L’impossible démocratie directe. Réponse aux objections

Quels sont les principales objections dressées contre l’idée et la pratique d’une démocratie citoyenne? Quelles réponses apportent les défenseurs de la démocratie réelle ? Quels démentis fournissent les faits historiques?

C’est impossible à appliquer sur une vaste échelle

Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778), citoyen de la république genevoise, est sans doute l’un des premiers penseurs de l’ère moderne à formuler cette critique. La démocratie (directe) serait un régime pour un peuple divin assimilé à un souverain. Le souverain décide de tout, il n’y a aucune délégation. Rousseau conclut que cette formule de gouvernement n’est envisageable que pour une population d’une trentaine de personnes.

L’argument de la dimension demeure la première objection brandie de nos jours. Or l’argument est de mauvaise foi historiquement, concrètement et politiquement d’après Castoriadis. On pourrait dire: établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué (raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion) et de mauvaise foi.[1]

Les gens ne veulent pas être mobilisés en permanence

Dans un témoignage récent, Daniel Cohn-Bendit nous dit: « Nos idées libertaires correspondaient à un souhait de révolution permanente, une mobilisation perpétuelle de la société par l’instauration de conseils de quartier et de conseils ouvriers. On refusait l’idée de représentation qui est pourtant le seul moyen d’agir démocratique, car les gens ne veulent pas faire de la politique 24/24h, toute leur vie. Il y a des moments où ils se révoltent et d’autres ou ils veulent vivre sans faire de la politique et préfèrent déléguer ces questions à des forces politiques. Ça on ne l’avait pas compris et heureusement qu’on a perdu. »[2]

Or, comme le rappelle Castoriadis, le problème de la représentation tient principalement au fait que les mandats sont irrévocables, règle inconnue en droit privé on peut le noter. Avec les mandats irrévocables, il y a aliénation de la souveraineté au profit des corps institué pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique détaché des gouvernés entre irrémédiablement alors en collusion avec les autres pouvoirs notamment économique ou médiatique.[3]

L’élection de mandataires révocables règle une grande partie du problème peut important le nom qu’on leur donne : des magistrats au sens antique du terme, des « élus-commis » selon l’expression de Robespierre (avant qu’il ne sombre dans la tyrannie), des autorités selon le terme employé par les zapatistes d’aujourd’hui. Ces magistrats sont désignées (par élection, par tirage au sort – voir cet article sur le tirage au sort) pour de courtes périodes (1 an généralement à Athènes, 3 ans à l’échelon régional chez les zapatistes). Au Chiapas, le « commander en obéissant » guide les autorités au travers de 7 principes (1 – Servir et non se servir; 2- Représenter et non supplanter; 3- Construire et non détruire; 4- Obéir et non commander; 5- Proposer et non imposer; 6- Convaincre et non vaincre; 7- Descendre et non monter) – voir cet article sur le fonctionnement de l’autogouvernement zapatiste. Il peut donc y avoir des magistrats en démocratie directe pourvu que le mandat soit strictement encadré: révocable à tout moment, non renouvelable ou très peu, proche du bénévolat, non cumulable, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyé par de la formation pair à pair.

Au cours de sa vie, chaque individu est susceptible d’occuper un ou plusieurs mandats. En dehors de ces périodes où il agit en tant qu’élu, l’activité du citoyen se limite à la participation aux assemblées de quartier (traitant de problématiques nationales, régionales et locales) une à deux fois par mois, à l’exemple de la Grèce antique ou du Chiapas.

La société actuelle est trop complexe, il nous faut des professionnels de la politique.

Ces professionnels issus d’une caste dominante correspondent à l’idée platonicienne de philosophe-roi, un philosophe désintéressé et donc vertueux par essence dans l’exercice du pouvoir.

L’idée répandue qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par « l’expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales.[4] Le recours aux experts constitue une étape possible pour éclairer une décision. En aucun cas, ces experts souvent otages d’une pensée normée doivent-ils prendre des décisions en lieu et place des parties prenantes (comme c’est le cas des directeurs de banques centrales par exemple – Voir cet article sur la monnaie – ou plus généralement avec notre personnel politique).

L’égalité supposée des citoyens dans la réflexion et l’agir politique est une fiction.

Comment pourrait-on mettre au même niveau l’opinion de Mme Michu et celle d’un député de l’assemblée, formé dans les meilleures écoles de la République, rompu à la négociation, capable de saisir les grands enjeux de notre temps et expert de la parole?

Et en effet, un politicien gavé de fiches, abreuvé d’éléments de langage damera probablement le pion à Mme Michu mais aura-t-il raison pour autant? Et si Mme Michu avait accès à une assemblée locale, qu’elle avait accès aux mêmes informations, ne pourrait-elle pas former un jugement éclairé?

Il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais selon la formule de Joseph Proudhon: « Entre maître et serviteur, point de société ». Chacun a droit à la parole[5]. Souvenons-nous d’ailleurs que l’égalité de parole (isegora) était le terme employé pour designer la démocratie avant qu’un mot plus adapté ne soit forgé (demos cratos = pouvoir du peuple)[6]. Cette égalité de parole accompagnée d’un égal droit de décider (un homme, une voix) constitue le fondement d’une démocratie réelle. Ne nous voilons pas la face, l’égalité constitue le coeur du défi démocratique, à la fois source et résultat de ce processus de mise en oeuvre d’une démocratie directe.

Plus de démocratie ne signifie pas moins d’erreur.

Les opposants à l’idée de démocratie citoyenne ont beau jeu de dénoncer la contradiction d’un supposé syllogisme:

1/ La démocratie est le régime qui tend vers une forme de vérité citoyenne

2/ La démocratie directe est la forme la plus pure de démocratie

3/ La démocratie directe instaure donc un régime de vérité exempt d’erreur.

Evidemment il n’en est rien comme le montrent certains exemples au cours de l’histoire.

Les citoyens athéniens ont voté en démocratie directe le massacre et l’asservissement du peuple Mélien rétif à toute domination. En 416 av. JC, les 3000 habitants de l’ile de Melos, petite ile des Cyclades, furent tués (hommes en âge de porter les armes) ou réduits en esclavage (femmes et enfants).

« Le régime de démocratie directe n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. »[7] On peut d’ailleurs en dire autant de l’oligarchie qui est la forme actuelle de notre démocratie.

Les citoyens ne disposent pas du temps (et de l’argent) nécessaire pour tenir des assemblées

« Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence. »[8]

Que constate-t-on pourtant en France sur les deux derniers siècles? La productivité horaire du travail a été multipliée par 30. La durée individuelle du travail visible n’a été divisée que par 2 – et moins encore si l’on tient compte de ce qu’Ivan Illich appelle le travail fantôme (temps de déplacement, temps consacré à reconstituer ses forces ou à travailler à la maison de façon informelle)[9]. Si l’on ramenait le temps de travail à des proportions raisonnables au regard des gains de productivité, la question ne se poserait pas (voir cet article sur le temps libéré). La place excessive que prend le travail rémunéré dans nos sociétés est résumée par la formule de Castoriadis : « Le prolétariat ne peut pas être esclave dans la production 6 jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique ».

Dans la même veine, songeons que nous regardons en moyenne en 3h par jour la télévision[10]. Remplaçons donc ces 3 heures de mort cérébrale télévisée par 3 heures de vie politique et citoyenne!

Enfin, le temps c’est de l’argent dit l’adage. Or il n’est pas besoin de rappeler que nos sociétés occidentales sont très riches (en mettant de côté l’inégalité de répartition de cette richesse qui est un autre problème). Au milieu de cette richesse, la misère psychique a bien souvent remplacé la misère physiologique des temps anciens: la faim, le froid, l’insécurité économique.

En définitive, Thucydide avait résumé la question il y a 2500 ans par ces paroles: « il faut choisir : se reposer ou être libre. »

La démocratie directe ne peut mener qu’à un brouhaha permanent et finalement à l’impuissance

« Réunissez une famille autour d’une table à Noël parlez politique, vous verrez le résultat. Alors comment envisager un quartier réuni en assemblée pour traiter du commun… » Voilà un argument majeur pour les défenseurs de la démocratie représentative.

La réponse à cette objection tient en plusieurs points: le rôle de l’éducation dans la pratique, la surestimation du résultat obtenu en démocratie représentative, le rôle des minorités.

« Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie »[11]. Des pratiques élaborées collectivement peuvent également favoriser ces interactions – voir cet article sur les outils de la prise de décision. Il convient de créer un « humus culturel » réellement démocratique. Et l’accumulation de cet humus par strates successives prend du temps.

La démocratie représentative a pour elle une forme d’efficacité de façade: elle produit une masse de décisions et les applique dans une relative économie de moyens. Le développement du nucléaire civil et militaire et la radioactivité à gérer pendant 20000 ans, la politique agricole à l’origine de la désertification des campagnes et du saccage sanitaire et environnemental en cours, la politique industrielle produisant toujours plus de camelote pour davantage de déchets[12], autant de mesures décidés sans réel débat public par notre intelligentsia politico-économique. En est-on satisfait?

Cette économie de moyens de la démocratie représentative est par ailleurs sujette à critique: « Les interminables discours et les navettes entre les commissions, les différentes chambres des Parlements et les gouvernements et les cabinets ministériels ne prennent pas moins de temps, et la démocratie mérite qu’on lui consacre du temps. »[13]

Une autre vertu au large débat d’idée réside dans la confrontation d’opinions. La difficulté de mener ce débat peut nous pousser à le simplifier en l’évacuant. Mais n’oublions pas les leçons de l’histoire : la vérité a toujours préexistée dans les marges: avortement, condition de la femme, etc. Les minorités d’hier sont les majorités d’aujourd’hui: prendre en considération ce qu’elles ont à dire aujourd’hui peut donc nous faire gagner du temps.

Enfin, dans cette question du débat et de la décision collective, méfions-nous d’une démocratie électronique appuyée sur des dispositifs complexes et donc peu maitrisables, toujours suspect de falsification. Préférons une démocratie en face à face recourant ponctuellement à des dispositifs techniques les plus basiques possibles. Envisageons la simplification de notre monde et remettons nos vies à hauteur d’homme, sans démesure technicienne.

La démocratie directe est pour les peuples ce que les vents sont pour les flots « ils les agitent mais ils les élèvent ». Sans elle, la République n’est que « le calme plat du despotisme, la surface unie des eaux croupissantes d’un marais ».[14]

C’était impossible et pourtant ils l’ont fait

D’autres critiques plus confidentielles jugent le projet de démocratie directe trop timoré, qualifiant le vote d’acte « mou » et préférant l’action directe, l’occupation, la réquisition. D’autres encore dénoncent le pouvoir démesuré des minorités agissantes – ceux qui ont le temps par exemple (voir cet article sur la commune de Saillans). Le débat est sans fin et constitue l’essence même de la démocratie. Au lieu de promouvoir le consensus universel, il faut, au contraire, réhabiliter le « dissensus », la « disputatio », la « mésentente ».[15]

Alors impossible la démocratie directe?

« Qu’on me cite un progrès accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées ».[16] « Les systèmes tiennent souvent plus longtemps qu’on ne le pense mais finissent par s’effondrer beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine ».[17]


[1] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[2] Daniel Cohn-Bendit dans Affaires sensibles sur le 13 mai 1968 diffusé le 25 nov 2021
[3] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[4] Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)
[5] Aujourd'hui nous disposons tous en principe du droit de prendre la parole dans "l'espace public / privé" correspondant à l'agora antique incarnée de nos jours par les micros-trottoirs dont se délectent les médias (l'autocensure des médias amoindrit d'ailleurs cette assertion). Mais cette égalité de parole n'existe pas évidemment dans un "espace public" comme l'assemblée réservée aux professionnels de la politique. On observe par ailleurs une privatisation de l'espace public puisque les décisions censément publiques sont prises réellement en amont avec "l'aide" d'experts et lobbyistes de tous poils. Voir Castoriadis pour la distinction espace privé; public / privé; public.
[6] L'élan démocratique par Jacqueline de Romilly (2005)
[7] Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996
[8] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).
[9] L'abondance frugale comme art de vivre par Serge Latouche
[10] Statistique Insee pour 2010
[11] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[12] Expression de Bernard Charbonneau
[13] Multitude par HARDT, M. et A. NEGRI (2004)
[14] Camille Desmoulins Vieux Cordelier, n° 7, 5 Pluviôse An II
[15] Jacques Rancière
[16] La solution ou le gouvernement direct du peuple par Victor Considérant 1851
[17] Kenneth Rogoff ex-économiste en chef du FMI

La démocratie directe vue par Castoriadis

Qu’est-ce que la démocratie directe? Qu’est-ce qu’elle n’est pas? Qu’entend-on par autonomie? Quels sont les liens entre autonomie de l’individu et de la société? Comment définir le pouvoir ou l’Etat? Cornelius Castoriadis nous donne ici des éléments de réponse.
Cornelius-castoriadis

Cornelius Castoriadis, penseur total, penseur génial du XXè siècle fut tour à tour et sans exclusive militant communiste, trotskiste (membre d’un réseau résistant en Grèce pendant la 2nde guerre mondiale, animateur avec notamment Claude Lefort de la revue Socialisme ou Barbarie), économiste (Chef économiste pour l’OCDE), professeur (à l’EHESS dans les années 80), psychanalyste (décryptant abondamment l’œuvre de Freud et d’autres). A côté de ce parcours, il était également philosophe, philologue (analysant la signification d’écrits anciens), musicien amateur (il a songé à embrasser la carrière de chef d’orchestre dans ses jeunes années). Son œuvre passionnante, parsemée de mille éclats lumineux reflète cette profusion d’idées et d’actions, une réflexion nous menant à de nombreux carrefours du labyrinthe de la pensée pour reprendre le titre d’une série de ses ouvrages.

Cet article comprend des citations et fragments remaniées librement, parfois même reformulés par l’auteur de cet article (à rebours de tous les usages universitaires 🙂 afin d’en permettre une lecture plus fluide.

Les écrits ainsi librement cités / paraphrasés sont les suivants:

1 Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010

2 Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l’homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982).

3 Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996

Naturalité de la démocratie

Je ne crois pas qu’il y ait une naturalité de la démocratie. Je crois qu’il y a une pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie, pas vers la démocratie. Il y a une pente naturelle à rechercher une origine et une garantie de sens ailleurs que dans l’activité des hommes – dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres, ou version van Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le marché, qui fait que les plus forts et que les meilleurs prévalent toujours à la longue, c’est la même chose… Pour Pierre Clastres, la société est contre l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la source des normes. C’est le passé de la société, c’est la parole des ancêtres. Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.

La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. 1

Qu’est-ce que la démocratie directe?

À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Je suis d’accord là-dessus avec Rousseau qui dit que « les Anglais libres ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans ». 2

Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie. 1

Dans la Grèce antique, l’ecclesia, assistée par la boulé (Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe.

L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, active­ment encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ethos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits poli­tiques. La participation se matérialise dans l’ecclesia, l’Assem­blée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obliga­tion morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels; la quasi-totalité des cours sont formés de jurys, et les jurés sont tirés au sort. 3

Ce régime n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. 3

Réfutation des arguments clamant l’impossibilité d’une démocratie directe

Le grand argument contre la démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est la dimension de ces sociétés. Or l’argument est de mauvaise foi. Historiquement, concrètement et politiquement.

On pourrait dire : établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué est de mauvaise foi. 1

Dans l’époque moderne, on a vu éclore des formes de régime qui permettent une démocratie directe comme par exemple la commune de Paris ou des soviets –les vrais, avant qu’il ne soit domestiqués par les bolchevique–, ou des conseils ouvriers avec un pouvoir le plus grand possible des assemblées générales, c’est-à-dire la démocratie directe pour la décision ultime, et un pouvoir de délégués élus est révocables à tout instant, ne pouvant donc pas exproprier la collectivité de son pouvoir. 2

Qu’est-ce que le régime représentatif?

Le régime représentatif tel que nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les anciens ont des magistrats révocables, il n’y a pas de représentants. Le terme représentant signifie représentant auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants présuppose qu’il y’a un roi. En Angleterre le roi gouverne dans son parlement avec les représentants de ces sujets.

L’argument majeur en faveur de la démocratie représentative vient de Benjamin Constant : dans les sociétés modernes ce qui intéresse les gens n’est pas la gestion des affaires communes, mais la garantie de leurs jouissances. 1

Le peuple par opposition aux « représentants ».

A chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redé­couverte ou réinventée : conseils communaux (town mee­tings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. Dès qu’il y a des « représentants » per­manents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des « représentants » – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions suscep­tibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ». 2

Le peuple par opposition aux « experts ».

La conception grecque des « experts » est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de gouvernement – sont prises par l’ecclesia, après l’audition de divers orateurs et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y avoir de « spé­cialistes » ès affaires politiques. L’expertise politique – ou la « sagesse » politique – appartient à la communauté poli­tique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une activité « technique » spécifique, et est naturellement reconnue dans son domaine propre. La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratègoi, sont-ils élus, au même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la polis d’une tâche particulière.

L’élection des experts met en jeu un second principe, central dans la conception grecque, qui est que le bon juge du spécialiste n’est pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole, ou les tragédies couronnées -, on est enclin à penser que le jugement de cet usager était plutôt sain.

On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irres­ponsabilité croissante des appareils hiérarchico – bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes poli­tiques se justifie par « l’expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales. 2

La Communauté par opposition à « l’Etat ».

La polis grecque n’est pas un « État » au sens moderne. Le mot même d’État n’existe pas en grec ancien (il est signifi­catif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). L’idée d’un «État», c’est-à-dire d’une institution dis­tincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompré­hensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète, « empirique », de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendam­ment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un « État » et une « population » ; elle oppose la « per­sonne morale », le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. Ni « État », ni « appareil d’État ». Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif (très impor­tant aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus éle­vés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Ronald Regan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La « bureaucratie permanente » accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme est abandonnée à des esclaves.

Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles – et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthunè); ils le font devant la boulé pendant la période classique. 2

Les trois fonctions du pouvoir

Prenons les trois fonctions de tout pouvoir : légiférer, juger et gouverner – et non pas exécuter, terme hypocrite des lois constitutionnelles moderne, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois, le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel qui dit que le gouvernement, chaque année, présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide… Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les iroquois : elle juge, probablement, et elle gouverne, elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institut pas. 1

Qu’est-ce que l’autonomie ?

C’est que l’on puisse dire à chaque moment : cette loi est-elle juste ? L’hétéronomie c’est quand la question ne sera pas soulevé. Ne sera pas posée. C’est interdit. L’autonomie consiste simplement à ménager la possibilité effective que les institutions puisse être altérées, et sans qu’il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements. L’autonomie suppose également l’activité des gens, leur participation effective aux activités politiques, notamment le contrôle des magistrats révocables. 1

Le projet politique d’une société autonome et celui d’une société qui pose ses institutions en sachant qu’elle le fait, donc qu’elle peut les révoquer et que l’esprit de ses institutions doit être la création d’individus autonomes. Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Bach n’est pas Mozart. 2

Si être autonome, pour l’individu comme pour la société, c’est se donner sa propre loi, cela signifie que le projet d’autonomie ouvre une recherche sur la loi que je dois (que nous devons) adopter. Cette recherche comporte toujours la possibilité de l’erreur – mais on ne se protège pas contre cette possibilité par l’instauration d’une autorité extérieure, mouvement doublement sujet à l’erreur et qui ramène simplement à l’hétéronomie. La seule limitation véritable que peut comporter la démocratie est l’autolimitation, qui ne peut être, en dernière analyse, que la tâche et l’œuvre des individus (des citoyens) éduqués par et pour la démocratie. Une telle éducation est impossible sans l’acceptation du fait que les institutions que nous nous donnons ne sont ni absolument nécessaires dans leur contenu, ni totalement contingentes. Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. 3

Autonomie et psychanalyse

La fin bien conçue de l’analyse va au-delà de la liquidation du transfert, elle va jusqu’à l’instauration d’une nouvelle instance de la subjectivité : une subjectivité réfléchissantes et délibérante. Il ne s’agit pas d’assécher le Marais puant de l’inconscient pour y faire pousser des tulipes, cela serait suicidaire, parce que c’est précisément de l’inconscient que tout surgit. Il ne s’agit pas de se libérer de la domination de l’inconscient, c’est-à-dire de pouvoir arrêter le passage à l’acte mais d’avoir conscience des pulsions et des désirs qui y poussent. C’est cette subjectivité qui peut être autonome et c’est ce rapport là qu’est l’autonomie.

La politique, tout comme l’analyse, n’a pas de fin. Politique et analyse ne s’achèvent jamais. La fin de l’analyse c’est la capacité du sujet, désormais, de s’auto analyser. Dans le cas de la politique on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d’instituions. Il ne s’agit pas d’établir la société parfaite une fois pour toutes. 3

Le vote majoritaire

Le seul fondement de la règle majoritaire, c’est qu’en politique tous les doxai ou opinions sont équivalentes. Le nombre des opinions favorables à telle décision à un poids, crée une présomption de rectitude. Si vous êtes mettez une règle de la majorité, vous êtes admettez nécessairement que malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous et qu’il fasse ceci ou cela : priver de droits de vote les gens de plus d’un mètre 90, élire Hitler, etc. 1

L’illusion constitutionnelle

Au sujet du fétichisme de la constitution remarquons que le pays où les droits de l’homme sont peut-être le plus respecté depuis trois siècles, la Grande-Bretagne n’a pas de constitution alors que des constitutions parfaitement démocratiques ont servi de masque ou plus sanglante tyrannie et continue de le faire. Une constitution ne peut pas se garantir elle-même. Si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement. 3

Les partis contre la démocratie

La séparation des pouvoirs, autre dispositif d’auto limitation, me paraît également essentielle. Entamée dans la démocratie antique : les jurys athéniens tires au sort n’ont pas obéir à l’assemblée ils peuvent même la censurer, elle est en théorie plus poussée dans les régimes libéraux modernes. Cependant dans ces régimes, le pouvoir législatif et pouvoir gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Le lieu effectif du pouvoir pour les décisions qui importent vraiment dans les régimes libéraux, sont les partis. Les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto coopté. Il n’est nullement question cependant d’interdire les partis, la constitution libre de groupement d’opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l’agora. Mais l’essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. 2

Autogestion, économie, privatisation

Dans le domaine économique, l’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillé. Il ne saurait être question de collectiviser de force les petits producteurs par ailleurs. Une société autonome, se doit donc d’instaurer un véritable marché défini par la souveraineté des consommateurs et l’auto gouvernement des producteurs. Le dialogue démocratique remplace les rapports de force actuellement mis en jeu. La discussion ne peut pas se réduire à Madame Thacher ou le Goulag. Lorsque je formule ce projet d’autonomie, trop ou pas assez précis selon certains, je m’exprime en tant que citoyen. Cet effort de construction, d’élucidation, de description, devrait être le fruit d’une réflexion collective dans le cadre d’institutions démocratiques À fin de dépasser le stade de la division du travail politique, ou représentants et représentés sont renvoyés dos à dos.

Or aujourd’hui, la privatisation abandonne le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé.

Le prix à payer pour la liberté et l’autonomie c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. La richesse du capitalisme a été achetée par la destruction d’ores et déjà irréversible des ressources de la biosphère accumulées pendant 3 milliards d’années. 3

Individu et société

Ce que l’on appelle bêtement dans la théorie politique, philosophique, économique, l’individu – et que l’on oppose à la société – n’est rien d’autre que de la société. Ce sont des couches successives de socialisation qui s’agglomère autour du noyau monadique. Un enfant laissé à lui-même sans lien avec la société devient un enfant loup. Cette socialisation est essentiellement violente. Elle signifie que la psyché doit renoncer à l’omnipotence, à être le centre ou la totalité du monde. La sublimation implique le renoncement aux simples plaisirs d’organes, voire même aux simples plaisirs de la représentation privée pour investir des objets qui n’ont d’existence et de valeur que sociales. À partir du moment où l’on parle, au lieu de sucer son pouce, on est dans la sublimation parce qu’on investit une activité sociale, un objet créé par la société, institué est valorisé par elle.

L’activité des hommes investit un objet socialement créé et socialement valorisée, même si cet objet est criminel, comme l’holocauste le fut ou comme le furent les sacrifices humains par les prêtres Aztèques. 2

La Sérénissime, un autogouvernement… aristocratique

Qu’appelle-t-on  » République de Venise »? En quoi ses pratiques furent-elles innovantes? Que peut-on en garder comme leçons de gouvernement?

La République de Venise, exceptionnelle par sa durée, 10 siècles, connue son apogée entre 1100 et 1600, à l’image de l’Empire Britannique au 19è siècle[1] pour s’écrouler soudainement sous les coups de menton menaçants de Napoléon en 1797.[2] Fruit d’un commerce dominateur appuyé par une puissante marine de marchande et guerrière ainsi que d’un Etat interventionniste, « la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes »[3] marqua l’histoire.

Carte de la République de Venise
Carte de la République de Venise

Cette cité-Etat, d’environ 200 000 habitants à son zénith, disposant de « terres fermes » représentant une grande partie de l’actuelle Italie du Nord et de territoires plus vastes encore au-delà des mers, tirait de juteux profits de sa domination commerciale sur le bassin méditerranéen.

Cette République ne prit jamais les traits d’une démocratie (pouvoir du peuple) et resta une oligarchie (pouvoir de quelques-uns), patriciens ou nobles. Cette classe dirigeante au sein de laquelle existaient des différences de fortune, mais aucune différence de rang, admettait régulièrement en son sein (participation au Grand Conseil) de nouveau patriciens recrutés suite à des services signalés ou le plus souvent en hommage à leur réussite financière (ils étaient alors inscrits sur le fameux « Livre d’or »). On peut donc parler également de ploutocratie (pouvoir de l’argent).

Un autogouvernement de patriciens

Dans cette République bien peu démocratique et considérablement dominatrice, deux caractéristiques méritent toutefois notre attention par leur singularité y compris dans le contexte actuel de nos pseudo-démocraties: l’autogouvernement (restreint à une classe sociale) par rotation des magistratures et des charges et la quasi absence de conflits sociaux en découlant.

Les principales fonctions de l’Etat, de la prise de décision à leur mise en oeuvre furent assurées par des magistrats et des fonctionnaires issus de la « vie civile ». Point donc de politiciens professionnels ou de hauts-fonctionnaires cooptés comme ailleurs ou en d’autres temps y compris proches. Les 2000 nobles patriciens siégeant chaque semaine au Grand Conseil, pourvoyaient par un subtil mélange de tirage et d’élections aux principales magistratures de la ville pour des durées allant de 1 à 3 ans. Parmi ces magistrats, 275 siégeaient au Sénat chargé de notamment de voter la loi.

Urne de vote sécurisée à Venise
Bossolo ou urne mobile de vote sécurisée introduite au 15è siècle à Venise pour garantir le secret du vote. La douille verte, la plus proche, recueillait des boules de la taille d’une cerise contre un candidat donné, le blanche plus éloigné, les votes pour. Toutes le boules étant désormais de couleur identique il devenait ainsi moins facile de déceler la teneur du vote de ses pairs. Un modèle ultérieur doté d’une troisième douille permettait de s’abstenir dans le cas du vote d’une loi.

« Dans l’exercice des fonctions publiques, jamais Venise ne confie une autorité absolue a un seul homme: tout magistrat, tout chef militaire même est flanqué d’un ou deux adjoints, qui représentent l’autorité centrale et sont égaux en influence et en pouvoir à celui qu’ils assistent. Le gouvernement oligarchique divise pour régner; il équilibre et pondère l’un par l’autre les pouvoirs; il ne veut ni de la prédominance d’un homme, ni de la prédominance d’une famille. Aucune maison patricienne ne peut avoir plus de trois de ses membres au Sénat, plus d’un au Conseil des Dix. […] La loi interdit au patricien, sous peine d’amende, de refuser un emploi public. Toute sa vie, l’individu est subordonne a l’Etat, les intérêts privés passent après l’intérêt public : sur ce dévouement, sur cette abnégation se fondent la force et la grandeur de la cité »[5].

Par exception, le Doge, principal élu de la ville, nommé à vie, présidait seul les principales institutions de la cité (Grand Conseil, Sénat, Quarantia équivalent de notre cour de Cassation, Conseil des dix en charge de surveiller la classe dirigeante et de veiller à la sûreté de l’Etat, armée).

Enfin, les fonctionnaires, contrairement aux pratiques mercantiles des charges en vigueur partout ailleurs, étaient issus principalement de la classe bourgeoise (environ 12000 personnes) et bénéficiaient d’un traitement.

Même si le peuple était exclu de ces fonctions, une culture du bien commun permettait de cimenter l’ensemble de telle sorte qu’on ne déplorait « pas de troubles ouvriers, pas de luttes entre les grands »1 alors qu’en France une noblesse querelleuse maintenait dans un état de nécessité un peuple toujours prêt à gronder. Jean Bodin (philosophe mort en 1596) résuma par cette formule: « ailleurs, le riche vit de la peine des pauvres, à Venise le pauvre vit de l’argent du riche ». Les artisans, en particulier les 16000 employés de l’arsenal occupés à construire et réparer la flotte, principal outil de la prospérité de Venise furent pendant 1000 ans payés convenablement et logés dans des maisons à bon marché, simples mais belles qu’aujourd’hui les milanais achètent à prix d’or1. Dans un même souci d’égalité, la justice était la même pour tous, usage pour le moins atypique au Moyen-Age. Cet édifice social à l’équilibre remarquable pour l’époque, graissé par la rente commerciale tirée des richesses importées, permit à ce régime de se maintenir aussi longtemps. Preuve de cette constance, le Ducat, monnaie vénitienne garda la même valeur pendant 5 siècles!1

Le déclin de la nouvelle Athènes

Et pourtant, Venise, en bien des points comparable à Athènes, recélait en elle-même l’un des ferments destructeurs qui vit la démocratie grecque péricliter : le refus de l’universalité pointé du doigt par C. Castoriadis. Les 2000 citoyens de plein droit à Venise (les patriciens), ou les 40000 d’Athènes (toutes classes confondues) ne considéraient les habitants des territoires conquis, ni même ceux des terres fermes dans le cas de Venise, que comme des sujets, leur déniant tout droit à la citoyenneté. En outre, aucun nouveau patricien ne fut plus admis dans les rangs du Grand Conseil à partir de 1717. Ajoutée aux facteurs d’affaiblissement avancés par F. Braudel: déplacement du centre de gravité du monde de la Méditerranée à l’Atlantique et agrandissement des États nationaux, on peut penser que cet enfermement des patriciens dans leur tour dorée signa la fin de la République du Lion.


[1] Cité dans "un capitalisme à visage humain, le modèle vénitien" par Jean-Claude Barreau (2011)
[2] Si l'on considère la République par opposition à la tyrannie d'un seul homme (le Doge tout puissant), on peut faire démarrer cette période vers 1200, ce qui ramène la République à une ancienneté non négligeable de 6 siècles tout de même "La promissio de 1192, c'est-a-dire le serment que prêta a son avènement un doge qui n'était autre que Henri Dandolo, montre clairement où en était déjà réduite, même entre les mains d'un tel homme, l'autorité ducale. Sauf en ce qui touche son rôle de chef de la guerre, le doge ne peut agir en rien sans le consentement de la majorité du Grand Conseil; et c'est un principe nettement pose qu'une résolution votée par l'unanimité du Petit Conseil, et appuyée par la majorité du Grand Conseil, s'impose au doge, et qu'elle peut changer les attributions ducales mêmes. En réalité, dès cette époque, le Grand Conseil détient la souveraineté; le Petit Conseil est l'organe du pouvoir exécutif." La République de Venise de Charles Diehl (1967)
[3] Mémoires d'outre-tombe. Chateaubriand (1811)
[4] tirage au sort de plusieurs patriciens (1) qui forment des commissions électorales (2) chargées de nommer des candidats dont les noms sont mis aux voix dans le Grand Conseil (3). "Le tirage au sort dans la République de Venise" par Maud Harivel (2019)
[5] La République de Venise de Charles Diehl (1967)

Élections ou tirage au sort?

L’amélioration du mode de désignation des représentants par le tirage au sort plutôt que par l’élection peut-il suffire à amender significativement notre démocratie élitaire? Une vraie démocratie doit elle se passer d’élus? En dehors du mode de désignation, quels sont les autres aspects à considérer dans un mandat?
élections piège à cons

Représentatif de quoi?

On parle bien souvent de crise dans nos démocraties modernes et l’une des composantes majeure de cette fracture de la société a trait au mode de représentation. En effet, comment considérer que nos élus représentent légitimement nos intérêts lorsque 2% des députés sont employés ou ouvriers[1] contre 47% dans la vraie vie[2]? Que l’âge moyen des députés est de 51 ans contre 41 ans pour l’ensemble de la population française[3]? Que 40% des députés sont des femmes contre 51% en dehors de l’hémicycle[4]?

Ce jeu de miroirs déformant accompagne le système parlementaire depuis qu’il existe: d’un côté la volonté générale des citoyens, de l’autre, les intérêts particuliers de « ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer »[5]. A tel point que Cornelius Castoriadis a pu parler de la « mystification des élections » allant de pair avec « la plus grande mystification des temps modernes » qu’est la démocratie « représentative »[6].

Mérites du tirage au sort

Alors, le changement du mode de désignation des représentants est-il une condition suffisante pour contrebalancer cette tendance élitaire de nos institutions? En effet, comme l’on sait « depuis Hérodote et Aristote, le régime démocratique se définit par le tirage au sort des magistrats ou par rotation des charges. Au contraire, l’élection est aux yeux des Grecs, un principe aristocratique – on élit les meilleurs : alors qu’en démocratie toute le monde peut être désigné, et on ne recourt à l’élection que pour les fonctions qui exigent des capacités particulières, celle de stratège par exemple [c’est-à-dire celui qui conduit opérationnellement la guerre]. »[7] Bien sûr, il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais le tirage au sort permet à chacun d’exprimer et de confronter son opinion politique dans l’espace public.

« Ce qu’affirmait Platon d’un savoir ou d’une science particulière habilitant à gouverner les humains est tromperie mortelle [4] ». Il ne peut y avoir d’expert en politique puisque c’est une matière dans laquelle, par définition, le savoir n’est ni constitué ni borné, aucune vérité immobile ne pouvant être enseignée dans les écoles formant ces experts.

Justification de l’élection

Ayant dit les avantages connus depuis 2500 ans du tirage au sort sur l’élection, pourquoi persister à voter pour designer nos représentants?

Comme toujours au sujet de la modernité contemporaine, la recherche de l’efficacité l’a emporté. Un petit nombre acquiert les codes nécessaires à l’exercice d’un pouvoir très formaté, et la grande masse peut continuer à vivre sa vie. Personne n’est jamais pleinement satisfait, mais l’on s’en accommode car c’est finalement confortable et pratique. Pratique, ça l’est surtout pour les tenants du pouvoir notamment économique qui peuvent concentrer leurs manœuvres d’influence sur un petit nombre (voir à ce sujet cet article sur le lobbying). On lance ainsi des hommes politiques comme on met en avant des savonnettes[8]. L’idée qu’il est impossible de faire autrement est avantageusement distillée dans la société.

Pourtant, si les citoyens grecs avaient des esclaves pour leur permettre de s’investir en politique, nous avons leur équivalent contemporain avec la technique et les gains de temps pharamineux qu’elle amène (voir ici l’article sur le temps). Avec une semaine de travail de 20 heures, qui est loin d’être illusoire, une vraie démocratie serait parfaitement possible.

Remarquons en passant, que la démocratie oligarchique actuelle pratique un (faible) renouvellement des élites qui permet de replâtrer le système en laissant espérer (fort peu toutefois), ceux qui sont exclus du jeu politique. Cette rotation des charges à petite vitesse, entretien l’illusion d’un monde politique dans lequel le débat serait réellement revivifié. Or, il n’en est rien puisque un puissant formatage, polissant et acculturant  ceux qui furent des outsiders, joue à plein et ne laisse que très peu d’hommes réellement libres et indépendants au sein de l’hémicycle[9].

D’autres modes de désignation?

Mais existe-t-il d’autres mécanismes en dehors de l’élection et du tirage au sort?

On peut mentionner l’auto désignation. Avec un tel système, aucune condition n’est requise pour participer à telle ou telle commission: il suffit de s’y inscrire. Cela a par exemple été pratiqué à l’échelle locale dans la commune participative de Saillans. Les limites de cette méthode tiennent là encore à la distorsion de la représentation. Un fort contingent de retraités au détriment des actifs et plus généralement un surreprésentation des habitants à fort capital culturel accaparent le débat au détriment des places laissées vide par des classes sociales défavorisées ne disposant ni du temps ni des connaissances nécessaires pour peser dans un débat. La gestion pratique de groupes de taille très variable et possiblement très importants peut s’avérer également problématique notamment à un niveau régional ou national (bien qu’à ces échelons, un tirage au sort parmi les personnes désignées au premier niveau puisse pallier ce problème).

L’élection sans candidat est une autre méthode issue de la sociocratie. Ainsi, plutôt que de désigner des volontaires, on procède à la désignation par vote ou consentement, sans liste de candidats. Un biais socioculturel existe toujours, puisque pour les assemblée de niveau local, la participation (à moins qu’elle ne soit obligatoire) est inégale, cette inégalité de présence reposant bien souvent sur un biais socio-culturel. Notons toutefois que la présence n’est pas non plus indispensable pour parvenir à une nomination comme en atteste la désignation du candidat à la mairie de Saillans.

On le voit donc, des méthodes alternatives amènent à une représentation améliorée car les barrières à l’entrée sont beaucoup moins fortes qu’avec l’élection classique, mais cette représentation reste toujours imparfaite par rapport à un groupe tiré au sort. Dans tous les cas, l’éducation, la formation doit jouer un rôle central pour permettre à tous de jouer un rôle actif dans la cité.

Les imperfections du tirage au sort.

Ces imperfections, car il en existe bien sûr, reposent notamment sur l’inégalité des bonnes volontés. La motivation peut ainsi être défaillante pour assumer un mandat si l’on y est contraint. Toutefois, on observe avec les jurys populaires d’assises tirés au sort à partir des listes électorales que « la motivation vient en jugeant ». Par ailleurs, les autres modes de désignation peuvent également mener à des défaillances de motivation comme cela est relaté au Chiapas ou comme cela est attesté dans d’autres communautés humaines comme les kibboutz. Dans les débuts de cette expérience utopique, le contrôle du groupe suffisait à neutraliser ces comportement car disaient-ils à propos des fainéants, s’il y en avait « nous cesserions aussitôt de les aimer ».

Les modalités de constitution de la liste initiale à partir de laquelle les représentants sont sélectionnés par tirage au sort est, dans une moindre mesure, une autre limite. Ainsi, Pour prendre l’exemple de nos listes électorales permettant de sélectionner les membres des jurys populaires d’assiste, 9% des 30-44 ans ne figurent pas sur ces listes. En effet, bien que l’inscription soit dorénavant réalisée d’office, la mise à jour relève de l’initiative individuelle en cas de déménagement[10].

Certains pourront même objecter contre le tirage au sort qu’il va « à l’encontre des corps intermédiaires de tout temps créés (associations, syndicats, partis formant des militants) et va dans le sens de Thatcher : la société n’existe pas.[11]« 

De même, le tirage au sort, s’il n’est pas réalisé scrupuleusement mène à des assemblées faussement représentatives. Ce fut le cas par exemple avec la Convention Citoyenne pour le Climat, le Comité de Gouvernance ayant interféré dans le processus de désignation. Par ailleurs, cette convention n’a pas eu l’initiative de son champ d’intervention mais a agi dans les limites d’un mandat donné par le gouvernement. Enfin, bien entendu entre la remise du rapport et leur transcription dans la loi, il y a une faille dont l’étendue continue de se creuser au fil des mois.[12]

Enfin l’argument du manque de temps est mis en avant. « L’exercice collectif et direct de la souveraineté n’était possible chez les anciens que dans de petites communautés, de moeurs homogènes, en perpétuel état de guerre et où l’esclavage permettait aux citoyens de se consacrer à la chose publique. Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence. »[13]

Autres caractéristiques d’un mandat

Peu important le mode de désignation, la représentativité procède en grande partie des caractéristiques du mandat de la personne désignée. Le fait que le mandat soit révocable à tout moment est une nécessité impérieuse pour éviter les dérives d’un représentant livré à lui-même. D’ailleurs, les mandats irrévocables n’existent pas en droit privé: il ne viendrait à l’esprit d’aucun actionnaire capitaliste de ne pouvoir évincer un président de société par exemple.

Sans cette révocabilité, il y a aliénation de la souveraineté au profit des corps institués pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique, détaché des citoyens, se voit alors irrémédiablement entrainé vers une collusion avec les autres pouvoirs économiques ou médiatiques.

Le caractère impératif (contraignant le vote d’un représentant suivant le mandat reçu, mécanisme aujourd’hui interdit par la constitution) est une autre possibilité de contrôle d’un représentant, mais beaucoup moins avantageuse qu’un contrôle direct et permanent par l’échelon local. En effet, le mandat impératif devient vite inopérant car il revient à réunir une assemblée qui ne pourra tirer aucun profit de la confrontation des idées, le vote des représentants étant bloqué.

En forme de conclusion

Une véritable démocratie (directe), quelle que soit sa taille à l’échelle des nations modernes, doit avoir recours aux mandats de représentation. Ces mandats doivent alors être pourvus de préférence par le tirage au sort ou l’élection sans candidat, c’est-à-dire que tous les citoyens sont à égalité pour être désignés et c’est là le point central.  Bien entendu, aucun mode de désignation ne représente la panacée universelle, la démocratie étant par définition un état instable qu’il faut s’efforcer de maintenir sous contrôle.

Il est en outre impératif que ces mandats soient encadrés par des règles scrupuleuses. Ils doivent ainsi être courts (1 an en Grèce antique, 3 ans dans le Chiapas zapatiste pour les Conseils de Bon Gouvernement, voir cet article), révocables à tout moment, non renouvelables ou très peu, proche du bénévolat, non cumulables, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyés par de la formation pair à pair.

Mais il est encore plus impérieux que, quelles que soient les modalités de désignation et les caractéristiques des mandats retenus, le système ne repose pas uniquement sur ses représentants. Les citoyens doivent s’assembler régulièrement à l’échelon local, avoir un accès complet à l’information (aucun classement confidentiel des informations) et être capables à tout moment de contredire ou destituer un représentant, de voter une autre politique que celle proposée ou même déjà votée par ses représentants si telle est son envie. Les représentants des échelons supérieurs, doivent en permanence présenter leurs travaux et les soumettre pour approbation dans les assemblées de niveau inférieur.

Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, le simple amendement du mode de désignation dans notre démocratie par procuration, telle que la qualifiait Kropotkine, ne saurait suffire à changer la donne significativement.


[1] Site de l'assemblée nationale, comptage par l'auteur à partir de la liste des députés et de leurs catégories socio-professionnelles
[2] Insee, Catégories socioprofessionnelles en 2019
[3] Site de l'assemblée nationale
[4] Les exemples sont nombreux même si néanmoins, la tendance est clairement à l'amélioration de ces chiffres notamment pour la représentation des femmes.
[5] Jacques Rancière. La haine de la démocratie.
[6] Cornelius Castoriadis dans "Ce qui fait la Grèce"
[7] Idem
[8] Les quotidiens Libération, l’Obs, le Monde et l’Express totalisent plus de 8,000 articles évoquant Emmanuel Macron de janvier 2015 à janvier 2017 ; à titre de comparaison, la totalité des articles évoquant Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon dans les mêmes quotidiens et sur la même période de temps ne s’élève qu’à 7,400. Article " COMMENT LES MÉDIAS ONT FABRIQUÉ LE CANDIDAT MACRON" sur LVSL
[9] Voir ce mécanisme d'assimilation élitaire dans les interventions de Juan Branco, lui-même sorti de Sciences Po et ENA.
[10] Insee.fr
[11] Journal La décroissance Décembre 2019
[12] Voir le blog de E. Chouard relayant le post de Ronald Mazzoleni sur La Convention citoyenne pour le climat
[13] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).

La Grèce: aux racines de la démocratie (directe)

Bonjour Euclide, peux-tu m'indiquer le chemin de l'acropole?
Dessin de Sidney Harris
La démocratie est-elle réellement une invention grecque et si oui pourquoi la Grèce ? Comment une expérience si ancienne peut-elle nourrir un projet contemporain? Cela a-t-il un sens de l’étudier?
L'attique, territoire de la cité d'Athènes au Vè siècle av. JC

Naissance d’un mutant

En 508 av. JC avec les réformes de Clisthène, la démocratie naît et s’épanouit à Athènes pendant plus d’un siècle (jusqu’en 404 av. JC). Dans ce laps de temps et à cet endroit particulier émergent également pour la première fois la tragédie, la philosophie et la géométrie[1]. Et ce n’est pas un hasard, affirme Castoriadis, si tout cela surgit en même temps à partir d’un « magma de significations imaginaires » (notamment colporté par L’Iliade et l’odyssée attribués à Homère). Bien sûr, les égyptiens connaissaient empiriquement les mesures respectives des côtés d’un triangle rectangle, mais il revient aux grecques de l’avoir démontré par un théorème (Pythagore). Evidemment, Confucius donne au monde à cette même époque ses préceptes, mais les concepts philosophiques en tant que tels sont nés dans l’Attique. Et oui, il y eut, avant la création de la cité d’Athènes, des assemblées de guerriers décidant collégialement, mais édicter ses propres lois va au-delà d’une simple prise de décision en commun. Cette invention politique qui fait naître le droit à partir du chaos, sans vérité ou dogmes révélée par les Dieux[2], a conduit un peuple vers l’autonomie (du grec « auto nomos », se donner des lois à soi-même). Preuve de cette autonomie à l’origine de la loi, la procédure de « Graphe Paranomon », véritable « énigme démocratique« , permet à n’importe quel citoyen de saisir l’assemblée afin de juger celui qui aurait soumis et fait voter une loi contraire à la démocratie. Aucun canon juridique ne définissant les contours exacts de la démocratie, cette condamnation est alors le fruit de la seule délibération collective. « Il revient donc aux citoyens, non seulement de faire la loi mais de répondre à la question: qu’est-ce qu’une loi bonne? »

Précisons, s’il était besoin à ce stade, que le terme « démocratie » équivaut ici (et ce mot conservera ce sens jusqu’au 18è siècle[3]) à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une « démocratie directe ». Notons en passant que la République romaine (établie en 509 av. JC), ne fut pas, contrairement à la croyance répandue, une véritable démocratie.  La représentation de la souveraineté du peuple était venue ternir le concept des origines. L’abondance du droit romain a sans doute contribué à véhiculer cette perception erronée nous dit Castoriadis.

Les critiques habituelles de l’archaïsme politique d’Athènes qui comptait plus d’esclaves que de citoyens libres et qui excluait femmes et métèques (étrangers sans citoyenneté)[4] est vite évacuée par Castoriadis. En effet, chaque société qui dit le droit établit ses propres limites. Nous excluons aujourd’hui en tant que mineurs les personnes de moins de 18 ans mais n’est-ce pas éminemment arbitraire? De la même façon, la République Française avant le vote des femmes en 1946 n’était-elle pas moins une République?

La ville d'Athènes pendant la démocratie au 5è siècle av. JC

Qui veut prendre la parole?

La démocratie, lorsqu’elle nait en Grèce, est donc une démocratie directe fondée sur la parole de tous les citoyens volontaires venus s’assembler pour délibérer et adopter les lois. Le territoire de l’Attique héberge la cité Athénienne qui comprend à la fois des villes, des villages et des campagnes. Cette cité couvre une superficie de 2500 km², soit l’équivalent d’un département comme les Yvelines. 300000 habitants (contre 1400000 pour les Yvelines) peuplent cet espace dont 40000 sont citoyens libres[5]. Ceux-ci viennent en ville, au marché (Agora) où ils échangent entre eux avant de se  constituer en assemblée (ekklesia), sur place ou sur la colline aménagée du Pnyx à quelque 400 mètres de là. L’Assemblée ordinaire se réunit de dix à quarante fois par an pour voter à main levée[6]. Il y a aussi, dans les cas graves, des assemblées extraordinaires. Chaque assemblée regroupe 2 à 3000 personnes, voire 6000 pour les plus solennelles. Chaque citoyen peut y intervenir pour proposer ou réfuter une loi. Cette « égalité de parole » (« isegoria ») est d’ailleurs le terme utilisé dans les débuts pour définir le régime qu’on traduit par démocratie (constitué plus tard à partir des mots « démos », le peuple et « cratos », le pouvoir[7]).

Bien sûr, on assiste rapidement à l’émergence de tribuns habiles dans le maniement de la parole, capables de synthétiser les débats et d’exposer clairement les alternatives parmi lesquelles trancher mais, le plus simple des paysans peut à tout moment l’interpeler, le plus modeste des artisans le contredire. L’assemblée délibère principalement sur des textes préparés par un autre groupe de citoyens, le Conseil ou boulè dont le statut varia un peu selon les époques, mais qui représente en gros cinq cents personnes tirées au sort, en fonction pour 1 an. En dehors des dix stratèges et de quelques rares fonctionnaires financiers, tous les magistrats athéniens sont tirés au sort, exercent leurs fonctions de façon collégiale, et ne sont pas renouvelables ! L’Aréopage, constitué par les anciens archontes (chefs de l’administration tirés au sort à partir de 487), voit pour sa part, ses pouvoirs subitement diminuer à partir de 461 et il doit alors se contenter d’une fonction judiciaire sans plus aucun rôle politique. Notons également que toutes les instances judiciaires dont l’Héliée, et en dehors de l’Aéropage, sont également composées de citoyens tirés au sort ce qui, à n’en pas douter, constitue un entrainement de plus au débat, à l’argumentation et aux plaidoiries.

Une indemnité est progressivement mise en place pour l’exercice des fonctions publiques (magistrats, membres du Conseil, puis aux juges) afin que personne ne soit écarté de la politique. Durant la période démocratique, la participation aux assemblées est en revanche bénévole.

Le fonctionnement de la démocratie athénienne

Le passé inspire l’avenir

Impossible bien sûr de passer sous silence l’impérialisme de la cité grecque, son comportement belliqueux assis sur une organisation militaire massive. Difficile d’ignorer les massacres votés selon des principes parfaitement démocratiques, on pense ici à l’éradication des 3000 habitants de l’île de Melos dans les Cyclades en 416 av. JC, dont les hommes en âge de porter les armes furent tués et les femmes et enfants réduits en esclavage. Toutefois, impossible aussi de ne pas être émerveillé par la novation de ce peuple adulte empoignant son destin à deux mains et auprès duquel nos civilisations modernes semblent éminemment immatures. Le régime réellement démocratique caractérisé par la participation directe des citoyens, le tirage au sort et la rotation des charges plutôt que par l’élection généralisée, demeure une source d’inspiration pour nos contemporains. Contre la fin de l’histoire proclamée ces 30 dernières années, les grecs savaient qu’il n’existe pas de loi sociale connue ou imposée d’avance qui serait valable une fois pour toutes. « Nous sommes attelés à une tâche interminable » pouvaient-ils proclamer.


[1] Ce qui fait la Grèce de Cornelius Castoriadis aux éditions du seuil 2004. Ce texte reprend les séminaires donnés à l'EHESS de 1982 à 1984. Les citations suivantes sauf indication contraire, sont tirées de cet ouvrage.
[2] Si les Dieux jouent un rôle important dans les rites accompagnant la vie de la cité, ils ne dictent en rien leur volonté aux hommes assemblés. Castoriadis insiste longuement sur cette caractéristique, d'une cité dans laquelle le péché religieux n'existe pas, où il n'y a pas de rédemption après la mort, où l'homme est face à lui-même, disposant d'un libre arbitre total sur la vie à mener. 
[3] Voir "Démocratie et représentation: Mythe d'un mariage naturel" par Yohan Dubigeon Revue Projet du 20 octobre 2020  
[4] Le nombre d'habitants de l'Attique semble sujet à caution. Pour Castoriadis, en 431 av JC on dénombre 290000 habitants à raison de 190000 personnes libres (dont les femmes et métèques) + 90000 à 110000 esclaves. Parmi les personnes libres 40000 sont citoyens (que des hommes donc). 
[5] Ces citoyens mobilisables après 2 ans de service militaires constituent le noyau de l'armée. En 431 d'après Pierre Miquel dans la Vie privée des hommes au temps de la Grèce ancienne, l'armée de conquête d'Athènes était composée de 13000 hoplites (fantassins lourdement armés), 1000 cavaliers. Il faut d'ajouter à cela les rameurs des trières de guerre, soit environ 190 personnes par bateau. Pour la bataille de Salamine en 480 av. JC, Athènes aurait mobilisé 180 trières soit un effectif total de 34200 personnes. Des mercenaires venaient renforcer les rangs ou suppléer un nombre de citoyens insuffisant.
[6] Pourquoi la Grèce par Jacqueline de Romilly
[7] Jacqueline de Romilly nous dit qu'avant l'émergence du terme "démocratie" formé de "demos" (le peuple) et "cratos" (le pouvoir), on parle d'égalité de parole (Isegoria). L'élan démocratique paru en 2005 aux éditions de Fallois