Archive dans 15 décembre 2020

La Grèce: aux racines de la démocratie (directe)

Bonjour Euclide, peux-tu m'indiquer le chemin de l'acropole?
Dessin de Sidney Harris
La démocratie est-elle réellement une invention grecque et si oui pourquoi la Grèce ? Comment une expérience si ancienne peut-elle nourrir un projet contemporain? Cela a-t-il un sens de l’étudier?
L'attique, territoire de la cité d'Athènes au Vè siècle av. JC

Naissance d’un mutant

En 508 av. JC avec les réformes de Clisthène, la démocratie naît et s’épanouit à Athènes pendant plus d’un siècle (jusqu’en 404 av. JC). Dans ce laps de temps et à cet endroit particulier émergent également pour la première fois la tragédie, la philosophie et la géométrie[1]. Et ce n’est pas un hasard, affirme Castoriadis, si tout cela surgit en même temps à partir d’un “magma de significations imaginaires” (notamment colporté par L’Iliade et l’odyssée attribués à Homère). Bien sûr, les égyptiens connaissaient empiriquement les mesures respectives des côtés d’un triangle rectangle, mais il revient aux grecques de l’avoir démontré par un théorème (Pythagore). Evidemment, Confucius donne au monde à cette même époque ses préceptes, mais les concepts philosophiques en tant que tels sont nés dans l’Attique. Et oui, il y eut, avant la création de la cité d’Athènes, des assemblées de guerriers décidant collégialement, mais édicter ses propres lois va au-delà d’une simple prise de décision en commun. Cette invention politique qui fait naître le droit à partir du chaos, sans vérité ou dogmes révélée par les Dieux[2], a conduit un peuple vers l’autonomie (du grec “auto nomos”, se donner des lois à soi-même). Preuve de cette autonomie à l’origine de la loi, la procédure de “Graphe Paranomon”, véritable “énigme démocratique“, permet à n’importe quel citoyen de saisir l’assemblée afin de juger celui qui aurait soumis et fait voter une loi contraire à la démocratie. Aucun canon juridique ne définissant les contours exacts de la démocratie, cette condamnation est alors le fruit de la seule délibération collective. “Il revient donc aux citoyens, non seulement de faire la loi mais de répondre à la question: qu’est-ce qu’une loi bonne?”

Précisons, s’il était besoin à ce stade, que le terme “démocratie” équivaut ici (et ce mot conservera ce sens jusqu’au 18è siècle[3]) à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une “démocratie directe”. Notons en passant que la République romaine (établie en 509 av. JC), ne fut pas, contrairement à la croyance répandue, une véritable démocratie.  La représentation de la souveraineté du peuple était venue ternir le concept des origines. L’abondance du droit romain a sans doute contribué à véhiculer cette perception erronée nous dit Castoriadis.

Les critiques habituelles de l’archaïsme politique d’Athènes qui comptait plus d’esclaves que de citoyens libres et qui excluait femmes et métèques (étrangers sans citoyenneté)[4] est vite évacuée par Castoriadis. En effet, chaque société qui dit le droit établit ses propres limites. Nous excluons aujourd’hui en tant que mineurs les personnes de moins de 18 ans mais n’est-ce pas éminemment arbitraire? De la même façon, la République Française avant le vote des femmes en 1946 n’était-elle pas moins une République?

La ville d'Athènes pendant la démocratie au 5è siècle av. JC

Qui veut prendre la parole?

La démocratie, lorsqu’elle nait en Grèce, est donc une démocratie directe fondée sur la parole de tous les citoyens volontaires venus s’assembler pour délibérer et adopter les lois. Le territoire de l’Attique héberge la cité Athénienne qui comprend à la fois des villes, des villages et des campagnes. Cette cité couvre une superficie de 2500 km², soit l’équivalent d’un département comme les Yvelines. 300000 habitants (contre 1400000 pour les Yvelines) peuplent cet espace dont 40000 sont citoyens libres[5]. Ceux-ci viennent en ville, au marché (Agora) où ils échangent entre eux avant de se  constituer en assemblée (ekklesia), sur place ou sur la colline aménagée du Pnyx à quelque 400 mètres de là. L’Assemblée ordinaire se réunit de dix à quarante fois par an pour voter à main levée[6]. Il y a aussi, dans les cas graves, des assemblées extraordinaires. Chaque assemblée regroupe 2 à 3000 personnes, voire 6000 pour les plus solennelles. Chaque citoyen peut y intervenir pour proposer ou réfuter une loi. Cette “égalité de parole” (“isegoria”) est d’ailleurs le terme utilisé dans les débuts pour définir le régime qu’on traduit par démocratie (constitué plus tard à partir des mots “démos”, le peuple et “cratos”, le pouvoir[7]).

Bien sûr, on assiste rapidement à l’émergence de tribuns habiles dans le maniement de la parole, capables de synthétiser les débats et d’exposer clairement les alternatives parmi lesquelles trancher mais, le plus simple des paysans peut à tout moment l’interpeler, le plus modeste des artisans le contredire. L’assemblée délibère principalement sur des textes préparés par un autre groupe de citoyens, le Conseil ou boulè dont le statut varia un peu selon les époques, mais qui représente en gros cinq cents personnes tirées au sort, en fonction pour 1 an. En dehors des dix stratèges et de quelques rares fonctionnaires financiers, tous les magistrats athéniens sont tirés au sort, exercent leurs fonctions de façon collégiale, et ne sont pas renouvelables ! L’Aréopage, constitué par les anciens archontes (chefs de l’administration tirés au sort à partir de 487), voit pour sa part, ses pouvoirs subitement diminuer à partir de 461 et il doit alors se contenter d’une fonction judiciaire sans plus aucun rôle politique. Notons également que toutes les instances judiciaires dont l’Héliée, et en dehors de l’Aéropage, sont également composées de citoyens tirés au sort ce qui, à n’en pas douter, constitue un entrainement de plus au débat, à l’argumentation et aux plaidoiries.

Une indemnité est progressivement mise en place pour l’exercice des fonctions publiques (magistrats, membres du Conseil, puis aux juges) afin que personne ne soit écarté de la politique. Durant la période démocratique, la participation aux assemblées est en revanche bénévole.

Le fonctionnement de la démocratie athénienne

Le passé inspire l’avenir

Impossible bien sûr de passer sous silence l’impérialisme de la cité grecque, son comportement belliqueux assis sur une organisation militaire massive. Difficile d’ignorer les massacres votés selon des principes parfaitement démocratiques, on pense ici à l’éradication des 3000 habitants de l’île de Melos dans les Cyclades en 416 av. JC, dont les hommes en âge de porter les armes furent tués et les femmes et enfants réduits en esclavage. Toutefois, impossible aussi de ne pas être émerveillé par la novation de ce peuple adulte empoignant son destin à deux mains et auprès duquel nos civilisations modernes semblent éminemment immatures. Le régime réellement démocratique caractérisé par la participation directe des citoyens, le tirage au sort et la rotation des charges plutôt que par l’élection généralisée, demeure une source d’inspiration pour nos contemporains. Contre la fin de l’histoire proclamée ces 30 dernières années, les grecs savaient qu’il n’existe pas de loi sociale connue ou imposée d’avance qui serait valable une fois pour toutes. “Nous sommes attelés à une tâche interminable” pouvaient-ils proclamer.


[1] Ce qui fait la Grèce de Cornelius Castoriadis aux éditions du seuil 2004. Ce texte reprend les séminaires donnés à l'EHESS de 1982 à 1984. Les citations suivantes sauf indication contraire, sont tirées de cet ouvrage.
[2] Si les Dieux jouent un rôle important dans les rites accompagnant la vie de la cité, ils ne dictent en rien leur volonté aux hommes assemblés. Castoriadis insiste longuement sur cette caractéristique, d'une cité dans laquelle le péché religieux n'existe pas, où il n'y a pas de rédemption après la mort, où l'homme est face à lui-même, disposant d'un libre arbitre total sur la vie à mener. 
[3] Voir "Démocratie et représentation: Mythe d'un mariage naturel" par Yohan Dubigeon Revue Projet du 20 octobre 2020  
[4] Le nombre d'habitants de l'Attique semble sujet à caution. Pour Castoriadis, en 431 av JC on dénombre 290000 habitants à raison de 190000 personnes libres (dont les femmes et métèques) + 90000 à 110000 esclaves. Parmi les personnes libres 40000 sont citoyens (que des hommes donc). 
[5] Ces citoyens mobilisables après 2 ans de service militaires constituent le noyau de l'armée. En 431 d'après Pierre Miquel dans la Vie privée des hommes au temps de la Grèce ancienne, l'armée de conquête d'Athènes était composée de 13000 hoplites (fantassins lourdement armés), 1000 cavaliers. Il faut d'ajouter à cela les rameurs des trières de guerre, soit environ 190 personnes par bateau. Pour la bataille de Salamine en 480 av. JC, Athènes aurait mobilisé 180 trières soit un effectif total de 34200 personnes. Des mercenaires venaient renforcer les rangs ou suppléer un nombre de citoyens insuffisant.
[6] Pourquoi la Grèce par Jacqueline de Romilly
[7] Jacqueline de Romilly nous dit qu'avant l'émergence du terme "démocratie" formé de "demos" (le peuple) et "cratos" (le pouvoir), on parle d'égalité de parole (Isegoria). L'élan démocratique paru en 2005 aux éditions de Fallois   

Produire et consommer en démocratie (réelle) – suite

Le ville qui ne dort jamais, dessin de Vito
Dessin de Vito paru dans son recueil “Palimpseste”
Quelles sont les grandes catégories d’entreprises au regard de leurs propriétaires respectifs? Peut-on et doit-on revoir le concept de propriété concernant notamment les outils de production que sont les entreprises? Quels mécanismes permettraient de redistribuer massivement à la fois le capital et les revenus de ce capital?

Il est téméraire de formuler les recettes pour les marmites de l’avenir nous dit Marx, et pourtant, continuons l’exercice! Quels seraient les ingrédients pour une économie plus digeste, au service des citoyens et non l’inverse. Tentons à nouveau de réouvrir des possibles, de procéder par simplification et enjambements, au-delà des routines et de l’inertie[1].

Dans l’article précédent, nous avons introduit une idée force consistant à inclure des citoyens dans la gestion opérationnelle des entreprises en complément à une législation directe édictée aux échelons local, régional et national. Ayant ainsi ébauché une réponse à la question du “Qui pourrait diriger l’entreprise?”, tentons maintenant d’aller plus loin et de traiter la difficile et lancinante question du “Qui pourrait posséder l’entreprise?” dans une démocratie directe.

Examinons pour cela les dispositifs actuellement existants et les leçons qu’on peut en tirer, notamment en approfondissant les plus vertueux.

Actionnariat non salarié

Les entreprises commercialesclassiques (SA, SARL, etc.) sont détenues en majorité par des investisseurs privés (non-salariés), pour certains ne résidant pas en France (37% de l’actionnariat des entreprises cotées tout de même![2]). On peut distinguer parmi elles, les entreprises à actionnariat familial dont on sait qu’elles s’avèrent plus pérennes car davantage soucieuses du long terme.

Certaines entreprises sont détenues en majorité par l’Etat ou des collectivités publiques (Sociétés d’Economie Mixte), ou en partie (Régies). On y déplore bien souvent une dérive bureaucratique menant à des problèmes de qualité.

Actionnariat Salarié et au-delà

Les Sociétés Coopératives et Participatives ou SCOP (représentant 0,6% des employés en France[3]) sont majoritairement détenues par leurs salariés qui sont donc également associés (ou ont vocation à le devenir)[4]. Ce mode de détention du capital injecte quelques gouttes d’huile démocratique dans les rouages de l’organisation de la production et du travail: les écarts de salaire y sont moins importants, les décisions y sont plus collégiales. La plus célèbre, Mondragon[5] en Espagne, fait figure d’exception par sa taille et emploie près de 20 000 personnes. L’entreprises à actionnariat salarié (SCOP), qu’on peut aussi qualifier d’autogestionnaire, a également fait la preuve de ses bienfaits en termes de bien-être au travail avec la diversification des tâches ou d’égalité avec la limitation des écarts de salaire (voir par exemple l’organisation économique originelle des kibboutz dans cet article). Bien entendu, le bilan des SCOP, à l’aune de l’économie classique est bien moins satisfaisante ce qui explique son utilisation limitée. Ainsi chez les Fralib (fabricant de thés et tisanes), les salariés sont passés de 220 du temps d’Unilever à 58 pour une production 25 fois moindre (même si plus qualitative). Et pourtant nous dit son président, “nous devons coopérer avec le système capitaliste qui a cherché à nous broyer.”[6]

Depuis 2001, les SCIC ou Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (0,07% des employés), autrement appelées ” Coopératives multisociétariales” associent 3 types de parties prenantes : 1/ les salariés ou producteurs, 2/ les bénéficiaires (dont clients), 3/ les collectivités locales, acteurs privés, associations ou autre. Chaque année, au moins 57,5 % des bénéfices (et jusqu’à 100 %) sont mis en réserves dites “impartageables” pour consolider les fonds propres de l’entreprise. En 2018, on dénombrait près de 900 SCIC pour 65 000 adhérents, 7 500 salariés et 400 millions d’euros de chiffre d’affaires. Enercoop est la première SCIC de France[7] (qui regroupe en fait 11 coopératives locales[8]).  Ce modèle de SCIC, inspiré des coopératives sociales apparues spontanément en Italie dans les années 70[9] semble contenir les germes d’une bonne idée, mais son utilisation à une échelle dérisoire interdit tout effet significatif.

Limites des modèles d’actionnariat salarié

La confrontation sur un même marché non régulé (ou si peu) de deux modèles: l’un coopératif, l’autre basé sur la compétition se solde presque toujours à l’avantage du dernier comme en témoigne Jean-Pierre Girard: “C’est un choc culturel que de s’engager dans un processus de création de SCIC dans un contexte de quasi-hégémonie de la démocratie représentative couplée à l’idée de décision rapide”[10]. En définitive, plus de coopération et de démocratie, signifie souvent moins d’efficacité (au moins à court terme) et de profitabilité et on trouve donc ces SCOP ou SCIC souvent cantonnés aux secteurs de “l’Economie Sociale et Solidaire” (donc hors marché).

Une deuxième limite des expériences coopératives a trait à la dose démocratique instillée. En effet, les parties prenantes sont bien associées sur la base 1 personne / 1 voix, mais elles n’interviennent sur la gestion de l’entreprise que de loin en loin (pour les assemblées annuelles et via des administrateurs élus). Il serait au contraire pertinent que les parties prenantes puissent agir au jour le jour sur la direction de l’entreprise.

Mais revenons sur la question de la propriété des capitaux et convenons qu’il n’existe finalement que deux options: propriété individuelle ou propriété collective. Que signifie en définitive qu’abolir la propriété? Cela veut dire la remettre entre les mains d’une collectivité et de leurs éventuels représentants. Ni l’une, ni l’autre de ces solutions n’ayant fait la preuve de son exemplarité, examinons de plus près ces deux modes de possession et les moyens de les encadrer davantage.

Gardes fous sur la propriété

Concernant la propriété individuelle, on peut, avec les anarchistes, faire reposer le droit à la propriété sur la capacité de travail des salariés[11]. Une telle mesure, si elle peut paraître juste, semble réduire trop drastiquement le montant des capitaux disponibles.

On peut également envisager de limiter le capital investi dans des entreprises en fonction de quotas décrétés collectivement: Lorsque le montant de mes avoirs est atteint, aucune action ne peut plus m’être attribuée. Chacun voit ainsi ses avoirs progresser jusqu’à atteindre un plafond identique pour tous.Cette solution, outre l’égalité réelle qu’elle procure, aurait le mérite de conserver une partie des mécanismes reposant sur l’initiative individuelle.

Concernant la propriété collective, la pure démocratie directe (implication de l’ensemble des citoyens du territoire concernés dans la gestion quotidienne de l’entreprise) semble impossible à obtenir au niveau national et très difficile au niveau régional pour des raisons de distance entre les citoyens et l’entreprise considérée tout simplement. Elle ne semble ne devoir s’épanouir qu’à un niveau local (suivant l’exemple des “biens sectionaux des communes”mentionnés dans cet article). Le recours à la collectivisation pour la grande industrie nécessitant des capitaux lourds et que réclamait Gandhi, pour ne citer que lui, semble donc devoir être écarté au profit de la propriété privée encadrée par des quotas.

L’effet pervers ou le principal défi de tels quotas, sans cesse martelé par la théorie libérale, réside dans l’assèchement de la motivation individuelle aiguillonnée par le profit, véritable carburant de l’économie. Cette desincitation pour plus de profits, d’accumulation de capital, de progrès technique, qui sont les principaux leviers du capitalisme actuel pourrait signifier la mort de ce système (Hourra!). Même si les lambeaux de notre société ne sont en rien le résultat de notre système économique mais plutôt sa victime, convenons que les conséquences d’une telle décroissance (disons le mot) seraient innombrables : perte de compétitivité mondiale, fuite des entrepreneurs, apparition d’un marché noir de contrebande, etc. Tel le drogué en manque, un pays en voie de désintoxication à l’économie de marché se heurte évidemment à beaucoup de souffrances passagères, faut-il pour autant continuer à se soumettre aux lois “stupéfiantes” de l’économie? Cette cure de désintoxication n’est-elle pas le prélude aux progrès humains véritables, un exercice de volonté raisonné et partagé tournant le dos à une innovation technique ne servant que l’intérêt d’actionnaires avides emballés dans une course folle au toujours plus?

Précisons par ailleurs que le jeu de la concurrence s’exercerait toujours mais dans des limites beaucoup plus resserrées décidées par les citoyens.  Ainsi, les deux facteurs de production majeurs que sont le capital et le travail continueraient à s’échanger sur des marchés encadrés: pour le capital, via les quotas de propriété individuelle (en plus de la limitation drastique du niveau de dividendes que peut servir une entreprise), pour le travail via les accords sur les écarts maximum de salaire, mesure corolaire vers plus d’égalité réelle[12].

Mutation de l’économie vers une production citoyenne

L’autre question posée porte sur le passage de l’économie actuelle vers un environnement productif au service de la société. Comment à la fois mobiliser les capitaux nécessaires pour continuer à produire les biens et services jugés nécessaires tout en réallouant les capitaux investis pour mieux répartir ces richesses entre les membres de la société?

Pour répondre à ces questions, livrons-nous à un petit exercice. D’après l’Insee et grossièrement, le patrimoine en France si on le ramène à un montant par habitant s’élève à 40k€ pour le patrimoine détenu par les entreprises (dont 37%, pour les entreprises cotées, appartient à des non-résidents rappelons-le), et 60k€ pour le patrimoine détenu par les ménages[13]. Il s’agit donc ici d’imaginer comment redistribuer les 40k€ de patrimoine des entreprises.

Scénarios de transition

Plusieurs scénarios de transition se présentent afin de mieux répartir les capitaux entre citoyens et leur permettre de devenir actionnaires (dans la limite des quotas définis collectivement bien entendu):

  • Expropriation pure et simple menant à une réallocation immédiate des capitaux à partir de décisions prises collectivement : mythe révolutionnaire ou réalité atteignable, la brutalité de ce renversement de table semble bien difficile à défendre.
  • Suspension des droits de propriété comme le recommandait Gandhi avec la mise sous tutelle d’entreprises (Trusteeship)[14]. Les propriétaires le restent mais perçoivent un salaire pas plus de 12 fois supérieur au plus bas et ne sont pas libres de céder ou transformer ce capital. En définitive, cela transfert en partie la propriété du capital à une administration en charge de prendre ou d’avaliser les décisions… Et on revient à la case départ de la dérive bureaucratique aux antipodes d’une démocratie réelle.
  • Redistribution des revenus du capital pour la fraction dépassant les quotas individuels. Le bémol d’un tel mécanisme a trait au temps que pourrait prendre la réallocation totale des capitaux, soit des dizaines voire des centaines d’années.
  • Redistribution des revenus du capital ET redistribution du capital lui-même de la façon la plus indolore possible c’est-à-dire via les droits de succession. Dans ce scénario, le plus crédible, la fortune ne s’hérite plus ou que très partiellement et les “riches” deviennent progressivement moins nombreux. De nombreux effets collatéraux sont à étudier et anticiper tel le risque de dilapidation de fortune des riches à soir de leur vie, mais ne semble pas remettre fondamentalement en question une telle proposition.

Citoyen et actionnaire

L’actionnariat citoyen avec son encadrement strict par la collectivité semble être la voie majeure vers une juste répartition des richesses là où le système actuel est une “machine à concentrer la richesse” (Paul Jorion).

Dans ce nouveau panorama économique, l’entreprise est ainsi dirigée et possédée par 3 catégories d’acteurs: les citoyens actionnaires, des travailleurs actionnaires, et enfin de “simples” citoyens au titre de parties prenantes. Ce modèle suppose donc que coexistent, outre les travailleurs, des citoyens actionnaires rémunérés sur le capital et des citoyens parties prenantes, rémunérés pour le travail rendu (l’administration des entreprises).

De nombreuses idées existent pour faire prendre un réel virage à nos sociétés (bien que peu diffusées), emparons nous-en pour créer une alternative crédible. Les idées présentées dans cet article rejoignent ainsi les trois critères énoncés par Thomas Coutrot pour la mise en oeuvre d’un “socialisme d’autogestion” (autre nom d’un Autogouvernement) dans la sphère économique : la propriété́ sociale des entreprises, la socialisation des décisions d’investissement, la politisation du marché[15].  Bien sûr, des questions demeurent: les brevets, autre machine à concentrer la richesse doivent ils perdurer et sous quelle forme? De la même façon, le secteur du logiciel, où s’engloutit d’énormes moyens pour répliquer des lignes de codes déjà existantes pourrait-il être encadré pour permettre la mutualisation (à l’image du mouvement open source) et éviter ainsi la dilapidation de ressources conséquentes?

Cessons toutefois de dire que c’est impossible, et si les idées évoquées dans ces articles ne sont pas celles qui doivent survivre à un processus de démocratie réelle, d’autres aussi radicales peuvent voir le jour. Noam chomsky  le dit bien par exemple au sujet des entreprises[16]: “Les sociétés par actions (qui constituent le plus important système de pouvoir du monde occidental) reçoivent leurs chartes de l’État. Des mécanismes juridiques permettent de révoquer ces chartes et de placer les firmes sous le contrôle des travailleurs ou des collectivités. Pour que de telles mesures puissent être adoptées, il faudrait que la population s’organise de façon démocratique, ce qu’on n’a pas vu depuis un bon siècle. Néanmoins, ce sont les tribunaux et des avocats, et non le législateur, qui ont accordé aux entreprises la plupart de leurs droits ; leur pouvoir pourrait ainsi s’effriter très rapidement.”


[1] "Ce qui constitue la pratique révolutionnaire, c’est qu’elle ne procède plus par détail et diversité́, ou par transitions imperceptibles, mais par simplifications et enjambements. Elle franchit, dans de larges équations, ces termes mitoyens que propose l’esprit de routine, dont l’application aurait dû normalement se faire dans la période antérieure, mais que l’égoïsme des heureux ou l’inertie des gouvernements a repoussés." Joseph Proudhon
[2] Chiffre Banque de France 2018
[3] En 2019, 63 000 salariés en SCOP d'après la définition scop proposée sur economie.gouv.fr
[4] A ne pas confondre avec les "entreprises coopératives" au sens large (incluant les SCOP) qui regroupent des banques dont les clients sont sociétaires, des coopératives scolaires, des bénéficiaires de logements HLM, etc. Elles sont régies par la loi-cadre du 10 septembre 1947, modifiée par l’article 1 de la loi du 31 juillet 2014 sur l’économie sociale et solidaire. Elles représentent en 2018 1,3 millions de salariés, 28,7 millions de sociétaires, 324 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Source: entreprises.coop    
[5] Fondé en 1956 par 5 leaders et 16 co-équipiers, ce qui n'était alors qu'une coopérative unique nommée Ulgor s'est depuis lors développée significativement. Le Groupe Mondragon emploie maintenant 19000 travailleurs / actionnaires, soit presque 7% des travailleurs de l'industrie du pays Basque espagnol. Il comprend 173 coopératives (94 dans l'industrie, 17 dans la construction, 9 dans l'agriculture / transformation, 6 dans les services, 45 dans l'éducation, 1 dans la banque, 1 dédiée aux consommateurs). Les coopératives membres produisent 193 différents types de biens soit des milliers de produits. Elles exportent 30% de la production. Pour entrer, un travailleurs paye une participation, équivalent à environ 1 année du salaire le plus bas. Les écarts de salaires vont de 1 à 4,5. Tiré de Industrial Democracy as Process Participatory Action in the Fagor Cooperative Group of Mondragon by Davydd J. Greenwood, Jose Luis Gonzalez Santos (1991).
[6] Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020
[7] le site entreprises.coop
[8] A noter, les producteurs d'électricité auxquels Enercoop achète son énergie, ne sont pas toujours eux-mêmes des entreprises coopératives.
[9] Coopératives à partenaires multiples, pour une gouvernance solidaire par Jean-Pierre Girard (2020)
[10] idem
[11] rappelée par le collectif Lieux Communs dans la brochure Ter sur la Démocratie directe
[12] Echelle de salaires de 1 à 12 comme le préconise Gandhi. de 1 à 1,25 chez, 1 à 4,5 chez Mondragon (selon Gonzalez Santos - 1991) ou 1 à 12 chez Mondragon selon cette source (Prades L'énigme de Mondragon dans Revue internationale de l'économie sociale - 2005.
[13] Insee. Comptes de patrimoine des secteurs institutionnels de l'année 2018. "Actifs non financiers produits" ramenés par habitant (67 millions). Chiffres qui semblent cadrer grossièrement avec le montant moyen des transmis lors des successions évalué à 100k€ (Chiffres du Sénat en 2000 - Projet de loi portant réforme des successions et des libéralités :)
[14] The economic philosophy of Mahatma Gandhi par DR. SHANTI S. GUPTA
[15] Cité par Michel Fiant dans l'encyclopédie de l'autogestion "Ébauches pour un projet autogestionnaire". 
[16] Le bien commun (2013)     

Produire et consommer en démocratie (réelle)

Dessin de Singer : Nous avons construit notre magasin avec les plus hautes certifications écologiques
Dessin de Singer paru dans La Décroissance

Nous sommes (presque) tous d’accord pour dire que nous consommons trop aujourd’hui dans les pays dits “développés”.  Pour gaver cette hyperconsommation, les pays “en voie de développement” entassent leurs productions sur le passe-plat du commerce mondial. L’ogre économique peut alors se repaître de toujours plus de marchandises avec pour seul but le maintien ou l’accroissement de taux de profits élevés[1], conditions nécessaires à la survie de son organisme. Production et consommation sont donc clairement déconnectées de nos besoins réels et authentiques. Pour ne donner qu’un exemple, on estime qu’un individu possède aujourd’hui chez lui près de 10000 objets[2].

Mais serait-il possible d’établir “scientifiquement” nos besoins réels et authentiques pour mettre un terme à cette orgie ?

Disons-le tout net: non! Nos besoins d’humains sont plus difficiles à cerner que les besoins de l’économie car ils sont à la fois subjectifs (j’apprécie une pièce chauffée à 19° mais pas ma femme), inconstants dans le temps (au Moyen-âge, 15° suffisait largement), et propres à chaque culture (les esquimaux n’ont pas la même perception du froid…).

Peut-on au moins s’approcher de la vérité de nos besoins et établir des niveaux de production et consommation au plus proche de cette vérité ?

Pour faire simple, on peut dire que les niveaux de production et de consommation peuvent découler de:

  • une décision familiale dans un contexte autarcique. Des fermes isolées ont pu pendant des siècles produire ce qui s’avérait nécessaire et suffisant (habitat, nourriture, outillage ou même divertissement sous forme de chant, musique, veillées, etc.).
  • une demande des autorités compétentes de la communauté dans les sociétés communistes primitives[3]. Par exemple, une communauté agricole qui éprouve le besoin de se chausser peut entretenir un bottier “donnant” sa production en échange des moyens de sa subsistance (y compris lorsque la communauté n’a pas besoin de bottes pendant les mois d’été par exemple).
  • une planification bureaucratique dans les économies du bloc soviétique (dont le résultat fut bien souvent la qualité désastreuse des produits) ou pendant la guerre avec l’économie dirigée.
  • du marché coordonnant l’activité par les prix à tous les échelons (local, régional, national, international).

Nul besoin de dire qu’aujourd’hui le marché est ultra-dominant dans la détermination de la production / consommation. Malheureusement, cette économie de marché, si elle s’avère un “formidable” outil de croissance infinie, ne fait rien pour nous prémunir contre notre démon de la démesure et s’accompagne d’effets non moins diaboliques pour l’humain: focalisation sur le prix au détriment de tout autre facteur (qualité, conditions écologiques ou sociales), biais court-termiste, dépersonnalisation des échanges menant à une politique sans frein de maximisation des profits, etc.

Et si d’autres méthodes d’appréciation des besoins existaient?

Si peu d’exemples sont disponibles, on peut néanmoins évoquer plusieurs mécanismes alternatifs.

Ainsi côté offre (production), on peut évoquer:

  • La planification démocratique de la production à tous les échelons (local, régional, national, international) notamment défendue par Michael Löwy[4] vise à mettre dans les mains d’un collectif la décision du quoi produire et dans quelles quantités.
  • Le contrôle citoyen au fil de l’eau qui pourrait se traduire par l’inclusion de citoyens dans l’administration des entreprises afin de tempérer le marché (sans l’éradiquer).

Citons côté demande, la planification démocratique de la consommation que Dominique Bourg appelle les “quotas de consommation”. Cela ressemblerait furieusement à des tickets de rationnement sauf que leur distribution serait décidée démocratiquement et non pas bureaucratiquement. Reste à préciser en détail comment.

Propositions pour une politique démocratique de l’offre

Rappelons d’abord que l’entreprise, acteur majeur dans la détermination de l’offre est en butte à deux insuffisances notoires aujourd’hui. Les lois qui encadrent son fonctionnement pêchent à la fois par leur éloignement (règlementations nationales et européennes) et leur laxisme résultant d’une collusion / confusion bien connue entre nos élites économiques et politiques produisant un discours libéral synonyme d’impunité.

La solution passe donc encore et toujours par la démocratie, la vraie, celle qui ne se dilue pas dans la représentation de nos intérêts et la collusion oligarchique!

Sur le plan politique contre l’éloignement et le laxisme, il convient d’instaurer la démocratie directe aux échelons habituels (local, régional, national), en s’affranchissant bien entendu de toute instance supranationale (limitation drastique du commerce international). Cet autogouvernement encadre de façon plus incisive l’activité des entreprises et peut, dans certains cas, décider d’une planification démocratique. Celle-ci semblerait pertinente dans des secteurs nécessitant des infrastructures importantes en main-d’oeuvre et en capitaux (transport, industrie lourde, etc.). Indiquons toutefois que la réduction de la taille des entreprises demeure un objectif majeur pour lutter contre la démesure gargantuesque de l’économie contemporaine, leur rendre (ou leur donner) un visage humain tout en faisant le deuil de leur hyper-efficacité. Avec les citoyens aux commandes, des aberrations qui font, par exemple, de la France le pays qui compte le plus de m2 de surface commerciale par habitant avec 1 million de m² inauguré chaque année, seraient évitées[5].

Rompre avec l’entreprise féodale

Paul Jorion, le dit sans ambages ” Il nous faut à présent domestiquer […]  l’économie car nous l’avons laissée dans son état de sauvagerie premier de guerre de tous contre tous menée par des chefs cruels et brutaux.”

Cela signifie surle terrain économique, plus de démocratie aussi au niveau de chaque entreprise. En effet quoi de plus tyrannique qu’une société commerciale aujourd’hui? Le propriétaire ou son mandataire (le manager), ressemble fort au seigneur d’autrefois. Des rapports de domination qu’on trouve inacceptables dans la vie courante sont ainsi couramment tolérés dans une société commerciale du fait de la pression du chômage. On connait également les limites flagrantes du contrepouvoir syndical, dont il suffit de voir le faible taux d’adhésion (9 % dans le secteur privé[6]) pour se convaincre qu’il est devenu inopérant, en tout cas trop faible pour modifier ces rapports (sans parler de la collusion de ses dirigeants avec le pouvoir politique).

Tyrannique, l’entreprise l’est aussi vis-à-vis de son environnement (riverains, écosystème naturel, petits commerces alentours, etc.). Elle ne se hisse parfois même pas au niveau du minimum… syndical: délocalisations abusives pour motifs financiers, lobbying pour obtenir des législations complaisantes (voir cet article sur ces professionnels de la manipulation), les exemples sont pléthores.

Pour freiner significativement ces forces dominatrices qui cisaillent nos vies, des contrepoids effectifs doivent être imposés. D’abord en généralisant la gestion collégiale des entreprises par leurs salariés (c’est le modèle des SCOP – sociétés coopératives de production[7]) ET par des citoyens. Chaque entreprise d’une taille significative (dont l’impact sur la société est le plus important) devrait ainsi intégrer dans sa gestion (comité de direction, conseil d’administration, comités de pilotage) des représentants de la société: des citoyens. Leur proportion dans les instances de décision devrait être décidée démocratiquement, et comme tout travail mérite salaire, ils pourraient être rémunérés par le fruit de nos impôts. Le choix de ces citoyens s’avérerait sans doute crucial pour assurer leur succès: tirage au sort, volontariat tout en se prémunissant contre leur enrôlement par des intérêts particuliers, etc.

Bien entendu, toutes ces mesures, dont la semaine de 20 heures (voir cet article sur la réappropriation du temps) ont un coût. L’enchérissement de la vie serait inévitable et cela pourrait s’avérer une chance en promouvant la qualité ! On estime ainsi que 96% d’appareils électroménagers qui tombent en panne sont réparables, les 4% restants étant attribuables au défaut de pièces de rechange[8]. Ils seraient alors remis en état plutôt qu’en décharge. Un fichier central des pièces détachées permettrait sans doute d’approcher des 100%. Afin de limiter la rotation des marchandises, une foule d’autres mesures conceptuellement très simples mais impossibles à mettre en oeuvre dans la réalité de notre démocratie oligarchique pourraient voir le jour[9]. La relocalisation, du fait de l’encadrement strict des importations permettrait de donner du travail à ceux qui en manquent aujourd’hui. Mais au-delà des marchés qui perdureraient sous une forme strictement encadrée, il s’agirait de retrouver une liberté véritable plutôt qu’une liberté d’option: J’ai le choix du mode de transport pour aller à mon travail (du fait de la relocalisation je peux préférer le vélo par exemple), plutôt que le choix entre une voiture X et un voiture Y.

En définitive, il s’agit de ré-enchâsser l’économique dans le politique dans le cadre d’une “Démocratie générale”[10] afin de retrouver le chemin vers une sobriété heureuse. “Il faut rompre, aussi sur le plan personnel, avec toutes les valeurs imposées par la société marchande, les exigences créées par l’argent, la valorisation du travail, les joies promises par la marchandises et le culte de l’efficacité” (Les aventures de la marchandise par Anselm JAPPE 2017). “Ceux qui n’ont à la bouche que les mots compensation, bilan carbone, développement durable, green tech, transition, empreinte écologique, ceux-là parlent une langue morte, celle de la comptabilité du désastre.” (Cahier d’Été de la ZAD 2019)

Laissons le mot de la fin à André Gorz: “Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne”.


[1] Cette inflation marchande est soutenue par l'obsolescence programmée ou la publicité déculpabilisant notre surconsommation.
[2] Franck Trentmann dans "Empire of Things" cité par Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019). Chiffre donné pour un Allemand.
[3] Introduction à l'économie politique par Rosa Luxemburg (1925). 
[4] Écosocialisme et planification démocratique. Michael Löwy Dans Écologie & politique 2008/3 (N°37),
[5] Journal LSA 12/02/2019
[6] en 2013 - enquête « La syndicalisation en France » de la Dares, service statistique du ministère du Travail.
[7] Par exemple, chez Fralib (repreneur après une lutte homérique d'une partie des infrastructures Unilever qui produisait thé et tisanes "Les coopérateurs contrôlent démocratiquement les différents services de l'entreprise et le conseil d'administration (11 membres), élu pour 4 ans par l'assemblée générale des coopérateurs est révocable à tout moment. Le CA met en place un comité de pilotage composé de trois personnes, le président de la coopérative, son directeur et le responsable des achats. Il se réunit chaque semaine et peut être élargi. Un compte rendu de décisions est rédigé, envoyé au CA et aux coopérateurs. Sans retour négatif de leur part dans les 24 heures, les décisions sont adoptées." Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020 
[8] Chiffre fourni par Spareka lors d'un séminaire organisé par HOP (Halte à l'Obsolescence Programmée)
[9] Tiré de Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019) : Mettre en œuvre des critères de robustesse, de démontabilité, de modularité (le bien est composé de plusieurs éléments indépendants - ordinateur avec écran, clavier, boitier, plutôt qu'un boitier unique), d'interopérabilité, d'évolutivité pour permettre les évolutions technologiques futures, etc. 
[10] Vers une démocratie générale de Takis Fotopoulos (2002)    

De l’école au village démocratique

Dessin humoristique montrant des élèves bien alignés derrière leurs pupitres avec un maître les enjoignant à être créatif en lui obéissant
A la suite de Kees Boeke, fondateur de la sociocratie (voir ici), quelles sont les nouvelles incarnations des idées de démocratie directe dans le domaine de l’éducation ? Comment distinguer le mouvement des écoles démocratiques de celui du unschooling ? Peut-on prolonger l’école démocratique associant les enfants aux décisions pour créer un projet communautaire fondé sur la liberté individuelle ?

Qu’est-ce que l’école démocratique ?

Le mouvement des écoles démocratiques a été initié il y a une cinquantaine d’années par la Sudbury Valley School aux Etats-Unis. Au fondement de cet établissement : La liberté ! Pas de programme à suivre, aucune injonction pédagogique, exit les devoirs, bref, une école où les enfants font ce qu’ils veulent[1]. Et lorsqu’ils sont profondément disponibles, investis, passionnés, en accord avec qui ils sont, ces élèves-autodidactes entreprennent eux-mêmes les apprentissages, même les plus ardus, tout comme un bambin apprend à marcher. En France, Ramin Farhangi a créé une des premières institutions de ce genre : l’Ecole Dynamique de Paris. On n’y trouve rien de plus que ce qu’on trouverait dans une maison ou un appartement : quelques ordinateurs, une télévision, des pièces de vie, une cuisine, etc. Les adultes prennent soin du cadre de liberté, gèrent l’administratif et se contentent juste d’être eux même, en jouant, discutant, etc. Le cadre de liberté, à l’élaboration duquel les enfants participent au même titre que les adultes, est constitué par un règlement et quelques outils comme le comité d’enquête et d’arbitrage servant identifier et dénouer les conflits.

L’école démocratique s’apparente en fait au mouvement dit “unschooling” (sortir de l’école) dans lequel les enfants extraits du système scolaire ne se contentent pas de répliquer à la maison les méthodes académiques mais apprennent en liberté selon leur maturité, leurs envies, les possibilités de leur environnement[2]. La confiance dans les capacités d’auto-apprentissage des enfants, notamment par le jeu, guide la pratique.

Comme le dit Ramin, “les apprentissages des enfants ne sont pas anticipés, planifiés ou évalués. Chaque individu évolue de manière unique et imprévisible, par l’infinité des expériences spontanées qu’il vit au sein d’un milieu, ordinaire et représentatif de la société.  Errer, se tromper, perdre du temps, ne pas avoir de projet, etc., nous laissons les enfants tranquilles pour qu’ils puissent apprendre à se connaître, identifier leurs besoins uniques et chercher les solutions pour y répondre.” Bien sûr, cela peut facilement devenir angoissant pour les enfants comme pour les parents adeptes de la théorie mais bien souvent malmenés par la pratique. Le jeu (y compris les jeux vidéos pour ceux qui le souhaitent) occupe sa place naturelle en tant que vecteur majeur des apprentissages.

Comme dit Einstein, “l’école devrait toujours avoir pour but de donner à ses élèves une personnalité harmonieuse, et non de les former en spécialistes.”

Pourquoi une école démocratique ?

L’école démocratique prend acte des changements drastiques intervenus dans notre société depuis 200 ans puisqu’apprendre depuis chez soi (ou ailleurs) est devenu possible. En France (et dans d’autres pays similaires), nous baignons dans une mer d’information, d’immenses sommes de connaissances sont accessibles à quelques kilomètres ou à portée de clic. Une simple bibliothèque municipale renferme une somme de connaissances qu’aucun de nous ne pourra jamais assimiler en une vie. De plus, Internet rend accessible des informations qu’on trouve même difficilement dans les livres. Le contexte a changé donc, et pourtant l’enfant demeure prisonnier d’obligations : hier il devait gagner son pain comme fils de paysan ou d’ouvrier, aujourd’hui on l’astreint à s’assoir derrière un pupitre d’école 7 heure par jour jusqu’à 16 ans[3].

Au total, en offrant aux enfants la possibilité de découvrir qui ils sont, ce qu’ils aiment dans la vie, ne fait-on pas des adultes plus équilibrés et épanouis ? C’est en tout cas le pari de l’école démocratique (et du unschooling) : une école davantage ancrée dans la réalité de notre société où adultes et enfants vivent de façon décloisonnée.  L’observation et l’imitation sont les principaux mécanismes mis en jeu mais n’excluent pas la participation plus classique à des formations instituées lorsque l’enfant en fait la demande pour atteindre les objectifs qu’il s’est lui-même fixé.

Les limites de l’école classique

De nombreuses critiques sont adressées à l’école qui tente bon gré mal gré d’amener toute une classe d’âge à un diplôme. La différence (Fort besoin de mobilité, dyslexie, etc.) y est bien souvent mal perçue et les élèves en dehors de la norme sont alors dépréciés par le système et donc à leurs propres yeux.

Chacun a également été confronté au conformisme ambiant qui fait du harcèlement un phénomène relativement fréquent dans le système traditionnel.

D’autres reprochent à l’école de ne pas préparer à demain en inculquant la soumission et la compétition plutôt que créativité et la collaboration tant recherchées dans les nouveaux métiers.

Enfin, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de l’Etat ou d’une quelconque institution dans la définition de programmes rejetant telle matière au profit de telle autre. Pourquoi n’apprendrait-on pas des savoirs pratiques comme le jardinage ou la cuisine à l’école ? La philosophie et la poésie ne peuvent-elles pas être le cœur des apprentissages d’un enfant dès le plus jeune âge ?

En définitive, on s’aperçoit bien souvent quand on fait la synthèse de notre temps à l’école, que les apprentissages y ont été subis et peu assimilés. Il suffit pour s’en convaincre de comparer quelques maigres connaissances scolaires à d’autres acquises à l’âge adulte par ses propres moyens sous le coup de l’enthousiasme.

Bien sûr, à l’opposé de ces pratiques, l’éducation démocratique est une corde raide, nécessitant une extrême rigueur intellectuelle dans un contexte dominant qui lui est opposé. Cette marginalité, par ailleurs renforcé par la concentration des éclopés du système débouche parfois sur un entre soi et des dynamiques négatives.

Parcours d’un “enfant démocratique”

Les débuts peuvent être marqués par l’ennui, car l’enfant doit trouver où et comment s’investir (ce qui est en soit un apprentissage). Chacun progresse à son rythme et acquiert des savoirs en fonction de sa maturité (physiologique, psychique, émotionnelle, etc.), lorsque le moment est venu.

On peut ainsi atteindre 13 ans sans savoir lire mais une fois le déclic survenu, la progression est fulgurante. Le rattrapage peut alors facilement se muer en dépassement du niveau scolaire équivalent à cet âge.

L’enfant démocratique, bien que nettement marginal aujourd’hui, peut aussi revenir dans le système académique normal, passer le bac, entrer à l’université si un rêve professionnel le porte.

L’aventure de l’école démocratique lancée par Ramin Farhangi s’est rapidement muée en une expérimentation plus globale de vie démocratique au sein d’un collectif. C’est cette histoire en grande partie fondée sur la démocratie directe que nous allons maintenant examiner.

Le lieu, son acquisition, son financement[4]

L’écovillage de Pourgues dans l’Ariège a été fondé en 2017 et compte une trentaine d’habitants (17 adultes et 8 enfants[5]).

Initié par 4 des 6 membres fondateurs de l’école dynamique, l’idée s’est très rapidement concrétisée[6] en se constituant en coopérative d’habitants et en association.

75% des fonds propres, soit près de 500 000€ (sur le million d’euros nécessaire) ont été apportés par Ramin Farhangi (co-fondateur de l’école dynamique à Paris) pour l’acquisition des 50ha du terrain, de 1000 m² de bâti et 5000 m² à construire[7].

Pour participer à cette aventure, la contribution financière de chacun est libre sachant que le coût d’un habitant se situe autour de 500€. Les profils sont assez variés, mais une majorité est issue de la ville. Ramin, figure emblématique de la communauté, y fait figure d’exception, étant “rentier” avec un revenu de 2000 euros par mois[8].

La gouvernance du lieu

Ce qui fait l’originalité de cette communauté est sa stabilité. Une grande partie du temps commun y est en effet consacré à mettre en place des outils de gouvernance permettant de prendre soin les uns des autres, préservant l’harmonie du lieu en respectant la sensibilité de chacun. Des formations sur ces outils sont d’ailleurs dispensées par certains membres du collectif. Voici les principales instances utilisées par le village de Pourgues.

  • Le Conseil de Village (CoVi) se réunit chaque semaine, vote ses décisions à la majorité absolue et a pour fonction de veiller au respect de la liberté individuelle (et non d’administrer les individus). Il fixe les contours d’un cadre le moins contraignant possible au sein duquel chaque personne évolue en toute liberté. “Nous faisons confiance a priori à l’individu comme étant le mieux placé pour choisir sa propre activité et s’autoévaluer. Peu à peu, chacun de nous fait son chemin pour sortir d’un préjugé selon lequel il existerait des passagers clandestins ou des fainéants.” Ce Conseil fixe donc uniquement les règles concernant les interactions entre l’individu et le groupe en s’astreignant à ne pas déborder sur la vie privée (consommation d’alcool, régime alimentaire végétarien ou pas, etc.). Enfin, le CoVi décide des inclusions et exclusions à la majorité des deux-tiers.
  • Les sollicitations d’avis consistent à laisser faire chacun dans la mise en oeuvre de projets concourant à l’atteinte d’objectifs communs. Seule limite imposée : communiquer son intention en amont et écouter les avis des personnes concernées avant d’agir[9].
  • Le Comité d’Enquête et d’Arbitrage (CEA) s’assure de l’application du règlement intérieur (3 pages). Sur une première année d’activité, le CEA a traité environ 250 situations.
  • Des Cercles de restauration permettent d’apaiser les tensions. Le cercle restauratif réunit l’auteur de l’acte, le receveur de l’acte et les personnes de la communauté directement impactées par le conflit. Le facilitateur mène le cercle en 3 temps : 1/ chaque personne exprime ce qu’elle vit en relation avec l’acte et amène à une compréhension mutuelle 2/ chaque personne exprime ce qui l’a amenée à agir comme elle l’a fait et amène à l’auto-responsabilisation de chacun 3/ Décision d’actes de réparation (sur le plan matériel) et de restauration (sur le plan relationnel), avec un échéancier précis pour leur réalisation.

Les raisons d’un succès

La réussite de cette jeune expérience, mesurable à une très faible rotation des effectifs[10] s’explique par plusieurs facteurs :

  • La focalisation sur la liberté individuelle plutôt que la contrainte du groupe afin d’éviter l’enlisement dans des débats interminables, tels qu’ils ont pu avoir lieu dans les débuts (sur le nom du village, la liberté des enfants, la nudité, le lieu du compost à caca, etc.). “Les conflits prenaient tellement de place que le quotidien en devenait souvent pénible.”
  • Le travail continu sur une définition de la liberté délimitant l’acceptable permet au collectif d’individus indépendants de vivre ensemble de manière harmonieuse.
  • L’autonomie individuelle : un individu ne peut pas décider seul de changer les règles du jeu, mais il peut décider seul de toutes les actions qui contribuent à atteindre les objectifs du groupe. Pas de procédure prédéterminée par le groupe, pas d’espace-temps contraignant (un conseil de village ou des commissions de travail par exemple) mais un contrôle a posteriori, via un CEA si certains estiment que la sollicitation d’avis n’a pas été suffisante.
  • La non-violence dans le comportement et la communication résultant imparfaitement d’un travail continu sur soi dans un contexte d’écovillage plus proche d’un mariage à plusieurs que d’un village. Ce rapport construit aux autres est aussi la source d’un dépassement de soi en ce qu’il fait bien souvent ressortir nos propres comportements “déviants”, parfois insoupçonnés. Les Cercles Restauratifs sont là pour prendre soin de cette philosophie non violente en complément d’une “hygiène de vie” consistant à préférer les faits plutôt que les jugements.
  • Une identité partagée, dans ce cas basée une vision commune de l’éducation démocratique et de la liberté excluant tout âgisme. Cette identité est bien entendu complétée d’autres valeurs et croyances plus traditionnellement admises dans les écovillages tels que l’anticapitalisme, la convivialité, l’écologie, la solidarité, etc.

L’expérience communautaire de Pourgues est une expérience remarquable du fait de sa stabilité (quoiqu’encore récente) sans doute en partie attribuable à la rigueur de son fondateur emblématique, Ramin Farhangi. Elle ne fait bien entendu par exception aux nombreuses autres expériences communautaires (voir par exemple sur une beaucoup plus large échelle l’expérience des kibboutz) qu’on ne saurait confondre avec une société en petit puisqu’il lui manque la maîtrise de tous les leviers démocratiques régissant la vie de la communauté (règles édictées par la commune, la région, l’Etat, l’Europe). Cet Oasis en plein désert peut toutefois prétendre, au même titre que d’autres, à représenter l’amorce d’une société de l’après, une expérimentation d’autres façons de faire, un berceau d’autonomie.

Pour aller plus loin :

  • Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent par Ramïn Farhangi (2018)
  • Film Etre et devenir (2014)
  • Libre pour apprendre par Peter Gray (2016)

[1] Voir Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent par Ramïn Farhangi. Actes Sud 2018.
[2] Voir le film Etre et devenir (2014) à ce sujet. 
[3] En France, contrairement à l’imaginaire collectif toutefois, l’instruction est obligatoire (Code de l’éducation article L131-I-I-I) mais elle ne doit pas forcément avoir lieu à l’école. Une grande liberté pédagogique existe. D’autres pays tels que l’Allemagne n’offrent pas cette possibilité. 
[4] Sauf indication contraire, les éléments suivants sont tirés du blog du village de Pourgues. 
[5] En mai 2020. 
[6] Moins d'un an entre l'idée et l'installation 
[7] Hors Série Keizen sur les Oasis avril 2019 
[8] Film « En liberté ! le village démocratique de Pourgues » 2019. 
[9] Cet outil est tiré de l’ouvrage de Laloux, l’entreprise libérée 
[10] Très faible turnover. 5 adultes ont quitté le projet et 5 autres sont arrivés, soit 10% par an, sachant que le turnover de ce genre de communauté est plus habituellement de 25 à 50% par an, voire plus dans les débuts ! 

Communes dissidentes : Le village autogéré de Marinaleda

Les représentants du peuple ne prennent pas la même direction que le peuple
Par Konk

Comment un village espagnol est devenu un symbole d’autonomie économique, politique et sociale?

Marinaleda est un village andalou, dans le sud de l’Espagne, de 2.700 habitants. Ici, il n’y a pas de policiers ni de voleurs. Le chômage est plus faible qu’ailleurs, et le travail est partagé. Pour certains, le loyer est à 15 euros par mois. Le maire et ses adjoints ne sont pas rémunérés, et ce sont les habitants qui commandent.

En 1979, date de l’élection de l’actuel maire, le village n’est parcouru que de chemins de terre desservant de misérables habitations. Une petite école primaire mais aucun collège contribue seule, à améliorer le sort d’une population en grande partie analphabète.

La lutte des ouvriers agricoles de Marinaleda pour récupérer les terres à l’abandon d’un grand propriétaire agricole, riche aristocrate et proche ami du Roi démarre en 1976. Leur slogan : la terre appartient à ceux qui la travaillent.

En 1991, après des années d’occupation des terres, d’action dans des gares, des banques, une grève de la faim de 700 villageois, l’Etat cède et exproprie le Duc de 1250 hectares de terrains pour les donner au village. Les villageois plantent des centaines d’oliviers pour enrichir leur patrimoine et se mettent à produire de l’huile de façon coopérative. Il n’y a pas de patron et les ouvriers agricoles (85% de la population active) perçoivent tous le même salaire : 1250 euros par mois ici comme dans la conserverie d’artichauts, poivrons qu’ils construisent, on répartit le travail en fonction du nombre de volontaires disponibles.

« Les bénéfices de la coopérative ne sont pas distribués, mais réinvestis pour créer du travail. Ça a l’air si simple, mais c’est pour cela que le village est connu pour ne pas souffrir du chômage. »

Juan Manuel Sanchez Gordillo, charismatique Prof d’histoire et syndicaliste, élu à 27 ans plus jeune maire d’Espagne, porte cette utopie.

Au village et plusieurs fois par mois toutes les décisions sont prises de manière collective. Le village se réunit en assemblées générales pour débattre, et voter à main levée : impôts, transports en commun, horaires de la piscine municipale…

Et pour lutter contre la spéculation immobilière, ce sont les habitants eux-mêmes qui construisent leur maison ! La mairie fournit le terrain, la région les matériaux, un projet d’architecte et deux maçons… en échange de leur implication (qui représente environ 50% du coût final de leur logement, en moyenne 25 000 euros) les citoyens remboursent un loyer au prix dérisoire : 15 euros par mois. 350 logements ont déjà été construits, une nouvelle tranche de 50 maisons vient d’être lancée.

Pour aller plus loin:

Documentaire visible sur le site des Mutins de Pangée

Communes dissidentes : Saillans

Vote et tais-toi. Affiche de 1973.
Affiche de 1973
Comment est née la commune participative de Saillans ? Quels sont les principes et outils mis en oeuvre ? Qu’est-ce qui distingue l’expérience de Saillans, d’autres tentatives municipales participatives ? Échelon tant vanté de la démocratie directe, la commune peut-elle incarner un espoir réaliste et comment ?

Une victoire inattendue[1]

Petite commune de 1300 âmes au cœur d’une vallée de la Drôme, Saillans propulse à la mairie en mars 2014, au 1er tour, 12 membres de la liste participative constituée quelques mois plus tôt (sur 15 sièges)[2]. Cette liste est le fruit d’une double révolte : à la fois contre les pratiques autoritaires du maire sortant et prolongement d’une mobilisation réussie contre l’implantation d’un centre commercial en périphérie de la ville (entre 2010 et 2012). Alors que des villes comme Kingersheim en Alsace ont initié ce mouvement au début des années 2000 sous l’impulsion du maire, Saillans s’apprête à vivre une mandature placée sous le signe du collectif.

Revenons un instant sur la campagne qui fut, et c’est nouveau, menée elle aussi à partir d’outils démocratiques. Le programme électoral donc, est élaboré de façon participative par les 150 citoyens acteurs des tables rondes organisées lors de 3 réunions publiques. De la même façon, les candidats sont désignés en leur sein par les habitants présents. La tête de liste, car il en faut légalement une, revient finalement à un homme d’une quarantaine d’année, veilleur de nuit dans un centre social, absent au moment où sa candidature est proposée par le collectif.

Une organisation pensée en commun

Lors des réunions menées avant les élections, les participants ébauchent les grandes lignes de l’organisation à venir pour arrimer la décision publique aux souhaits réels de la population. Des commissions participatives[3] établiront des diagnostics2 et fixeront les grandes lignes d’action dans 7 ou 8 domaines. Chacune de ces commissions désignera 3 Groupes d’Action Projet maximum (GAP) pour travailler sur les sujets identifiés (création crèche, parking, etc.). Chaque GAP, composé lui aussi de citoyens volontaires, sera administré par un binôme d’élus et animé par une personne désignée et formée pour assumer ce rôle. Un Comité de Pilotage ouvert à la population réunira chaque semaine toute l’équipe municipale afin d’entériner les travaux de ces groupes et commissions. Les réunions du Conseil municipale ne seront plus alors qu’une chambre d’enregistrement de ces votes.

Enfin, un observatoire de la participation composé de 12 membres volontaires complètera le dispositif.

Le principe de collégialité sera donc systématiquement retenu grâce à la formation de binômes (y compris le maire et son adjoint).

Les trois principes évoqués pour décrire cette organisation sont réunis dans une charte dont les piliers sont : participation, transparence, collégialité.

Melting pot

Et la victoire surgit, dans la fumée d’une alchimie improvisée mêlant éducation populaire et ses outils d’intelligence collective, chasseurs ancrés dans le territoire, néo-ruraux à fort capital culturel, décroissants engagés, etc. Résultat de la variété des réseaux impliqués dans la campagne, ce succès n’est pas pour autant le fruit des convictions profondes de la population pour la démocratie participative. Cependant, symbole de ce rapport nouveau avec ses habitants, la mairie tient ce jour-là porte ouverte dans une certaine liesse.

De la campagne à l’action municipale

250 personnes siègent dans les commissions participatives. Les Groupes d’Action Projets sont lancés.

En 2015 est mis en chantier la réforme du Plan Local d’Urbanisme (PLU) qui durera deux ans et demi à raison de 3 heures de réunion tous les 15 jours. La première année est consacrée à la montée en compétence du groupe. Les 12 citoyens tirés au sort sont aidés par 2 spécialistes (ne prenant pas part aux délibérations) et assisté par 4 élus. Sujet, ô combien politique dans ses dimensions prospectives et concrètes opposant domaine public et propriété privée (78% de propriétaires sur le territoire de la commune), cette commission chemine sur un long et difficile parcours. Le bilan des 93 réunions menées (dont 18 ouvertes à tous les habitants) est mitigé. Le résultat semble en effet assez convenu, sans prise de position majeure, réussissant à décevoir les uns et les autres pour des raisons opposées. Ainsi, il est jugé à la fois trop timoré par certains au regard des enjeux environnementaux, et par d’autres beaucoup trop audacieux, voire décroissant. Les débats ont d’ailleurs failli tourner court sur la question de l’habitat léger (yourtes, etc.) rejeté par la majorité du groupe et source de querelles intestines parmi les habitants.

Organisation de la gouvernance locale à Saillans

L’heure du bilan

Pas de miracle à Saillans donc, mais une lente et parfois douloureuse appropriation des leviers démocratiques. L’expérience a fonctionné, amenant des réalisations concrètes qui semblent dépasser (dans quelle mesure ?) celles qu’auraient pu produire une mandature classique : une maison de santé en centre-ville en lieu et place d’appartements haut de gamme, une crèche à la pointe, quelques logements sociaux, du compostage de quartier, -46% de consommation électrique avec notamment l’extinction nocturne de l’éclairage public[4], 45 % de produits bio dans les cantines (contre 5% en début de mandat)[5], la création d’un site internet municipal consulté désormais par la moitié de la population5. Des échecs aussi (la gestion de l’eau confiée à un syndicat mixte à la dernière minute faute d’anticipation, etc.) ou demi-échecs (Comme le PLU) font aussi parti du bilan. Ce qui est indéniablement nouveau en revanche, c’est la transparence n’occultant pas les difficultés rencontrées et qui rappelle, toutes proportions gardées, les récits de l’autogouvernement zapatiste au Chiapas.

La mise en place d’une culture.

6 années d’engagement individuel et collectif ont certainement apporté leur lot de rides à l’expérience. Dans l’équipe municipale, 4 élus sur 12 ne souhaitent pas s’engager dans un nouveau mandat. Dans la population, on assiste à une érosion de la participation décelable au nombre de GAP en cours (5 GAP existants en mai 2017).[6]

Toutefois, une certaine culture semble s’être installée dans la commune. Ainsi, une liste d’opposition existe, mais elle ne remet plus en cause l’idée participative. Reste à savoir si cette idée restera au cœur des préoccupations ou sera reléguée comme bien souvent au rang de gadget dont on retient le nom plutôt que le principe. Enfin, n’oublions pas que les 2/3 de la population n’ont pris part à aucune réunion.

Les limites de la participation

Le siphonage des compétences de la mairie au profit d’autres échelons marque la première limite.

Ainsi, la communauté de commune s’arroge de plus en plus de prérogatives freinant par exemple l’acquisition de terrains agricoles par la mairie en vue de l’installation d’agriculteurs sur la commune[7]. Le fonctionnement de cet échelon est opaque et consanguin même si il revendique un apolitisme de bon aloi, qui comme souvent, sert en fait une idéologie libérale[8].

L’hétérogénéité des niveaux de participation marque la deuxième limite. Le biais socio-culturel, souvent observé en pareil cas, semble n’avoir pas été déjoué à Saillans : moindre implication des travailleurs pauvres, surreprésentation des cadres habitués à la prise de parole, présence forte des retraités disposant de plus de temps.

Enfin, certains dénoncent également le réductionnisme de la méthode de participation utilisée qui favorise une communication apaisée au détriment du débat. Les discussions se verraient ainsi réduites à des simplifications ou seraient le fruit d’une autocensure en faveur de l’opinion dominante ou supposée telle [2].

Toutefois, près de 500 réunions publiques se sont tenues depuis le début de la mandature [5], malgré les erreurs, insuffisances ou limites, la démarche doit être saluée.

Une expérience unique à compléter ?

D’autres actions visant la démocratie directe à l’échelon local ont été entreprises dans diverses villes et villages[9], parmi lesquels on peut citer Saint andré de Valborgne et sa courageuse conseillère Camille Halut.  Tirés au sort, 4 habitants (dont elle-même) sont élus en 2014. Les historiques entament alors une guerre ouverte contre cette intrusion de la population dans les affaires de la commune jugée inacceptable. Ainsi, pendant plusieurs mois, la tenue du conseil municipal, pourtant soumis à la publicité des débats, est annulée car les nouveaux édiles tentent de les filmer.

Mais à Saillans comme ailleurs, la pierre d’achoppement de cet édifice participatif local reste dans les contours limités de cette démocratie municipale. En effet, faute d’enjeux nationaux, la population s’essouffle progressivement sur des problématiques secondaires au regard des spasmes qui convulsent notre société. Rappelons comme une évidence qu’il ne saurait être question de s’engager corps et âme dans une entreprise collective dont le résultat serait… le choix de la couleur de pots de fleurs (orange à Saillans). La commune doit être l’échelon de la participation citoyenne mais pas son seul horizon : traiter les enjeux nationaux au niveau local, voilà le défi.

[Mise à jour suite aux Municipales de Mars 2020]

La liste participative a échoué à se faire réélire à 18 voix près, ne récoltant que 3 sièges sur 15. Le village sort divisé de cette expérience. «Il va surtout falloir se calmer et se réconcilier un peu», disait une élue de l’équipe sortante.


Libération 15 mars 2020 “A Saillans, l’expérience participative a vécu mais essaime ailleurs”


[1] La petite République de Saillans par Maud Dugrand aux éditions du Rouergue 2020. Sauf mention contraire, les éléments mentionnés dans cet article sont issus de cet ouvrage. 
[2] Sur les Docks (France Culture) par Irène Omélianenko le 23/02/2016
[3] 1/ Aménagements et travaux 2/Enfance, jeunesse et éducation 3/ Associations, sports, culture et patrimoine 4/ Consultation du site web de la ville de Saillans février 2020 : Vivre longtemps au village, santé et action sociale 5/ Economie et production locale 6/ Environnement, énergie et mobilité 7/ Finances et budget 8/ Transparence et information – site web de la municipalité : mairiedesaillans26.fr
[4] Lettre municipale hiver 2019
[5] Revue projet 5 mars 2020. Saillans, les habitants au pouvoir
[6] site web de la municipalité : mairiedesaillans26.fr
[7] Reporterre. À Saillans, la démocratie participative nourrit la transition écologique. 26 février 2020
[8] Revue projet 5 mars 2020. Le « blues des maires » : la faute de l’interco ? On dénombre 1259 intercommunalités en France en janvier 2019 pour 34970 communes. Chaque commune a aujourd’hui l’obligation de faire partie d’une intercommunalité au sein d’un Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) pour assurer certains services publics locaux ou pour mener des projets : Aménagement du territoire (élaboration du plan local d’urbanisme, organisation et gestion des transports collectifs), développement économique (gestion des zones d’activités, promotion du tourisme) ou encore environnement (collecte et traitement des déchets, eau potable et assainissement, gestion des rivières et prévention des inondations…)
[9] Le site du collectif Action commune recense pour 2020, 157 listes participatives, « un tiers dans des villages de moins de 2.000 habitants, un tiers dans des communes de 2.000 à 100.000, et un tiers dans des villes de plus de 100.000 habitants. » Article « Aux municipales, les citoyens se lancent à l’assaut des mairies » 8 janvier 2020 par Lorène Lavocat paru sur Reporterre

Le kibboutz, communauté ou société?

Moïse, ça fait 39 ans qu'on marche, vas-tu enfin te décider à demander le chemin?
En quoi consiste la vie dans un kibboutz ? Comment s’y exerce la démocratie directe ? Doit-on parler d’expériences communautaires ou d’un modèle de (micro) société ?

« Il n’y a aucune maison qui soit la propriété de personne. Il n’y a qu’une seule caisse pour tous; les dépenses sont communes; communs sont les vêtements et communs les aliments. Ils ont même adopté l’usage des repas en commun. Tout ce qu’ils reçoivent comme salaire pour leur journée de travail, ils ne le gardent pas pour eux mais ils le déposent devant tous pour qu’il soit employé par tous ceux qui veulent s’en servir. » Ce texte décrit à merveille les kibboutz… sauf qu’il évoque les Esséniens qui vécurent sur les terres d’Israël il y a plus de 2000 ans[1]… Comme quoi, il est des persistances troublantes dans l’histoire des peuples.

Kibboutz en hébreux signifie groupement. Ce mot recouvre une grande diversité d’expériences issues de la volonté des juifs persécutés de s’installer sur la terre des origines afin d’y vivre une utopie réelle.

En effet, longtemps incapables de se fixer en un lieu du fait des interdits les frappant, les Juifs ont dû délaisser l’agriculture au profit de l’artisanat ou du commerce. L’Europe du XIXème siècle vit alors deux mouvements se conjuguer pour donner naissance aux kibboutz : le sionisme et le socialisme libertaire. Le premier prône un retour sur la terre d’Israël, et donc indirectement une réappropriation des savoir-faire agricoles. Le second scelle ce retour d’un ciment d’égalité et de coopération chère au cœur de ces immigrants relégués jusqu’alors au bas de l’échelle sociale.

Le premier kibboutz voit le jour en 1910 dans le nord-est de ce qui ne s’appelle pas encore Israël[2]. Cette communauté dénommée « Degania » (Bleuet) regroupe douze hommes et femmes originaires de Russie sur un terrain d’une centaine d’hectares acquis en 1901 par un fonds sioniste financé par la diaspora juive. Elle vise à faire revivre l’expérience communautaire vécue par nombre d’entre eux dans leur pays d’origine et notamment dans l’attente de l’émigration.

Cette expérience fait suite à d’autres menées depuis 1880, tentatives financées par des philanthropes dont les Rothschild en France, et qui s’avérèrent largement malheureuses.  Dans ces exploitations, des colons juifs œuvraient sous l’autorité d’agronomes censés suppléer l’inexpérience des immigrés en matière d’agriculture avec un recours important à une main d’oeuvre arabe bon marché. En définitive, ces fermes pâtirent d’une production en monoculture et de l’insuffisance d’autonomie laissée aux colons juifs. Ceux-ci devaient en effet subir à la fois les aléas de l’exploitation et les injonctions des agronomes censés les diriger[3].

Les fondateurs de Degania prirent donc le contre-pied de ce modèle en choisissant des cultures mixtes plus résilientes ainsi qu’une organisation parfaitement égalitaire (sans chef ni recours à une main d’oeuvre locale exploitée). Très vite et contre toute attente, le succès de cette ferme coopérative d’un genre nouveau (mise en commun de la production, de la consommation et des décisions) en appela d’autres : de 7 kibboutz en 1920, puis 145 à la veille de la création de l’Etat d’Israël en 1947[4], on arrive à 268 aujourd’hui[5].

Carte des kibboutz en Israel fournie par le Central Bureau of Statistics (2000)

Le déclin d’un modèle

A Degania, comme pour nombre de kibboutz, la vente de produits agricoles à faible valeur ajoutée ne permet plus aujourd’hui d’assurer la subsistance des membres de la communauté, elle a donc été abandonnée (pisciculture, fruits, légumes, ruches, vignes). En mars 2007[6], 85% des 330 adultes décident de récompenser ceux qui travaillent et de n’accorder que le minimum à ceux qui ne font rien, renversant ainsi le dogme : De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Le versement de salaires individualisés, autrefois inconnu, est désormais devenu la règle (190 kibboutz sur 270)[7]. On assiste ainsi progressivement à une stratification sociale de plus en plus marquée[8].

Car Degania ne fait pas exception aux vagues de privatisations submergeant les kibboutz dans les années 70 voire avant : logements achetés par leurs occupants (avec l’apparition de clôtures et haies), introduction du salariat, développement de l’actionnariat dans les entreprises, fin de la démocratie directe remplacée par l’élection de conseils décisionnaires, réduction drastique des activités politiques, sociales et culturelles, remplacement des réfectoires par des cafétérias payantes, etc. Le kibboutz s’apparente chaque jour davantage aux « gated communities » et les réunions annuelles à des rassemblements d’actionnaires[2].  Depuis longtemps tiraillés entre volonté de préserver une structure horizontale et la complexité croissante de l’économie entraînant la mise en place de hiérarchies pyramidales, les communautés assistent souvent à l’affranchissement d’une classe de dirigeants et spécialistes. La démocratie directe se sclérose alors, leaders d’opinion et groupes de pression s’accaparant la parole sur fond d’absentéisme[8].

Ayant dit le funeste destin des kibboutz aujourd’hui, revenons un instant sur ce qui fit leur originalité et leur force, permettant à des communautés, majoritairement incultes en matière d’agriculture de s’implanter durablement sur des terres souvent arides et peu fertiles.

Une société sans argent pour une égalité parfaite

Au kibboutz, on mange au réfectoire « gratuitement », on ne reçoit pas de salaire, on ne paie pas de loyer, chacun reçoit des vêtements (pratique des débuts rapidement abandonnée). Aucune monnaie n’est donc utilisée à l’intérieur du kibboutz en dehors d’une petite allocation distribuée à chacun pour voyager ou faire des excursions hors du kibboutz.

La démocratie directe au cœur de la vie communautaire

D’abord fondée sur d’intenses contacts personnels tout au long de la journée dans des communautés très homogènes, la démocratie directe repose désormais plus spécifiquement sur l’assemblée générale en tant qu’organe de discussion et de décision (voir ici pour les outils de la prise de décision). Elle se tient chaque semaine, souvent dans la salle à manger commune. Elle entérine après échanges, les propositions des divers comités élus par elle pour une période de deux ans. On y vote à bulletin secret. Les centralisateurs (responsables des comités) sont les seuls à bénéficier de journées de travail pour effectuer leurs tâches. Les autres membres, doivent les assurer en surplus[8].

On y décide de toute l’organisation de la vie courante, du travail, de la consommation commune. On y supervise la création et la gestion des lieux de vie en commun : cafétéria, piscine, salles de sport, de spectacle, bibliothèques, etc.

Autogestion de la production

Dans les industries tout comme dans l’agriculture, des coordinateurs sont élus par l’assemblée générale : initialement à temps partiel dans la majorité des cas. Ces administrateurs assurent la coordination mais en aucun cas le contrôle des ouvriers et du travail en cours. Les conflits sont gérés par le groupe de travail. Aucun licenciement ne peut se faire sans l’aval de la communauté. Le contremaître n’a pas en charge la discipline, il indique à l’ouvrier ce qu’il peut faire et non ce qu’il doit faire. La plus grande autonomie est conservée, permettant à chacun de circuler librement et éventuellement de vaquer à ses occupations. Dans le modèle « pur » prévalent la variété des tâches, l’absence de spécialisation (manuelles, intellectuelles), la multiplicité des occupations (charges administratives à temps partiel) et la rotation des postes (on peut travailler quelques mois à la cuisine, puis à l’étable, etc.).

Si quelqu’un faisait preuve de paresse, nous cesserions de l’aimer dit un membre de Degania dans les années 20 [3]. « L’élan » donné par un mouvement utopique en train de se construire explique sans doute une partie de la motivation des travailleurs qui semble s’être quelque peu essoufflée aujourd’hui.

Innovation et coopération

L’industrie (comprenant la transformation des produits agricoles) et les services occupent désormais 85% des travailleurs des kibboutz bien qu’on puisse le déplorer car en entrant dans le vaste jeu de la concurrence nationale et internationale, les kibboutz ont souvent perdu leur âme. Avec la recherche et grâce aux facilités de financement  du crédit coopératif entre kibboutz ou à la centralisation des demandes auprès d’une banque principale, beaucoup de ces entreprises sont parvenues à des positions dominantes dans des domaines spécialisés[8]. L’industrie favorise alors le recrutement de salariés extérieurs au kibboutz, pratique largement proscrite dans les débuts. La « réussite économique » est ainsi manifeste même si ces chiffres cachent une grande disparité et se fait au détriment de l’éthique kibboutzique : l’ensemble des kibboutz soit 2,9% de la population[9], fournit 34% de la production agricoles et 9% pour l’industrie[10].

Propriété collective

Il n’existe pas de propriété privée en dehors des biens mobiliers donnés ou acquis. Les terres sont la propriété d’un fonds qui les concède au kibboutz de même que les biens immobiliers [7].

La taille moyenne d’un kibboutz est d’environ 500 ha en 1979[8] et l’ensemble des kibboutz possède alors 10% des terres de l’Etat d’Israël [7].

Une taille modeste

En 1920 Degenia se scinda en deux pour limiter la taille des communautés et la conserver en deçà de la taille critique.

Dans les industries qui ne tardèrent pas à émerger, tout comme aux champs, des groupes de 6 à 12 membres travaillent côte à côte et constituent des unités autonomes.  Les unités de production industrielles ne dépassent que rarement 100 personnes [3].

L’ordre sans la loi

La cohésion sociale (pouvant devenir pression sociale), l’intimité entre membres, l’adhésion volontaire et la confiance sont les forces régulatrices du groupe. Les interactions en face à face plutôt que les règlements édictés permettent de gérer les conflits et plus généralement le quotidien dans une absence de criminalité ou de violence souvent observée dans des communautés allant jusqu’à 1000 personnes. On dénombre par ailleurs de très faibles taux de suicide, maladie mentale, délinquance juvénile, toxicomanie, du fait du sentiment d’appartenance à un collectif et des mécanismes de coopération mis en oeuvre. La faiblesse de ces phénomènes témoigne d’un bien-être social trouvant peu d’équivalent dans la société industrielle moderne [3].

L’éducation au cœur d’une utopie

Les enfants doivent constituer leur propre communauté. On limite donc autant que possible les « sentiments égoïstes » en minimisant la relation exclusive parent / enfant au profit d’institutions communes (pouponnière puis maison des enfants, etc.). Des groupes d’environ 16 enfants vont ainsi de la maternelle au lycée ensemble, vivant comme dans un internat démocratique (en décidant leurs règles de vie) avec la visite épisodique de leurs parents. Ces pratiques radicales furent critiqués et souvent abandonnées ou assouplies après qu’on eut remarqué les conséquences psychiques délétères chez les enfants exposés à cet éloignement familial [3].

Les études ne sont sanctionnées ni par des examens ni par des notes. L’histoire et l’idéologie du kibboutz tiennent une grande place dans la formation. On articule étroitement formation intellectuelle et manuelle et les enfants participent rapidement aux travaux des adultes ou à des travaux similaires dans leur propre communauté d’enfants [7].

Des communautés organisées en réseaux

Plusieurs fédérations regroupent les kibboutz et aident à coordonner leurs actions. Des écoles, installations de santé, coopératives de matériels sont créés grâce à l’union de plusieurs kibboutz qui ne peuvent pas offrir seuls ces installations à leurs membres [7].

Communauté ou gestion de la vie en commun

On le voit, les options que l’on pourrait qualifier de radicales mises en place au sein des kibboutz sur une assez vaste échelle nous livrent un témoignage précieux : celui des succès et des limites[11] de la vie en communauté au sein de la société israélienne.

Toute la question est donc de savoir si cette expérience égalitaire est un bloc ou si on peut envisager une vie fondée sur la démocratie directe en dehors d’une vie communautaire totale comme celle des premières kibboutz (ou de résurgences plus récentes comme par exemple à Samar[12]). Comment créer la confiance, l’envie de coopérer nécessaires à une société réellement démocratique ? Jusqu’où est-il nécessaire de collectiviser la vie d’un groupe, où mettre la frontière entre l’intime et le public, l’individu et la société ?

De toute évidence la disparition des espaces communs capables d’impulser une dynamique collective sont regrettables. Ainsi en France, des terres continuent d’appartenir collectivement aux habitants des communes concernées. Ces parcelles subsistant sous l’appellation méconnue de « biens sectionaux des communes » représentent pour un département comme la Lozère 71000 ha[13]. Ces terres subsistants aux frontières de « l’ultra-ruralité », bien que de peu de poids et d’ailleurs totalement ignorées, pourraient-elles pourtant participer à une reconquête démocratique ?
Ainsi, en va-t-il de l’affouage, un droit et une pratique ancienne permettant aux habitants des 10000 communes concernées de prélever du bois de chauffage selon des modalités définies sur le terrain. Cette pratique conviviale, locale donc écologique, à l’opposé de l’industrialisation des forêts concernerait encore 500000 foyers. Un point de départ pour “réinventer d’autre imaginaires énergétiques?” [14].


[1] Ce texte a été écrit par Philon d'Alexandrie et cité dans « Vivre au kibboutz » par David Catarivas. 
[2] A l’époque sous le contrôle de la Turquie. Le protectorat Britannique débute en 1920 et prend fin avec la création de l’Etat d’Israël en 1948. En 1917, la déclaration de Lord Balfour, ministre des affaires étrangères britannique, encourageait déjà les Juifs à s’établir en Palestine pour y créer un foyer national juif. 
[3] Le mouvement des Kibboutz et l’anarchie : une révolution vivante par James Horrox (2018) 
[4] soit 7.5% de la population juive et 54 000 personnes 
[5] Avrahami, 1998 cité par Youval ACHOUCH & Yoann MORVAN dans « Les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée : kibboutz et villes de développement en Israël ». 2013 
[6] Journal Le Telegramme 16/07/2007 
[7] Kibbutz Industries Association (kia.co.il) 
[8] Le Kibboutz collection « Que sais-je » par  Eliezer Ben-Rafael, Maurice Konopnicki, Placide Rambaud (1983) 
[9] Between Market, State, and Kibbutz par Christopher Warhurst 1999 
[10] Kibbutz Industries Association (kia.co.il) 
[11] Rappelons que les kibboutz ont largement participé à l’émergence du nationalisme Israélien, participant aux différentes guerres et actions d’expansion territoriale. Ainsi entre 1947 et 1949 un demi-million d’Arabes sont chassés ou fuient les territoires contrôlés par Israël. Un contingent non négligeable de militaires y compris dans l’encadrement sont issus des kibboutz (Moshe Dayan, le premier bébé de Degania devint chef d’Etat-major de l’armée israélienne et architecte de la « victoire » lors de la guerre de 1967 en tant que ministre de la défense). Cité par James Horrox.  Autre échec : l’intégration des immigrés à partir des années 50, dont un fort contingent venait d’Afrique du nord et du Moyen Orient.
[12] A Samar, Oasis fondé en 1976 dans le désert du Néguev, environ 200 personne continuent de pratiquer les usages originels : aucun comité, budget ou règle formelle, pas d’obligation de travailler et une totale liberté dans le choix du travail et ses modalités, pas de listes de corvées, pas de compte de banque personnel mais une bourse où chacun peut puiser, des assemblées générales non codifiées. Et ça marche, malgré les difficultés (organiser le travail notamment), le kibboutz s’épanouit.
[13] Le rapport Lemoine (1999 et 2003) fait état de 26 000 sections de communes dont seules 200 seraient gérées par une commission syndicale. Elles sont couvertes de forêt pour 65% de la surface et de pâturages pour 21%. La surface cumulée semble inconnue en raison des réponses incomplètes des départements à l’enquête, toutefois, la Lozère, département qui semble en compter la plus grande étendue fait état d’un total 71000 ha.
[14] La Décroissance. Février 2020  

Plaidoyer pour l’Autogouvernement

Est-il possible de formuler positivement l’idée de Démocratie Directe ou doit-on se cantonner à une critique de la Démocratie Représentative ? A défaut de pouvoir dire à coup sûr « comment » mettre en oeuvre un Autogouvernement, peut-on au moins dire « pourquoi » une telle forme démocratique est souhaitable ?

Une apparence de démocratie, une réalité oligarchique

Nous vivons dans une démocratie représentative qu’il serait plus juste d’appeler délégataire dans laquelle le mandat impératif est interdit par la Constitution[1]. Nous nous contentons donc de glisser un bulletin de vote dans l’urne. Avec ce chèque en blanc, nos élus décident de tout mais ne rendent aucun compte. Cette vision claire de ce qu’est la démocratie représentative n’avait d’ailleurs par échappé aux pères fondateurs des révolutions américaines ou françaises qui y voyaient un moyen pour l’élite d’exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu’elle est obligée de lui reconnaître mais que le peuple ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement[2].

Nous vivons donc dans une apparence de démocratie. « L’idée selon laquelle nous ne sommes pas en démocratie n’implique pas que nous serions en régime totalitaire, dictatorial, ou tyrannique – cela signifie simplement qu’il faut refuser de nous laisser enfermer dans l’alternative démocratie ou totalitarisme et qu’il faut donc mobiliser un troisième concept (intermédiaire) qui permet de caractériser nos régimes politiques comme étant  oligarchiques. »[3]

Un président élu après avoir été choisi au premier tour par seulement 18,19% des électeurs inscrits peut-il être le président de tous les Français ? Un taux d’abstention dépassant dans beaucoup de scrutins 50% des inscrits, fait-il de nos élus des représentants légitimes ou seulement légaux ? L’Assemblée nationale composée de 70% de cadres (18% dans la population française), le Sénat de 28% de femmes sont-ils réellement des organes démocratiques ?

La racine du pouvoir des oligarques est leur prétention à être plus compétents que le peuple alors que la démocratie repose sur le fait que nous sommes égaux en capacité de jugement face aux enjeux majeurs. Cette professionnalisation des élus les conduit à prendre des décisions court-terme. Les solutions qui privilégient le long terme (environnement, souveraineté alimentaire, etc.) sont de peu de poids face à leurs préoccupations personnelles de plaire à leurs électeurs pour leur future réélection.

Dénis de démocratie

Souvenons-nous du Traité Constitutionnel Européen adopté sous une autre forme par le Parlement français à plus de 75 % en 2008, alors qu’il avait été rejeté par 56 % des français·es par référendum en 2005.

Gardons en mémoire les négociations secrètes, dont même les parlementaires furent exclus, menées par la commission européenne sur le TAFTA et le CETA sur la base d’arguments fallacieux.

Enfin, songeons qu’en France, deuxième producteur d’électricité nucléaire au monde, aucune consultation citoyenne n’a jamais été menée sur le sujet. Nous connaissons pourtant tous les conséquences dramatiques d’un accident sur la vie de millions de citoyens · nes pendant des centaines d’années.

Des mécanismes de Démocratie Directe existent, tel le Référendum d’Initiative Partagée (adopté en 2008), mais les 4,7 millions de signatures, le délai des près d’une année, la double validation du Conseil Constitutionnel qui sont nécessaires à sa mise en oeuvre, le rendent totalement inopérant dans les faits. De toute façon, le référendum peut être considéré comme un leurre démocratique. C’est l’art de répondre par oui ou par non à une autre question que la question généralement mal posée, une question qui pourrait mériter une autre réponse que ce manichéisme, réponse qui pourrait être amendée. Le peuple doit dire oui ou non puis se taire. Le « oui » plébiscite souvent celui qui a posé la question. Le « non » peut aussi ne pas répondre à la question mais viser à se débarrasser du questionneur, comme cela a été le cas pour Charles de Gaulle en 1969[4].

En définitive, Hervé Kempf porte un constat lucide sur les illusions politique des pays occidentaux : la première consiste à se croire en démocratie quand on glisse vers le régime oligarchique, la seconde est de considérer l’économie comme l’objet presque exclusif de la politique. [5]

Des évolutions sont-elles la solution ?

Les solutions habituellement invoquées pour revigorer nos démocraties oligarchiques[6] semblent toutes frappées au coin de l’illusion, voire de la naïveté : plus de participation citoyenne (pour mémoire le budget participatif parisien représente 5% de l’enveloppe globale, et encore des doutes existent quant à la réalité du dispositif), tirage aux sort d’une partie du parlement, suffrage proportionnel, non-cumul des mandats, réécriture participative de la Constitution (voir cet article sur la Constitution), consultations / co-production citoyennes en tous genres (DemocracyOS) et toute une flopée d’autres demi-mesures molles.

L’Autogouvernement comme seul moyen pour l’homme d’être libre et digne

Le texte qui suit, est issu de fragments recomposés, remaniés et purgées de ses références par trop datées, d’un ouvrage de Victor Considerant : La solution ou Le gouvernement direct du peuple, paru en 1851. Formidable propagandiste de ce qui ne s’appelait pas encore la Démocratie Directe, ce disciple de Charles Fourrier s’avéra, paradoxalement,  un exécrable maître d’oeuvre du concept d’Autogouvernement (voir l’échec cuisant de la colonie de La Réunion au Texas)[7].

Laissons en tous cas parler la plume de ce grand utopiste, dont les écrits continuent d’illuminer, plus de 150 ans ans après leur parution, l’horizon politique d’un XXIème siècle assombri.

De la naissance de la civilisation et de sa trajectoire inéluctable vers la Démocratie Directe

Au début de tout, l’humanité n’existe encore que dans ses éléments rudimentaires. Ils sont dissidents avec eux-mêmes. Divisées, les tribus ou les hordes se font la guerre. Les Etats se forment. Le travailleur, protégé par le glaive du guerrier a bientôt trouvé en celui-ci son maître. L’hérédité incarne dans des castes les usurpations de la force. L’aristocratie et la monarchie grandissent, tandis que l’intelligence ambitieuse, se saisissant de la notion de Dieu, lui a prêté des formes redoutables, une puissance mystérieuse et terrible dont elle s’est constituée ministre. C’est la théocratie. Elle luttera avec l’aristocratie et la monarchie quand elle se croira de force à les dominer ou bien elle se liguera avec elles pour partager les profits d’une exploitation commune. La Force et l’Astuce sont régulièrement substituées au Droit, au gouvernement primitif, à la Volonté Collective.

Entre temps les Industrie des nations se développent, la science surgit ; l’Industrie et le Travail deviennent des puissances, la notion du droit naturel se fait jour dans les masses ; et, à mesure qu’elles s’éclairent, celles-ci sentent mieux le joug. La Justice, la Liberté, le Droit suscitent des poètes qui les chantent, des philosophes qui les prouvent, des verbes qui les propagent, des martyrs qui les sanctifient. Le sentiment démocratique grandit, combat, triomphe: Il s’est formulé par la négation des autorités de race et de droit divin, des aristocraties, des monarchies, des théocraties. Il a proclamé son principe : Le gouvernement du Peuple par lui-même.

Ainsi, autrefois, l’intelligence du Peuple n’était pas éveillée, ne fonctionnait pas. Le Peuple n’avait que des besoins. Il était comme l’animal, et le gouvernement, son maître, était chargé de pourvoir à ses besoins et de penser pour lui. Investi maintenant de son autonomie, le Peuple devient Etre intelligent, libre, responsable. Il se charge de lui-même. Il voit les difficultés face à face, et s’il ne les peut résoudre eu un clin d’oeil, il ne saurait plus du moins s’en prendre à personne.

Quand la pyramide politique repose sur la nation, elle est carrément assise sur sa base et non plus en équilibre artificiellement sur sa pointe. La stabilité est garantie. Premier point capital.

Le Peuple ayant à résoudre lui-même la question qu’il pose, ne peut plus exiger d’autrui une solution immédiate, impossible dans l’état des idées et des choses par la contradiction même de ces idées et de ces choses. Deuxième point capital.

La démocratie c’est-à-dire le gouvernement universel du peuple par lui-même (et non l’oligarchie, l’aristocratie ou la monarchie) a pour elle, la force du droit et le nombre. Il suffit qu’elle cesse d’être divisée avec elle-même, qu’elle réalise sa propre union et le droit moderne est établi, le dogme passe en acte, la révolution politique est close, et l’humanité fait enfin elle-même sa destinée.

Un peuple libre donc autonome

Je vous le dis en vérité, ôtez-moi cette compétition du Pouvoir qui arme fatalement les idées et en fait des Partis; donnez-moi la liberté, que la souveraineté nationale réalise nécessairement, chacun la voulant pour soi-même : à ces deux conditions, je vous garantis la prompte solution de toute difficulté se posant à la société. Lorsque le problème est posé dans le Peuple vivant, les esprits travaillent, les idées s’élaborent par la discussion, s’incarnent dans de libres expériences. Et c’est ainsi que le progrès sérieux se fait dans l’humanité.

La liberté, c’est ce qui fait l’homme. L’esclave qui accepte sa condition d’esclave n’est pas un homme. Ce n’est encore qu’une bête de somme à deux pieds. L’homme n’est pas fait pour avoir un maître ou des maîtres. L’homme ne doit pas obéir. S’il pouvait y avoir des raisons essentielles pour que Pierre obéît à Paul, il y en aurait autant pour que Paul obéît à Pierre ; ou bien Paul et Pierre ne seraient pas de la même espèce. Et jusqu’ici les masses humaines, les peuples, ont eu des maîtres ; rois, empereurs, législateurs, représentants…, des maîtres, toujours des maîtres sous diverses dénominations et apparences. Les peuples ne seront libres que quand ils n’auront de maîtres sous aucune forme.

Ainsi, la Souveraineté c’est la liberté, la liberté pleine, la liberté à chaque instant, la liberté toujours. Est-ce que la volonté de ceux d’aujourd’hui est enchainée par la volonté des électeurs d’hier, de l’année dernière, du siècle dernier? Où est le droit des morts sur les vivants? Qui a le droit, d’ailleurs d’interdire à la nation d’avoir aujourd’hui d’autres opinions, d’autres préjugés, d’autres caprices, si vous voulez, qu’hier? Voyons ! Qu’on me montre donc quelque part un droit primant la volonté actuelle, toujours actuelle de la nation!

Libre, la Nation est responsable. Aussi, une mauvaise loi, sortie de la volonté nationale, vaut-elle mieux qu’une bonne loi décrétée par un gouvernement extérieur à cette volonté, contre cette volonté. Car la Nation voyant sa loi en oeuvre, la juge, la rappelle et la corrige.

Ce n’est pas dans l’esclavage que l’esclave acquiert le don de se servir dignement de la liberté. Pour qu’il apprenne à se servir dignement de sa liberté, il faut d’abord qu’on la lui donne… ou qu’il la prenne.

Ainsi, un peuple que l’on gouverne reste stérile pendant des siècles. Un peuple qui se gouverne fera en peu d’années l’éducation de sa liberté et de son intelligence.

La Souveraineté du Peuple, cela signifie la volonté libre, absolument libre, absolument indépendante, l’autonomie, l’autocratie du Peuple, le Peuple n’obéissant qu’à lui-même, autrement dit, n’obéissant pas, faisant sa propre volonté.

Tromperies de la Démocratie Représentative

L’escroquerie de la Souveraineté du Peuple s’appelle la DELEGATION. Il faut toujours, pour satisfaire les hommes de pouvoir, que la Souveraineté du Peuple se suicide par DELEGATION en faveur de l’objet de leur choix. C’est à cette condition qu’ils consentent à la reconnaître.

L’aliénation de sa liberté par le peuple, fût-elle faite en bonne forme, est nulle de plein droit. La DELEGATION est une impudente moquerie, un attentat honteux et déguisé sur la Souveraineté du Peuple, c’est-à-dire sa négation plus une hypocrisie.

La Souveraineté qui se soumet à quoi que ce soit d’extérieur à elle-même, c’est contradictoire, c’est comme un cercle carré, une sphère pyramidale. Si le Peuple délègue sa Souveraineté, il l’ABDDIQUE. La démocratie ne peut donc vouloir de la DÉLÉGATION sous aucune forme. Ce serait vouloir en même temps deux contraires.

De même, si le Peuple peut DÉLÉGUER sa Souveraineté, l’exercice de sa Souveraineté (en fait, c’est tout un), c’est-à-dire l’abdiquer pour un an, pour deux ans, pour trois ans, pourquoi pas pour dix, pourquoi pas pour un avenir indéfini ? Et je vais vous dire tout de suite une chose : c’est qu’un Peuple qui tient sa souveraineté et qui l’abdique, ne fût-ce que pour un an, est pris. On lui fait bien vite une Constitution, des lois de circonstances, des organes légaux de sa Souveraineté, c’est-à-dire des chaînes et des gens pour les tenir. La Souveraineté réside dans l’universalité des citoyens et nulle fraction du Peuple ne peut, sans forfaiture, s’en attribuer l’exercice.

Ainsi, ceux qui ont en main la confection de la loi, la confection de la loi avec laquelle on rend légale à volonté la suppression de toutes les libertés publiques, avec laquelle on fait tout ce que l’on veut; qui disposent de la force armée; qui nomment à tous les emplois; qui décident souverainement de l’impôt, de la paix, de la guerre, de tout enfin… Ceux-là, certes, sont LE Souverain! Et je voudrais savoir ce que le plus absolu des despotes leur pourrait envier? Ils ont, outre le pouvoir absolu, arbitraire, despotique, un air de légalité et un manteau de droit national, qui semblent rendre leur pouvoir absolu sur le Peuple parfaitement raisonnable et légitime.

Avec l’élection, la Souveraineté s’exerce ce jour-là pendant le temps nécessaire pour faire tomber un morceau de papier dans une boîte. Cela fait, elle ira dormir jusqu’à ce qu’on vienne la réveiller, à moins, toutefois que, pendant son sommeil, on ne l’étrangle; mais ne prévoyons pas ce pénible accident. Le peuple donc, aux jours d’élection, marche aux boîtes électorales. Il y dépose son vote, et voilà sa Souveraineté dans des tirelires dont il n’a plus la clef. Le voilà remis sous le joug. Ce souverain dépend d’une volonté extérieure à la sienne. Les partis n’ont plus désormais qu’à faire jouer leurs influences. On leur a rendu leur forme, leur instrument. On a refait et remis au Peuple une bride. Il n’y a plus qu’à s’en saisir, c’est-à-dire à s’emparer de la majorité. C’est bientôt fait. Le dos du Peuple a retrouvé un cavalier éperonné et tenant cravache. Et marche Populus ! Marche donc, tu es souverain !

Le Peuple universel est le seul pouvoir, le seul Souverain, par conséquent le seul législateur universel. Il est temps d’en finir avec les Révolutions, c’est-à-dire avec les gouvernements d’usurpation, avec les dynasties, avec les partis. Cela ne se peut qu’en submergeant les partis dans la nation. La volonté collective du Peuple est la seule loi que le Peuple puisse tenir pour légitime et reconnaître. Et ce n’est pas comme gouvernement de révolution, mais comme membres du Peuple nous-mêmes, de notre propre droit d’hommes et de citoyens français que nous proclamons ces grands principes. Le Peuple universel est le législateur naturel du Peuple, chaque citoyen a le droit de n’en pas reconnaître d’autre. Tel est le dogme moderne du droit politique, l’esprit vivant de la société nouvelle.

C’est parce que c’est impossible que nous le feront

La Démocratie Directe, cela est beaucoup trop simple, beaucoup trop facile, pour ne pas paraître tout d’abord monstrueux, absurde, impossible et souverainement extravagant à tous les hommes d’Etat et à toutes les fortes têtes politiques. Moi-même, hélas! en ma qualité de tête pensante, n’en ai-je pas été scandalisé tout le premier, et n’ai-je pas répondu à la proposition par un sublime sourire, accompagné d’un fort significatif « laissez donc ! » Ces arguments vainqueurs, bien d’autres que moi les feront, et on ne s’en tiendra pas là.

Je pourrais me contenter de répondre que j’en suis désolé, mais que c’est une chose nécessaire. Et cette réponse suffirait. L’impossibilité, en effet, n’a jamais rien empêché. Qu’on me cite un progrès accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées.

Et pourtant, le rôle législatif et gouvernemental paraît tellement chargé, qu’il est, j’en conviens, assez naturel de nier, au premier abord, que le Peuple s’en puisse tirer lui-même. Qu’il me soit permis de reproduire une observation déjà faite, c’est que la Souveraineté réelle du Peuple par cela même qu’elle termine la révolution politique moderne, supprime les neuf dixièmes des travaux où s’absorbent depuis toujours nos assemblées législatives.

Les neuf dixièmes du temps de ces assemblées étaient employés, en effet, en fabrication de lois réglementaires, compressives ou répressives, dont la compétition des partis et l’ébullition révolutionnaire fournissaient l’éternel sujet ou l’éternel prétexte. Tout cela disparaît. Ce travail de Danaïdes est clos par la proclamation pure et simple des libertés que les gouvernements extérieure à la nation lui ont disputées depuis tant d’années.

Sous ce rapport, la tâche est donc singulièrement simplifiée. J’ai montré d’ailleurs que la spontanéité des individus, des opinions des écoles, se chargerait naturellement et nécessairement, en dehors de la voie législative, par le fait même de l’avènement de la liberté, de la plus grande partit du travail de la réforme sociale proprement dite. Tout le travail se fera, non pas en un jour sans doute, mais cela se fera promptement, beaucoup plus promptement par le Peuple universel que par nos assemblées législatives. Pourquoi? Pour une raison bien simple. Parce que nos assemblées discutant phrase par phrase, mot par mot, les libellés des lois, ces discussions et les combats des amendements et sous-amendements, qui se livrent sur le champ parlementaire où les principes contradictoires se disputent pied à pied le terrain, renaissant sans cesse sous toutes les formes imaginables, promènent dans des méandres infinis la confection des lois et n’en font sortir, très lentement, que des textes confus, compliqués, équivoques, souvent contradictoires et généralement détestables. D’où suit que quand un travail est censé fini, c’est bientôt un travail à recommencer tels ces écureuils dans leur roue.

La seule organisation possible d’un peuple majeur

Le Peuple est majeur. Blancs, bleus ou rouges, il ne souffrira plus de tuteurs. Voilà ce qu’il faut comprendre et ce dont tous les démocrates doivent se réjouir. Quand les masses étaient indifférentes, passives, inertes, elles étaient gouvernables par en haut. C’était le beau temps des monarchies, des théocraties, des aristocraties. Quand les masses pensent, quand elles sont devenues actives, spontanées, quand elles ont des opinions, des volontés, des passions, elles sont alors des forces vives, libres, autonomes, elles ne peuvent plus se subordonner, obéir, dépendre. C’est leur avènement. La loi dès lors ne peut plus être autre chose que l’expression même de leur pensée, de leur intérêt, de leur volonté collective. Or, ceci, c’est précisément la DÉMOCRATIE. Une fois l’évolution politique accomplie par la réalisation pleine, absolue, du droit démocratique ; l’immense et formidable question révolutionnaire du pouvoir vidée ; les haines intestines, les luttes furieuses, les inextricables difficultés, les complications de tout genre qui lui sont propres taries dans leur source ; alors, la Liberté, la Spontanéité de l’Esprit humain parviendront, en même temps que la Souveraineté du Peuple, à leur glorieux avènement.


[1] Démocratie ? idées reçues et proposition. Editions Utopia. 2018.  
[2] La haine de la démocratie par J. Rancière Editions La Fabrique 2005.
[3] Manuel Cervera-Marzal
[4] Démocratie ? idées reçues et proposition. Editions Utopia. 2018.
[5] Hervé Kempf
[6] prônées notamment par le mouvement Utopia, à l’origine de la publication déjà citée « Démocratie ? idées reçues et proposition ». Ainsi, toute la première partie de cet ouvrage résume bien ce que l’on sait sur les maux de la démocratie représentative. Les solutions proposées dans la 2ème partie en revanche font assaut de tiédeur.
[7] Une nouvelle leçon à méditer sur ce que l’on peut attendre d’un leader charismatique...