Avant l’insurrection déclenchée le 1er janvier 1994, qui étaient les zapatistes? Comment s’est déroulée la maturation politique et militaire de ce groupe? Quels défis furent les siens à l’aube de l’insurrection et une fois le cessez-le-feu en vigueur?
Ces informations sont tirées de l’interview du sous-commandant Marcos dans le film « La véridique légende du sous-commandant Marcos » (1995). Marcos, surnommé le « sub » (subcommandante), chef militaire de l’armée de libération zapatiste (EZLN) en même temps que porte-parole et formidable propagandiste, est connu aujourd’hui sous le nom de sous-commandant Galeano.
Les modestes débuts
En 1984, l’EZLN compte 6 membres, dont 3 métis principalement occupés à reconnaître la forêt, y déceler ses points d’eau et ses territoires de chasse pour y vivre en autonomie. Marcos rejoint ses rangs en tant qu’instituteur apprenant aux guérilleros à lire et à écrire et leur enseignant des rudiments d’histoire. Deux ans plus tard, en 1986, cette « armée » compte 12 membres dont un métis (Marcos). A cette même date, les guérilleros sortent pour la première fois au grand jour et avec leurs armes dans le village du vieil Antonio (celui qui fera plus tard partie des récits de Marcos). Un dialogue s’instaure avec les populations indigènes. Les zapatistes pétris d’idées marxistes, de théories socialistes les exposent aux indigènes des villages et se heurtent à l’incompréhension affichée quand ce n’est pas au désintérêt. Commence alors pour les guérilleros zapatistes l’école de l’écoute dont ils ressortent transformés. Des certitudes carrées moulées dans un discours scolaire, se transforment en un truc cabossé, aux coins rabotés comme un vieux pneu. « Les zapatistes sont le résultat d’une hybridation, d’une confrontation dont nous sommes heureusement sortis vaincus », nous dit Marcos.
Les villages apportent leur aide aux guérilleros qu’ils respectent car ils connaissent la difficulté de leur vie dans la brousse, pire que celle du plus pauvre des paysans du Chiapas. En échange, l’EZLN protège les villageois contre les incursions des milices des grands propriétaires, de la police ou de l’armée.
Alors que l’armée zapatiste prépare sans s’exposer une conspiration clandestine et collective, plusieurs communautés s’organisent en gouvernement parallèle à celui de Mexico. Des travaux collectifs sont mis en route et permettent d’acheter des armes. Dans l’EZLN chacun a payé son arme avec son travail et son argent, chaque combattant possède son fusil comme le fermier possède sa vache. C’est pourquoi avance Marcos il est impensable de penser qu’on puisse désarmer une telle armée.
Entre 1988 et 89, l’armée passe de 80 à 1300 combattants.
Une lutte contre l’anéantissement
Entre 1990 et 92, beaucoup d’éléments concourent au désespoir des indiens: la misère s’aggrave, la répression aussi, des épidémies s’abattent sur la région, le prix du café baisse. D’autres événements marquent l’anéantissement des espoirs indigènes dans une amélioration de leur situation : menaces d’expulsion de villages dans la forêt, réforme qui met fin aux répartitions de terres (terrains communaux – ejidales), entrée en vigueur prochain d’accords de libre échange (ALENA le 1er janvier 1994, jour de l’insurrection zapatiste). Les communautés se sentent condamnées à disparaître.
Les responsables des régions réclament un soulèvement armé. Marcos est alors convaincu de la folie d’une telle initiative analysant la conjoncture internationale morose après l’écrasement de toutes les rebellions sud-américaines et la fin du communisme soviétique. Envoyé dans les villages pour recueillir le souhait de la population, Marcos en revient surpris. « Les villageois discutaient plusieurs jours puis relevaient les votes des femmes, hommes, enfants ». En octobre 92, la majorité se déclare en faveur de la guerre, action qui devrait coïncider avec le triste anniversaire des 500 ans de la conquête espagnole.
Mais rien n’est prêt. Marcos, chef de l’EZLN, demande un délai pour transformer cette armée de défense en une armée insurrectionnelle formée aux combats de rue et capable prendre d’assaut les chefs-lieux du Chiapas. L’insurrection sera finalement déclenchée le 1er janvier 1994. 12 jours plus tard et suite aux protestations dans tout le Mexique, le gouvernement de Mexico décrète un cessez-le-feu unilatéral. La répression par l’armée régulière aura fait 400 morts, des civils en majorité.
Une nouvelle période s’ouvre dans laquelle l’armée doit redéfinir son rôle consciente du risque de propagation du culte de la mort au détriment du culte de la lutte. Une nouvelle ère politique sous l’égide de la population civile auto-organisée s’ouvre.
La démocratie directe intégrale : comment ça marche ? Peut-on la réduire en principes ? De quelle façon fonctionne-t-elle dans le Chiapas zapatiste ?
Nous avons vu dans cet article, les grandes lignes du mouvement néo-zapatiste au Mexique. Zoomons davantage et tentons maintenant d’en décomposer les mécanismes afin d’entrevoir l’organisation concrète de ce gouvernement autonome.
Apprendre en marchant, chacun à son rythme
En tant qu’organisation
non étatique et égalitaire le Chiapas zapatiste mêle à la fois des pratiques
ancestrales (assemblées communautaires), une culture indigène prégnante et des
« institutions » récentes comme les Conseils de Bon Gouvernement
organisant les pouvoirs régionaux depuis 2003.
Au rang des principes régissant cette organisation zapatiste, notons tout d’abord… qu’il n’y a justement PAS de principe intangible. Plutôt qu’un « modèle procédural fixe et unique » [1], l’autogouvernement zapatiste préfère les approches pragmatiques et dynamiques dans lesquelles pratiques concrètes et expériences priment. Chaque problème amène sa solution au travers d’un mélange de discussion collective réunissant tous les habitants qui le souhaitent et leur représentation élue.
Cette plasticité des organes de gouvernement s’observe à la fois dans le temps (évolution des règles d’année en année) et dans l’espace (fortes variations d’une région à l’autre). Ainsi par exemple, dans la région I, que nous allons prendre comme exemple, le nombre de conseillers est passé de 8 en 2003 à 12 puis 24 en 2014. De même, suivant les zones où s’exerce l’autogouvernement au Chiapas, les règles diffèrent notablement : Existence ou non d’un conseil des Anciens, durée des mandats, attributions des élus, etc.[2] Cette adaptabilité qui peut être vue comme une force est aussi le résultat de contraintes spécifiques : guerre larvée menée par le gouvernement de Mexico, discontinuitédesterritoires zapatistes entremêlés avec des communes soumises au gouvernement central.
Si les institutions
sont impermanentes et géographiquement hétérogènes, comment obtient-on la
stabilité nécessaire à un autogouvernement apaisé ? La culture indigène du
« nous » plutôt que celle du « je » semble à ce égard, jouer
un rôle décisif dans la stabilité du système. Les 7 recommandations à
destinations des autorités élues et connues comme le « commander en obéissant » reflètent cet état d’esprit :
1 – Servir et non se servir 2- Représenter et non supplanter 3- Construire et non détruire 4- Obéir et non commander 5- Proposer et non imposer 6- Convaincre et non vaincre 7- Descendre et non monter
Une organisation reposant sur les assemblées
Il existe 3 échelons de répartition du pouvoir civil :
les communautés constituées des villages, la commune (4 communes dans la région
I) et la région (caracol dans le langage zapatiste).
Chaque strate exerce son pouvoir à son niveau sans pour autant qu’il existe de frontières absolues entre les uns et les autres[3].
Survivance de la
tradition indigène, l’assemblée de chaque communauté est l’organe majeur de
décision. Aussi, le schéma des différents organes de gouvernement illustrant
cet article propose-t-il une lecture renversée dans laquelle les communautés ou
villages sont situés en haut du diagramme et non en bas.
Les enfants à partir de 12 ans peuvent participer aux assemblées en tant que membre, c’est-à-dire y prendre la parole, même s’ils ne peuvent être élus à des charges qu’à partir de 16 ans[4].
Il est très difficile de trouver des chiffres concernant la démographie zapatiste. D’après cette source[5], la Région I comprendrait 10 000 habitants répartis dans 60 communautés, soit 60 assemblées communautaires, mais cela semble assez faible en regard du nombre global de zapatistes généralement avancé (entre 200 000 et 300 000).
Les assemblées des communautés et des communes sont ouvertes à tous les habitants. Les assemblées des régions sont, elles, composées des autorités élues par les communes. Pour élire des autorités, une majorité des habitants présents est nécessaire.
Les mandats et le travail des autorités
On regroupe sous le
terme « autorités », les
personnes élues par chacune des 3 assemblées (communautaire, communale,
régionale). Les mandats sont « politiques » (commissaires, agents,
conseillers du bon gouvernement, etc.) ou « économiques »
(responsable des travaux collectifs dans tel ou tel domaine). Tous les mandats
sont bien entendu révocables à n’importe quel moment. Par ailleurs, si des
manquements sont attribués à une autorité, il ou elle en est responsable sur
ses propres deniers.
Il n’est pas
nécessaire d’appartenir à un parti pour prétendre à un mandat. Il n’y a pas de
campagnes électorales et les candidats se font connaître lors des assemblées.
Le processus d’élection d’une assemblée communautaire autonome résulte de compromis réciproques entre les
autorités et le peuple. Le critère d’élection décisif semble être celui du
respect : respect de la communauté à l’égard du candidat et respect
affiché du candidat pour la communauté.
Les mandats sont pourvus en dehors de toute capacité. Le compañero doit apprendre (y compris à lire et à écrire si nécessaire) puis faire le travail pour lequel il a été élu. « Ne pas savoir est ce qui permet d’être une bonne autorité. »[6]
La réélection au même
poste n’est pas interdite mais la charge élue étant bénévole et demandant un
investissement personnel important, elle est très rare.
Enfin, il est impossible de cumuler des mandats civils et
militaires.
Au niveau communautaire, l’assemblée nomme a minima pour 1, 2 ou 3 ans
suivant les lieux et les pratiques :
un agent
et son équipe (suppléant, secrétaire, trésorier, chef de la police
communautaire),
un commissaire
et son équipe (conseil de vigilance, secrétaire, trésorier).
Au niveau de la commune les autorités sont élues pour 3 ans sauf cas
particulier car il n’existe pas de règle intangible. L’assemblée de la commune
est composée des habitants de toutes les communautés la composant. Une majorité
des habitants présents est nécessaires pour élire des autorités émanant de
chaque communauté.
Au niveau de la région, et pour la zone de notre exemple (région I),
24 personnes se répartissent les 8 domaines d’action du Conseil de Bon
Gouvernement en 2 équipes de 12. Cette répartition s’effectue afin que chaque
domaine regroupe a minima 2 personnes (principe de collégialité) et que des
élus expérimentés cohabitent avec des plus novices (sachant que le Conseil de
Bon Gouvernement se renouvelle partiellement tous les ans). Chaque personne a
au moins 2 domaines sous sa responsabilité. Les mandats sont de 3 ans. Chacune
des 2 équipes assure une permanence de 15 jours (au siège du Conseil de Bon
Gouvernement). Cette occupation de poste par quinzaine permet aux personnes
concernées de conserver leur activité de subsistance (car les mandats sont
bénévoles comme à tous les niveaux). Afin d’aider ces autorités dans leur
travail, des villageois sont désignés pour remplacer les autorités dans leur
activité pendant leur absence au service de leur communauté. Cette
discontinuité dans l’exercice de ces fonctions électives permet également de
porter un regard neuf sur les problèmes rencontré par les autorités en charge
les 15 jours précédents.
A noter qu’il n’existe
pas d’exclusivité de compétence au
sein du Conseil de Bon Gouvernement, même si par souci d’efficacité, les 8
domaines sont répartis entre ses membres comme nous l’avons vu. Les décisions peuvent ainsi être prises par
tous ses membres si l’importance du sujet le requiert. Certains membres dont ça
n’est pas le domaine peuvent également apporter leur aide au cas par cas. Il
n’y a pas de pré-carré, d’expertise exclusive, les décisions sont partagées.
La parité homme, femme est respectée dans la dernière mandature du Conseil de Bon Gouvernement de la Région I[7].
La politique c’est la vie et inversement
proportionnel
« Le matin, les hommes vont travailler leur terres, terres qui requièrent beaucoup d’attention car aucun engrais ou pesticide n’y sont utilisés, pendant que les femmes s’occupent de la maison, du verger, des enfants et du bétail. L’après-midi, tous remplissent leurs obligations en tant qu’autorité ou dans les travaux d’intérêt général qui ont été attribués pour le bien de la communauté. Le soir, et toujours bénévolement, Il n’est pas rare que les autorités soient obligés de poursuivre le travail administratif en cours. »[8]
Dans ce portrait largement positif de l’autonomie zapatiste, rappelons pour nuancer le propos, que la mise en route de l’autogouvernement zapatiste a découlée d’une insurrection armée et que l’armée (EZLN) reste une organisation non démocratique coexistant avec les pouvoirs civils[9]. Cette organisation qui garantit l’exécution des pouvoirs civils dans une région où les troubles fomentés par le gouvernement de Mexico sont fréquents[10] pourrait-elle basculer dans la dictature comme cela a si souvent été observé en pareil cas ? Les moyens violents utilisés par les zapatistes ont été et demeurent extrêmement limités (seulement 12 jours d’insurrection en 1994), faut-il voir cependant dans l’EZLN une menace potentielle à la poursuite du chemin d’autogouvernement ?
De même, le mode de décision collective utilisé par les zapatistes a connu et connait de nombreux échecs, abondamment relatés dans le support de cours de la petite école zapatiste de 2014[11].
Toutefois, la transparence et l’humilité avec laquelle sont exposés les déboires de cette démocratie directe, semble plaider en faveur des insurgés mexicains. La démarche d’essais et erreurs, si elle ne permet pas d’éviter les revers, fournit de nombreux résultats positifs.
Et chez nous, comment pourrait-on transposer une
telle organisation ?
En définitive, le
succès de l’autogouvernement zapatiste, semble davantage tenir de la culture
que de la mécanique institutionnelle, du savoir-être
plutôt que du savoir-faire. A ce titre, l’éducation et la formation constituent,
a fortiori dans des sociétés complexes comme les nôtres, un enjeu majeur de
réussite. La mise en place de programmes d’éducation autonome au Chiapas a sans
doute fortement contribué à la pérennité de l’autonomie zapatiste. Les buts
recherchés doivent être ici identiques, à savoir : une éducation
démocratique dominée par des citoyens acteurs et non des experts, le
développement du sens critique plutôt que l’acquisition de savoirs
institutionnels menant à des comportements stéréotypés. Des citoyens accédant à
des mandats politiques se doivent donc d’être formés dans l’indépendance. On
peut penser par exemple à des formations de pair à pair : formation des
nouveaux élus par les élus de la précédente mandature.
Les 35 000 communes françaises rassemblant chacune près de 1 800 habitants pourraient être le coeur d’une nouvelle vie démocratique centrée sur l’autogouvernement. Jérôme Baschet nous dit que « le moment des municipales pourrait être un prétexte pour relancer la formation d’assemblées populaires, au niveau des quartiers ou des communes, qui seraient à même de prendre en charge l’organisation de certains aspects de la vie collective. Dans le cas où elles en auraient la force, elles pourraient tenter de s’emparer des communes pour étendre leur capacité d’action, tout en transformant les élus municipaux en simples exécutants des décisions des assemblées. »[12] Si les modalités de cette transition démocratique peuvent revêtir des formes multiples, la condition de cet avènement autogouvernemental est pourtant unique : la volonté populaire.
Pour aller plus loin :
Gouvernement autonome I : La Liberté selon les Zapatistes. 2014. Support de cours de la petite école zapatiste publié en 2014 et disponible dans sa traduction française sur le site ztrad.toile-libre.org
Autonomia de Jérôme Baschet (en Espagnol)
Centro de documentacion sobre zapatismo (cedoz.org) (en Espagnol)
Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (cspcl.ouvaton.org)
Espoir Chiapas (espoirchiapas.blogspot.com)
[1] Autonomia de Jérôme Baschet
[2] Gouvernement autonome I : La Liberté selon les Zapatistes. 2014.
[3] Gobierno autónomo zapatista. Características antisistema político mexicano (2010) par Paulina Fernandez.
[4] Paulina Fernandez ibid
[5] Dénommée « Madre de los caraoles, Mar de nuestros sueños », l’une des 12 régions constituées (5 en 2003, 7 en 2019), autrement appelée « La Realidad » avant 2003.
[6] Autonomia de J. Baschet p. 32
[7] Pour 2014, d’après « Gouvernement autonome I : La Liberté selon les Zapatistes. »
[8] Témoignage d’un observateur prénommé Niel en 2015 sur vientosclaros.wordpress.com - diario-11-la-realidad-zapatista-caracol-i-madre-de-los-caracoles-mar-de-nuestros-suenos
[9] Qui tire sont indéniable légitimité de la rudesse de ses conditions initiales. Comme l’évoque le Commandant Marcos dans un entretien de 1995, la vie des insurgés militaires était encore plus frustre et difficile que celle des plus pauvres paysans des montagnes du Chiapas.
[10] Entretien de groupes paramilitaires par le gouvernement central, tentatives de déstabilisation par des politiques de grands travaux ou par la mise en place de subventions opportunistes aux non-zapatistes.
[11] Gouvernement autonome I : La Liberté selon les Zapatistes. 2014
[12] Entretien Jérôme Baschet avec le Blog espoir Chiapas le 24/09/19