Une révolution est-elle le préalable indispensable à l’avènement d’une démocratie directe? Mais qu’entend-on exactement par révolution? Pourquoi la démocratie directe est-elle, notamment pour Hannah Arendt la continuation logique du moment révolutionnaire?
Dans cet article, nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Hannah Arendt (1906 – 1975), autrice d’ “Essai sur la révolution” (1965) à l’origine d’un article paru au cahier de l’Herne (2021) par Marc Le Ny “Le temps révolutionnaire” dont est tiré l’essentiel de cet article.
Qu’est-ce que la révolution?
L’imaginaire collectif associe la révolution aux barricades, au Comité de salut public de la Révolution, à la Terreur en somme et son cortège de décapitations expéditives.
Or, pour Annah Arendt la révolution ne se définit pas par la violence, acte accompli sans raisonner, sans parler, et sans réfléchir aux conséquences.
Castoriadis dans “Qu’est-ce que la révolution” abonde dans le même sens. Révolution ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’auto-transformation explicite de la société, condensée dans un temps bref. La Terreur est l’échec par excellence de la Révolution. Une politique qui se proclame révolutionnaire et démocratique, mais qui ne peut s’imposer que par la Terreur a déjà perdu la partie avant que celle-ci ne commence, elle a cessé d’être ce qu’elle prétend.
Pour Arendt, la révolution ne se confond pas davantage avec la notion d’utopie comprise généralement comme le rêve d’un gouvernement définitif de la pluralité humaine, soit l’institution de lois qui éteindraient tous les conflits, les dissensions et les interactions liés au fait de la pluralité humaine. Même avec l’aspiration d’un bonheur universel, l’utopie n’aspire en réalité qu’à un gouvernement disciplinaire qui en finirait avec les initiatives et l’imprévisibilité qui caractérise la liberté humaine.
Si la révolution ne saurait se définir par la violence ou l’utopie. Quelle est-elle? Pour Arendt, la révolution est le phénomène politique par excellence. Elle est autre chose qu’un changement soudain et violent qui bouleverse une société, ses institutions, ses mœurs et son histoire. Elle est l’occasion d’une expérience humaine inédite et relativement rare : celle de la liberté entendue comme un moment où les hommes se considérant comme des égaux, délibèrent à propos du monde dans lequel ils vivent.
Castoriadis partage cette vision égalitariste de la révolution. Le projet révolutionnaire se résume ainsi dans la volonté et l’agir qui vise à supprimer la hiérarchie politique, la division de la société comme division du pouvoir et du non-pouvoir. Et nous savons aussi que ce pouvoir n’est pas seulement et simplement « politique » au sens étroit ; il est aussi pouvoir sur le travail et la consommation des gens, pouvoir sur les femmes, pouvoir sur les enfants, etc. Ce que nous visons, c’est l’égalité effective sur le plan du pouvoir – et une société qui ait comme pôle de référence cette égalité. Tiré de “L’exigence révolutionnaire. Entretien avec Cornelius Castoriadis”, Esprit, (1977).
La révolution ou l’action en commun
Pour Arendt, lors des révolutions, les hommes découvrent avec surprise leur pouvoir commun d’agir de concert. Lors de ces moments historiques, les hommes, sortant de l’ordre privé et social des choses quotidiennes, se rassemblent, se considèrent comme égaux, et agissent ensemble dans un espace public d’apparences. La révolution est donc le moment où le pouvoir politique des hommes apparaît du fait de leur rassemblement tangible dans l’interaction et l’interlocution. La révolution est un événement commun qui excède les causes qui pourraient éventuellement en rendre compte ; elle outrepasse l’ordre des raisons, elle est incalculable ; c’est une surprise : elle survient.
Ce moment où les hommes agissent ensemble est l’occasion d’une joie toute particulière. Il y a un bonheur public tout à fait singulier à faire l’expérience de la vie à plusieurs, dans la lumière du domaine public, en se rapportant aux autres avec égalité.
Présent révolutionnaire et prolongement dans la durée
Le problème existentiel et institutionnel de l’irruption du pouvoir commun d’agir réside, presque tragiquement, dans un conflit entre la temporalité de l’action – son actualité, sa fugacité et son irréversibilité – et le fait que la faculté de commencer ensemble un nouveau monde et de nouvelles relations n’a de sens que si l’action à plusieurs parvient à faire durer dans le temps les conditions de sa survie. Entreprise aussi difficile que rare : comment être durablement libres ensemble ?
La fondation d’institutions durables ne peut se faire au prix d’une occultation de la liberté politique de tous. Toutes les institutions politiques durables ne sont pas capables de conserver le pouvoir, c’est-à-dire de conserver vivante la possibilité de l’action pour tous ceux qui voudraient y participer.
Révolutions anglaise, américaine et française.
Pour Castoriadis dans “L’idée de révolution a-t-elle encore un sens ?” (Le Débat – 1989) cité par Benoît COUTU dans “Idée de la révolution et faire révolutionnaire chez Cornelius Castoriadis”, ce qui fait la spécificité de la Révolution française – faire rupture et instituer du nouveau – ne se retrouve pas dans les révolutions anglaise et américaine.
Pour Castoriadis, à rebours de Hannah Arendt, la révolution américaine n’avait pour but que de préserver un ordre social ancien. Il s’agissait davantage de donner une structure politique en continuité avec le passé que de produire un ordre social nouveau. En restant ancrée dans le religieux (forme américaine) ou dans le passé (par la Common Law pour la révolution anglaise), ou les deux en même temps, elles se limitèrent à rétablir une harmonie sociale jugée perdue.
Annah Arendt et la démocratie des conseils
Une authentique révolution signifie que les hommes s’assemblent spontanément pour instituer de tels espaces d’apparences où vivre, avec d’autres, égaux, dans l’actualité commune de l’action. De telles réunions spontanées (assemblées, conseils, etc.) ne sont pas les relais locaux d’un parti de révolutionnaires professionnels. Elles sont, dans l’actualité de leur présence effective, la seule réalité de la République, car alors les citoyens rassemblés peuvent agir de leur propre initiative et, de la sorte, participer aux affaires publiques quotidiennement. Seul un tel espace public permet une présence vivante parmi les citoyens de l’esprit public ou de l’esprit révolutionnaire. Cela signifie aussi que ce système des conseils doit constituer un élément fondamental des institutions républicaines nées de la révolution, sous peine de voir la révolution s’étioler par un manque de participation. Le système des conseils, nous met en présence d’une forme entièrement nouvelle du gouvernement, un nouvel espace de liberté, qui se crée au cours même de la révolution elle-même.
Cette structure nouvelle du pouvoir ne doit son existence qu’aux élans d’organisation du peuple lui-même. Elle ne correspond pas à l’administration des gouvernés par des experts professionnels – même élus. Le phénomène révolutionnaire atteste de cette suprême possibilité de l’existence humaine qu’est l’action en commun. Elle ne doit rien à la spéculation d’une théorie ; elle n’est pas le résultat d’une organisation révolutionnaire professionnelle. Malgré son caractère discontinu et évanescent, du fait même de la temporalité de l’action, la réalité des conseils révolutionnaires est attestée. Ils ne sont ni un rêve romantique ni une utopie fantastique, ni paradis sur Terre, ni société sans classe, ni rêve de fraternité socialiste ou communiste. Ils attestent seulement de l’instauration de la “vraie république”. Les conseils, évidemment, étaient ces espaces de liberté, écrit Arendt.
L’accélération du projet d’autonomie
Pour conclure, si l’on considère que la révolution ne se définit ni par la violence, ni par l’instauration d’une utopie mais qu’elle est irruption spontanée d’une volonté d’agir en commun, alors oui la révolution est le point de départ d’un régime de démocratie directe autre nom d’une démocratie des conseils appelée de ses vœux par Hannah Arendt.
Il n’en demeure pas moins que l’immense défi révolutionnaire réside dans l’institution, la transformation de l’instant sur la durée. Selon Castoriadis, La révolution doit engendrer de nouvelles institutions et modifier en même temps la relation entretenue avec ces institutions dans un processus qui favorise l’exercice de l’autonomie : La révolution n’est pas qu’une césure, elle est l’accélération de ce projet d’autonomie.
Qu’est-ce que la démocratie directe? Qu’est-ce qu’elle n’est pas? Qu’entend-on par autonomie? Quels sont les liens entre autonomie de l’individu et de la société? Comment définir le pouvoir ou l’Etat? Cornelius Castoriadis nous donne ici des éléments de réponse.
Cornelius Castoriadis,
penseur total, penseur génial du XXè siècle fut tour à tour et sans exclusive
militant communiste, trotskiste (membre d’un réseau résistant en Grèce pendant
la 2nde guerre mondiale, animateur avec notamment Claude Lefort de la
revue Socialisme ou Barbarie), économiste (Chef économiste pour l’OCDE),
professeur (à l’EHESS dans les années 80), psychanalyste (décryptant
abondamment l’œuvre de Freud et d’autres). A côté de ce parcours, il était
également philosophe, philologue (analysant la signification d’écrits anciens),
musicien amateur (il a songé à embrasser la carrière de chef d’orchestre dans
ses jeunes années). Son œuvre passionnante, parsemée de mille éclats lumineux reflète
cette profusion d’idées et d’actions, une réflexion nous menant à de nombreux
carrefours du labyrinthe de la pensée pour reprendre le titre d’une série de
ses ouvrages.
Cet article comprend des citations et fragments remaniées librement, parfois même reformulés par l’auteur de cet article (à rebours de tous les usages universitaires 🙂 afin d’en permettre une lecture plus fluide.
Les écrits ainsi
librement cités / paraphrasés sont les suivants:
1 Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
2 Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l’homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982).
3 Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996
Naturalité de la démocratie
Je ne crois pas qu’il y ait une
naturalité de la démocratie. Je crois qu’il y a une pente naturelle des
sociétés humaines vers l’hétéronomie, pas vers la démocratie. Il y a une pente
naturelle à rechercher une origine et une garantie de sens ailleurs que dans
l’activité des hommes – dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres,
ou version van Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le
marché, qui fait que les plus forts et que les meilleurs prévalent toujours à
la longue, c’est la même chose… Pour Pierre Clastres, la société est contre
l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la
source des normes. C’est le passé de la société, c’est la parole des ancêtres.
Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.
La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. 1
Qu’est-ce que la démocratie directe?
À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Je suis d’accord là-dessus avec Rousseau qui dit que “les Anglais libres ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans”. 2
Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie. 1
Dans la Grèce antique, l’ecclesia, assistée par la boulé
(Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe.
L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, activement encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ethos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits politiques. La participation se matérialise dans l’ecclesia, l’Assemblée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obligation morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels; la quasi-totalité des cours sont formés de jurys, et les jurés sont tirés au sort. 3
Ce régime n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. 3
Réfutation des arguments clamant l’impossibilité d’une démocratie
directe
Le grand argument contre la
démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est la dimension de ces
sociétés. Or l’argument est de mauvaise foi. Historiquement, concrètement et
politiquement.
On pourrait dire : établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué est de mauvaise foi. 1
Dans l’époque moderne, on a vu éclore des formes de régime qui permettent une démocratie directe comme par exemple la commune de Paris ou des soviets –les vrais, avant qu’il ne soit domestiqués par les bolchevique–, ou des conseils ouvriers avec un pouvoir le plus grand possible des assemblées générales, c’est-à-dire la démocratie directe pour la décision ultime, et un pouvoir de délégués élus est révocables à tout instant, ne pouvant donc pas exproprier la collectivité de son pouvoir. 2
Qu’est-ce que le régime représentatif?
Le régime représentatif tel que
nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les anciens ont des
magistrats révocables, il n’y a pas de représentants. Le terme représentant
signifie représentant auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants
présuppose qu’il y’a un roi. En Angleterre le roi gouverne dans son parlement
avec les représentants de ces sujets.
L’argument majeur en faveur de la démocratie représentative vient de Benjamin Constant : dans les sociétés modernes ce qui intéresse les gens n’est pas la gestion des affaires communes, mais la garantie de leurs jouissances. 1
Le peuple par opposition aux “représentants”.
A chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redécouverte ou réinventée : conseils communaux (town meetings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. Dès qu’il y a des “représentants” permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des “représentants” – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions susceptibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ». 2
Le peuple par opposition aux “experts”.
La conception grecque des “experts”
est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la
législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de
gouvernement – sont prises par l’ecclesia, après l’audition de divers orateurs
et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir
spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y
avoir de “spécialistes” ès affaires politiques. L’expertise
politique – ou la “sagesse” politique – appartient à la communauté
politique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une
activité “technique” spécifique, et est naturellement reconnue dans
son domaine propre. La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose
une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratègoi, sont-ils élus, au
même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la
polis d’une tâche particulière.
L’élection des experts met en jeu un second principe,
central dans la conception grecque, qui est que le bon juge du spécialiste n’est
pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le
forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et
naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et
donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole,
ou les tragédies couronnées -, on est enclin à penser que le jugement de cet usager
était plutôt sain.
On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irresponsabilité croissante des appareils hiérarchico – bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des “experts” en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par “l’expertise” qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces “experts”. Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales. 2
La Communauté par opposition à “l’Etat”.
La polis grecque n’est pas un “État” au sens moderne. Le mot même d’État n’existe pas en grec ancien (il est significatif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). L’idée d’un «État», c’est-à-dire d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompréhensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète, “empirique”, de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendamment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un “État” et une “population” ; elle oppose la “personne morale”, le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. Ni “État”, ni “appareil d’État”. Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif (très important aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus élevés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Ronald Regan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La “bureaucratie permanente” accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme est abandonnée à des esclaves.
Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles – et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthunè); ils le font devant la boulé pendant la période classique. 2
Les trois fonctions du pouvoir
Prenons les trois fonctions de tout pouvoir : légiférer, juger et gouverner – et non pas exécuter, terme hypocrite des lois constitutionnelles moderne, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois, le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel qui dit que le gouvernement, chaque année, présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide… Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les iroquois : elle juge, probablement, et elle gouverne, elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institut pas. 1
Qu’est-ce que l’autonomie ?
C’est que l’on puisse dire à chaque moment : cette loi est-elle juste ? L’hétéronomie c’est quand la question ne sera pas soulevé. Ne sera pas posée. C’est interdit. L’autonomie consiste simplement à ménager la possibilité effective que les institutions puisse être altérées, et sans qu’il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements. L’autonomie suppose également l’activité des gens, leur participation effective aux activités politiques, notamment le contrôle des magistrats révocables. 1
Le projet politique d’une société autonome et celui d’une société qui pose ses institutions en sachant qu’elle le fait, donc qu’elle peut les révoquer et que l’esprit de ses institutions doit être la création d’individus autonomes. Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Bach n’est pas Mozart. 2
Si être autonome, pour l’individu comme pour la société, c’est se donner sa propre loi, cela signifie que le projet d’autonomie ouvre une recherche sur la loi que je dois (que nous devons) adopter. Cette recherche comporte toujours la possibilité de l’erreur – mais on ne se protège pas contre cette possibilité par l’instauration d’une autorité extérieure, mouvement doublement sujet à l’erreur et qui ramène simplement à l’hétéronomie. La seule limitation véritable que peut comporter la démocratie est l’autolimitation, qui ne peut être, en dernière analyse, que la tâche et l’œuvre des individus (des citoyens) éduqués par et pour la démocratie. Une telle éducation est impossible sans l’acceptation du fait que les institutions que nous nous donnons ne sont ni absolument nécessaires dans leur contenu, ni totalement contingentes. Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. 3
Autonomie et psychanalyse
La fin bien conçue de l’analyse va au-delà de la liquidation du transfert,
elle va jusqu’à l’instauration d’une nouvelle instance de la subjectivité : une
subjectivité réfléchissantes et délibérante. Il ne s’agit pas d’assécher le
Marais puant de l’inconscient pour y faire pousser des tulipes, cela serait
suicidaire, parce que c’est précisément de l’inconscient que tout surgit. Il ne
s’agit pas de se libérer de la domination de l’inconscient, c’est-à-dire de
pouvoir arrêter le passage à l’acte mais d’avoir conscience des pulsions et des
désirs qui y poussent. C’est cette subjectivité qui peut être autonome et c’est
ce rapport là qu’est l’autonomie.
La politique, tout comme l’analyse, n’a pas de fin. Politique et analyse ne s’achèvent jamais. La fin de l’analyse c’est la capacité du sujet, désormais, de s’auto analyser. Dans le cas de la politique on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d’instituions. Il ne s’agit pas d’établir la société parfaite une fois pour toutes. 3
Le vote majoritaire
Le seul fondement de la règle majoritaire, c’est qu’en politique tous les doxai ou opinions sont équivalentes. Le nombre des opinions favorables à telle décision à un poids, crée une présomption de rectitude. Si vous êtes mettez une règle de la majorité, vous êtes admettez nécessairement que malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous et qu’il fasse ceci ou cela : priver de droits de vote les gens de plus d’un mètre 90, élire Hitler, etc. 1
L’illusion constitutionnelle
Au sujet du fétichisme de la constitution remarquons que le pays où les droits de l’homme sont peut-être le plus respecté depuis trois siècles, la Grande-Bretagne n’a pas de constitution alors que des constitutions parfaitement démocratiques ont servi de masque ou plus sanglante tyrannie et continue de le faire. Une constitution ne peut pas se garantir elle-même. Si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement. 3
Les partis contre la démocratie
La séparation des pouvoirs, autre dispositif d’auto limitation, me paraît également essentielle. Entamée dans la démocratie antique : les jurys athéniens tires au sort n’ont pas obéir à l’assemblée ils peuvent même la censurer, elle est en théorie plus poussée dans les régimes libéraux modernes. Cependant dans ces régimes, le pouvoir législatif et pouvoir gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Le lieu effectif du pouvoir pour les décisions qui importent vraiment dans les régimes libéraux, sont les partis. Les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto coopté. Il n’est nullement question cependant d’interdire les partis, la constitution libre de groupement d’opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l’agora. Mais l’essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. 2
Autogestion, économie,
privatisation
Dans le domaine économique, l’autogestion de la production par les
producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les
individus passent la moitié de leur vie éveillé. Il ne saurait être question de
collectiviser de force les petits producteurs par ailleurs. Une société
autonome, se doit donc d’instaurer un véritable marché défini par la
souveraineté des consommateurs et l’auto gouvernement des producteurs. Le
dialogue démocratique remplace les rapports de force actuellement mis en jeu.
La discussion ne peut pas se réduire à Madame Thacher ou le Goulag. Lorsque je
formule ce projet d’autonomie, trop ou pas assez précis selon certains, je
m’exprime en tant que citoyen. Cet effort de construction, d’élucidation, de
description, devrait être le fruit d’une réflexion collective dans le cadre
d’institutions démocratiques À fin de dépasser le stade de la division du
travail politique, ou représentants et représentés sont renvoyés dos à dos.
Or aujourd’hui, la privatisation abandonne le domaine public aux oligarchies
bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique
d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme
généralisé.
Le prix à payer pour la liberté et l’autonomie c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. La richesse du capitalisme a été achetée par la destruction d’ores et déjà irréversible des ressources de la biosphère accumulées pendant 3 milliards d’années. 3
Individu et société
Ce que l’on appelle bêtement dans la théorie politique, philosophique,
économique, l’individu – et que l’on oppose à la société – n’est rien d’autre
que de la société. Ce sont des couches successives de socialisation qui
s’agglomère autour du noyau monadique. Un enfant laissé à lui-même sans lien
avec la société devient un enfant loup. Cette socialisation est essentiellement
violente. Elle signifie que la psyché doit renoncer à l’omnipotence, à être le
centre ou la totalité du monde. La sublimation implique le renoncement aux
simples plaisirs d’organes, voire même aux simples plaisirs de la
représentation privée pour investir des objets qui n’ont d’existence et de
valeur que sociales. À partir du moment où l’on parle, au lieu de sucer son
pouce, on est dans la sublimation parce qu’on investit une activité sociale, un
objet créé par la société, institué est valorisé par elle.
L’activité des hommes investit un objet socialement créé et socialement valorisée, même si cet objet est criminel, comme l’holocauste le fut ou comme le furent les sacrifices humains par les prêtres Aztèques. 2
La naissance d’une démocratie directe intégrale ou autogouvernement zapatiste au Chiapas
Le 1er janvier 1994, les indigènes insurgés constitués en armée de libération (EZLN) prennent d’assaut les points stratégiques de la région du Chiapas au sud du Mexique. Les armes sont déposées 12 jours plus tard sur les bases d’un cessez le feu négocié avec le gouvernement de Mexico. L’armée insurgée dirigée par le fameux sous commandant Marcos et la population civile commencent alors à organiser de façon strictement autonome, dans les territoires du Chiapas acquis à leur cause, leur vie politique, sociale, économique. Des assemblées décident des mesures à prendre dans chaque village, dans chaque commune pour créer des écoles, bâtir un système de santé efficace, administrer la justice, en bref, mener une vie d’homme libre. Des représentants bénévoles sont chargés de préparer et suivre les décisions de ces assemblées qui gardent toujours le dernier mot.
L’organisation au niveau régional
En 2003, des
autorités régionales sont élues par des assemblées de zones nouvellement
constituées. Chacune des 5 régions dispose désormais de son « Conseil de Bon Gouvernement »
chargé de recenser et coordonner les initiatives locales sur un plus vaste
territoire. Chaque région et les communes, villages qu’ils englobent conservent
toutefois leur organisation et leurs pratiques spécifiques (diversité dans la
durée des mandats, l’organisation et les prérogatives des pouvoirs, etc.)
Le Chiapas, un territoire montagneux grand comme la Belgique compte 5,2 millions habitants dont 200 à 300 000 seraient des compañeros autonomes. C’est aussi la région la plus pauvre du Mexique (parmi 32) avec un revenu correspondant à 3% du niveau moyen des revenus de l’OCDE. Cette population pauvre donc, en grande majorité paysanne (producteurs de café notamment), dont la majorité est illettrée a su, notamment grâce à sa culture, mettre en place une expérience d’autogouvernement, la plus durable jamais observée dans l’ère moderne.
“Ils ont peur que nous nous rendions compte que nous pouvons nous gouverner nous même”
En 2014, « la petite école » rassemble des volontaires des quatre coins de la planète pour apprendre de cette expérience et entrevoir un autre futur : Il est possible de changer le monde ! La traduction locale dans nos sociétés industrielles contemporaines reste à mener.
Une histoire toujours en mouvement
En 2019, l’extension des territoires insurgés est officialisée ( 7 nouvelles régions, 4 nouvelles communes) corroborant l’idée zapatiste d’un processus sans fin. Aussi, la construction de la liberté et de l’autonomie ne sera jamais parfaite et ne prendra jamais fin.