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Ledru-Rollin, défenseur de la démocratie directe

Ledru-Rollin
Qui était Ledru Rollin et pourquoi l’histoire a-t-elle retenu son nom? Pourquoi des pans entiers de sa pensée concernant la démocratie directe ont-ils été engloutis par les poubelles de l’histoire?

Né en 1807, Alexandre-Auguste Ledru-Rollin est avocat puis député républicain sous la monarchie de juillet. En 1846, il publie un manifeste dans lequel il réclame le suffrage universel ce qui lui vaut un procès retentissant. Nommé ministre de l’intérieur dans le gouvernement qui suit la révolution de février 1848, il propose l’adoption du suffrage universel masculin – à tous les citoyens sans conditions de capacité ou de fortune – adoptée en mars 1848. L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la fonction de président de la république inaugurera le dispositif. Expérience amère pour ses promoteurs. En juin 1849 Ledru-Rollin, chef du groupe des montagnards comptant plus de 200 députés, participe à une tentative de renversement du gouvernement conservateur. En cause, l’offensive militaire déclenchée contre Rome sans consultation préalable de l’assemblée en violation de la Constitution.  Exilé en Angleterre, Ledru-Rollin embrasse les idées de démocratie directe relativement en vogue à cette époque (Victor Considérant, Moritz Rittinghausen). Voici reproduit le texte de la brochure parue en 1851.

Du gouvernement direct du peuple par Alexandre-Auguste Ledru-Rollin (1851)

Il faut que ce principe du gouvernement direct du Peuple ait une grande virtualité, et frappe par son évidence même, pour qu’il ait fait, en si peu de temps, un si rapide chemin. Proclamé en octobre, d’un coin de l’exil, le voici, aujourd’hui, posé, accepté, soutenu dans la plupart des grandes villes, dans la majorité des centres importants, malgré les diatribes insensées de la presse royaliste et le silence systématique des prétendus journaux républicains de Paris. Il y a même cela de remarquable et d’heureux à la fois, que les feuilles des départements, toujours pleines de patriotisme et de courage, mais un peu trop accoutumées à attendre le mot d’ordre de la capitale, ont, dans cette circonstance, brisé un joug mortel à toute initiative, et marché de leur propre mouvement.

II ne manque donc aucun genre de succès au principe que nous soutenons, pas même, on le croirait à peine, celui d’un acquittement, en Algérie, par une magistrature amovible, décidant sans jurés, sur la terre de l’arbitraire et du despotisme.

Du reste, cette célérité de propagande, celle spontanéité d’adhésions, n’ont rien qui doive surprendre, car le dogme de la souveraineté vivante, agissante, du Peuple dort, depuis les républiques de la Grèce et de Rome, au fond de la conscience humaine; il ne fallait, pour en réveiller le souvenir, que l’impuissance bien constatée des autres modes de gouvernement. Féodalité, monarchie absolue ou tempérée, systèmes constitutionnels de pondération et d’équilibre, représentations à quelque titre que ce soit, une fois condamnés irrémissiblement par l’expérience, le gouvernement du Peuple n’était plus seulement une déduction logique de l’esprit, une affaire de raison ou de choix, il sortait, inévitablement, de la nécessité, comme la dernière forme d’ordre et de sécurité possible pour les Etats. Après avoir parcouru le cercle, il fallait fatalement en revenir à l’idée rudimentaire, avec cette seule différence que, sous la main du temps, le cercle s’est élargi, et que la règle, autrefois applicable à un certain nombre de citoyens, s’étendra, désormais, à la nation toute entière.

Non, l’idée du gouvernement direct du Peuple n’est point une révélation d’hier, et si, pour notre compte, nous avons tenu à démontrer que ses lois avaient été posées, chez nous, par le 18e siècle, par Montesquieu, par Rousseau, qu’il avait eu pour metteurs en œuvre les membres de la plus immortelle de nos assemblées, que plus de 1 800 000 suffrages l’avaient déjà sanctionné en France, ce n’était pas dans l’intention de ravir une part de mérite quelconque à ceux qui ont soutenu cette thèse, après nous ou presque en même temps que nous. Il ne peut y avoir, là, question ni d’amour-propre ni de priorité. Nous n’avons eu qu’un but : aplanir l’obstacle que rencontre tout progrès dans une société vieillie, sceptique, rebelle à l’innovation, en montrant que le principe du gouvernement direct du Peuple était non seulement, dans la tradition française, mais qu’il avait eu la puissance de s’élever, un jour, jusqu’à la majesté d’une loi d’Etat. On a beau dire, et nous y insistons à dessein, c’est quelque chose, pour, les esprits timides, que de leur montrer ce principe de l’avenir ayant eu pour pères des esprits tels que Montesquieu, tels que Rousseau, la Convention pour organe, et inauguré, il y a 60 ans, par 1 801 918 suffrages contre 11 610. Pouvoir placer une idée sous un semblable patronage, n’est-ce pas avoir déjà fait la moitié de la besogne !

Mais, dit-on, si cette constitution était si merveilleuse, si praticable, pourquoi n’a-t-elle pas duré?

Est-ce donc, répondrons-nous, la seule vérité de notre grande Révolution qui ait été momentanément éclipsée? Et ceux qui parlent ainsi ont-ils bien réfléchi aux entraves qu’a briser en ce monde l’idée même la plus simple et la plus féconde ? Ne lui a-t-il pas fallu livrer vingt assauts, avant de pénétrer au cœur de la place? Si l’on devait mesurer le droit au succès, ne faudrait-il pas soutenir que l’esclavage, qui a duré des siècles et des siècles, est toujours légitime, puisqu’après avoir été aboli par la Convention, il a été rétabli par le Consulat, et que, demain, une assemblée de barbares se rencontrerait peut-être pour le rétablir encore ? L’histoire n’est-elle pas pleine de ces retours du passé, et ne sait-on pas que si, les révolutions qui fauchent, en courant, les plantes parasites et les vieilles ronces, n’en extirpent pas radicalement les racines, il sortira, demain, des mœurs, des préjugés, des intérêts, d’abondants rejetons sous lesquels sera étouffée, la semence nouvelle? Non, vraiment, l’objection n’est pas sérieuse.

Revenons, maintenant, aux principes que nous avions formulés, comme fondamentaux et inhérents à la nature même des sociétés.

Nous avions dit :

1° La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner : – de là, l’institution de République – car, toute autre forme de gouvernement serait une aliénation du droit.

2° Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même : – de là, le gouvernement direct du Peuple.

Quant au premier principe, il est le symbole de l’école démocratique révolutionnaire ; il la distingue de toutes les autres écoles.

Nous ne sommes point, en effet, de ceux qui placent la volonté d’une nation au-dessus de certains droits préexistants, de certaines libertés natives et primordiales, que rien ne saurait entamer. Dire d’un peuple, qu’il est maître de se donner toutes les lois qu’il veut, et que, s’il lui plait de se faire mal à lui-même, personne n’a le droit de l’en empêcher, c’est méconnaître le principe sur lequel reposent les sociétés, qui est le bien-être commun et la garantie de la liberté de chacun par la force et la volonté de tous.

La société n’est pas seulement un fait, une agglomération fortuite, le produit du hasard ; elle est basée sur un contrat tacite, par lequel les hommes ont fait l’échange d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre, meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté civile, de leurs forces, que d’autres pourraient surmonter, contre un droit que l’union sociale rend invincible. Or, cette liberté n’est rien moins que la liberté de conscience et de culte, la liberté de penser publiquement, la liberté de se réunir, le droit de vivre en travaillant, de conserver la propriété née de ce travail, le droit de voter le pacte social et la loi qui oblige, droits au-dessus desquels ne se peut placer aucun souverain absolu ; Peuple ou roi, contre lesquels rien ne saurait prévaloir, ni volonté collective, ni dictature d’un seul ou de plusieurs, car ils sont pour chaque homme sa dot inaliénable en ce monde, sa part elle-même de souveraineté. Toute usurpation de ces droits serait un crime de lèse humanité, et le Peuple entier, moins un, fût-il complice, il y aurait attentat à la loi sociale, au principe, au dogme de la souveraineté, car il y aurait un esclave ou bien un martyr.

Rousseau l’a dit : « le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais, à peine de le rompre, aliéner quelque portion de lui-même, ou se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir; et ce qui n’est rien ne produit rien. »

Il a dit encore : « il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le Peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de Peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et, dès lors, le corps politique est détruit. »

Ces lois antérieures et supérieures au droit positif, la Constitution de 1848 les a reconnues. La France, à cette époque, s’est constituée non seulement en République démocratique, elle a déclaré que cette forme de gouvernement était, pour elle, définitive.

Que peut donc être une révision de la Constitution, en présence des principes éternels et des principes écrits que nous venons de rappeler, si ce n’est une simple réglementation, une organisation détaillée de la République démocratique?

Changer la forme, ce serait aliéner le droit, déchirer non seulement le pacte écrit de 1848, mais rompre le pacte tacite qui est la garantie de la liberté de tous, ce serait rendre à chacun sa liberté naturelle, le droit de la force et de la révolte.

Les journaux contre-révolutionnaires, qui croient, à l’aide de la révision, pouvoir rétablir la servitude, c’est-à-dire la monarchie, sont donc en dehors des principes constitutifs des sociétés ; sous prétexte de civilisation, ils nous ramènent à l’état sauvage, au droit à l’insurrection ; sous prétexte d’ordre, ils nous mettent un fusil à la main.

Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, c’est Rousseau : « L’autorité suprême, dit-il, ne peut pas plus se modifier que s’aliéner ; la limiter, c’est la détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un supérieur ; s’obliger d’obéir à un maître, c’est se remettre en pleine liberté. »

La seconde règle que nous avions posée avec les illustres penseurs du XVIIIe siècle, avec la Convention, avec l’héroïque population qui nous délivra des tyrans et chassa l’étranger du territoire, c’est que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais se déléguer, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même.

Inutile d’appuyer sur une doctrine irrévocablement fixée par ces deux passages du Contrat social : « Les députés du Peuple ne sont et ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Le Peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de son droit incommunicable de voter les lois, parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du Peuple. »

Maintenant, que tous les essais de représentation aient fait leur temps ; que le gouvernement direct du Peuple soit praticable ; qu’il n’y ait, pour le pays, de bonheur possible qu’à cette condition, que ce gouvernement, coupe court à toute révolution, qu’il n’amène ni anarchie, ni fédéralisme, ce sont autant de questions que nous avons précédemment traitées, et sur lesquelles nous allons revenir rapidement.

Comment soutiendrait-on, par exemple, que les divers systèmes de représentation ne sont pas jugés, lorsque, depuis les décemvirs romains jusqu’à la législature actuelle, l’histoire des représentants n’est qu’une longue série d’empiètements sur les droits des représentés ? Vingt siècles d’usurpation ne doivent-ils pas suffire pour décider d’une institution qui a permis, hier, à une assemblée de mandataires de rayer, d’un trait de plume, quatre millions de leurs mandants? L’énormité n’est-elle pas assez frappante?

Quant à la facilité pratique du gouvernement direct du Peuple, comment la prouver autrement que par la pratique même? Tout le reste n’est que déclamations, et les déclamations auxquelles on se livre contre lui, ne les a-t-on pas faites contre le suffrage universel, et avec quel déchaînement? Cependant, les conditions d’ordre absolu, et l’admirable régularité avec lesquelles a fonctionné cette grande institution doivent être notre éternel argument. Jadis, à Rome, quatre cent mille citoyens se réunissaient plusieurs fois par semaine sur une place publique, non seulement, pour légiférer— ce que nous demandons, — mais encore pour juger, pour administrer — chose à la fois mauvaise et superflue. — Comment donc la France ne pourrait-elle pas se réunir, quelques fois par an, pour voter ses lois, aujourd’hui qu’avec la presse, l’électricité, la vapeur, le pays n’est plus, comme on l’a dit, qu’un vaste forum ?

Oui, nous croyons encore que le Peuple ne constituera sérieusement son bonheur qu’à la condition de le voter lui-même. « Romains, disait le sénat au Peuple, après l’expulsion des Tarquins, rien de ce que nous vous proposons ne peut passer en lois sans votre consentement : soyez vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre félicité. » Ce mot, il faut le faire pénétrer dans les masses, car, c’est dans les masses, dans la collectivité, qu’est le remède, ou il n’est nulle part. Qu’a-t-il manqué, en effet, jusqu’ici aux gouvernements révolutionnaires les mieux intentionnés? La mesure exacte, l’instinct vrai des souffrances du pays, la science nécessaire pour les guérir, l’unité de vues et la force morale suffisantes pour l’oser. Eh bien! qui sait mieux ses souffrances que celui qui a souffert? Qui mieux que la chaumière a senti les étreintes cruelles de l’usure et de l’impôt? Qui mieux que le soldat de l’industrie, les privations inouïes enfantées par la pression du capital et de la concurrence? Qui mieux que le fermier, le poids de la rente et la brièveté du bail ? Qui mieux que le propriétaire, le chancre de l’hypothèque? Et vous croyez que toutes ces douleurs n’auront pas songé au remède? Leurs angoisses sont plus fécondes que vos spéculations de cabinet. Vous imaginez, rêveurs présomptueux, que de ces comices en permanence ne sortira pas quelques intelligences d’élite, obscures, inconnues, quelques voix auxquelles le hasard n’aurait point ouvert les portes de vos étroites assemblées! Ah! c’est calomnier le Peuple, méconnaître la puissance de la collectivité. Le bon sens ou le génie n’est pas apparemment placé en dehors de la nation ; il sort de ses couches profondes. De quoi s’agit-il donc? D’aller a lui timide, caché, de délier toutes les lèvres, de ne pas laisser une note muette ici-bas. Tous finiront par trouver ce que n’ont pas trouvé quelques-uns, et une fois le remède connu, quelle force, pour l’appliquer, aura jamais été plus irrésistible que la force du pays lui-même ?

Quel autre préservatif encore que le gouvernement direct du Peuple, contre les déchirements et les guerres civiles, au milieu des écoles, des systèmes dont nous sommes assaillis? La secte est, de sa nature, intolérante, inflexible, sans quartier, par cela seul qu’elle croit tenir la vérité. Elle est d’autant moins disposée à transiger, que sa foi est plus ardente. Le cours de la Révolution pourrait être entravé par suite de l’effroi qu’elle inspire, tandis qu’en présence de la souveraineté vivante de tout un peuple, sa dictature n’est plus à craindre. Elle devra prendre la peine de convaincre la majorité du pays, pour lui imposer sa volonté. Quant au Peuple, il saura bien se défier de ceux qui se défient de son intelligence, qui veulent substituer leur science à la sienne, leur despotisme à sa liberté.

Pas plus de désordre que de tyrannie, voilà le sentiment universel du pays. Aussi comprenons-nous difficilement ce soupçon d’anarchie lancé contre la nation en corps. Les partis qui se croient, ou se disent la nation, peuvent espérer, du désordre, leur avènement au pouvoir ; mais, quand c’est la nation entière qui a le droit de parler, elle qui ne peut attendre son bonheur que du travail, quel intérêt lui supposer pour entretenir les troubles et les discordes? Pourquoi la paix ne régnerait-elle pas au sein de ces assemblées électorales, appelées à exercer leur droit d’initiative, à statuer, après discussion, par oui ou par non sur des lois préparées, aussi bien qu’elle règne dans les assemblées électorales convoquées pour élire un président ou des représentants? Dans ces comices constitués d’après le pacte de 93, pas d’intrus possible ; chacun se connaît. Ah! sans doute, nous ne croyons pas plus que d’autres à la perfection de l’homme, après vingt siècles d’esclavage ; mais si quelque chose peut déconcerter les mauvais instincts, transformer en nobles résolutions des passions secrètement détestables, c’est la lumière, la publicité, le nombre.

Entend-on encore, par anarchie, qu’il n’y aura, dans la politique de l’Etat, ni suite, ni cohérence? Nous répondrons, avec l’histoire, que les républiques ont toujours été à leurs fins par des vues plus constantes et plus suivies que tout autre gouvernement. Si les individus n’ont pour but que leur intérêt privé, la majorité n’a en vue que l’intérêt général, et la France serait, au besoin, la preuve de l’esprit de persévérance d’un peuple. Comment ne serait-on pas frappé de la constance de ses efforts, depuis 60 ans, pour conquérir une liberté définitive que les partis du passé, revenant à la charge, lui ont cinq fois ravie?

Avec le gouvernement direct du Peuple, dit-on, enfin, si ce n’est pas l’anarchie dans la pratique des affaires qui est à redouter, n’est-ce pas le fédéralisme dans le résultat? Etrange objection, vraiment ! Quoi ! la Convention, cette puissance de concentration par excellence, la Convention qui envoyait, en juin, les Girondins à l’échafaud, pour crime de fédéralisme, aurait, en août, donné au pays une constitution fédéraliste! Les meilleurs patriotes de cette assemblée, Robespierre, Saint Just, en tête, n’auraient été que des traîtres ou des sots! D’autre part, la raison ne dit-elle pas que si, quand la majorité du pays aura prononcé, une fraction quelconque se levait pour protester violemment — ce que nous ne voulons pas croire, car la vérité, proclamée par la presqu’unanimité d’un peuple, a son irrésistible évidence eh bien! jamais pouvoir central n’aurait été armé, pour la répression, d’une plus formidable puissance que le gouvernement direct du Peuple ? Ce serait le pays fait soldat. Il y aurait, entre ce gouvernement et ceux qui l’ont précédé, la différence de l’armée soldée, indécise, hésitante, à la trombe impétueuse de la levée en masse.

En résumé, la forme de gouvernement que nous proposons est celle-ci :

Le Peuple exerçant sa souveraineté, sans entraves, dans les assemblées électorales, telles que la police en a été réglée par la Constitution de 1795 ;

Ayant, dans les termes de cette même Constitution, l’initiative de toute loi qu’il juge utile ;

Votant expressément les lois, c’est-à-dire, adoptant ou rejetant, par oui ou par non, les lois discutées et préparées par son assemblée de délégués.

Une assemblée de délégués ou commissaires, nommés annuellement, préparant les lois, et pourvoyant, par des décrets, aux choses secondaires et de grande administration.

Un président du pouvoir exécutif, chargé de pourvoir a l’application de la loi et des décrets, de choisir les agents ministériels, président élu et révocable par la majorité de l’Assemblée.

Des esprits moins préoccupés de la réalité des faits, que des rigueurs apparentes de la logique, ont voulu davantage encore. Si diminuée qu’elle fut, une assemblée leur a porté ombrage ; ils soutiennent que le Peuple doit être à la fois législateur, administrateur et juge.

Délégués ou représentants, disent-ils, le mot seul est changé, le mal n’en subsiste pas moins. Cette réunion d’hommes pourra encore confisquer les droits du Peuple. Sous prétexte de rendre des décrets, ne voteront ils pas des lois ?

Nous croyions leur avoir répondu par ce mot de Hérault de Séchelles : « le possible a ses limites ; ce n’est pas assez de servir le Peuple, il ne faut jamais le tromper. » En fait, vouloir que le Peuple légifère, administre et juge, est-ce vouloir une chose possible, une chose praticable? Nous en appelons à tout homme sensé. Nous allons plus loin, nous soutenons qu’en principe, il y aurait oppression et chaos dans tout Etat où le Peuple garderait l’administration des affaires particulières et l’exécution de ses propres lois.

Il nous faut encore citer Rousseau, qui l’a dit avec raison dans vingt passages différents: « La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le Peuple ne peut pas être représenté ; mais, il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. L’objet de la loi est facile à définir, il est toujours général ; la loi considère les sujets en corps, et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu, ni une action particulière. ».

Il ajoute : « S’il était possible que le souverain eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus, qu’on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l’est pas, et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut institué. »

Nous nous croyons donc en droit d’insister sur la distinction si justement posée, par la Constitution de 1793, entre la loi et les décrets. Quoi qu’on en dise, la ligne de démarcation est facile à garder.

Comment, au surplus, pourrait être redoutable une assemblée nommée pour une année seulement, et contre laquelle le Peuple, dans ses comices toujours ouverts, a perpétuellement le droit d’initiative? Comment serait-elle redoutable, quand elle n’a plus ni le vote du contingent de l’armée, ni celui de l’impôt? Ne présente-t-elle pas, au contraire, l’avantage de rappeler sans cesse, par sa concentration, l’unité et l’indivisibilité de la République ; plus rapprochée du pouvoir exécutif, n’en sera-t-elle pas aussi le meilleur surveillant?

Quant au pouvoir exécutif, s’il doit être, à nos yeux, nommé, non par le Peuple directement, mais par l’assemblée des délégués, voici nos raisons :

Que faut-il au pouvoir exécutif ? L’instantanéité d’action, pour exécuter rapidement les volontés du Peuple.

Comment l’obtenir? Par l’unité.

– Or, vouloir, avec Condorcet, que le Peuple nomme directement ses ministres, c’est la confusion, car le Peuple ne choisira pas ceux qui ont le même plan, les mêmes idées, le même système, mais ceux-là, au contraire, qui justement à cause de leurs systèmes différents, auront acquis le plus de renommée.

Vouloir, avec la Constitution de 95, que chacun des 86 départements élise un candidat, et que, parmi les 86 élus, 24 membres du pouvoir exécutif soient choisis par l’Assemblée, c’est trop éparpiller le pouvoir, pour qu’il agisse efficacement.

Demander, enfin, comme on l’a fait récemment, qu’un ministre du Peuple soit élu par la nation entière, c’est donner trop d’importance à un homme, c’est rappeler la présidence, et préparer de nouveaux éléments de lutte et d’antagonisme. Soumettre ce ministre du Peuple au contrôle permanent d’un conseil composé de toutes les minorités rivales, c’est tuer, à l’avance, son action, car, ces différente minorités réunies contre lui représenteront la majorité du pays. Ne sera-ce pas ce dictateur à qui l’on proposait de mettre un boulet au pied ?

Peu importe, d’ailleurs, l’organisation de détails? La Constitution de 95 l’avait réglée en 87 articles. On peut les réduire encore. On sera bientôt d’accord à cet égard, du moment qu’on le sera sur ce peu de principes, qui contiennent, selon nous, le salut de la République, et que nous prenons la liberté de recommander à toute la sollicitude, aux plus incessantes méditations de tous les patriotes et de la presse des départements en particulier :

Permanence de la souveraineté du Peuple dans ses assemblées électorales.

Droit d’initiative.

Droit exclusif de voter les lois.

Election annuelle des assemblées des délégués et de tous les mandataires du Peuple.

Révocabilité constante du pouvoir exécutif par l’assemblée des délégués.

Que ces principes volent de bouche en bouche, qu’ils se répètent à l’oreille, qu’ils pénètrent dans l’atelier, dans la mansarde, dans la chaumière. Si les royalistes, par leurs violences, paraissent suffire à l’œuvre de la Révolution, c’est au Peuple lui-même de consolider l’avenir, en le préparant.

Cet avenir peut être demain, car le pouvoir aux prises avec l’idée, vivant, comme tous les vieux pouvoirs, non de la vie du Peuple, mais de résistance, d’expédients, de subterfuges, nous rappelle ce tableau d’un de nos maîtres, où l’on voit la dernière famille humaine luttant contre l’envahissement du déluge ; elle a gravi de rocher en rocher, de cime en cime.

Efforts superflus ! L’eau monte toujours, et si les malheureux n’ont pas encore disparu dans l’abîme qui les environne de toutes parts, le spectateur sent qu’il y seront bientôt engloutis.

Se nourrir local et bio : l’exemple de Mouans-Sartoux

Logo cantine municipal Mouans-Sartoux
Depuis 2011 à Mouans-Sartoux dans  les Alpes-Maritimes, entre Cannes et Grasse, le conseil municipal a décidé d’innover pour ses 10 000 administrés: servir 100% des repas scolaires en bio à partir des fruits et légumes cultivés par la commune.

Se reconnecter à la terre

Chaque jour, dans les cuisines des 3 écoles du territoire municipal, on confectionne 1000 repas cueillis la veille au potager. Les poissons et viandes sont achetés en circuit court, toujours en bio.

Le surcoût de cet effort pour une alimentation saine et locale ? Nul. Grâce à un programme mené en parallèle, 3/4 du gaspillage est évité. Les enfants pèsent et examinent leurs déchets. On modifie le plan de culture et les recettes au fil de l’eau.

4 maraîchers embauchés par la commune travaillent les 6 hectares de terrain acquis par la mairie. On y produit 30 tonnes de végétaux chaque année. En outre, sur une parcelle réservée, les élèves apprennent à reconnaître légumes et variétés, découvrent les saisons, se sensibilisent au travail de toute une filière, du potager à l’assiette. Et ce n’est fini, des études ont démontrées que les parents se sont mis à l’école de leurs chères têtes blondes, modifiant durablement leurs modes de consommation et de préparation des repas à la maison.

Voici sans doute le type de dispositif aussi remarquable que marginal appelé à proliférer dans un régime de démocratie directe.

Carte actualisée du Chiapas zapatiste

Comment sont répartis les régions (caracoles) et les Communes de l’autogouvernement zapatiste au Chiapas dans le sud du Mexique?

Rappelons à la suite de l’article sur la géographie du Chiapas, que cet Etat du Mexique est le cœur historique du soulèvement zapatiste oeuvrant depuis près de 30 ans à la mise en place d’une véritable autonomie – voire 500 ans si l’on prend pour point de départ la résistance à la colonisation.

Les structures politiques en place depuis 2003 (voir cet article détaillant l’organisation de l’autonomie) permettent de gérer un territoire grand comme la Belgique dans lequel sont juxtaposées des Communes acquises au « mauvais gouvernement » et des populations se réclamant du zapatisme. Nous présentons ici une carte remise à jour par nos soins, détaillant la structure politique zapatiste dans l’Etat du Chiapas.

Cette carte empruntant aux documents émis par Maël Lhopital, volontaire de la DESMI, et Gustavo Castro du CIEPAC dans un effort pour actualiser le découpage politique zapatiste depuis la création des Caracoles (2003) et les annonces de la création de nouveaux territoires autonomes (2019).

Voici pour mémoire une carte générale de l’Etat du Chiapas

Carte générale de l'Etat du Chiapas

Et la carte mise à jour de l’organisation politique comprenant les structures créées en 2003 et 2019.

Carte de l'organisation zapatiste dans l'Etat du Chiapas comprenant les Caracoles (régions) et municipalités créées en 2003 et 2019
 #Caracol (Escargot) [1] Nom de la régionAguacaliente[2] Ancien nomMunicipalités autonomes (MAREZ[3]) Dénomination zapatisteMunicipalités (Municipios[4])  Dénomination officielle
1Madre de los caracoles del mar de nuestros sueñosla RealidadGeneral Emiliano Zapata
San Pedro de Michoacán
Libertad de los Pueblos Mayas
Tierra y Libertad
X Las Margaritas
X Las Margaritas y Trinitaria
2Torbellino de nuestras palabrasMorelia17 de Noviembre
Primero de Enero
Ernesto Ché Guevara,
Olga Isabel
Miguel Hidalgo
Vicente Guerrero
Altamirano y Chanal Ocosingo Ocosingo X Comitán y Las Margaritas Palenque
3Resistencia hacia un nuevo amanecerla GarruchaFrancisco Gómez
San Manuel
Francisco Villa
Ricardo Flores Magón
Ocosingo Ocosingo X Ocosingo
4El caracol que habla para todosRoberto BarriosVicente Guerrero
Trabajo
La Montaña
San José en Rebeldía
La Paz
Benito Juarez
Francisco Villa
Palenque Palenque y Chilon X X Tumbalá y Chilón Tila, Yajalón y Tumbalá Salto de Agua
5Resistencia y rebeldía por la humanidadOventik (V)San Andrés Sakamchén de los Pobres
San Juan de la Libertad
San Pedro Polhó
Santa Catarina
Magdalena de la Paz
16 de Febrero
San Juan Apóstol Kankujk
San Andrés Larráinzar El Bosque X Pantelhó y Sitalá San Pedro Chenalhó X San Juan Cancuc
6Colectivo el corazón de semillas rebeldes La UniónOcosingo
7Jacinto Canek Comunidad del CIDECI-Unitierra à San Cristóbal de las Casas (Université de la Terre)San Cristóbal de las Casas
8Resistencia y Rebeldía un Nuevo Horizonte Dolores HidalgoOcosingo
9En Honor a la memoria del Compañero Manuel Poblado Nuevo JerusalénOcosingo
10Floreciendo la semilla rebelde Poblado Patria NuevaOcosingo
11Espiral digno tejiendo los colores de la humanidad en memoria de l@s caídos Tulan Ka’uAmatenango del Valle
12Raíz de las Resistencias y Rebeldías por la humanidad ejido Jolj’aTila

[1] Caracol signifie escargot et correspond à une "région administrative" accueillant en son chef  lieu un Conseil de bon gouvernement (Junta de Buen Gobierno) ainsi que des installations éducatives, sanitaires, de production, de rencontres. Les 5 premiers ont été créés en 2003, les suivants en 2019.
[2] En référence au nom de la ville où se scella le rapprochement entre les armées de Zapata et de Villa. Ce terme a été remplacé par Caracol en 2003 bien que ces dénominations subsistent.
[3] Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas (MAREZ) ou Communes autonomes rebelles zapatistes, conservent leur autonomie en matière de justice, de santé, d’éducation, de logement, de gestion de la terre et des cultures et de la commercialisation de celles-ci.
[4] Le Mexique compte 2500 Municipalités ou Communes dont l'étendue et la démographie se rapprochent plutôt du concept de canton en France.

Pour une société démocratique

Briser les chaines de notre imaginaire marchand
Quelle société serait susceptible de nous faire basculer d’une démocratie oligarchique (selon les termes de J. Rancière) dans une démocratie réelle? Peut-on définir les contours et les tendances d’une telle société vouée à établir une véritable équité?

En sciences sociales, une société désigne un ensemble de personnes qui partagent des normes, des comportements et une culture, et qui interagissent en coopération pour former des groupes sociaux ou une communauté. De cette définition on peut contester le terme de coopération, comme Bourdieu l’avait fait en son temps, en indiquant que la société se définit en grande partie (et contre l’idée de coopération librement consentie) à partir de rapports de force inconscients de la pratique sociale (habitus).

Lorsque ces rapports de force atteignent la surface consciente de la société, on assiste à l’émancipation de populations jusque-là stigmatisées (personnes racisées, mouvement des femmes, des communautés homosexuelles, etc.). Pourtant, des rapports de force socio-économique continuent d’irriguer largement nos sociétés. Ce rapport de domination opposé à l’instauration d’une société plus horizontale ne serait-il pas l’ultime forteresse à démanteler?

L’éthique de la non-puissance

La non-puissance ou « la capacité de faire et le choix de ne pas faire » s’applique à tous les domaines de la société et en particulier à la technique dont l’inéluctable « progrès » a été remis en cause par plusieurs penseurs dont Bernard Charbonneau. Celui-ci évoque ainsi les agriculteurs qui s’endettent pour « acquérir des machines, dont le maître est aussi l’esclave: ces engins faits pour aider le paysan servent tout autant à le détruire et en même temps le paysage. Le travail se fait plus vite, mais comme il produit davantage, l’agriculteur se retrouve au même point, sans l’intérêt au travail que représente le sens du geste bien fait. Ainsi l’exploitant est-il également l’exploité. Au bout du compte, pour le paysan, se moderniser, comme on l’entend aujourd’hui, n’a qu’un sens: se suicider ».[1]  

L’éthique de la non-puissance s’applique encore aux moyens de transformation de la société. Le pouvoir n’est pas une fin en soit, ni une rente pour des politiciens professionnels. Dans ces combats de transformation nous dit Jacques Ellul, « la fin est déjà compromise quand les moyens ne sont pas justes. » Autrement dit, une révolution verticale, ne saurait accoucher d’une société horizontale. Révolution entendu au sens que lui a donné A. Krivine : « La révolution ça n’est pas pendre un curé, un CRS et un patron à chaque arbre, c’est changer complètement le fonctionnement de la société pour répondre aux besoins des gens et non pas pour la concurrence et le profit »[2].

On le comprend donc, l’éthique de la non-puissance nous enjoint de retrouver le sens des limites, de la mesure, de l’équité contre le développement insensé du pouvoir sur nos semblables et la nature.

Une société conviviale

Selon Illich, « une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être. »[3] La notion d’outil se rapproche de celle de « technique », utilisée par J. Ellul soit l’ensemble de tous les moyens matériels et intellectuels soumis à l’impératif de l’efficacité. La technique constitue aussi une croyance, une façon quasi mystique de concevoir le monde, dont le « mythe du progrès » ne constitue que la partie la plus visible.

Pour Illich, « l’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.[…] L’usage que chacun fait de l’outil convivial n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir. » A l’inverse l’outil industriel est vecteur de ségrégation: « c’est le cas lorsque des moteurs sont conçus de telle sorte qu’on ne puisse y faire soi-même de menues réparations avec une pince et un tournevis. »

« Il est possible que certains moyens de production non conviviaux apparaissent comme désirables dans une société post-industrielle. Il est probable que, même dans un monde convivial, certaines collectivités choisissent d’avoir plus d’abondance au prix d’une moindre créativité. Il est à peu près sûr que, pendant la période de transition, l’électricité ne sera pas partout le résultat d’une production domestique. Bien sûr, le conducteur d’un train ne peut ni s’écarter de la voie ferrée ni choisir ses arrêts ou son horaire. […] Dans l’optique conviviale, l’équilibre entre la justice dans la participation et l’égalité dans la distribution peut varier d’une société à l’autre, en fonction de l’histoire, des idéaux et de l’environnement de cette société. »

Les toxicos de l’info

On connait tous des enragés de l’information, toujours à la pointe de la dernière news. On le sait, la prolifération des moyens de communication, amène une information toujours plus massive, continue, omniprésente, autant que déformée à bas bruit, en raison de l’appropriation des médias par quelques grandes fortunes. Avec sa distribution pilotée par des algorithmes apprenants (intelligence artificielle), elle est aussi davantage biaisée, propice à l’apparition de nouvelles communautés affinitaires mondialisées s’ignorant les unes les autres. L’homo oeconomicus contemporain baigne dans cette mer d’information sans qu’il l’ait le plus souvent sollicitée (entre 100 et 5000 messages publicitaires reçus par jour selon la méthodologie de comptage retenu[4]).

Ce baigneur passif est l’antithèse du citoyen en prise sur le monde, capable de peser sur sa marche (y compris dans l’intervalle de 5 ans qui sépare deux élections). Ainsi le citoyen ne se limite pas à sa fonction de simple récepteur impotent. Il doit aussi être un émetteur, à la fois dans l’espace « public / privé » (la place du marché ou agora), l’espace public (assemblée) ; au-delà du seul « espace privé » de sa famille et de ses extensions affinitaires par web interposé. Une société propice à l’avènement d’une démocratie directe n’irait-elle pas à rebours de la publicité et des informations souvent biaisées pour laisser au futur citoyen le loisir de se former, d’échanger et de vivre librement.

Décoloniser de l’imaginaire

Cette expression de Serge Latouche, empruntant à celle de Castoriadis d' »imaginaire instituant », renvoi à la nécessité de nous libérer de l’emprise de la société marchande dans laquelle nous baignons pour accéder à la possibilité d’une autre vie (décroissante dans la pensée de Latouche). Le comportement schizophrène du consommateur / citoyen est bien connu: je vote pour un candidat en faveur de l’emploi en France et « en même temps » j’achète des produits importés à bas coût. La décolonisation de l’imaginaire consiste à chasser ce double pathologique qui hante nos sociétés, en nous libérant de la tyrannie de l’hyperconsommation.  » Le phénomène consumériste s’explique par la colonisation de l’imaginaire des masses. Il s’agit en particulier, grâce à la publicité, de persuader en permanence les gens de dépenser non seulement l’argent qu’ils ont, mais surtout celui qu’ils n’ont pas pour acheter des choses dont ils n’ont pas besoin. La consommation forcenée est ainsi devenue une nécessité absolue, pour éviter la catastrophe de la crise et du chômage. »[5] Nous vivons dans une société ou le désir (et la frustration associée) est encouragé car les seuls besoins, contrairement au désir, ne sont pas extensibles à l’infini. Le désir compulsif, obsessionnel, sans fin de notre société est le premier pas de ce que les grecs nommaient « hubris » ou démesure dont l’issue est toujours fatale aux civilisations.

Travailler par peur de l’ennui

Le travail érigé en idole des temps modernes a bien souvent perdu de son sens au point de créer une nouvelle classe de travailleurs dotés de « bullshit jobs » (voir cet article).

« Les Grecs et les Romains […], avaient l’habitude de parler des travailleurs salariés comme d’esclaves à temps partiel. »[6] De la même façon, l’idée dominante a longtemps été que l’économie primitive permettait tout juste au « Sauvage écrasé par son environnement écologique, sans cesse guetté par la famine, hanté par l’angoisse permanente de procurer aux siens de quoi ne pas périr. » Cette conception erronée d’une économie de la misère véhiculée par les savants et dénoncée par P. Clastre à partir des faits ethnographiques démontre que « loin de passer toute leur vie à la quête fébrile d’une nourriture aléatoire, ces prétendus misérables ne s’y emploient au maximum que cinq heures par jour en moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Il en résulte donc qu’en un laps de temps relativement court, Australiens et Bochimans assurent très convenablement leur subsistance. »[7]

Doit-on se résoudre par croyance dans l’idéal capitaliste à oublier ces leçons de bien vivre? La reconquête d’un temps libéré ne serait-il pas le premier pas vers une société repensée en commun?

Si personne ne peut prévoir l’avenir, certains épisodes (gilets jaunes, mouvements de places, etc.) permettent de soulever le rideau d’un autre futur. Le refus des rapports de domination hérités et entretenus par les mythes libéraux, le rejet de la puissance vantée par l’imaginaire marchand semblent constituer de forts détonateurs des remparts de l’ancien monde. Au travers de ces brèches apparaît une société conviviale, régie par elle-même, réhumanisée en son cœur: une démocratie directe.


[1] Bernard Charbonneau, Notre table rase (2014) cité dans le défi de la non-puissance par Frédéric Rognon (2020)
[2] Entretien à voix nue, France Culture 2011
[3] Ivan Illich, la convivialité (1973). Les citations suivantes sont tirées du même ouvrage.
[4] Antipub.org
[5] Serge Latouche, L'âge des limites (2012)
[6] Serge Latouche, Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout (2021)
[7] Préface de Pierre Clastres à la publication française de "âge de pierre, âge d'abondance" de Marshall Sahlins (1976)

Akira et la démocratie radicale

Logo Akira

Démocratie: peut-on donner ce nom à un régime en désintégration ? Qui croit encore que nous sommes représentées par ces clowns en cravates ? Qui pense encore qu’ils défendent le bien commun?

Cet article reproduit la première des 10 mesures proposées par le mouvement politique révolutionnaire autogéré AKIRA concernant la démocratie radicale.

Nous n’entendons pas « réparer » ou « réformer » la démocratie mais la révolutionner !

« La concentration des pouvoirs, l’hyper-présidentialisation, le recul des contre-pouvoirs institutionnels, le chantage de la finance: tout porte à croire que nous devons changer aussi vite que possible les règles du jeu.

Au même moment, une autre démocratie s’invente : c’est celle qui unit les mobilisations, les soulèvements populaires et les alternatives qui surgissent partout dans le monde pour améliorer nos vies. Akira se place du côté de cette démocratie-là.

Partir du bas, des besoins, des savoirs qui existent, de l’autogouvernement : nous combattons pour faire s’écrouler la pyramide. Nos vies, nos villes et nos campagnes ne peuvent plus être gouvernées par d’autres que nous-mêmes.

Nous combattons pour une démocratie qui s’appuie sur l’autonomie politique, le Commun, et l’autodétermination des premier.e.s concerné.e.s.

Une démocratie s’opposant à la fois à l’extension du néolibéralisme autoritaire et à toutes les réactions néofascistes, racistes, et xénophobes qui osent prétendre parler « au nom du peuple ».

Une seule démocratie réelle est possible : elle est égalitaire et ouverte. Elle vit dans les entreprises, sur les places des villages, dans les bars et les restaurants, dans les clubs de sport.

Seule une culture du commun, de l’autogestion et du soin nous la rendra accessible. Pour la construire, il nous faudra bouleverser profondément notre rapport à l’Autre et au vivant, nos manières de penser, de sentir et d’agir.

Si notre programme est pour l’heure contraint par les frontières nationales de la France, nous nous reconnaissons dans tous les territoires qui ont déjà engagé cette redéfinition fondamentale des règles et nous invitons tous ceux qui voudraient se lancer dans cette grande aventure à nous y rejoindre.

La forme concrète que celle-ci pendra devra être tranchée par les habitant.e.s de tous ces territoires libérés et non pas par quelques aspirant.e.s révolutionnaires comme nous.

Elles ne dépendent donc pas de l’élection d’Akira à la présidence mais bien de l’existence d’un mouvement capable de les soutenir, de les modifier, et de les mettre en place.

Nous ne nous faisons pas d’illusions, comme pour le reste du programme d’Akira, toutes ces mesures ne pourront être réalisées que si elles sont portées par un mouvement révolutionnaire qui se pense comme tel.

Disons-le clairement : Akira ne sera victorieuse que le jour où les peuples se gouverneront eux-mêmes.

Mesure phare: Assemblées Constituantes Communales

Démantèlement de la Vème République et ouverture d’un processus constituant pour la rédaction collective d’une constitution révolutionnaire. Ce texte commun aura pour rôle de proposer une nouvelle manière de nous organiser en collectivités. Il sera élaboré et rédigé au sein d’assemblées territoriales dans les 34 965 communes du territoire pendant deux années. Une assemblée intercommunale non-décisionnelle aura pour but d’assurer la coordination des propositions entre les assemblées communales. L’adoption du texte final aura lieu à travers un référendum intercommunal.

10 MESURES à mettre en place immédiatement

1. Reconnaissance des votes blancs et abstention

Annulation de l’élection si l’abstention et le vote blanc additionnés dépassent les 30%. Les élections sont invalidées et un autre scrutin est organisé avec de nouveaux candidats. Si le taux est encore supérieur à 30%, alors un tirage au sort des représentant.e.s parmi la population (comprenant tout les habitant.e.s du pays : étranger.e.s, exilé.e.s et sans-papiers) est mis en place.

2. Changement du statut des élu.e.s

  • Fin de la rémunération des élu.e.s (permise par le Revenu Universel Inconditionnel) et mise en place de mandats impératifs. « Diriger n’est pas un métier. »
  • Obligation de transparence : les élu.e.s doivent rendre publiquement et hebdomadairement compte de leur actions. Ceci afin de rendre plus transparents leurs agissements de nos élu.e.s, et de diminuer l’influence des logiques de partis.
  • Fin de l’immunité parlementaire et mise en place de procédures de révocation. Tout crime, délit ou abus de position au détriment du bien commun doit être jugé comme vol en bande organisée.

3. Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC)

Dispositif de démocratie directe permettant aux habitant.e.s de tous les échelons territoriaux existant actuellement (municipal, régional, national, transnational) de proposer la tenue d’un référendum. Nous nous inscrivons dans la demande portée par le soulèvement des Gilets Jaunes souhaitant quatre modalités pour le RIC :

  • pour voter une proposition de loi (référendum législatif) ;
  • pour abroger une loi votée par le Parlement ou un traité (référendum abrogatoire ou facultatif) ;
  • pour modifier la Constitution (référendum constitutionnel) ; et pour révoquer un élu (référendum révocatoire).

Compris dans une dimension locale, le RIC permettra aussi à toutes et à tous de reprendre le pouvoir sur la gestion courante des aff aires qui les concernent au jour le jour.

4. Intégration de la Guillotine comme patrimoine culturel immatériel de la France à l’UNESCO (pour bien s’en rappeler)

5. Elargissement du droit de vote

  • Droit de vote pour tous les habitant.e.s dès 1 an de présence sur le territoire.
  • Droit de vote dès l’âge de 16 ans

6. Protection inconditionnelle des lanceurs d’alertes

7. Donner leur indépendance aux médias

Rien ne sera possible sans un accès démocratique à l’information et à sa diffusion.

  • Expropriation de l’empire Bolloré (pour commencer) et exil forcé de Vincent Bolloré dans la fusée de SpaceX de Elon Musk pour un aller simple vers Mars.
  • Socialisation de BFMTV et CNEWS et licenciement de tous les chroniqueurs actuels. Interdiction du fi nancement des médias par des entreprises à but lucratif.
  • Fond de dotation indépendant pour l’aide à la création de médias citoyens et d’utopies numériques comme Wikipédia.

8. Apprentissage systématique des pratiques démocratique et autogestionnaire dès l’âge de 3 ans

afin de faciliter la participation, l’animation et la prise de décision par tous et toutes au sein d’espaces gérés collectivement.

9: Construction de l’Alliance des Communes Libres

Construction d’institutions municipales autonomes, non-étatiques et apartisanes dans tout le pays et au-delà. Une « l’Alliance des commune libres » permettra la circulation entre ces entités. et la décentralisation graduelle du pouvoir politique.

Cette mesure, inspirée des exemples de Nantes En Commun, du Syndicat de la Montagne Limousine, des Communes Zapatistes au Mexique ou des conseils locaux en Syrie, préparera la mise en place des Assemblées constituantes communales. Elle aura aussi pour mission de nouer des liens avec des communes ailleurs dans le monde.

10. Pour la généralisation des « communs »

Au sein de ces communes, mise en place d’un gestion par les habitant.e.s de « communs » municipaux (Studio d’enregistrement, fournil, laverie, cinéma, maison du peuple, centre de santé local, terres nourricières, production/fourniture d’énergie locale, etc.), selon des besoins établis par tout.e.s les habitant.e.s. »

En démocratie, bavarder n’est pas délibérer

La parole aux citoyens
Pourquoi bavarder n’est pas délibérer? Quel sens donner à la délibération ? En quoi la discussion, la conversation ou le bavardage diffèrent-ils de la délibération?

Attelons-nous dans cet article à une lecture critique de l’ouvrage de Pierre-Henri Tavoillot « Comment gouverner un peuple roi – Traité nouveau d’art politique » (2019), ouvrage clair et didactique[1]. Précisons d’emblée que l’auteur affiche clairement son opposition à l’idée de démocratie directe car dit-il, « il ne suffit pas de délibérer ni pour tomber d’accord ni pour décider correctement », formule qui, on peut le noter, disqualifie autant la démocratie représentative que directe.

Le règne de la parole

La parole joue un rôle majeur en démocratie. Le terme « isegoria » (égalité d’accès à la parole) désignait d’ailleurs, dans les débuts, le régime mis en place chez les athéniens (voir cet article). Périclès affirmait, contre le « laconisme spartiate » : « Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire […]. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance, tandis que la réflexion engendre l’indécision. »[2]  Et pourtant, dès cette époque, les critiques à l’encontre des faiseurs de discours n’ont pas manquées. Les sophistes, de brillants orateurs, ont vite été assimilés à des adeptes des raisonnements spécieux. Plus récemment, des formules ont raillé la vaine prodigalité de la parole en démocratie. « La dictature, c’est ferme ta gueule ; la démocratie, c’est cause toujours » a ironisé Jean-Louis Barrault.

Les réseaux sociaux diffusent un « bruit continu et massif », les médias adeptes des micro-trottoirs alimentent ce bruit auquel il est difficile d’échapper. Ainsi parle-t-on parle beaucoup dans notre démocratie contemporaine, mais y délibère-t-on vraiment ?

Qu’est-ce que la délibération?

« La délibération est l’examen qui prépare la décision : cette définition assez plate prend une profondeur presque poétique si l’on se rappelle l’étymologie du terme « examen ». En latin, il désigne l’essaim. Examiner, c’est donc faire comme les abeilles : sortir en masse de la ruche (comme des questions sortent du cerveau), aller butiner le nectar des fleurs (tous les savoirs appris des maîtres, des livres ou des choses) et revenir faire son miel (c’est-à-dire son devoir sur table en quatre heures). Montaigne formule l’image à merveille dans un chapitre de ses Essais (1580) consacré à l’éducation des enfants. « Les abeilles, écrit-il, pilotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il [l’élève] les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. » Voilà qui devrait donner envie de passer des examens plus souvent.

L’image est belle, mais elle serait incomplète pour définir la délibération si on ne lui ajoutait deux autres précisions qu’apporte là encore l’étymologie. Celle-ci, ce qui va de soi pour un tel terme, est débattue. Dans délibération, certains voient le mot latin libra (balance) ; d’autres, le mot liber (libre). À vrai dire, les deux origines font sens puisque, dans une délibération, il s’agit bien de peser le pour et le contre (d’où la balance), ce qui suppose un esprit apte à choisir (d’où la liberté). L’esclave ne délibère pas, il se soumet. L’abeille, fût-elle en essaim, ne délibère pas, elle agit par instinct. Le citoyen délibère parce qu’il peut hésiter et parce qu’il doit décider librement, faute de quoi il n’est pas citoyen mais sujet (au sens d’assujetti). »

Les 3 dimensions de la délibération

Plus concrètement, quelles sont les dimensions de la délibération d’après Pierre-Henri Tavoillot?

Voici les trois idées principales qu’il tire d’Aristote:

  1. « La délibération est l’organisation du désaccord. C’est évident quand on échange à plusieurs, mais c’est aussi le cas quand on réfléchit tout seul. Aristote utilise d’ailleurs le terme de bouleusis, tiré de Boulè, qui désignait, déjà chez Homère, le conseil des Anciens puis, dans la démocratie athénienne, l’instance de cinq cents membres, chargée de préparer les décisions de l’Assemblée du peuple (Ekklesia). C’est une manière de dire que, quand on délibère, même seul, notre esprit devient un petit parlement – les Romains diront un « forum (fors) intérieur » – où l’on doit s’efforcer de penser contre soi. L’idée est essentielle : penser, c’est certes penser par soi-même et, parfois, avec les autres, mais c’est d’abord penser contre soi et/ou contre les autres. Nulle pensée, sans altérité ; aucune idée, sans désaccord. C’est d’ailleurs ce qui rend si formateur et fécond l’exercice scolastique de la disputatio, où l’on s’oblige à plaider à l’inverse de son point de vue spontané.
  2. Nous ne délibérons que « sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ». Ce qui veut dire que la délibération porte sur l’action possible et future. Elle n’est donc pas un pur jeu de l’esprit, un débat gratuit ou une démonstration théorique, elle vise à conseiller ou à déconseiller, à exhorter ou à dissuader de faire quelque chose. C’est pourquoi le registre de celui qui délibère se distingue de celui du juge (qui évalue la justice des actions passées), du savant (qui recherche les vérités éternelles) ou encore de celui qui ne regarde que l’instant présent pour en faire l’éloge ou s’en indigner5. La délibération vise à éclairer une décision à prendre dans une situation d’incertitude après l’examen attentif des circonstances.
  3. La délibération ne porte pas sur les finalités de l’action, mais sur les moyens de les atteindre. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade ou un général s’il doit gagner la bataille, mais comment y parvenir. Et si les fins sont « hors délibération », c’est que, selon Aristote, elles sont « inscrites dans la nature ». Évidentes et incontestables, elles relèvent de l’ordre des choses, de l’harmonie cosmique elle-même, ce qui rendrait absurde de les contester. L’homme aspire au bonheur, il désire la santé : voilà ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisque c’est la nature elle-même qui l’établit. Grande leçon de celui qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand : pour pouvoir délibérer, il faut être déjà d’accord sur l’essentiel. »

S’ensuit un débat sur ce qui constitue la teneur de cet « essentiel » et son caractère devenu insaisissable dans nos démocraties modernes. Et c’est là que nous nous séparons de l’interprétation de Pierre-Henri Tavoillot…

Il suggère que les anciens avaient pour repère : la nature, la tradition ou la religion mais rappelons-le, avec Cornelius Castoriadis, la démocratie athénienne n’était mue que par le coeur des hommes.

« La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. »[3]

« La démocratie correspond au pouvoir du Demos, la difficulté étant qu’il n’y a aucune limite à ce pouvoir du moment qu’il n’est ni hérité ni transcendant. »[4]

Voilà pour la réfutation des fins dictée par la nature, dieu ou la tradition.

En accédant à la délibération démocratique, l’homme moderne peut-il, du même coup, remplacer le mirage faisant de lui une machine à produire et à consommer par l’horizon d’une « vie bonne »? La réponse est certainement oui. Le chemin pour y arriver est abrupt pour nos faibles jambes déshabituées des longues disputes politiques, des interactions sociales hors réseaux sociaux ou des confrontations qui ne soient pas menées par des politiciens télévisés. La destination faite d’une vie riche de sens, de liens multiples, d’un travail librement consenti et maintenu dans des limites horaires raisonnables, n’en vaut-elle pas la peine?


[1] Les citations, sauf précision contraire, sont tirées de cet ouvrage. 
[2] Oraison funèbre, réécrite par Thucydide.
[3] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010
[4] Cornelius Castoriadis au centre international de cerisy le 5 juillet 1990

Lois révolutionnaires zapatistes, la construction du foyer de la démocratie directe

A partir de quelles règles s’est construite l’expérience zapatiste? Comment ce socle de lois a-t-il été conçu? Quels aspects de la vie quotidienne sont pris en compte dans ce texte?
excusez du dérangement, ceci est une révolution

Nous avons vu la « genèse » de la révolution zapatiste dans cet article, attardons-nous à présent sur les « lois divines » rendues publiques peu avant l’insurrection: les lois révolutionnaire. Ce corpus diffusé en décembre 1993 ne tient pas lieu de constitution (voir cet article sur l’absence de constitution), mais édicte des règles de transition à appliquer sur les territoires sous le contrôle des zapatistes.

Au commencement, donc, était l’EZLN, armée de libération soutenue par une grande partie de la population locale. Cette armée commandée par le comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI) et dont Marcos est le chef militaire en même temps que porte-parole édicte donc un texte portant à la fois les principales revendications bientôt regroupées dans la formule Liberté, Justice, Démocratie et les principales règles permettant une vie décente pour les populations locales.

En résumé, ces lois révolutionnaire visent à :

  • Limiter les dérives autoritaires ou mercantiles de l’armée ou de fractions de celle-ci.
  • Interdire l’immixtion des militaires dans les affaires civiles et notamment les processus de démocratie.
  • Permettre à l’armée de subsister sur les territoires contrôlés en bénéficiant de logements et de vivres, sans abus ou disproportion par rapport aux conditions de vie des populations locales.
  • Mettre en place des impôts révolutionnaires sur les territoires contrôlés par les zapatistes avec des taux importants pour les grands (20% des revenus) et une exonération pour les petits.
  • Abolir les impôts et taxes du mauvais gouvernement.
  • Promouvoir la tenue d’élections libres et démocratiques, et responsabiliser les élus : compte-rendu régulier à la population,  responsabilité de l’argent public dépensé.
  • Déposséder les propriétaires d’un terrain excédant 100 hectares en mauvais état ou 50 hectares en bon état pour qu’il ne lui soit laissé que le minimum autorisé. Ces terres vont en priorité aux paysans sans terres.
  • Exproprier les grandes entreprises agricoles au profit de coopératives.
  • Reboiser, préserver l’eau, les forêts.
  • Mettre en place de centres de commerces pour un achat des denrées au juste prix et une revente à prix équitable.
  • Bâtir des centres de santé pour tous avec des médicaments gratuits pour le peuple, des centres de loisirs pour tous, des écoles gratuites, des centres de construction pour aider à bâtir des maisons et infrastructures, des centres de services pour fournir au peuple électricité et aménagements.
  • Permettre l’occupation des bâtiments publics et des grandes demeures par le peuple.
  • Suspendre les loyers pour les locataires occupant un logement depuis plus de 15 ans et réduire à 10% des revenus du chef de famille pour les autres.
  • Interdire la discrimination des femmes, en particulier dans la gestion des affaires de la communauté ou à tous les grades de l’armée.
  • Garantir leur droit de choisir un époux, de travailler, de décider du nombre d’enfants qu’elles veulent.
  • Obliger les entreprises étrangères à payer leurs employés en monnaie nationale au tarif horaire équivalent à celui qu’elles pratiquent en dollars à l’étranger.
  • Revoir les salaires, procurer une assistance médicale gratuite payée par les patrons, mettre à disposition des actions de l’entreprise au prorata de l’ancienneté.
  • Réguler des prix des denrées de première nécessité.
  • Fournir un logement et une nourriture gratuits pour les personnes âgées sans famille.
  • Garantir les pensions de retraites au niveau du salaire minimum.
  • Libérer tous les détenus à l’exception des assassins, des violeurs et des dirigeants du trafic de drogue.

Voici ce texte.

Paru dans le premier numéro de « Le réveil mexicain », organe d’information de l’EZLN (Armée de libération zapatiste au Mexique) en décembre 1993[1].

Mexicains ! Ouvriers, paysans, étudiants, profesionistas[2] honnêtes, chicanos[3] progressistes d’autres pays, nous avons entrepris la lutte qu’il nous faut mener pour obtenir ce que l’État mexicain n’a jamais voulu nous accorder : le travail, la terre, un toit, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix.

Nous avons passé des centaines d’années à réclamer des promesses jamais tenues (et à y croire), on nous a toujours demandé d’être patients et de savoir attendre des temps meilleurs. On nous a conseillé la prudence, et on nous a promis que l’avenir serait différent Or nous avons vu que non : tout est pareil ou pire que ce que vécurent nos grands-parents et nos parents. Notre peuple continue de mourir de faim et de maladies curables, en proie à l’ignorance, l’analphabétisme et l’inculture. Et nous avons compris que si nous ne nous battons pas, nos enfants à leur tour auraient à en passer par là. Et ça n’est pas juste.

Peu à peu, le besoin nous a rassemblés et nous avons dit : ÇA SUFFIT. Nous n’avons plus le temps, ni l’envie d’attendre que d’autres viennent résoudre nos problèmes. Nous nous sommes organisés et avons résolu D’EXIGER CE QUI NOUS EST DÛ LES ARMES À LA MAIN, ainsi que l’ont fait les meilleurs fils du peuple mexicain au long de son histoire.

Nous avons engagé les combats contre l’Armée fédérale et les autres forces de répression ; nous sommes des milliers de Mexicains prêts à VIVRE POUR LA PATRIE OU MOURIR POUR LA LIBERTÉ dans cette guerre nécessaire pour tous les pauvres, les exploités et les miséreux du Mexique et nous n’arrêterons pas avant d’avoir atteint nos objectifs.

Nous vous exhortons à rejoindre notre mouvement car l’ennemi que nous affrontons, les riches et l’Etat, cruel et sans pitié, ne mettra aucun frein à sa nature sanguinaire pour en finir avec nous. Il faut lui donner la réplique sur tous les fronts, et c’est pourquoi votre sympathie, votre appui solidaire, votre capacité à divulguer notre cause, à adhérer à nos idéaux, à prendre part à la révolution en encourageant vos concitoyens à se lever, où que vous soyez, seront des facteurs très importants jusqu’au triomphe final.

LE RÉVEIL MEXICAIN est le journal de l’Armée zapatiste de Libération nationale, son rôle est d’informer notre peuple du déroulement de la juste guerre que nous avons déclarée à nos ennemis de classe. Dans ce premier numéro, nous présentons la Déclaration de guerre que nous adressons à l’Armée fédérale, et nous donnons les ordres auxquels doivent obéir les chefs et offi­ciers des troupes de l’EZLN lors de leur progression sur le territoire national. Nous présentons aussi les Lois révolutionnaires qui s’instaureront, avec le soutien des peuples en lutte, dans les territoires libérés pour en garantir le contrôle révolutionnaire et seront les fondations sur lesquelles bâtir une nouvelle Patrie.

VIVRE POUR LA PATRIE OU MOURIR POUR LA LIBERTÉ

Instructions aux chefs et officiers de l’EZLN

Les ordres suivants doivent être obligatoirement suivis par tous les chefs et officiers des troupes sous la direction de l’Armée zapatiste de Libération nationale.

Premièrement – Vous opérerez en accord avec les ordres que vous recevrez du Commandement général ou des commandements du front de combat.

Deuxièmement – Les chefs et officiers opérant militairement dans des zones isolées ou rencontrant des difficultés de communication avec les commandements devront effectuer leurs tâches militaires, combattre constamment l’ennemi, selon leur propre initiative, en veillant à favoriser la progression de la révolution là où ils se trouvent.

Troisièmement – Ils devront remettre des rapports de guerre à chaque fois que ce sera possible et au moins de façon mensuelle à leurs commandements respectifs.

Quatrièmement – Il leur faudra, dans la mesure du possible, assurer le bon ordre des troupes, particulièrement lors de l’entrée dans des agglomérations, donnant toutes sortes de garanties quant à la vie et aux intérêts des habitants non ennemis de la révolution.

Cinquièmement – Pour subvenir aux besoins matériels des troupes et tant que cela sera possible, ils devront imposer des contributions de guerre aux négociants et aux propriétaires dans la zone où ils opèrent, dans la mesure où ceux-ci disposent d’importants capitaux, conformément à la LOI SUR LES IMPÔTS DE GUERRE et aux lois révolutionnaires d’affectation de capitaux commerciaux, agricoles, financiers et industriels.

Sixièmement – Les fonds matériels ainsi recueillis seront intégralement consacrés aux nécessités matérielles des troupes. Le chef ou l’officier qui détournerait une partie de ces fonds à des fins personnelles, si petite fut-elle, sera fait prisonnier et jugé, selon le règlement de l’EZLN, par un tribunal militaire révolutionnaire.

Septièmement – Concernant l’alimentation des troupes, la pâture des chevaux, le combustible et la réfection des véhicules, il faudra s’adresser à l’autorité démocratiquement élue des lieux concernés. Cette autorité recueillera parmi la population civile ce qu’il sera possible et nécessaire de recueillir pour l’unité militaire zapatiste, qu’elle remettra au chef ou au plus haut gradé de ladite unité et à lui seulement.

Huitièmement – Seuls les officiers d’un grade égal ou supérieur à celui de major veilleront au remplacement des autorités des lieux tombés sous le pouvoir de la révolution, conformément à la volonté du peuple et selon les dispositions de la LOI DE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE qui s’y réfèrent.

Neuvièmement – Les populations, en général, devront prendre possession de leurs biens en accord avec les Lois révolution­naires. Les chefs ou officiers de l’EZLN offriront à ces populations leur soutien moral et matériel afin que soient appliquées ces Lois révolutionnaires, à condition que lesdites populations en fassent la demande — et seulement en ce cas.

Dixièmement – Absolument personne ne pourra procéder à des entrevues ou élaborer des traités avec le gouvernement oppresseur ou ses représentants, sans l’autorisation préalable du Commandement général de l’EZLN.

Loi sur les impôts de guerre

Dans les zones contrôlées par l’EZLN s’appliquera la suivante LOI SUR LES IMPÔTS DE GUERRE qu’il faudra faire valoir avec la force morale, politique et militaire de notre organisation révolutionnaire.

Premièrement – La LOI SUR LES IMPÔTS DE GUERRE entrera en vigueur dès qu’une unité militaire de l’EZLN opérera sur un territoire spécifique.

Deuxièmement – La LOI SUR LES IMPÔTS DE GUERRE concerne toute personne civile, nationale ou étrangère, établie ou de passage sur ledit territoire.

Troisièmement – La LOI SUR LES IMPÔTS DE GUERRE n’est pas obligatoire pour les civils vivant de leurs propres ressources sans exploiter la moindre force de travail, et sans tirer un quelconque profit du peuple. Pour les paysans pauvres, les journaliers, les ouvriers, les employés et les sans-emploi, l’obéissance à cette loi est volontaire, et on ne les y astreindra d’aucune façon, ni moralement ni physiquement.

Quatrièmement – La LOI SUR LES IMPÔTS DE GUERRE est obligatoire pour tous les civils qui vivent de l’exploitation de forces de travail ou qui tirent un quelconque profit du peuple dans leurs activités. Les petits, moyens et grands capitalistes de la campagne et de la ville pourront être astreints à se soumettre à cette loi sans exception, indépendamment de leurs obligations par rapport aux Lois révolutionnaires d’affectation de capitaux agricoles, commerciaux, financiers et industriels.

Cinquièmement – Sont établis les suivants pourcentages d’imposition selon le travail de chacun :

a / Pour les petits commerçants, les petits propriétaires, les ateliers et les petites industries, 7 % de leurs revenus mensuels. En aucune façon leurs moyens de production ne pourront être affectés au recouvrement de cet impôt.

b/ Pour les profesionistas, 10 % de leurs revenus mensuels. En aucune façon les moyens matériels strictement nécessaires à l’exercice de leur profession ne pourront être affectés au recouvrement de cet impôt.

c / Pour les moyens propriétaires, 15 % de leurs revenus mensuels. Leurs biens seront affectés selon les Lois révolutionnaires afférentes d’affectation de capitaux agricoles, commerciaux, financiers et industriels.

d / Pour les grands capitalistes, 20 % de leurs revenus mensuels. Leurs biens seront affectés selon les Lois révolutionnaires afférentes d’affectation de capitaux agricoles, commerciaux, financiers et industriels.

Sixièmement – Tous les biens confisqués aux forces armées de l’ennemi seront propriété de l’EZLN.

Septièmement – Tous les biens obtenus des mains du gouvernement oppresseur par la Révolution seront propriété du gouvernement révolutionnaire, selon les lois du gouvernement révolutionnaire.

Huitièmement – Sont abolis tous les impôts et taxes du gouvernement oppresseur, ainsi que les dettes en argent ou en nature auxquelles le peuple exploité de la campagne et de la ville est assujetti par les gouvernants et les capitalistes.

Neuvièmement – Tous les impôts de guerre recueillis par les Forces armées révolutionnaires ou par le peuple organisé deviendront propriété collective des populations locales et seront administrés, selon la volonté populaire, par les autorités civiles démocratiquement élues, qui ne remettront à l’EZLN que le strict nécessaire pour répondre aux besoins matériels des troupes régulières et pour la perpétuation du mouvement libérateur conformément à la LOI DES DROITS ET DES DEVOIRS DES POPULATIONS EN LUTTE.

Dixièmement – Aucune autorité, civile ou militaire, qu’elle dépende du gouvernement oppresseur ou des Forces révolutionnaires, ne pourra prélever, pour son bénéfice personnel ou celui de sa famille, la moindre partie de ces impôts de guerre.

Loi des droits et des devoirs des populations en lutte

Au cours de sa progression libératrice sur le territoire mexicain et dans sa lutte contre le gouvernement oppresseur et les grands exploiteurs nationaux et étrangers, l’EZLN fera valoir, avec le soutien des populations en lutte, la suivante Loi des droits et des devoirs des populations en lutte :

Premièrement – Les populations en lutte contre le gouvernement oppresseur et les grands exploiteurs nationaux et étrangers, quelles que soient leur appartenance politique, religieuse, leur race ou leur couleur, bénéficieront des DROITS suivants :

  1. D’élire librement et démocratiquement leurs autorités, sous la forme qu’elles considéreront opportune, et d’exiger que celles-ci soient respectées.
  2. D’exiger des Forces armées révolutionnaires qu’elles n’interviennent pas dans les affaires d’ordre civil ou dans l’affec­tation des capitaux agricoles, commerciaux, financiers et indus­triels qui relèvent de la compétence exclusive des autorités civiles librement et démocratiquement élues.
  3. D’organiser et d’exercer la défense armée de leurs biens collectifs et particuliers, ainsi que d’organiser et d’exercer le maintien de l’ordre public et du bon gouvernement selon la volonté populaire.
  4. D’exiger des Forces armées révolutionnaires qu’elles assurent la sécurité de personnes, de familles et de propriétés particulières, de collectivités de voisins et de personnes de passage, dans la mesure où ce ne sont pas des ennemis de la révolution.
  5. Les habitants de toute agglomération ont le droit d’acquérir et de posséder des armes pour défendre leur personne, leur famille et leurs biens, conformément aux lois d’affectation des capitaux agricoles, commerciaux, financiers et industriels, contre les attaques ou les attentats que commettraient ou prétendraient commettre les Forces armées révolutionnaires ou celles du gouvernement oppresseur.

De la même manière, ils sont amplement fondés à faire usage de leurs armes contre tout homme ou groupe d’hommes qui s’en prendraient à leur foyer, à l’honneur de leur famille ou tenteraient de les voler ou de porter tout type d’atteinte à leur personne. Cela ne vaut que pour ceux qui ne sont pas ennemis de la révolution.

Deuxièmement – Les autorités civiles de tout type, démocra­tiquement élues, auront, en plus des droits précédents et des attri­butions que leur confèrent les lois révolutionnaires respectives, les DROITS suivants :

  1. Ils pourront emprisonner, désarmer et remettre à leur commandement quiconque sera surpris en train de cambrioler, de violer ou de saccager un domicile, ou en train de commettre tout autre délit, afin qu’il reçoive le châtiment qu’il mérite, y compris s’il s’agit d’un membre des Forces armées révolution­naires. Il en ira de même pour ceux qui auraient commis de tels délits, même s’ils n’ont pas été pris sur le fait, dans la mesure où leur culpabilité sera suffisamment établie.
  2. Ils auront le droit de procéder au recouvrement des impôts révolutionnaires établis par la LOI DES IMPÔTS DE GUERRE.

Troisièmement – Les populations en lutte contre le gouver­nement oppresseur et les grands exploiteurs nationaux et étrangers, quelles que soient leur appartenance politique, religieuse, leur race ou leur couleur, seront tenues aux DEVOIRS suivants :

  1. Offrir leur concours aux tâches de surveillance décidées par volonté majoritaire ou par les nécessités militaires de la guerre révolutionnaire.
  2. Répondre à l’appel des autorités démocratiquement élues, des Forces armées révolutionnaires ou de tout militaire révolu­tionnaire en cas d’urgence à combattre l’ennemi.
  3. Offrir leur concours pour l’acheminement du courrier ou en tant que guides des Forces armées révolutionnaires.
  4. Offrir leur concours pour porter des vivres aux troupes révolutionnaires lorsqu’elles sont au combat contre l’ennemi.
  5. Offrir leur concours pour le transport de blessés, l’enter­rement de cadavres, et autres travaux de même nature relatifs à l’intérêt de la révolution.
  6. Procurer des vivres et l’hébergement aux Forces armées révolutionnaires, qu’elles soient en garnison ou de passage dans leur agglomération et dans la mesure de leurs possibilités.
  7. Payer les impôts et les contributions établies par les LOIS SUR LES IMPOTS DE GUERRE et les autres Lois révolutionnaires.
  8. Elles ne devront en aucune façon aider l’ennemi ni lui fournir de produits de première nécessité,
  9. Se consacrer à un travail licite.

Quatrièmement – Les autorités civiles de tout type, démo­cratiquement élues, auront, en plus des devoirs précédents, les OBLIGATIONS suivantes :

  1. Rendre compte régulièrement à la population des activités liées à leur mandat ainsi que de la provenance et de l’affectation de toutes les ressources matérielles et humaines placées sous leur administration.
  2. informer régulièrement leur commandement des Forces armées révolutionnaires des nouveaux événements qui se produi­sent sur leur territoire.

Loi des droits et des devoirs des Forces armées révolutionnaires

Les Forces armées révolutionnaires de l’EZLN, dans leur lutte contre le gouvernement oppresseur et les grands exploiteurs natio­naux et étrangers, et au cours de leur progression libératrice sur le territoire mexicain, s’engagent à respecter et faire respecter la suivante LOI DES DROITS ET DES DEVOIRS DES FORCES ARMÉES RÉVOLUTIONNAIRES :

Premièrement – Les troupes révolutionnaires de l’EZLN, dans leur lutte contre l’oppresseur ont les DROITS suivants :

  1.  Les troupes qui transitent ou séjournent dans une agglomération auront le droit de recevoir de la population, par l’intermédiaire des autorités démocratiquement élues, le logement, les vivres et les moyens d’accomplir leurs missions militaires, et cela dans la mesure des capacités des habitants de ladite agglomération.
  2. Les troupes qui, sur ordre de leur commandement, s’établiraient en un lieu précis auront le droit de recevoir le logement, les vivres et des moyens, conformément aux dispositions de l’alinéa a/ de cet article.
  3. Les chefs, officiers et soldats qui constateraient qu’une autorité n’applique pas les dispositions des Lois révolutionnaires et se dérobent à la volonté populaire auront le droit de dénoncer cette autorité auprès de leur gouvernement révolutionnaire.

Deuxièmement – Les troupes révolutionnaires de l’EZLN, dans leur lutte contre l’oppresseur, ont les DEVOIRS suivants :

  1. Faire en sorte que les populations qui n’ont pas encore nommé librement et démocratiquement leurs autorités procèdent immédiatement à la libre élection de celles-ci, sans intervention des forces armées, qui, sous la responsabilité de leurs dirigeants militaires, laisseront faire la population sans exercer la moindre pression
  2. Respecter les autorités civiles librement et démocratiquement élues.
  3. Ne pas intervenir dans les affaires civiles et laisser agit librement les autorités civiles dans ces affaires.
  4. Respecter le commerce légal en accord avec les Lois révolutionnaires s’y référant.
  5. Respecter les répartitions agricoles réalisées par le Gouvernement révolutionnaire.
  6. Respecter les règlements, coutumes et accords des populations et s’y soumettre dans les cas de relations entre militaires et civils.
  7. Ne pas imposer les habitants, sous aucune forme ni prétexte, sur l’utilisation de leurs terres et de leurs eaux.
  8. Ne pas s’approprier les terres de la population ou des grandes propriétés confisquées à l’oppresseur pour leur bénéfice personnel.
  9. Respecter toutes les lois et les règlements émis par le Gouvernement révolutionnaire.
  10. Ne pas exiger de la population des services personnels ou des travaux pour le bénéfice personnel.
  11. Dénoncer les subordonnés qui commettraient un délit, les capturer et les remettre à un Tribunal militaire révolutionnaire afin qu’ils y reçoivent un juste châtiment.
  12.  Respecter la justice civile.
  13. Les chefs et officiers seront responsables devant leurs commandements respectifs des abus et des délits de leurs subordonnés qu’ils n’auront pas livrés aux Tribunaux militaires révolutionnaires.
  14. Faire la guerre à l’ennemi jusqu’à ce qu’il soit définitivement chassé du territoire convoité ou totalement anéanti.

Loi agraire révolutionnaire

Les paysans démunis en lutte au Mexique continuent de récla­mer la terre pour ceux qui la travaillent. Après Emiliano Zapata et contre la réforme de l’article 27[4] de la Constitution mexicaine, l’EZLN reprend la juste lutte de la campagne mexicaine pour la terre et la liberté. Afin de réglementer la nouvelle répartition agraire qu’apporte la révolution sur les terres mexicain établie la suivante LOI AGRAIRE REVOLUTIONNAIRE:

Premièrement – Cette loi vaut pour tout le territoire mexicain et bénéficie à tous les paysans démunis et aux journaliers agricoles mexicains, sans distinction d’appartenance politique ou religion de sexe, de race ou de couleur.

Deuxièmement – Cette loi concerne toutes les propriétés et les entreprises agricoles nationales ou étrangères sur le territoire mexicain.

Troisièmement – Sera sujette à affectation agraire toute étendue de terrain excédant 100 hectares en mauvais état ou 50 hectares en bon état. Les propriétaires dont les terres excèdent les limites mentionnées ci-dessus seront dépossédés de leurs excé­dents et conserveront le minimum autorisé par cette loi ; ils pour­ront rester petits propriétaires ou se joindre au mouvement paysan de coopératives, de sociétés paysannes ou de terres communales.

Quatrièmement – Ne feront pas l’objet d’affectation agraire les terres communales, ejidos[5] ou terrains appartenant aux coopé­ratives populaires, y compris si elles dépassent les limites mentionnées dans l’article 3 de cette loi.

Cinquièmement – Les terres affectées par cette loi seront réparties entre les paysans sans terre et les journaliers agricoles qui en feront la demande, sous forme de PROPRIÉTÉ COLLEC­TIVE par la formation de coopératives, de sociétés paysannes ou de collectifs de production agricole et d’élevage. Les terres ainsi affectées devront être travaillées en collectivité.

Sixièmement – Dans le cadre de cette répartition bénéficient d’un DROIT PRIORITAIRE les collectivités de paysans pauvre sans terre et de journaliers agricoles, hommes, femmes et enfants, qui pourront prouver qu’ils ne possèdent pas de terre ou alors de mauvaise qualité.                                                              

Septièmement – Pour l’exploitation de la terre au bénéfice des paysans pauvres et des journaliers agricoles, les affectations des grandes propriétés et des monopoles agricoles incluront les moyens de production tels que les machines, les fertilisants, les entrepôts, les ressources financières, les produits chimiques et l’assistance technique.

Tous ces moyens doivent passer aux mains des paysans pauvres et des journaliers agricoles avec une considération spéciale pour les groupes organisés en coopérative, en collectivité et en société.

Huitièmement – Les groupes bénéficiant de cette Loi agraire devront se consacrer de préférence à la production collective des aliments nécessaires au peuple mexicain : maïs, haricots, légumes frais et fruits, ainsi qu’à l’élevage bovin, apicole, ovin, porcin et chevalin, ou encore aux produits dérivés (viande, lait, œufs, etc.).

Neuvièmement – En temps de guerre, une partie de la production des terres concernées par la présente loi sera destinée au soutien des orphelins et des veuves de combattants révolutionnaires et au soutien des Forces révolutionnaires.

Dixièmement – L’objectif de la production collective est de satisfaire en premier lieu les nécessités du peuple, de former chez ceux qui en bénéficient la conscience collective du travail et de ses bienfaits et de créer des unités de production, de défense et d’entraide dans les campagnes mexicaines. Lorsqu’une région ne produit pas une certaine chose, on procédera à l’échange avec une autre région qui le fait, dans des conditions de justice et d’équité. Les excédents de production pourront être exportés vers d’autres pays s’il n’y a pas de demande nationale pour le produit concerné.

Onzièmement – Les grandes entreprises agricoles seront expropriées et passeront aux mains du peuple mexicain ; elles seront administrées collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Les machines de labourage, de moissonnage, les semailles, etc., actuellement inutilisées dans les usines, les magasins ou ailleurs, seront distribuées entre les collectifs ruraux, afin d’amener à une production extensive de la terre et de commencer à éradiquer la faim du peuple.

Douzièmement – L’accaparement individuel des terres et des moyens de production ne sera pas toléré.

Treizièmement – Les zones de jungle vierge et les forêts seront préservées, et des campagnes de reboisage seront menées dans les zones principales.

Quatorzièmement – Les sources, rivières, lacs et mers sont propriété collective du peuple mexicain et seront entretenus en les préservant de la pollution et en punissant leur mauvaise utilisation.

Quinzièmement – Au bénéfice des paysans pauvres et des journaliers agricoles, en plus de la répartition agraire que la présente loi établit, seront créés des centres de commerce qui achèteront à juste prix les produits du paysan et vendront à juste prix les produits dont il a besoin pour vivre dignement. Seront créés des centres de santé communautaires dotés de tous les progrès de la médecine moderne, avec des médecins et des infirmières habilités et consciencieux, et avec des médicaments gratuits pour le peuple. Seront créés des centres de loisirs pour que les paysans et leurs familles profilent d’un repos digne, sans buvette ni maison de prostitution. Seront créés des centres d’éducation et des écoles gratuites où les paysans et leurs familles pourront s’éduquer, sans distinction d’âge, de sexe, de race ou d’appartenance politique, et apprendre les techniques nécessaires à leur développement. Seront créés des centres de construction de logements et de routes avec des ingénieurs, des architectes et les matériaux nécessaires afin que les paysans puissent avoir un logement digne et de bonnes routes pour les transports. Seront créés des centres de services pour garantir aux paysans et à leurs familles l’électricité, les canalisations d’eau potable, le drainage, la radio et la télévision, en plus de tout l’équipement nécessaire pour faciliter le travail domestique, radiateurs, réfrigérateurs, machines à laver, moulins à mais, etc.

Seizièmement – Seront exemptés d’impôts les paysans travaillant collectivement, les détenteurs des coopéra­tives et les terres communales.

A PARTIR DE L’ENTRÉE EN VIGUEUR DE CETTE LOI AGRAIRE RÉVOLUTIONNAIRE SONT ABOLIES TOUTES LES DETTES ISSUES DE CRÉDITS, D’IMPÔTS OU DE PRÊTS CONTRACTES PAR LES PAYSANS PAUVRES ET LES JOURNALIERS AGRICOLES AUPRÈS DU GOUVERNEMENT OPPRESSEUR, DE L’ETRANGER OU DES CAPITALISTES.

Loi révolutionnaire sur les femmes

Dans sa juste lutte pour la libération de notre peuple, l’EZLN incorpore les femmes au mouvement révolutionnaire sans distinction de race, de croyance ou d’appartenance politique, avec pour seule condition qu’elles fassent leurs les revendications du peuple exploité et son engagement à faire respecter les lois et règlements de la révolution. En outre, prenant en compte la situation de la travailleuse du Mexique, sont intégrées ses justes revendications d’égalité et de justice dans la suivante LOI REVOLUTIONNAIRE SUR LES FEMMES :

Premièrement – Les femmes, sans distinction de race, de croyance, de couleur ou d’appartenance politique, ont le droit de participer à la lutte révolutionnaire aux lieux et degrés que déter­minent leur volonté et capacité.

Deuxièmement – Les femmes ont le droit de travailler et de percevoir un juste salaire.

Troisièmement – Les femmes ont le droit de décider du nombre d’enfants qu’elles désirent et dont elles peuvent s’occuper.

Quatrièmement – Les femmes ont le droit de participer aux affaires de la communauté et d’y remplir des fonctions officielles si elles sont librement et démocratiquement élues.

Cinquièmement – Les femmes et leurs enfants ont droit à une ATTENTION PRIORITAIRE concernant la santé et l’alimen­tation.

Sixièmement – Les femmes ont droit à l’éducation.

Septièmement – Les femmes ont le droit de choisir librement leur conjoint ainsi que celui de ne pas être contraintes au mariage.

Huitièmement – Aucune femme ne pourra être battue ou physiquement maltraitée, que ce soit par sa famille ou par des étrangers. Les délits de viol ou de tentative de viol seront sévère­ment punis.

Neuvièmement – Les femmes pourront occuper des fonctions de direction dans l’organisation et obtenir des grades militaires dans les Forces armées révolutionnaires.

Dixièmement – Les femmes auront tous les droits et les devoirs contenus dans les lois et les règlements révolutionnaires.

Loi de réforme urbaine

Dans les zones urbaines contrôlées par l’Armée zapatiste de Libération nationale entrent en vigueur les lois suivantes afin de procurer un logement digne aux familles démunies.

Premièrement – Les habitants propriétaires de leur maison ou de leur appartement cesseront de payer l’impôt foncier.

Deuxièmement – Les locataires qui occupent leur logement depuis plus de quinze ans cesseront de payer leur loyer jusqu’au triomphe du Gouvernement révolutionnaire et l’établissement d’une nouvelle législation.

Troisièmement – Les locataires qui occupent un logement depuis moins de quinze ans se contenteront de payer 10% des revenus du chef de famille, qu’ils cesseront de payer une  fois atteint le seuil des quinze ans d’occupation du même endroit.

Quatrièmement – Les lots urbains déjà équipés des services publics pourront être immédiatement occupés, ce qui sera signalé aux autorités civiles librement et démocratiquement élues, pour y construire des logements, même de forme provisoire.

Cinquièmement – Les bâtiments publics vides et les grandes demeures pourront être occupés de façon provisoire par plusieurs familles après qu’on y aura établi des séparations intérieures. Pour cela, les autorités civiles nommeront des comités de voisins, qui effectueront les sélections entre les candidatures et attribueront les autorisations d’occupation selon les besoins et les moyens disponibles.

Loi du travail

Les lois suivantes s’ajouteront à la Loi fédérale du travail en vigueur dans les zones contrôlées par l’EZLN.

Premièrement – Les entreprises étrangères paieront leurs employés en monnaie nationale au tarif horaire équivalent à celui qu’elles pratiquent en dollars à l’étranger.

Deuxièmement – Les entreprises nationales devront augmen­ter les salaires de façon mensuelle selon le pourcentage que déterminera une Commission locale des prix et des salaires. Cette commission comprendra des représentants des travailleurs, des fermiers, des patrons, des commerçants et des autorités librement et démocratiquement élues.

Troisièmement – Tous les travailleurs de la campagne et villes bénéficieront d’une assistance médicale gratuite dans centre de santé, hôpital ou clinique, public ou privé. Les dépenses médicales seront à la charge du patron.

Quatrièmement – Tous les travailleurs auront le droit d’obtenir de l’entreprise pour laquelle ils travaillent une part d’actions incessibles, proportionnelle au nombre d’années d’ancienneté en supplément de leur traitement actuel. La valeur monétaire de ces actions pourra être exploitée à sa retraite par le travailleur, sa femme ou un bénéficiaire.

Loi sur l’industrie et le commerce

Premièrement – Les prix des produits de base seront régulés par une Commission locale des prix et des salaires. Cette commission comprendra des représentants des travailleurs, des fermiers, des patrons, des commerçants et des autorités librement et démocratiquement élues.

Deuxièmement – L’accaparement d’un quelconque produit est interdit. Les accapareurs seront arrêtés et remis aux autorités militaires sous l’accusation de délit de sabotage et de trahison envers la Patrie.

Troisièmement – Le magasin d’une localité devra assurer le ravitaillement en tortillas et en pain pour tous en temps de guerre.

Quatrièmement – Les entreprises et les commerces jugés improductifs par leurs patrons qui souhaiteraient les fermer et emporter les machines et les matières premières passeront aux mains des travailleurs pour leur administration, les machines devenant propriété de la nation.

Loi sur la sécurité sociale

Premièrement – Les enfants abandonnés seront alimentés et protégés par les plus proches voisins aux frais de l’EZLN avant d’être remis aux autorités civiles qui les prendront en charge jusqu’à l’âge de treize ans.

Deuxièmement – Les personnes âgées sans famille seront protégées et seront prioritaires pour l’attribution d’un logement et de coupons d’alimentation gratuite.

Troisièmement – Les mutilés de guerre recevront des soins et du travail en priorité, aux frais de l’EZLN.

Quatrièmement – La pension des retraités équivaudra au salaire minimum établi par les commissions locales des prix et des salaires.

Loi sur la justice

Premièrement – Tous les détenus en prison seront libérés, à l’exception des assassins, des violeurs et des dirigeants du trafic de drogue.

Deuxièmement – Tous les gouvernants, du président municipal jusqu’au président de la République, seront soumis à des auditions et jugés pour malversation de capitaux s’il existe des éléments de culpabilité.

VIVRE POUR LA PATRIE OU MOURIR POUR LA LIBERTÉ


[1] Tiré de l'ouvrage "Ya Basta! Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas" Tome 1 paru en 1994 et reprenant les communiqués de l'EZLN rédigés par le sous-commandant Marcos.
[2] Personnes exerçant une profession libérale.
[3] Mexicains émigrés aux Etats-Unis.
[4] La Constitution de 1917 pose le principe fondamental de la propriété nationale de la terre et de toutes les ressources naturelles susceptibles d'utilisation agricole et instaure un droit de propriété communautaire des terres, Vejido. En novembre 1991, le gouvernement a fait voter en un temps record un amendement constitutionnel (article 27) déclarant révolue la réforme agraire et permettant l'appropriation privée et l'ouverture au capital étranger de l'agriculture et du secteur de Vejido.
[5] Parcelles communautaires incessibles attribuées à des paysans par Lazaro Cardenas dans les années trente, symbole des réformes zapatistes.

L’impossible démocratie directe. Réponse aux objections

Quels sont les principales objections dressées contre l’idée et la pratique d’une démocratie citoyenne? Quelles réponses apportent les défenseurs de la démocratie réelle ? Quels démentis fournissent les faits historiques?

C’est impossible à appliquer sur une vaste échelle

Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778), citoyen de la république genevoise, est sans doute l’un des premiers penseurs de l’ère moderne à formuler cette critique. La démocratie (directe) serait un régime pour un peuple divin assimilé à un souverain. Le souverain décide de tout, il n’y a aucune délégation. Rousseau conclut que cette formule de gouvernement n’est envisageable que pour une population d’une trentaine de personnes.

L’argument de la dimension demeure la première objection brandie de nos jours. Or l’argument est de mauvaise foi historiquement, concrètement et politiquement d’après Castoriadis. On pourrait dire: établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué (raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion) et de mauvaise foi.[1]

Les gens ne veulent pas être mobilisés en permanence

Dans un témoignage récent, Daniel Cohn-Bendit nous dit: « Nos idées libertaires correspondaient à un souhait de révolution permanente, une mobilisation perpétuelle de la société par l’instauration de conseils de quartier et de conseils ouvriers. On refusait l’idée de représentation qui est pourtant le seul moyen d’agir démocratique, car les gens ne veulent pas faire de la politique 24/24h, toute leur vie. Il y a des moments où ils se révoltent et d’autres ou ils veulent vivre sans faire de la politique et préfèrent déléguer ces questions à des forces politiques. Ça on ne l’avait pas compris et heureusement qu’on a perdu. »[2]

Or, comme le rappelle Castoriadis, le problème de la représentation tient principalement au fait que les mandats sont irrévocables, règle inconnue en droit privé on peut le noter. Avec les mandats irrévocables, il y a aliénation de la souveraineté au profit des corps institué pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique détaché des gouvernés entre irrémédiablement alors en collusion avec les autres pouvoirs notamment économique ou médiatique.[3]

L’élection de mandataires révocables règle une grande partie du problème peut important le nom qu’on leur donne : des magistrats au sens antique du terme, des « élus-commis » selon l’expression de Robespierre (avant qu’il ne sombre dans la tyrannie), des autorités selon le terme employé par les zapatistes d’aujourd’hui. Ces magistrats sont désignées (par élection, par tirage au sort – voir cet article sur le tirage au sort) pour de courtes périodes (1 an généralement à Athènes, 3 ans à l’échelon régional chez les zapatistes). Au Chiapas, le « commander en obéissant » guide les autorités au travers de 7 principes (1 – Servir et non se servir; 2- Représenter et non supplanter; 3- Construire et non détruire; 4- Obéir et non commander; 5- Proposer et non imposer; 6- Convaincre et non vaincre; 7- Descendre et non monter) – voir cet article sur le fonctionnement de l’autogouvernement zapatiste. Il peut donc y avoir des magistrats en démocratie directe pourvu que le mandat soit strictement encadré: révocable à tout moment, non renouvelable ou très peu, proche du bénévolat, non cumulable, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyé par de la formation pair à pair.

Au cours de sa vie, chaque individu est susceptible d’occuper un ou plusieurs mandats. En dehors de ces périodes où il agit en tant qu’élu, l’activité du citoyen se limite à la participation aux assemblées de quartier (traitant de problématiques nationales, régionales et locales) une à deux fois par mois, à l’exemple de la Grèce antique ou du Chiapas.

La société actuelle est trop complexe, il nous faut des professionnels de la politique.

Ces professionnels issus d’une caste dominante correspondent à l’idée platonicienne de philosophe-roi, un philosophe désintéressé et donc vertueux par essence dans l’exercice du pouvoir.

L’idée répandue qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par « l’expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales.[4] Le recours aux experts constitue une étape possible pour éclairer une décision. En aucun cas, ces experts souvent otages d’une pensée normée doivent-ils prendre des décisions en lieu et place des parties prenantes (comme c’est le cas des directeurs de banques centrales par exemple – Voir cet article sur la monnaie – ou plus généralement avec notre personnel politique).

L’égalité supposée des citoyens dans la réflexion et l’agir politique est une fiction.

Comment pourrait-on mettre au même niveau l’opinion de Mme Michu et celle d’un député de l’assemblée, formé dans les meilleures écoles de la République, rompu à la négociation, capable de saisir les grands enjeux de notre temps et expert de la parole?

Et en effet, un politicien gavé de fiches, abreuvé d’éléments de langage damera probablement le pion à Mme Michu mais aura-t-il raison pour autant? Et si Mme Michu avait accès à une assemblée locale, qu’elle avait accès aux mêmes informations, ne pourrait-elle pas former un jugement éclairé?

Il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais selon la formule de Joseph Proudhon: « Entre maître et serviteur, point de société ». Chacun a droit à la parole[5]. Souvenons-nous d’ailleurs que l’égalité de parole (isegora) était le terme employé pour designer la démocratie avant qu’un mot plus adapté ne soit forgé (demos cratos = pouvoir du peuple)[6]. Cette égalité de parole accompagnée d’un égal droit de décider (un homme, une voix) constitue le fondement d’une démocratie réelle. Ne nous voilons pas la face, l’égalité constitue le coeur du défi démocratique, à la fois source et résultat de ce processus de mise en oeuvre d’une démocratie directe.

Plus de démocratie ne signifie pas moins d’erreur.

Les opposants à l’idée de démocratie citoyenne ont beau jeu de dénoncer la contradiction d’un supposé syllogisme:

1/ La démocratie est le régime qui tend vers une forme de vérité citoyenne

2/ La démocratie directe est la forme la plus pure de démocratie

3/ La démocratie directe instaure donc un régime de vérité exempt d’erreur.

Evidemment il n’en est rien comme le montrent certains exemples au cours de l’histoire.

Les citoyens athéniens ont voté en démocratie directe le massacre et l’asservissement du peuple Mélien rétif à toute domination. En 416 av. JC, les 3000 habitants de l’ile de Melos, petite ile des Cyclades, furent tués (hommes en âge de porter les armes) ou réduits en esclavage (femmes et enfants).

« Le régime de démocratie directe n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. »[7] On peut d’ailleurs en dire autant de l’oligarchie qui est la forme actuelle de notre démocratie.

Les citoyens ne disposent pas du temps (et de l’argent) nécessaire pour tenir des assemblées

« Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence. »[8]

Que constate-t-on pourtant en France sur les deux derniers siècles? La productivité horaire du travail a été multipliée par 30. La durée individuelle du travail visible n’a été divisée que par 2 – et moins encore si l’on tient compte de ce qu’Ivan Illich appelle le travail fantôme (temps de déplacement, temps consacré à reconstituer ses forces ou à travailler à la maison de façon informelle)[9]. Si l’on ramenait le temps de travail à des proportions raisonnables au regard des gains de productivité, la question ne se poserait pas (voir cet article sur le temps libéré). La place excessive que prend le travail rémunéré dans nos sociétés est résumée par la formule de Castoriadis : « Le prolétariat ne peut pas être esclave dans la production 6 jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique ».

Dans la même veine, songeons que nous regardons en moyenne en 3h par jour la télévision[10]. Remplaçons donc ces 3 heures de mort cérébrale télévisée par 3 heures de vie politique et citoyenne!

Enfin, le temps c’est de l’argent dit l’adage. Or il n’est pas besoin de rappeler que nos sociétés occidentales sont très riches (en mettant de côté l’inégalité de répartition de cette richesse qui est un autre problème). Au milieu de cette richesse, la misère psychique a bien souvent remplacé la misère physiologique des temps anciens: la faim, le froid, l’insécurité économique.

En définitive, Thucydide avait résumé la question il y a 2500 ans par ces paroles: « il faut choisir : se reposer ou être libre. »

La démocratie directe ne peut mener qu’à un brouhaha permanent et finalement à l’impuissance

« Réunissez une famille autour d’une table à Noël parlez politique, vous verrez le résultat. Alors comment envisager un quartier réuni en assemblée pour traiter du commun… » Voilà un argument majeur pour les défenseurs de la démocratie représentative.

La réponse à cette objection tient en plusieurs points: le rôle de l’éducation dans la pratique, la surestimation du résultat obtenu en démocratie représentative, le rôle des minorités.

« Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie »[11]. Des pratiques élaborées collectivement peuvent également favoriser ces interactions – voir cet article sur les outils de la prise de décision. Il convient de créer un « humus culturel » réellement démocratique. Et l’accumulation de cet humus par strates successives prend du temps.

La démocratie représentative a pour elle une forme d’efficacité de façade: elle produit une masse de décisions et les applique dans une relative économie de moyens. Le développement du nucléaire civil et militaire et la radioactivité à gérer pendant 20000 ans, la politique agricole à l’origine de la désertification des campagnes et du saccage sanitaire et environnemental en cours, la politique industrielle produisant toujours plus de camelote pour davantage de déchets[12], autant de mesures décidés sans réel débat public par notre intelligentsia politico-économique. En est-on satisfait?

Cette économie de moyens de la démocratie représentative est par ailleurs sujette à critique: « Les interminables discours et les navettes entre les commissions, les différentes chambres des Parlements et les gouvernements et les cabinets ministériels ne prennent pas moins de temps, et la démocratie mérite qu’on lui consacre du temps. »[13]

Une autre vertu au large débat d’idée réside dans la confrontation d’opinions. La difficulté de mener ce débat peut nous pousser à le simplifier en l’évacuant. Mais n’oublions pas les leçons de l’histoire : la vérité a toujours préexistée dans les marges: avortement, condition de la femme, etc. Les minorités d’hier sont les majorités d’aujourd’hui: prendre en considération ce qu’elles ont à dire aujourd’hui peut donc nous faire gagner du temps.

Enfin, dans cette question du débat et de la décision collective, méfions-nous d’une démocratie électronique appuyée sur des dispositifs complexes et donc peu maitrisables, toujours suspect de falsification. Préférons une démocratie en face à face recourant ponctuellement à des dispositifs techniques les plus basiques possibles. Envisageons la simplification de notre monde et remettons nos vies à hauteur d’homme, sans démesure technicienne.

La démocratie directe est pour les peuples ce que les vents sont pour les flots « ils les agitent mais ils les élèvent ». Sans elle, la République n’est que « le calme plat du despotisme, la surface unie des eaux croupissantes d’un marais ».[14]

C’était impossible et pourtant ils l’ont fait

D’autres critiques plus confidentielles jugent le projet de démocratie directe trop timoré, qualifiant le vote d’acte « mou » et préférant l’action directe, l’occupation, la réquisition. D’autres encore dénoncent le pouvoir démesuré des minorités agissantes – ceux qui ont le temps par exemple (voir cet article sur la commune de Saillans). Le débat est sans fin et constitue l’essence même de la démocratie. Au lieu de promouvoir le consensus universel, il faut, au contraire, réhabiliter le « dissensus », la « disputatio », la « mésentente ».[15]

Alors impossible la démocratie directe?

« Qu’on me cite un progrès accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées ».[16] « Les systèmes tiennent souvent plus longtemps qu’on ne le pense mais finissent par s’effondrer beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine ».[17]


[1] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[2] Daniel Cohn-Bendit dans Affaires sensibles sur le 13 mai 1968 diffusé le 25 nov 2021
[3] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990
[4] Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982)
[5] Aujourd'hui nous disposons tous en principe du droit de prendre la parole dans "l'espace public / privé" correspondant à l'agora antique incarnée de nos jours par les micros-trottoirs dont se délectent les médias (l'autocensure des médias amoindrit d'ailleurs cette assertion). Mais cette égalité de parole n'existe pas évidemment dans un "espace public" comme l'assemblée réservée aux professionnels de la politique. On observe par ailleurs une privatisation de l'espace public puisque les décisions censément publiques sont prises réellement en amont avec "l'aide" d'experts et lobbyistes de tous poils. Voir Castoriadis pour la distinction espace privé; public / privé; public.
[6] L'élan démocratique par Jacqueline de Romilly (2005)
[7] Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996
[8] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).
[9] L'abondance frugale comme art de vivre par Serge Latouche
[10] Statistique Insee pour 2010
[11] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
[12] Expression de Bernard Charbonneau
[13] Multitude par HARDT, M. et A. NEGRI (2004)
[14] Camille Desmoulins Vieux Cordelier, n° 7, 5 Pluviôse An II
[15] Jacques Rancière
[16] La solution ou le gouvernement direct du peuple par Victor Considérant 1851
[17] Kenneth Rogoff ex-économiste en chef du FMI

La démocratie directe vue par Castoriadis

Qu’est-ce que la démocratie directe? Qu’est-ce qu’elle n’est pas? Qu’entend-on par autonomie? Quels sont les liens entre autonomie de l’individu et de la société? Comment définir le pouvoir ou l’Etat? Cornelius Castoriadis nous donne ici des éléments de réponse.
Cornelius-castoriadis

Cornelius Castoriadis, penseur total, penseur génial du XXè siècle fut tour à tour et sans exclusive militant communiste, trotskiste (membre d’un réseau résistant en Grèce pendant la 2nde guerre mondiale, animateur avec notamment Claude Lefort de la revue Socialisme ou Barbarie), économiste (Chef économiste pour l’OCDE), professeur (à l’EHESS dans les années 80), psychanalyste (décryptant abondamment l’œuvre de Freud et d’autres). A côté de ce parcours, il était également philosophe, philologue (analysant la signification d’écrits anciens), musicien amateur (il a songé à embrasser la carrière de chef d’orchestre dans ses jeunes années). Son œuvre passionnante, parsemée de mille éclats lumineux reflète cette profusion d’idées et d’actions, une réflexion nous menant à de nombreux carrefours du labyrinthe de la pensée pour reprendre le titre d’une série de ses ouvrages.

Cet article comprend des citations et fragments remaniées librement, parfois même reformulés par l’auteur de cet article (à rebours de tous les usages universitaires 🙂 afin d’en permettre une lecture plus fluide.

Les écrits ainsi librement cités / paraphrasés sont les suivants:

1 Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010

2 Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l’homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982).

3 Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996

Naturalité de la démocratie

Je ne crois pas qu’il y ait une naturalité de la démocratie. Je crois qu’il y a une pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie, pas vers la démocratie. Il y a une pente naturelle à rechercher une origine et une garantie de sens ailleurs que dans l’activité des hommes – dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres, ou version van Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le marché, qui fait que les plus forts et que les meilleurs prévalent toujours à la longue, c’est la même chose… Pour Pierre Clastres, la société est contre l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la source des normes. C’est le passé de la société, c’est la parole des ancêtres. Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.

La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. 1

Qu’est-ce que la démocratie directe?

À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Je suis d’accord là-dessus avec Rousseau qui dit que « les Anglais libres ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans ». 2

Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie. 1

Dans la Grèce antique, l’ecclesia, assistée par la boulé (Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe.

L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, active­ment encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ethos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits poli­tiques. La participation se matérialise dans l’ecclesia, l’Assem­blée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obliga­tion morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels; la quasi-totalité des cours sont formés de jurys, et les jurés sont tirés au sort. 3

Ce régime n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. 3

Réfutation des arguments clamant l’impossibilité d’une démocratie directe

Le grand argument contre la démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est la dimension de ces sociétés. Or l’argument est de mauvaise foi. Historiquement, concrètement et politiquement.

On pourrait dire : établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué est de mauvaise foi. 1

Dans l’époque moderne, on a vu éclore des formes de régime qui permettent une démocratie directe comme par exemple la commune de Paris ou des soviets –les vrais, avant qu’il ne soit domestiqués par les bolchevique–, ou des conseils ouvriers avec un pouvoir le plus grand possible des assemblées générales, c’est-à-dire la démocratie directe pour la décision ultime, et un pouvoir de délégués élus est révocables à tout instant, ne pouvant donc pas exproprier la collectivité de son pouvoir. 2

Qu’est-ce que le régime représentatif?

Le régime représentatif tel que nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les anciens ont des magistrats révocables, il n’y a pas de représentants. Le terme représentant signifie représentant auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants présuppose qu’il y’a un roi. En Angleterre le roi gouverne dans son parlement avec les représentants de ces sujets.

L’argument majeur en faveur de la démocratie représentative vient de Benjamin Constant : dans les sociétés modernes ce qui intéresse les gens n’est pas la gestion des affaires communes, mais la garantie de leurs jouissances. 1

Le peuple par opposition aux « représentants ».

A chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redé­couverte ou réinventée : conseils communaux (town mee­tings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. Dès qu’il y a des « représentants » per­manents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des « représentants » – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions suscep­tibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ». 2

Le peuple par opposition aux « experts ».

La conception grecque des « experts » est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de gouvernement – sont prises par l’ecclesia, après l’audition de divers orateurs et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y avoir de « spé­cialistes » ès affaires politiques. L’expertise politique – ou la « sagesse » politique – appartient à la communauté poli­tique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une activité « technique » spécifique, et est naturellement reconnue dans son domaine propre. La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratègoi, sont-ils élus, au même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la polis d’une tâche particulière.

L’élection des experts met en jeu un second principe, central dans la conception grecque, qui est que le bon juge du spécialiste n’est pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole, ou les tragédies couronnées -, on est enclin à penser que le jugement de cet usager était plutôt sain.

On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irres­ponsabilité croissante des appareils hiérarchico – bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes poli­tiques se justifie par « l’expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales. 2

La Communauté par opposition à « l’Etat ».

La polis grecque n’est pas un « État » au sens moderne. Le mot même d’État n’existe pas en grec ancien (il est signifi­catif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). L’idée d’un «État», c’est-à-dire d’une institution dis­tincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompré­hensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète, « empirique », de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendam­ment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un « État » et une « population » ; elle oppose la « per­sonne morale », le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. Ni « État », ni « appareil d’État ». Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif (très impor­tant aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus éle­vés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Ronald Regan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La « bureaucratie permanente » accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme est abandonnée à des esclaves.

Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles – et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthunè); ils le font devant la boulé pendant la période classique. 2

Les trois fonctions du pouvoir

Prenons les trois fonctions de tout pouvoir : légiférer, juger et gouverner – et non pas exécuter, terme hypocrite des lois constitutionnelles moderne, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois, le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel qui dit que le gouvernement, chaque année, présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide… Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les iroquois : elle juge, probablement, et elle gouverne, elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institut pas. 1

Qu’est-ce que l’autonomie ?

C’est que l’on puisse dire à chaque moment : cette loi est-elle juste ? L’hétéronomie c’est quand la question ne sera pas soulevé. Ne sera pas posée. C’est interdit. L’autonomie consiste simplement à ménager la possibilité effective que les institutions puisse être altérées, et sans qu’il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements. L’autonomie suppose également l’activité des gens, leur participation effective aux activités politiques, notamment le contrôle des magistrats révocables. 1

Le projet politique d’une société autonome et celui d’une société qui pose ses institutions en sachant qu’elle le fait, donc qu’elle peut les révoquer et que l’esprit de ses institutions doit être la création d’individus autonomes. Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Bach n’est pas Mozart. 2

Si être autonome, pour l’individu comme pour la société, c’est se donner sa propre loi, cela signifie que le projet d’autonomie ouvre une recherche sur la loi que je dois (que nous devons) adopter. Cette recherche comporte toujours la possibilité de l’erreur – mais on ne se protège pas contre cette possibilité par l’instauration d’une autorité extérieure, mouvement doublement sujet à l’erreur et qui ramène simplement à l’hétéronomie. La seule limitation véritable que peut comporter la démocratie est l’autolimitation, qui ne peut être, en dernière analyse, que la tâche et l’œuvre des individus (des citoyens) éduqués par et pour la démocratie. Une telle éducation est impossible sans l’acceptation du fait que les institutions que nous nous donnons ne sont ni absolument nécessaires dans leur contenu, ni totalement contingentes. Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. 3

Autonomie et psychanalyse

La fin bien conçue de l’analyse va au-delà de la liquidation du transfert, elle va jusqu’à l’instauration d’une nouvelle instance de la subjectivité : une subjectivité réfléchissantes et délibérante. Il ne s’agit pas d’assécher le Marais puant de l’inconscient pour y faire pousser des tulipes, cela serait suicidaire, parce que c’est précisément de l’inconscient que tout surgit. Il ne s’agit pas de se libérer de la domination de l’inconscient, c’est-à-dire de pouvoir arrêter le passage à l’acte mais d’avoir conscience des pulsions et des désirs qui y poussent. C’est cette subjectivité qui peut être autonome et c’est ce rapport là qu’est l’autonomie.

La politique, tout comme l’analyse, n’a pas de fin. Politique et analyse ne s’achèvent jamais. La fin de l’analyse c’est la capacité du sujet, désormais, de s’auto analyser. Dans le cas de la politique on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d’instituions. Il ne s’agit pas d’établir la société parfaite une fois pour toutes. 3

Le vote majoritaire

Le seul fondement de la règle majoritaire, c’est qu’en politique tous les doxai ou opinions sont équivalentes. Le nombre des opinions favorables à telle décision à un poids, crée une présomption de rectitude. Si vous êtes mettez une règle de la majorité, vous êtes admettez nécessairement que malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous et qu’il fasse ceci ou cela : priver de droits de vote les gens de plus d’un mètre 90, élire Hitler, etc. 1

L’illusion constitutionnelle

Au sujet du fétichisme de la constitution remarquons que le pays où les droits de l’homme sont peut-être le plus respecté depuis trois siècles, la Grande-Bretagne n’a pas de constitution alors que des constitutions parfaitement démocratiques ont servi de masque ou plus sanglante tyrannie et continue de le faire. Une constitution ne peut pas se garantir elle-même. Si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement. 3

Les partis contre la démocratie

La séparation des pouvoirs, autre dispositif d’auto limitation, me paraît également essentielle. Entamée dans la démocratie antique : les jurys athéniens tires au sort n’ont pas obéir à l’assemblée ils peuvent même la censurer, elle est en théorie plus poussée dans les régimes libéraux modernes. Cependant dans ces régimes, le pouvoir législatif et pouvoir gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Le lieu effectif du pouvoir pour les décisions qui importent vraiment dans les régimes libéraux, sont les partis. Les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto coopté. Il n’est nullement question cependant d’interdire les partis, la constitution libre de groupement d’opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l’agora. Mais l’essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. 2

Autogestion, économie, privatisation

Dans le domaine économique, l’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillé. Il ne saurait être question de collectiviser de force les petits producteurs par ailleurs. Une société autonome, se doit donc d’instaurer un véritable marché défini par la souveraineté des consommateurs et l’auto gouvernement des producteurs. Le dialogue démocratique remplace les rapports de force actuellement mis en jeu. La discussion ne peut pas se réduire à Madame Thacher ou le Goulag. Lorsque je formule ce projet d’autonomie, trop ou pas assez précis selon certains, je m’exprime en tant que citoyen. Cet effort de construction, d’élucidation, de description, devrait être le fruit d’une réflexion collective dans le cadre d’institutions démocratiques À fin de dépasser le stade de la division du travail politique, ou représentants et représentés sont renvoyés dos à dos.

Or aujourd’hui, la privatisation abandonne le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé.

Le prix à payer pour la liberté et l’autonomie c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. La richesse du capitalisme a été achetée par la destruction d’ores et déjà irréversible des ressources de la biosphère accumulées pendant 3 milliards d’années. 3

Individu et société

Ce que l’on appelle bêtement dans la théorie politique, philosophique, économique, l’individu – et que l’on oppose à la société – n’est rien d’autre que de la société. Ce sont des couches successives de socialisation qui s’agglomère autour du noyau monadique. Un enfant laissé à lui-même sans lien avec la société devient un enfant loup. Cette socialisation est essentiellement violente. Elle signifie que la psyché doit renoncer à l’omnipotence, à être le centre ou la totalité du monde. La sublimation implique le renoncement aux simples plaisirs d’organes, voire même aux simples plaisirs de la représentation privée pour investir des objets qui n’ont d’existence et de valeur que sociales. À partir du moment où l’on parle, au lieu de sucer son pouce, on est dans la sublimation parce qu’on investit une activité sociale, un objet créé par la société, institué est valorisé par elle.

L’activité des hommes investit un objet socialement créé et socialement valorisée, même si cet objet est criminel, comme l’holocauste le fut ou comme le furent les sacrifices humains par les prêtres Aztèques. 2

Démocratie participative ou démocratie directe : le cas Suisse

Le modèle de démocratie participative Suisse serait-il le remède à administrer pour soigner la grande fatigue démocratique des Français? Comment différencier démocratie participative et démocratie directe? Les mécanismes d’inclusion citoyenne proposés par nos oligarchies représentatives peuvent-ils être un tremplin pour une véritable démocratie directe?

Référendum Suisse
Par Julien Revenu

Il a été beaucoup question en France ces dernières années de « démocratie en réseau », de « gouvernement ouvert », « d’appropriation citoyenne du pouvoir », de « démocratie de confiance ». Mais ce charabia est-il autre chose qu’un écran de fumée?

Des mécanismes participatifs existent déjà, notamment dans toutes les grandes agglomérations françaises. Mais de quoi parle-t-on? On vote pour des ruches sur le toit de la mairie, plus rarement sur la fiscalité ou la place des promoteurs immobiliers dans la ville. Par exemple à Angers en 2018, seize projets se sont partagé 1 million d’euros sur les 120 millions, soit 0,8% du budget total. La participation en berne (7,5%) révèle le manque d’intérêt pour ces dispositifs fantoches[1] où on se contente bien souvent de valider un fléchage budgétaire préétabli ou carrément truqué par les édiles. Des expériences plus poussées comme à Saillans (voir cet article) ont tourné court, montrant que même avec une réelle volonté d’inclure les citoyens dans la gestion municipale, le succès n’est pas au rendez-vous. La dictature de « ceux-qui-ont-le-temps »[2], c’est-à-dire les minorités actives et militantes devenues toutes-puissantes explique en partie cet échec et le soulève la question du vice inhérent à la démocratie participative.

Par ailleurs, un vrai citoyen ne peut se satisfaire longtemps de débattre sur des enjeux secondaires, exclusivement locaux. La détermination de la couleur des pots de fleur du village ou de la stratégie vaccinale du pays ne présentent pas un intérêt identique.

« En matière de démocratie participative, le bilan français est terne : les administrés sont consultés sur des sujets mineurs, la consultation se tient dans des conditions indignes et les édiles ignorent le verdict des urnes, le vote n’étant que consultatif. »

Au niveau national, les tentatives de « conseils citoyens » tirés au sort et fournissant des avis non contraignants ont tourné court (voir notamment les résultats calamiteux de la convention citoyenne pour le climat dans cet article).

Mais alors, si l’échelon national est celui des vrais enjeux, le référendum d’initiative citoyenne ou populaire est-il la clé de voute institutionnelle d’une démocratie directe?

On sait aujourd’hui que cette procédure réclamée notamment par les Gilets Jaunes, n’existe pas en France (voir les conditions du référendum d’initiative partagée dans cet article). La Suisse quant à elle est familière de ces votations.

La Suisse, un petit pays égalitaire

État de 8,6 millions d’habitants avec un PIB par habitant double de celui de la France, la Suisse jouit d’une histoire paisible depuis plusieurs siècles. 26 cantons que séparent leur langue, leur sociologie, leur histoire, leur démographie, leur économie, leur religion ou leur géographie vivent dans cet Etat fédéral. « La Suisse n’a pas connu de monarchie. Sa culture est profondément égalitaire. Elle entretient, en effet, une méfiance envers ce qui brille, une allergie à l’arrogance et au mépris. Dans cette culture égalitaire, il faut trouver un dénominateur commun. Ceux qui sortent du lot paraissent suspects. » Lorsqu’en 2007, Blocher, bouillant chef du premier parti politique suisse triomphe aux élections fédérales, les députés, peu friands de son attitude conquérante, n’hésitent pas à le recaler du gouvernement. Véritable « matelas à mémoire de forme » autant que fantastique machine à produire du compromis, le système institutionnel helvète permet d’absorber les chocs pour revenir à sa position initiale une fois la température redescendue.

Les institutions suisses: la collégialité contre le recours à l’homme providentiel

Assurément plus apaisé qu’en France, le système politique suisse est par ailleurs assez économe.

Un président de la confédération helvétique est élu chaque année par les deux chambres. Les sept membres non révocables de l’exécutif fédéral (conseil fédéral) sont chacun élus séparément par les deux chambres réunissant un total de 246 parlementaires (Conseil national – 200 parlementaires, Conseil des Etats – 46 élus des Cantons). Les deux chambres sont d’un poids égal, les lois devant recueillir leur double assentiment.

Depuis 1959, l’exécutif suisse est un gouvernement collégial dit de concordance réunissant les quatre principaux partis du pays, soit environ 70 % des électeurs.

« Dans plus de 500 communes, parmi les 2 212 existantes, s’active une troisième couche d’élus qui, dans les assemblées communales, votent des lois et des règlements communaux. Là, l’engagement est principalement milicien. Si, en France, le terme de milice est radioactif – il rappelle le bras armé de la collaboration sous Vichy –, en Suisse la milice renvoie à la charge que chaque citoyen assume à titre extraprofessionnel et bénévole, au bénéfice du bien commun. L’engagement milicien témoigne de l’intérêt que le citoyen porte à sa communauté, pour la protéger, la conforter, en pérenniser les valeurs ».

La votation, un outil de démocratie participative original

Sur un total recensé de quelque 1700 votations sur la planète, la Suisse en comptabilise plus du tiers sur son sol (36,6 %) ce qui en fait le leader mondial de la démocratie participative.

Les Suisses votent sur tout, et particulièrement sur les projets publics ayant une incidence sur leurs feuilles d’impôt, bien souvent sans rechigner à la dépense. La Suisse bénéficie ainsi d’infrastructures ferroviaires, hospitalières, universitaires importantes tout en conservant un niveau d’endettement faible (environ 20% du PIB, en baisse depuis 25 ans).

Chaque votation (il y en a 4 par an, à dates fixées sur les 20 prochaines années) comprend en moyenne 3 à 4 sujets qui concernent l’ensemble des 26 cantons, à quoi s’ajoutent 3 à 4  sujets ne concernant qu’un seul canton[3]. Sur ces derniers sujets, d’intérêt régional voire communal parfois, ne votent donc que les électeurs des cantons concernés. Et le tout pour un coût somme toute modeste d’une trentaine d’euros par électeur et par an[4].

Dans toute la Suisse, 5,2 millions d’électeurs se prononcent ainsi, tous les trois mois, sur une foule d’objets. Les vaincus peuvent repartir au combat, sous réserve de rassembler, sur un projet élaboré et chiffré, un nombre suffisant de signatures (100 000 pour les votations nationales), de l’ordre de 4% pour les votations dans chacun des 26 cantons[5].

Les électeurs reçoivent la documentation à leur domicile, un mois avant le scrutin. Le vote s’étend sur trois semaines par voie électronique, postale et sur une matinée dans l’isoloir (de 10 à 12H). Le vote par procuration n’est pas pratiqué. Ainsi par exemple lors d’une consultation récente, les 250 000 électeurs genevois reçoivent du « service des votations et élections » un document imprimé sur papier recyclé d’environ 90 pages qui détaille la position des autorités et celle des comités référendaires sur chacun des objets cantonaux, plus un fascicule de 50 pages consacré aux 4 objets fédéraux. Les électeurs bénéficient donc d’un mois pour se plonger dans les argumentaires favorables et hostiles de ce sur quoi ils vont voter.

Outre les quelques débats menés entre le quidam et le militant qui se charge de recueillir des signatures en arpentant les rues armé de son stylo, le citoyen doit donc se contenter d’un débat contradictoire avec lui-même ou son entourage proche (pour peu qu’il le souhaite) afin de faire émerger sa décision. Les débats se produisent comme chez nous, par procuration, dans les médias, mais les citoyens appelés à voter n’y participent pas et doivent se contenter d’un face à face avec le papier. C’est mieux que rien, sans doute, et cela évite l’écueil habituel du détournement de l’opinion par une minorité agissante mais cela ne s’apparente toutefois pas à de la démocratie directe. Le système suisse permet de contourner le travail des assemblées élues (refus d’entrer dans l’espace économique européen en 1992 par exemple), de bloquer les lois votées[6], d’en proposer de nouvelles.[7] Permet-il d’inventer la loi entre citoyens ou seulement et c’est déjà beaucoup d’arbitrer entre des solutions préétablies (et sans doute plus larges que celles résultant du seul personnel politique professionnel)?

La démocratie un régime de confrontation

« La démocratie directe est un régime qui se base sur la pluralité des opinions (« doxai ») et fonctionne par elle. La démocratie fait sa vérité à travers la confrontation et le dialogue des « doxai » et ne pourrait pas exister si l’idée (l’illusion) d’une vérité acquise une fois pour toutes acquérait une effectivité sociale. Cette confrontation implique et exige le contrôle et la critique réciproques […], chacun se bat pour une opinion qu’il croit juste et politiquement pertinente. »[8]

La Suisse ne se contente pas de pseudo-consultations à l’échelon local mais propose de véritables votations sur des enjeux nationaux, régionaux et locaux qui représentent certainement un progrès notable par rapport à la pratique institutionnelle française. Chaque votation offre par ailleurs la possibilité effective de modifier la constitution et l’organisation des pouvoirs publics, ce qui n’est que très rarement possible en France.

Est-ce toutefois suffisant pour parler de démocratie directe plutôt que participative, la réponse est clairement non.

Selon la terminologie de Castoriadis, la démocratie directe se définit comme un régime de confrontation des idées à la fois dans un espace public (l’assemblée) et « public / privé » (la place du marché ou agora). La véritable démocratie ne peut se contenter de débats menés par contumace à la télévision et de discussions feutrées dans « l’espace privé » du foyer familial.


[1] Les citations et la documentation de cet article s'appuient sur l'ouvrage vif et détaillé "France démocratie défaillante. Il est temps de s'inspirer de la Suisse" par François Garçon (2021). Les conclusions, divergentes de celles de cet ouvrage, sont de l'auteur de cet article.
[2] Pierre-Henri Tavoillot
[3] A ces votations, il convient d'ajouter les élections. Dans le canton de Genève par exemple, élection des représentants au Conseil national (tous les quatre ans), au Conseil des États (tous les quatre ans, deux tours), au Grand Conseil du canton de Genève (100 personnes tous les cinq ans), des ministres au Conseil d’État du canton de (tous les cinq ans, deux tours), des 540 juges et procureurs (tous les six ans, deux tours), des membres de la Cour des Comptes, des conseillers municipaux ainsi que les conseillers administratifs, des maires et adjoints (tous les cinq ans). Rappelons, que le vote électronique ou postal est possible depuis quelques années, ce qui facilite grandement les choses. 
[4] 25 Francs suisses pour l'organisation des votations, envoi des imprimés, dépouillement. Hors coûts modestes des étapes préalables de récolte des signatures et éventuelle publicité.
[5] Sur un total de 635 votations fédérales tenues sur près de 170 ans, on retient que les référendums obligatoires, dont la finalité est de valider le travail de l’Assemblée parlementaire, sont approuvés par les électeurs dans 72,5 % des cas ; les référendums facultatifs, qui contestent le travail parlementaire, sont approuvés dans 57,5 % des cas, les initiatives populaires sont approuvées dans 10%.
[6] Le "Référendum facultatif" est aujourd’hui conditionné par la collecte de 50 000 signatures dans les 100 jours à compter de la publication officielle de la loi contestée
[7] Introduit dès 1869, dans le canton de Zurich avec "l’initiative populaire" entré dans la Constitution fédérale en 1891. Entre 1990 et 2010, les citoyens ont voté sur 70 initiatives fédérales, ainsi que sur 373 initiatives cantonales et communales
[8] Ce qui fait la Grèce - Tome 1 d'Homère à Héraclite Séminaires 1982-1983 par Cornélius Castoriadis (2004)