Nous sommes (presque) tous d’accord pour dire que nous consommons trop aujourd’hui dans les pays dits « développés ». Pour gaver cette hyperconsommation, les pays « en voie de développement » entassent leurs productions sur le passe-plat du commerce mondial. L’ogre économique peut alors se repaître de toujours plus de marchandises avec pour seul but le maintien ou l’accroissement de taux de profits élevés[1], conditions nécessaires à la survie de son organisme. Production et consommation sont donc clairement déconnectées de nos besoins réels et authentiques. Pour ne donner qu’un exemple, on estime qu’un individu possède aujourd’hui chez lui près de 10000 objets[2].
Mais serait-il possible d’établir « scientifiquement » nos besoins réels et authentiques pour mettre un terme à cette orgie ?
Disons-le tout net: non! Nos besoins d’humains sont plus difficiles à cerner que les besoins de l’économie car ils sont à la fois subjectifs (j’apprécie une pièce chauffée à 19° mais pas ma femme), inconstants dans le temps (au Moyen-âge, 15° suffisait largement), et propres à chaque culture (les esquimaux n’ont pas la même perception du froid…).
Peut-on au moins s’approcher de la vérité de nos besoins et établir des niveaux de production et consommation au plus proche de cette vérité ?
Pour faire simple, on peut dire que les niveaux de production et de consommation peuvent découler de:
- une décision familiale dans un contexte autarcique. Des fermes isolées ont pu pendant des siècles produire ce qui s’avérait nécessaire et suffisant (habitat, nourriture, outillage ou même divertissement sous forme de chant, musique, veillées, etc.).
- une demande des autorités compétentes de la communauté dans les sociétés communistes primitives[3]. Par exemple, une communauté agricole qui éprouve le besoin de se chausser peut entretenir un bottier « donnant » sa production en échange des moyens de sa subsistance (y compris lorsque la communauté n’a pas besoin de bottes pendant les mois d’été par exemple).
- une planification bureaucratique dans les économies du bloc soviétique (dont le résultat fut bien souvent la qualité désastreuse des produits) ou pendant la guerre avec l’économie dirigée.
- du marché coordonnant l’activité par les prix à tous les échelons (local, régional, national, international).
Nul besoin de dire qu’aujourd’hui le marché est ultra-dominant dans la détermination de la production / consommation. Malheureusement, cette économie de marché, si elle s’avère un « formidable » outil de croissance infinie, ne fait rien pour nous prémunir contre notre démon de la démesure et s’accompagne d’effets non moins diaboliques pour l’humain: focalisation sur le prix au détriment de tout autre facteur (qualité, conditions écologiques ou sociales), biais court-termiste, dépersonnalisation des échanges menant à une politique sans frein de maximisation des profits, etc.
Et si d’autres méthodes d’appréciation des besoins existaient?
Si peu d’exemples sont disponibles, on peut néanmoins évoquer plusieurs mécanismes alternatifs.
Ainsi côté offre (production), on peut évoquer:
- La planification démocratique de la production à tous les échelons (local, régional, national, international) notamment défendue par Michael Löwy[4] vise à mettre dans les mains d’un collectif la décision du quoi produire et dans quelles quantités.
- Le contrôle citoyen au fil de l’eau qui pourrait se traduire par l’inclusion de citoyens dans l’administration des entreprises afin de tempérer le marché (sans l’éradiquer).
Citons côté demande, la planification démocratique de la consommation que Dominique Bourg appelle les « quotas de consommation ». Cela ressemblerait furieusement à des tickets de rationnement sauf que leur distribution serait décidée démocratiquement et non pas bureaucratiquement. Reste à préciser en détail comment.
Propositions pour une politique démocratique de l’offre
Rappelons d’abord que l’entreprise, acteur majeur dans la détermination de l’offre est en butte à deux insuffisances notoires aujourd’hui. Les lois qui encadrent son fonctionnement pêchent à la fois par leur éloignement (règlementations nationales et européennes) et leur laxisme résultant d’une collusion / confusion bien connue entre nos élites économiques et politiques produisant un discours libéral synonyme d’impunité.
La solution passe donc encore et toujours par la démocratie, la vraie, celle qui ne se dilue pas dans la représentation de nos intérêts et la collusion oligarchique!
Sur le plan politique contre l’éloignement et le laxisme, il convient d’instaurer la démocratie directe aux échelons habituels (local, régional, national), en s’affranchissant bien entendu de toute instance supranationale (limitation drastique du commerce international). Cet autogouvernement encadre de façon plus incisive l’activité des entreprises et peut, dans certains cas, décider d’une planification démocratique. Celle-ci semblerait pertinente dans des secteurs nécessitant des infrastructures importantes en main-d’oeuvre et en capitaux (transport, industrie lourde, etc.). Indiquons toutefois que la réduction de la taille des entreprises demeure un objectif majeur pour lutter contre la démesure gargantuesque de l’économie contemporaine, leur rendre (ou leur donner) un visage humain tout en faisant le deuil de leur hyper-efficacité. Avec les citoyens aux commandes, des aberrations qui font, par exemple, de la France le pays qui compte le plus de m2 de surface commerciale par habitant avec 1 million de m² inauguré chaque année, seraient évitées[5].
Rompre avec l’entreprise féodale
Paul Jorion, le dit sans ambages » Il nous faut à présent domestiquer […] l’économie car nous l’avons laissée dans son état de sauvagerie premier de guerre de tous contre tous menée par des chefs cruels et brutaux. »
Cela signifie surle terrain économique, plus de démocratie aussi au niveau de chaque entreprise. En effet quoi de plus tyrannique qu’une société commerciale aujourd’hui? Le propriétaire ou son mandataire (le manager), ressemble fort au seigneur d’autrefois. Des rapports de domination qu’on trouve inacceptables dans la vie courante sont ainsi couramment tolérés dans une société commerciale du fait de la pression du chômage. On connait également les limites flagrantes du contrepouvoir syndical, dont il suffit de voir le faible taux d’adhésion (9 % dans le secteur privé[6]) pour se convaincre qu’il est devenu inopérant, en tout cas trop faible pour modifier ces rapports (sans parler de la collusion de ses dirigeants avec le pouvoir politique).
Tyrannique, l’entreprise l’est aussi vis-à-vis de son environnement (riverains, écosystème naturel, petits commerces alentours, etc.). Elle ne se hisse parfois même pas au niveau du minimum… syndical: délocalisations abusives pour motifs financiers, lobbying pour obtenir des législations complaisantes (voir cet article sur ces professionnels de la manipulation), les exemples sont pléthores.
Pour freiner significativement ces forces dominatrices qui cisaillent nos vies, des contrepoids effectifs doivent être imposés. D’abord en généralisant la gestion collégiale des entreprises par leurs salariés (c’est le modèle des SCOP – sociétés coopératives de production[7]) ET par des citoyens. Chaque entreprise d’une taille significative (dont l’impact sur la société est le plus important) devrait ainsi intégrer dans sa gestion (comité de direction, conseil d’administration, comités de pilotage) des représentants de la société: des citoyens. Leur proportion dans les instances de décision devrait être décidée démocratiquement, et comme tout travail mérite salaire, ils pourraient être rémunérés par le fruit de nos impôts. Le choix de ces citoyens s’avérerait sans doute crucial pour assurer leur succès: tirage au sort, volontariat tout en se prémunissant contre leur enrôlement par des intérêts particuliers, etc.
Bien entendu, toutes ces mesures, dont la semaine de 20 heures (voir cet article sur la réappropriation du temps) ont un coût. L’enchérissement de la vie serait inévitable et cela pourrait s’avérer une chance en promouvant la qualité ! On estime ainsi que 96% d’appareils électroménagers qui tombent en panne sont réparables, les 4% restants étant attribuables au défaut de pièces de rechange[8]. Ils seraient alors remis en état plutôt qu’en décharge. Un fichier central des pièces détachées permettrait sans doute d’approcher des 100%. Afin de limiter la rotation des marchandises, une foule d’autres mesures conceptuellement très simples mais impossibles à mettre en oeuvre dans la réalité de notre démocratie oligarchique pourraient voir le jour[9]. La relocalisation, du fait de l’encadrement strict des importations permettrait de donner du travail à ceux qui en manquent aujourd’hui. Mais au-delà des marchés qui perdureraient sous une forme strictement encadrée, il s’agirait de retrouver une liberté véritable plutôt qu’une liberté d’option: J’ai le choix du mode de transport pour aller à mon travail (du fait de la relocalisation je peux préférer le vélo par exemple), plutôt que le choix entre une voiture X et un voiture Y.
En définitive, il s’agit de ré-enchâsser l’économique dans le politique dans le cadre d’une « Démocratie générale »[10] afin de retrouver le chemin vers une sobriété heureuse. « Il faut rompre, aussi sur le plan personnel, avec toutes les valeurs imposées par la société marchande, les exigences créées par l’argent, la valorisation du travail, les joies promises par la marchandises et le culte de l’efficacité » (Les aventures de la marchandise par Anselm JAPPE 2017). « Ceux qui n’ont à la bouche que les mots compensation, bilan carbone, développement durable, green tech, transition, empreinte écologique, ceux-là parlent une langue morte, celle de la comptabilité du désastre. » (Cahier d’Été de la ZAD 2019)
Laissons le mot de la
fin à André Gorz: « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul
mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne ».
[1] Cette inflation marchande est soutenue par l'obsolescence programmée ou la publicité déculpabilisant notre surconsommation. [2] Franck Trentmann dans "Empire of Things" cité par Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019). Chiffre donné pour un Allemand. [3] Introduction à l'économie politique par Rosa Luxemburg (1925). [4] Écosocialisme et planification démocratique. Michael Löwy Dans Écologie & politique 2008/3 (N°37), [5] Journal LSA 12/02/2019 [6] en 2013 - enquête « La syndicalisation en France » de la Dares, service statistique du ministère du Travail. [7] Par exemple, chez Fralib (repreneur après une lutte homérique d'une partie des infrastructures Unilever qui produisait thé et tisanes "Les coopérateurs contrôlent démocratiquement les différents services de l'entreprise et le conseil d'administration (11 membres), élu pour 4 ans par l'assemblée générale des coopérateurs est révocable à tout moment. Le CA met en place un comité de pilotage composé de trois personnes, le président de la coopérative, son directeur et le responsable des achats. Il se réunit chaque semaine et peut être élargi. Un compte rendu de décisions est rédigé, envoyé au CA et aux coopérateurs. Sans retour négatif de leur part dans les 24 heures, les décisions sont adoptées." Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020 [8] Chiffre fourni par Spareka lors d'un séminaire organisé par HOP (Halte à l'Obsolescence Programmée) [9] Tiré de Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019) : Mettre en œuvre des critères de robustesse, de démontabilité, de modularité (le bien est composé de plusieurs éléments indépendants - ordinateur avec écran, clavier, boitier, plutôt qu'un boitier unique), d'interopérabilité, d'évolutivité pour permettre les évolutions technologiques futures, etc. [10] Vers une démocratie générale de Takis Fotopoulos (2002)
Laisser un commentaire