La démocratie directe, fille de la Révolution?

Une révolution est-elle le préalable indispensable à l’avènement d’une démocratie directe? Mais qu’entend-on exactement par révolution? Pourquoi la démocratie directe est-elle, notamment pour Hannah Arendt la continuation logique du moment révolutionnaire?

Dans cet article, nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Hannah Arendt (1906 – 1975), autrice d’ « Essai sur la révolution » (1965) à l’origine d’un article paru au cahier de l’Herne (2021) par Marc Le Ny « Le temps révolutionnaire » dont est tiré l’essentiel de cet article.

Qu’est-ce que la révolution?

L’imaginaire collectif associe la révolution aux barricades, au Comité de salut public de la Révolution, à la Terreur en somme et son cortège de décapitations expéditives.

Or, pour Annah Arendt la révolution ne se définit pas par la violence, acte accompli sans raisonner, sans parler, et sans réfléchir aux conséquences.

Castoriadis dans « Qu’est-ce que la révolution » abonde dans le même sens. Révolution ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’auto-transformation explicite de la société, condensée dans un temps bref. La Terreur est l’échec par excellence de la Révolution. Une politique qui se proclame révolutionnaire et démocratique, mais qui ne peut s’imposer que par la Terreur a déjà perdu la partie avant que celle-ci ne commence, elle a cessé d’être ce qu’elle prétend.

Pour Arendt, la révolution ne se confond pas davantage avec la notion d’utopie comprise généralement comme le rêve d’un gouvernement définitif de la pluralité humaine, soit l’institution de lois qui éteindraient tous les conflits, les dissensions et les interactions liés au fait de la pluralité humaine. Même avec l’aspiration d’un bonheur universel, l’utopie n’aspire en réalité qu’à un gouvernement disciplinaire qui en finirait avec les initiatives et l’imprévisibilité qui caractérise la liberté humaine.

Si la révolution ne saurait se définir par la violence ou l’utopie. Quelle est-elle? Pour Arendt, la révolution est le phénomène politique par excellence. Elle est autre chose qu’un changement soudain et violent qui bouleverse une société, ses institutions, ses mœurs et son histoire. Elle est l’occasion d’une expérience humaine inédite et relativement rare : celle de la liberté entendue comme un moment où les hommes se considérant comme des égaux, délibèrent à propos du monde dans lequel ils vivent.

Castoriadis partage cette vision égalitariste de la révolution. Le projet révolutionnaire se résume ainsi dans la volonté et l’agir qui vise à supprimer la hiérarchie politique, la division de la société comme division du pouvoir et du non-pouvoir. Et nous savons aussi que ce pouvoir n’est pas seulement et simplement « politique » au sens étroit ; il est aussi pouvoir sur le travail et la consommation des gens, pouvoir sur les femmes, pouvoir sur les enfants, etc. Ce que nous visons, c’est l’égalité effective sur le plan du pouvoir – et une société qui ait comme pôle de référence cette égalité. Tiré de « L’exigence révolutionnaire. Entretien avec Cornelius Castoriadis », Esprit, (1977).

La révolution ou l’action en commun

Pour Arendt, lors des révolutions, les hommes découvrent avec surprise leur pouvoir commun d’agir de concert. Lors de ces moments historiques, les hommes, sortant de l’ordre privé et social des choses quotidiennes, se rassemblent, se considèrent comme égaux, et agissent ensemble dans un espace public d’apparences. La révolution est donc le moment où le pouvoir politique des hommes apparaît du fait de leur rassemblement tangible dans l’interaction et l’interlocution. La révolution est un événement commun qui excède les causes qui pourraient éventuellement en rendre compte ; elle outrepasse l’ordre des raisons, elle est incalculable ; c’est une surprise : elle survient.

Ce moment où les hommes agissent ensemble est l’occasion d’une joie toute particulière. Il y a un bonheur public tout à fait singulier à faire l’expérience de la vie à plusieurs, dans la lumière du domaine public, en se rapportant aux autres avec égalité.

Présent révolutionnaire et prolongement dans la durée

Le problème existentiel et institutionnel de l’irruption du pouvoir commun d’agir réside, presque tragiquement, dans un conflit entre la temporalité de l’action – son actualité, sa fugacité et son irréversibilité – et le fait que la faculté de commencer ensemble un nouveau monde et de nouvelles relations n’a de sens que si l’action à plusieurs parvient à faire durer dans le temps les conditions de sa survie. Entreprise aussi difficile que rare : comment être durablement libres ensemble ?

La fondation d’institutions durables ne peut se faire au prix d’une occultation de la liberté politique de tous. Toutes les institutions politiques durables ne sont pas capables de conserver le pouvoir, c’est-à-dire de conserver vivante la possibilité de l’action pour tous ceux qui voudraient y participer.

Révolutions anglaise, américaine et française.

Pour Castoriadis  dans « L’idée de révolution a-t-elle encore un sens ? » (Le Débat – 1989) cité par Benoît COUTU dans « Idée de la révolution et faire révolutionnaire chez Cornelius Castoriadis », ce qui fait la spécificité de la Révolution française – faire rupture et instituer du nouveau – ne se retrouve pas dans les révolutions anglaise et américaine.

Pour Castoriadis, à rebours de Hannah Arendt, la révolution américaine n’avait pour but que de préserver un ordre social ancien. Il s’agissait davantage de donner une structure politique en continuité avec le passé que de produire un ordre social nouveau. En restant ancrée dans le religieux (forme américaine) ou dans le passé (par la Common Law pour la révolution anglaise), ou les deux en même temps, elles se limitèrent à rétablir une harmonie sociale jugée perdue.

Annah Arendt et la démocratie des conseils

Une authentique révolution signifie que les hommes s’assemblent spontanément pour instituer de tels espaces d’apparences où vivre, avec d’autres, égaux, dans l’actualité commune de l’action. De telles réunions spontanées (assemblées, conseils, etc.) ne sont pas les relais locaux d’un parti de révolutionnaires professionnels. Elles sont, dans l’actualité de leur présence effective, la seule réalité de la République, car alors les citoyens rassemblés peuvent agir de leur propre initiative et, de la sorte, participer aux affaires publiques quotidiennement. Seul un tel espace public permet une présence vivante parmi les citoyens de l’esprit public ou de l’esprit révolutionnaire. Cela signifie aussi que ce système des conseils doit constituer un élément fondamental des institutions républicaines nées de la révolution, sous peine de voir la révolution s’étioler par un manque de participation. Le système des conseils, nous met en présence d’une forme entièrement nouvelle du gouvernement, un nouvel espace de liberté, qui se crée au cours même de la révolution elle-même.

Cette structure nouvelle du pouvoir ne doit son existence qu’aux élans d’organisation du peuple lui-même. Elle ne correspond pas à l’administration des gouvernés par des experts professionnels – même élus. Le phénomène révolutionnaire atteste de cette suprême possibilité de l’existence humaine qu’est l’action en commun. Elle ne doit rien à la spéculation d’une théorie ; elle n’est pas le résultat d’une organisation révolutionnaire professionnelle. Malgré son caractère discontinu et évanescent, du fait même de la temporalité de l’action, la réalité des conseils révolutionnaires est attestée. Ils ne sont ni un rêve romantique ni une utopie fantastique, ni paradis sur Terre, ni société sans classe, ni rêve de fraternité socialiste ou communiste. Ils attestent seulement de l’instauration de la « vraie république ». Les conseils, évidemment, étaient ces espaces de liberté, écrit Arendt. 

L’accélération du projet d’autonomie

Pour conclure, si l’on considère que la révolution ne se définit ni par la violence, ni par l’instauration d’une utopie mais qu’elle est irruption spontanée d’une volonté d’agir en commun, alors oui la révolution est le point de départ d’un régime de démocratie directe autre nom d’une démocratie des conseils appelée de ses vœux par Hannah Arendt.

Il n’en demeure pas moins que l’immense défi révolutionnaire réside dans l’institution, la transformation de l’instant sur la durée.  Selon Castoriadis, La révolution doit engendrer de nouvelles institutions et modifier en même temps la relation entretenue avec ces institutions dans un processus qui favorise l’exercice de l’autonomie : La révolution n’est pas qu’une césure, elle est l’accélération de ce projet d’autonomie.