2019), ouvrage clair et didactique[1]. Précisons d’emblée que l’auteur affiche clairement son opposition à l’idée de démocratie directe car dit-il, « il ne suffit pas de délibérer ni pour tomber d’accord ni pour décider correctement », formule qui, on peut le noter, disqualifie autant la démocratie représentative que directe.

Le règne de la parole

La parole joue un rôle majeur en démocratie. Le terme « isegoria » (égalité d’accès à la parole) désignait d’ailleurs, dans les débuts, le régime mis en place chez les athéniens (voir cet article). Périclès affirmait, contre le « laconisme spartiate » : « Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire […]. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance, tandis que la réflexion engendre l’indécision. »[2]  Et pourtant, dès cette époque, les critiques à l’encontre des faiseurs de discours n’ont pas manquées. Les sophistes, de brillants orateurs, ont vite été assimilés à des adeptes des raisonnements spécieux. Plus récemment, des formules ont raillé la vaine prodigalité de la parole en démocratie. « La dictature, c’est ferme ta gueule ; la démocratie, c’est cause toujours » a ironisé Jean-Louis Barrault.

Les réseaux sociaux diffusent un « bruit continu et massif », les médias adeptes des micro-trottoirs alimentent ce bruit auquel il est difficile d’échapper. Ainsi parle-t-on parle beaucoup dans notre démocratie contemporaine, mais y délibère-t-on vraiment ?

Qu’est-ce que la délibération?

« La délibération est l’examen qui prépare la décision : cette définition assez plate prend une profondeur presque poétique si l’on se rappelle l’étymologie du terme « examen ». En latin, il désigne l’essaim. Examiner, c’est donc faire comme les abeilles : sortir en masse de la ruche (comme des questions sortent du cerveau), aller butiner le nectar des fleurs (tous les savoirs appris des maîtres, des livres ou des choses) et revenir faire son miel (c’est-à-dire son devoir sur table en quatre heures). Montaigne formule l’image à merveille dans un chapitre de ses Essais (1580) consacré à l’éducation des enfants. « Les abeilles, écrit-il, pilotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il [l’élève] les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. » Voilà qui devrait donner envie de passer des examens plus souvent.

L’image est belle, mais elle serait incomplète pour définir la délibération si on ne lui ajoutait deux autres précisions qu’apporte là encore l’étymologie. Celle-ci, ce qui va de soi pour un tel terme, est débattue. Dans délibération, certains voient le mot latin libra (balance) ; d’autres, le mot liber (libre). À vrai dire, les deux origines font sens puisque, dans une délibération, il s’agit bien de peser le pour et le contre (d’où la balance), ce qui suppose un esprit apte à choisir (d’où la liberté). L’esclave ne délibère pas, il se soumet. L’abeille, fût-elle en essaim, ne délibère pas, elle agit par instinct. Le citoyen délibère parce qu’il peut hésiter et parce qu’il doit décider librement, faute de quoi il n’est pas citoyen mais sujet (au sens d’assujetti). »

Les 3 dimensions de la délibération

Plus concrètement, quelles sont les dimensions de la délibération d’après Pierre-Henri Tavoillot?

Voici les trois idées principales qu’il tire d’Aristote:

  1. « La délibération est l’organisation du désaccord. C’est évident quand on échange à plusieurs, mais c’est aussi le cas quand on réfléchit tout seul. Aristote utilise d’ailleurs le terme de bouleusis, tiré de Boulè, qui désignait, déjà chez Homère, le conseil des Anciens puis, dans la démocratie athénienne, l’instance de cinq cents membres, chargée de préparer les décisions de l’Assemblée du peuple (Ekklesia). C’est une manière de dire que, quand on délibère, même seul, notre esprit devient un petit parlement – les Romains diront un « forum (fors) intérieur » – où l’on doit s’efforcer de penser contre soi. L’idée est essentielle : penser, c’est certes penser par soi-même et, parfois, avec les autres, mais c’est d’abord penser contre soi et/ou contre les autres. Nulle pensée, sans altérité ; aucune idée, sans désaccord. C’est d’ailleurs ce qui rend si formateur et fécond l’exercice scolastique de la disputatio, où l’on s’oblige à plaider à l’inverse de son point de vue spontané.
  2. Nous ne délibérons que « sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ». Ce qui veut dire que la délibération porte sur l’action possible et future. Elle n’est donc pas un pur jeu de l’esprit, un débat gratuit ou une démonstration théorique, elle vise à conseiller ou à déconseiller, à exhorter ou à dissuader de faire quelque chose. C’est pourquoi le registre de celui qui délibère se distingue de celui du juge (qui évalue la justice des actions passées), du savant (qui recherche les vérités éternelles) ou encore de celui qui ne regarde que l’instant présent pour en faire l’éloge ou s’en indigner5. La délibération vise à éclairer une décision à prendre dans une situation d’incertitude après l’examen attentif des circonstances.
  3. La délibération ne porte pas sur les finalités de l’action, mais sur les moyens de les atteindre. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade ou un général s’il doit gagner la bataille, mais comment y parvenir. Et si les fins sont « hors délibération », c’est que, selon Aristote, elles sont « inscrites dans la nature ». Évidentes et incontestables, elles relèvent de l’ordre des choses, de l’harmonie cosmique elle-même, ce qui rendrait absurde de les contester. L’homme aspire au bonheur, il désire la santé : voilà ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisque c’est la nature elle-même qui l’établit. Grande leçon de celui qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand : pour pouvoir délibérer, il faut être déjà d’accord sur l’essentiel. »

S’ensuit un débat sur ce qui constitue la teneur de cet « essentiel » et son caractère devenu insaisissable dans nos démocraties modernes. Et c’est là que nous nous séparons de l’interprétation de Pierre-Henri Tavoillot…

Il suggère que les anciens avaient pour repère : la nature, la tradition ou la religion mais rappelons-le, avec Cornelius Castoriadis, la démocratie athénienne n’était mue que par le coeur des hommes.

« La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. »[3]

« La démocratie correspond au pouvoir du Demos, la difficulté étant qu’il n’y a aucune limite à ce pouvoir du moment qu’il n’est ni hérité ni transcendant. »[4]

Voilà pour la réfutation des fins dictée par la nature, dieu ou la tradition.

En accédant à la délibération démocratique, l’homme moderne peut-il, du même coup, remplacer le mirage faisant de lui une machine à produire et à consommer par l’horizon d’une « vie bonne »? La réponse est certainement oui. Le chemin pour y arriver est abrupt pour nos faibles jambes déshabituées des longues disputes politiques, des interactions sociales hors réseaux sociaux ou des confrontations qui ne soient pas menées par des politiciens télévisés. La destination faite d’une vie riche de sens, de liens multiples, d’un travail librement consenti et maintenu dans des limites horaires raisonnables, n’en vaut-elle pas la peine?


[1] Les citations, sauf précision contraire, sont tirées de cet ouvrage. 
[2] Oraison funèbre, réécrite par Thucydide.
[3] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de cerisy le 5 juillet 1990

La Grèce: aux racines de la démocratie (directe)

Bonjour Euclide, peux-tu m'indiquer le chemin de l'acropole?
Dessin de Sidney Harris
La démocratie est-elle réellement une invention grecque et si oui pourquoi la Grèce ? Comment une expérience si ancienne peut-elle nourrir un projet contemporain? Cela a-t-il un sens de l’étudier?
L'attique, territoire de la cité d'Athènes au Vè siècle av. JC

Naissance d’un mutant

En 508 av. JC avec les réformes de Clisthène, la démocratie naît et s’épanouit à Athènes pendant plus d’un siècle (jusqu’en 404 av. JC). Dans ce laps de temps et à cet endroit particulier émergent également pour la première fois la tragédie, la philosophie et la géométrie[1]. Et ce n’est pas un hasard, affirme Castoriadis, si tout cela surgit en même temps à partir d’un « magma de significations imaginaires » (notamment colporté par L’Iliade et l’odyssée attribués à Homère). Bien sûr, les égyptiens connaissaient empiriquement les mesures respectives des côtés d’un triangle rectangle, mais il revient aux grecques de l’avoir démontré par un théorème (Pythagore). Evidemment, Confucius donne au monde à cette même époque ses préceptes, mais les concepts philosophiques en tant que tels sont nés dans l’Attique. Et oui, il y eut, avant la création de la cité d’Athènes, des assemblées de guerriers décidant collégialement, mais édicter ses propres lois va au-delà d’une simple prise de décision en commun. Cette invention politique qui fait naître le droit à partir du chaos, sans vérité ou dogmes révélée par les Dieux[2], a conduit un peuple vers l’autonomie (du grec « auto nomos », se donner des lois à soi-même). Preuve de cette autonomie à l’origine de la loi, la procédure de « Graphe Paranomon », véritable « énigme démocratique« , permet à n’importe quel citoyen de saisir l’assemblée afin de juger celui qui aurait soumis et fait voter une loi contraire à la démocratie. Aucun canon juridique ne définissant les contours exacts de la démocratie, cette condamnation est alors le fruit de la seule délibération collective. « Il revient donc aux citoyens, non seulement de faire la loi mais de répondre à la question: qu’est-ce qu’une loi bonne? »

Précisons, s’il était besoin à ce stade, que le terme « démocratie » équivaut ici (et ce mot conservera ce sens jusqu’au 18è siècle[3]) à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une « démocratie directe ». Notons en passant que la République romaine (établie en 509 av. JC), ne fut pas, contrairement à la croyance répandue, une véritable démocratie.  La représentation de la souveraineté du peuple était venue ternir le concept des origines. L’abondance du droit romain a sans doute contribué à véhiculer cette perception erronée nous dit Castoriadis.

Les critiques habituelles de l’archaïsme politique d’Athènes qui comptait plus d’esclaves que de citoyens libres et qui excluait femmes et métèques (étrangers sans citoyenneté)[4] est vite évacuée par Castoriadis. En effet, chaque société qui dit le droit établit ses propres limites. Nous excluons aujourd’hui en tant que mineurs les personnes de moins de 18 ans mais n’est-ce pas éminemment arbitraire? De la même façon, la République Française avant le vote des femmes en 1946 n’était-elle pas moins une République?

La ville d'Athènes pendant la démocratie au 5è siècle av. JC

Qui veut prendre la parole?

La démocratie, lorsqu’elle nait en Grèce, est donc une démocratie directe fondée sur la parole de tous les citoyens volontaires venus s’assembler pour délibérer et adopter les lois. Le territoire de l’Attique héberge la cité Athénienne qui comprend à la fois des villes, des villages et des campagnes. Cette cité couvre une superficie de 2500 km², soit l’équivalent d’un département comme les Yvelines. 300000 habitants (contre 1400000 pour les Yvelines) peuplent cet espace dont 40000 sont citoyens libres[5]. Ceux-ci viennent en ville, au marché (Agora) où ils échangent entre eux avant de se  constituer en assemblée (ekklesia), sur place ou sur la colline aménagée du Pnyx à quelque 400 mètres de là. L’Assemblée ordinaire se réunit de dix à quarante fois par an pour voter à main levée[6]. Il y a aussi, dans les cas graves, des assemblées extraordinaires. Chaque assemblée regroupe 2 à 3000 personnes, voire 6000 pour les plus solennelles. Chaque citoyen peut y intervenir pour proposer ou réfuter une loi. Cette « égalité de parole » (« isegoria ») est d’ailleurs le terme utilisé dans les débuts pour définir le régime qu’on traduit par démocratie (constitué plus tard à partir des mots « démos », le peuple et « cratos », le pouvoir[7]).

Bien sûr, on assiste rapidement à l’émergence de tribuns habiles dans le maniement de la parole, capables de synthétiser les débats et d’exposer clairement les alternatives parmi lesquelles trancher mais, le plus simple des paysans peut à tout moment l’interpeler, le plus modeste des artisans le contredire. L’assemblée délibère principalement sur des textes préparés par un autre groupe de citoyens, le Conseil ou boulè dont le statut varia un peu selon les époques, mais qui représente en gros cinq cents personnes tirées au sort, en fonction pour 1 an. En dehors des dix stratèges et de quelques rares fonctionnaires financiers, tous les magistrats athéniens sont tirés au sort, exercent leurs fonctions de façon collégiale, et ne sont pas renouvelables ! L’Aréopage, constitué par les anciens archontes (chefs de l’administration tirés au sort à partir de 487), voit pour sa part, ses pouvoirs subitement diminuer à partir de 461 et il doit alors se contenter d’une fonction judiciaire sans plus aucun rôle politique. Notons également que toutes les instances judiciaires dont l’Héliée, et en dehors de l’Aéropage, sont également composées de citoyens tirés au sort ce qui, à n’en pas douter, constitue un entrainement de plus au débat, à l’argumentation et aux plaidoiries.

Une indemnité est progressivement mise en place pour l’exercice des fonctions publiques (magistrats, membres du Conseil, puis aux juges) afin que personne ne soit écarté de la politique. Durant la période démocratique, la participation aux assemblées est en revanche bénévole.

Le fonctionnement de la démocratie athénienne

Le passé inspire l’avenir

Impossible bien sûr de passer sous silence l’impérialisme de la cité grecque, son comportement belliqueux assis sur une organisation militaire massive. Difficile d’ignorer les massacres votés selon des principes parfaitement démocratiques, on pense ici à l’éradication des 3000 habitants de l’île de Melos dans les Cyclades en 416 av. JC, dont les hommes en âge de porter les armes furent tués et les femmes et enfants réduits en esclavage. Toutefois, impossible aussi de ne pas être émerveillé par la novation de ce peuple adulte empoignant son destin à deux mains et auprès duquel nos civilisations modernes semblent éminemment immatures. Le régime réellement démocratique caractérisé par la participation directe des citoyens, le tirage au sort et la rotation des charges plutôt que par l’élection généralisée, demeure une source d’inspiration pour nos contemporains. Contre la fin de l’histoire proclamée ces 30 dernières années, les grecs savaient qu’il n’existe pas de loi sociale connue ou imposée d’avance qui serait valable une fois pour toutes. « Nous sommes attelés à une tâche interminable » pouvaient-ils proclamer.


[1] Ce qui fait la Grèce de Cornelius Castoriadis aux éditions du seuil 2004. Ce texte reprend les séminaires donnés à l'EHESS de 1982 à 1984. Les citations suivantes sauf indication contraire, sont tirées de cet ouvrage.
[2] Si les Dieux jouent un rôle important dans les rites accompagnant la vie de la cité, ils ne dictent en rien leur volonté aux hommes assemblés. Castoriadis insiste longuement sur cette caractéristique, d'une cité dans laquelle le péché religieux n'existe pas, où il n'y a pas de rédemption après la mort, où l'homme est face à lui-même, disposant d'un libre arbitre total sur la vie à mener. 
[3] Voir "Démocratie et représentation: Mythe d'un mariage naturel" par Yohan Dubigeon Revue Projet du 20 octobre 2020  
[4] Le nombre d'habitants de l'Attique semble sujet à caution. Pour Castoriadis, en 431 av JC on dénombre 290000 habitants à raison de 190000 personnes libres (dont les femmes et métèques) + 90000 à 110000 esclaves. Parmi les personnes libres 40000 sont citoyens (que des hommes donc). 
[5] Ces citoyens mobilisables après 2 ans de service militaires constituent le noyau de l'armée. En 431 d'après Pierre Miquel dans la Vie privée des hommes au temps de la Grèce ancienne, l'armée de conquête d'Athènes était composée de 13000 hoplites (fantassins lourdement armés), 1000 cavaliers. Il faut d'ajouter à cela les rameurs des trières de guerre, soit environ 190 personnes par bateau. Pour la bataille de Salamine en 480 av. JC, Athènes aurait mobilisé 180 trières soit un effectif total de 34200 personnes. Des mercenaires venaient renforcer les rangs ou suppléer un nombre de citoyens insuffisant.
[6] Pourquoi la Grèce par Jacqueline de Romilly
[7] Jacqueline de Romilly nous dit qu'avant l'émergence du terme "démocratie" formé de "demos" (le peuple) et "cratos" (le pouvoir), on parle d'égalité de parole (Isegoria). L'élan démocratique paru en 2005 aux éditions de Fallois