Qu’appelle-t-on » République de Venise »? En quoi ses pratiques furent-elles innovantes? Que peut-on en garder comme leçons de gouvernement?
La République de Venise, exceptionnelle par sa durée, 10 siècles, connue son apogée entre 1100 et 1600, à l’image de l’Empire Britannique au 19è siècle[1] pour s’écrouler soudainement sous les coups de menton menaçants de Napoléon en 1797.[2] Fruit d’un commerce dominateur appuyé par une puissante marine de marchande et guerrière ainsi que d’un Etat interventionniste, « la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes »[3] marqua l’histoire.
Cette cité-Etat, d’environ 200 000 habitants à son zénith, disposant de « terres fermes » représentant une grande partie de l’actuelle Italie du Nord et de territoires plus vastes encore au-delà des mers, tirait de juteux profits de sa domination commerciale sur le bassin méditerranéen.
Cette République ne prit jamais les traits d’une démocratie (pouvoir du peuple) et resta une oligarchie (pouvoir de quelques-uns), patriciens ou nobles. Cette classe dirigeante au sein de laquelle existaient des différences de fortune, mais aucune différence de rang, admettait régulièrement en son sein (participation au Grand Conseil) de nouveau patriciens recrutés suite à des services signalés ou le plus souvent en hommage à leur réussite financière (ils étaient alors inscrits sur le fameux « Livre d’or »). On peut donc parler également de ploutocratie (pouvoir de l’argent).
Un autogouvernement de patriciens
Dans cette République bien peu démocratique et considérablement dominatrice, deux caractéristiques méritent toutefois notre attention par leur singularité y compris dans le contexte actuel de nos pseudo-démocraties: l’autogouvernement (restreint à une classe sociale) par rotation des magistratures et des charges et la quasi absence de conflits sociaux en découlant.
Les principales fonctions de l’Etat, de la prise de décision à leur mise en oeuvre furent assurées par des magistrats et des fonctionnaires issus de la « vie civile ». Point donc de politiciens professionnels ou de hauts-fonctionnaires cooptés comme ailleurs ou en d’autres temps y compris proches. Les 2000 nobles patriciens siégeant chaque semaine au Grand Conseil, pourvoyaient par un subtil mélange de tirage et d’élections aux principales magistratures de la ville pour des durées allant de 1 à 3 ans. Parmi ces magistrats, 275 siégeaient au Sénat chargé de notamment de voter la loi.
« Dans l’exercice des fonctions publiques, jamais Venise ne confie une autorité absolue a un seul homme: tout magistrat, tout chef militaire même est flanqué d’un ou deux adjoints, qui représentent l’autorité centrale et sont égaux en influence et en pouvoir à celui qu’ils assistent. Le gouvernement oligarchique divise pour régner; il équilibre et pondère l’un par l’autre les pouvoirs; il ne veut ni de la prédominance d’un homme, ni de la prédominance d’une famille. Aucune maison patricienne ne peut avoir plus de trois de ses membres au Sénat, plus d’un au Conseil des Dix. […] La loi interdit au patricien, sous peine d’amende, de refuser un emploi public. Toute sa vie, l’individu est subordonne a l’Etat, les intérêts privés passent après l’intérêt public : sur ce dévouement, sur cette abnégation se fondent la force et la grandeur de la cité »[5].
Par exception, le Doge, principal élu de la ville, nommé à vie, présidait seul les principales institutions de la cité (Grand Conseil, Sénat, Quarantia équivalent de notre cour de Cassation, Conseil des dix en charge de surveiller la classe dirigeante et de veiller à la sûreté de l’Etat, armée).
Enfin, les fonctionnaires, contrairement aux pratiques mercantiles des charges en vigueur partout ailleurs, étaient issus principalement de la classe bourgeoise (environ 12000 personnes) et bénéficiaient d’un traitement.
Même si le peuple était exclu de ces fonctions, une culture du bien commun permettait de cimenter l’ensemble de telle sorte qu’on ne déplorait « pas de troubles ouvriers, pas de luttes entre les grands »1 alors qu’en France une noblesse querelleuse maintenait dans un état de nécessité un peuple toujours prêt à gronder. Jean Bodin (philosophe mort en 1596) résuma par cette formule: « ailleurs, le riche vit de la peine des pauvres, à Venise le pauvre vit de l’argent du riche ». Les artisans, en particulier les 16000 employés de l’arsenal occupés à construire et réparer la flotte, principal outil de la prospérité de Venise furent pendant 1000 ans payés convenablement et logés dans des maisons à bon marché, simples mais belles qu’aujourd’hui les milanais achètent à prix d’or1. Dans un même souci d’égalité, la justice était la même pour tous, usage pour le moins atypique au Moyen-Age. Cet édifice social à l’équilibre remarquable pour l’époque, graissé par la rente commerciale tirée des richesses importées, permit à ce régime de se maintenir aussi longtemps. Preuve de cette constance, le Ducat, monnaie vénitienne garda la même valeur pendant 5 siècles!1
Le déclin de la nouvelle Athènes
Et pourtant, Venise, en bien des points comparable à Athènes, recélait en elle-même l’un des ferments destructeurs qui vit la démocratie grecque péricliter : le refus de l’universalité pointé du doigt par C. Castoriadis. Les 2000 citoyens de plein droit à Venise (les patriciens), ou les 40000 d’Athènes (toutes classes confondues) ne considéraient les habitants des territoires conquis, ni même ceux des terres fermes dans le cas de Venise, que comme des sujets, leur déniant tout droit à la citoyenneté. En outre, aucun nouveau patricien ne fut plus admis dans les rangs du Grand Conseil à partir de 1717. Ajoutée aux facteurs d’affaiblissement avancés par F. Braudel: déplacement du centre de gravité du monde de la Méditerranée à l’Atlantique et agrandissement des États nationaux, on peut penser que cet enfermement des patriciens dans leur tour dorée signa la fin de la République du Lion.
[1] Cité dans "un capitalisme à visage humain, le modèle vénitien" par Jean-Claude Barreau (2011)
[2] Si l'on considère la République par opposition à la tyrannie d'un seul homme (le Doge tout puissant), on peut faire démarrer cette période vers 1200, ce qui ramène la République à une ancienneté non négligeable de 6 siècles tout de même "La promissio de 1192, c'est-a-dire le serment que prêta a son avènement un doge qui n'était autre que Henri Dandolo, montre clairement où en était déjà réduite, même entre les mains d'un tel homme, l'autorité ducale. Sauf en ce qui touche son rôle de chef de la guerre, le doge ne peut agir en rien sans le consentement de la majorité du Grand Conseil; et c'est un principe nettement pose qu'une résolution votée par l'unanimité du Petit Conseil, et appuyée par la majorité du Grand Conseil, s'impose au doge, et qu'elle peut changer les attributions ducales mêmes. En réalité, dès cette époque, le Grand Conseil détient la souveraineté; le Petit Conseil est l'organe du pouvoir exécutif." La République de Venise de Charles Diehl (1967)
[3] Mémoires d'outre-tombe. Chateaubriand (1811)
[4] tirage au sort de plusieurs patriciens (1) qui forment des commissions électorales (2) chargées de nommer des candidats dont les noms sont mis aux voix dans le Grand Conseil (3). "Le tirage au sort dans la République de Venise" par Maud Harivel (2019)
[5] La République de Venise de Charles Diehl (1967)