Catégorie dans Idées politiques

Produire et consommer en démocratie (réelle) – suite

Le ville qui ne dort jamais, dessin de Vito
Dessin de Vito paru dans son recueil « Palimpseste »
Quelles sont les grandes catégories d’entreprises au regard de leurs propriétaires respectifs? Peut-on et doit-on revoir le concept de propriété concernant notamment les outils de production que sont les entreprises? Quels mécanismes permettraient de redistribuer massivement à la fois le capital et les revenus de ce capital?

Il est téméraire de formuler les recettes pour les marmites de l’avenir nous dit Marx, et pourtant, continuons l’exercice! Quels seraient les ingrédients pour une économie plus digeste, au service des citoyens et non l’inverse. Tentons à nouveau de réouvrir des possibles, de procéder par simplification et enjambements, au-delà des routines et de l’inertie[1].

Dans l’article précédent, nous avons introduit une idée force consistant à inclure des citoyens dans la gestion opérationnelle des entreprises en complément à une législation directe édictée aux échelons local, régional et national. Ayant ainsi ébauché une réponse à la question du « Qui pourrait diriger l’entreprise? », tentons maintenant d’aller plus loin et de traiter la difficile et lancinante question du « Qui pourrait posséder l’entreprise? » dans une démocratie directe.

Examinons pour cela les dispositifs actuellement existants et les leçons qu’on peut en tirer, notamment en approfondissant les plus vertueux.

Actionnariat non salarié

Les entreprises commercialesclassiques (SA, SARL, etc.) sont détenues en majorité par des investisseurs privés (non-salariés), pour certains ne résidant pas en France (37% de l’actionnariat des entreprises cotées tout de même![2]). On peut distinguer parmi elles, les entreprises à actionnariat familial dont on sait qu’elles s’avèrent plus pérennes car davantage soucieuses du long terme.

Certaines entreprises sont détenues en majorité par l’Etat ou des collectivités publiques (Sociétés d’Economie Mixte), ou en partie (Régies). On y déplore bien souvent une dérive bureaucratique menant à des problèmes de qualité.

Actionnariat Salarié et au-delà

Les Sociétés Coopératives et Participatives ou SCOP (représentant 0,6% des employés en France[3]) sont majoritairement détenues par leurs salariés qui sont donc également associés (ou ont vocation à le devenir)[4]. Ce mode de détention du capital injecte quelques gouttes d’huile démocratique dans les rouages de l’organisation de la production et du travail: les écarts de salaire y sont moins importants, les décisions y sont plus collégiales. La plus célèbre, Mondragon[5] en Espagne, fait figure d’exception par sa taille et emploie près de 20 000 personnes. L’entreprises à actionnariat salarié (SCOP), qu’on peut aussi qualifier d’autogestionnaire, a également fait la preuve de ses bienfaits en termes de bien-être au travail avec la diversification des tâches ou d’égalité avec la limitation des écarts de salaire (voir par exemple l’organisation économique originelle des kibboutz dans cet article). Bien entendu, le bilan des SCOP, à l’aune de l’économie classique est bien moins satisfaisante ce qui explique son utilisation limitée. Ainsi chez les Fralib (fabricant de thés et tisanes), les salariés sont passés de 220 du temps d’Unilever à 58 pour une production 25 fois moindre (même si plus qualitative). Et pourtant nous dit son président, « nous devons coopérer avec le système capitaliste qui a cherché à nous broyer. »[6]

Depuis 2001, les SCIC ou Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (0,07% des employés), autrement appelées  » Coopératives multisociétariales » associent 3 types de parties prenantes : 1/ les salariés ou producteurs, 2/ les bénéficiaires (dont clients), 3/ les collectivités locales, acteurs privés, associations ou autre. Chaque année, au moins 57,5 % des bénéfices (et jusqu’à 100 %) sont mis en réserves dites « impartageables » pour consolider les fonds propres de l’entreprise. En 2018, on dénombrait près de 900 SCIC pour 65 000 adhérents, 7 500 salariés et 400 millions d’euros de chiffre d’affaires. Enercoop est la première SCIC de France[7] (qui regroupe en fait 11 coopératives locales[8]).  Ce modèle de SCIC, inspiré des coopératives sociales apparues spontanément en Italie dans les années 70[9] semble contenir les germes d’une bonne idée, mais son utilisation à une échelle dérisoire interdit tout effet significatif.

Limites des modèles d’actionnariat salarié

La confrontation sur un même marché non régulé (ou si peu) de deux modèles: l’un coopératif, l’autre basé sur la compétition se solde presque toujours à l’avantage du dernier comme en témoigne Jean-Pierre Girard: « C’est un choc culturel que de s’engager dans un processus de création de SCIC dans un contexte de quasi-hégémonie de la démocratie représentative couplée à l’idée de décision rapide »[10]. En définitive, plus de coopération et de démocratie, signifie souvent moins d’efficacité (au moins à court terme) et de profitabilité et on trouve donc ces SCOP ou SCIC souvent cantonnés aux secteurs de « l’Economie Sociale et Solidaire » (donc hors marché).

Une deuxième limite des expériences coopératives a trait à la dose démocratique instillée. En effet, les parties prenantes sont bien associées sur la base 1 personne / 1 voix, mais elles n’interviennent sur la gestion de l’entreprise que de loin en loin (pour les assemblées annuelles et via des administrateurs élus). Il serait au contraire pertinent que les parties prenantes puissent agir au jour le jour sur la direction de l’entreprise.

Mais revenons sur la question de la propriété des capitaux et convenons qu’il n’existe finalement que deux options: propriété individuelle ou propriété collective. Que signifie en définitive qu’abolir la propriété? Cela veut dire la remettre entre les mains d’une collectivité et de leurs éventuels représentants. Ni l’une, ni l’autre de ces solutions n’ayant fait la preuve de son exemplarité, examinons de plus près ces deux modes de possession et les moyens de les encadrer davantage.

Gardes fous sur la propriété

Concernant la propriété individuelle, on peut, avec les anarchistes, faire reposer le droit à la propriété sur la capacité de travail des salariés[11]. Une telle mesure, si elle peut paraître juste, semble réduire trop drastiquement le montant des capitaux disponibles.

On peut également envisager de limiter le capital investi dans des entreprises en fonction de quotas décrétés collectivement: Lorsque le montant de mes avoirs est atteint, aucune action ne peut plus m’être attribuée. Chacun voit ainsi ses avoirs progresser jusqu’à atteindre un plafond identique pour tous.Cette solution, outre l’égalité réelle qu’elle procure, aurait le mérite de conserver une partie des mécanismes reposant sur l’initiative individuelle.

Concernant la propriété collective, la pure démocratie directe (implication de l’ensemble des citoyens du territoire concernés dans la gestion quotidienne de l’entreprise) semble impossible à obtenir au niveau national et très difficile au niveau régional pour des raisons de distance entre les citoyens et l’entreprise considérée tout simplement. Elle ne semble ne devoir s’épanouir qu’à un niveau local (suivant l’exemple des « biens sectionaux des communes »mentionnés dans cet article). Le recours à la collectivisation pour la grande industrie nécessitant des capitaux lourds et que réclamait Gandhi, pour ne citer que lui, semble donc devoir être écarté au profit de la propriété privée encadrée par des quotas.

L’effet pervers ou le principal défi de tels quotas, sans cesse martelé par la théorie libérale, réside dans l’assèchement de la motivation individuelle aiguillonnée par le profit, véritable carburant de l’économie. Cette desincitation pour plus de profits, d’accumulation de capital, de progrès technique, qui sont les principaux leviers du capitalisme actuel pourrait signifier la mort de ce système (Hourra!). Même si les lambeaux de notre société ne sont en rien le résultat de notre système économique mais plutôt sa victime, convenons que les conséquences d’une telle décroissance (disons le mot) seraient innombrables : perte de compétitivité mondiale, fuite des entrepreneurs, apparition d’un marché noir de contrebande, etc. Tel le drogué en manque, un pays en voie de désintoxication à l’économie de marché se heurte évidemment à beaucoup de souffrances passagères, faut-il pour autant continuer à se soumettre aux lois « stupéfiantes » de l’économie? Cette cure de désintoxication n’est-elle pas le prélude aux progrès humains véritables, un exercice de volonté raisonné et partagé tournant le dos à une innovation technique ne servant que l’intérêt d’actionnaires avides emballés dans une course folle au toujours plus?

Précisons par ailleurs que le jeu de la concurrence s’exercerait toujours mais dans des limites beaucoup plus resserrées décidées par les citoyens.  Ainsi, les deux facteurs de production majeurs que sont le capital et le travail continueraient à s’échanger sur des marchés encadrés: pour le capital, via les quotas de propriété individuelle (en plus de la limitation drastique du niveau de dividendes que peut servir une entreprise), pour le travail via les accords sur les écarts maximum de salaire, mesure corolaire vers plus d’égalité réelle[12].

Mutation de l’économie vers une production citoyenne

L’autre question posée porte sur le passage de l’économie actuelle vers un environnement productif au service de la société. Comment à la fois mobiliser les capitaux nécessaires pour continuer à produire les biens et services jugés nécessaires tout en réallouant les capitaux investis pour mieux répartir ces richesses entre les membres de la société?

Pour répondre à ces questions, livrons-nous à un petit exercice. D’après l’Insee et grossièrement, le patrimoine en France si on le ramène à un montant par habitant s’élève à 40k€ pour le patrimoine détenu par les entreprises (dont 37%, pour les entreprises cotées, appartient à des non-résidents rappelons-le), et 60k€ pour le patrimoine détenu par les ménages[13]. Il s’agit donc ici d’imaginer comment redistribuer les 40k€ de patrimoine des entreprises.

Scénarios de transition

Plusieurs scénarios de transition se présentent afin de mieux répartir les capitaux entre citoyens et leur permettre de devenir actionnaires (dans la limite des quotas définis collectivement bien entendu):

  • Expropriation pure et simple menant à une réallocation immédiate des capitaux à partir de décisions prises collectivement : mythe révolutionnaire ou réalité atteignable, la brutalité de ce renversement de table semble bien difficile à défendre.
  • Suspension des droits de propriété comme le recommandait Gandhi avec la mise sous tutelle d’entreprises (Trusteeship)[14]. Les propriétaires le restent mais perçoivent un salaire pas plus de 12 fois supérieur au plus bas et ne sont pas libres de céder ou transformer ce capital. En définitive, cela transfert en partie la propriété du capital à une administration en charge de prendre ou d’avaliser les décisions… Et on revient à la case départ de la dérive bureaucratique aux antipodes d’une démocratie réelle.
  • Redistribution des revenus du capital pour la fraction dépassant les quotas individuels. Le bémol d’un tel mécanisme a trait au temps que pourrait prendre la réallocation totale des capitaux, soit des dizaines voire des centaines d’années.
  • Redistribution des revenus du capital ET redistribution du capital lui-même de la façon la plus indolore possible c’est-à-dire via les droits de succession. Dans ce scénario, le plus crédible, la fortune ne s’hérite plus ou que très partiellement et les « riches » deviennent progressivement moins nombreux. De nombreux effets collatéraux sont à étudier et anticiper tel le risque de dilapidation de fortune des riches à soir de leur vie, mais ne semble pas remettre fondamentalement en question une telle proposition.

Citoyen et actionnaire

L’actionnariat citoyen avec son encadrement strict par la collectivité semble être la voie majeure vers une juste répartition des richesses là où le système actuel est une « machine à concentrer la richesse » (Paul Jorion).

Dans ce nouveau panorama économique, l’entreprise est ainsi dirigée et possédée par 3 catégories d’acteurs: les citoyens actionnaires, des travailleurs actionnaires, et enfin de « simples » citoyens au titre de parties prenantes. Ce modèle suppose donc que coexistent, outre les travailleurs, des citoyens actionnaires rémunérés sur le capital et des citoyens parties prenantes, rémunérés pour le travail rendu (l’administration des entreprises).

De nombreuses idées existent pour faire prendre un réel virage à nos sociétés (bien que peu diffusées), emparons nous-en pour créer une alternative crédible. Les idées présentées dans cet article rejoignent ainsi les trois critères énoncés par Thomas Coutrot pour la mise en oeuvre d’un « socialisme d’autogestion » (autre nom d’un Autogouvernement) dans la sphère économique : la propriété́ sociale des entreprises, la socialisation des décisions d’investissement, la politisation du marché[15].  Bien sûr, des questions demeurent: les brevets, autre machine à concentrer la richesse doivent ils perdurer et sous quelle forme? De la même façon, le secteur du logiciel, où s’engloutit d’énormes moyens pour répliquer des lignes de codes déjà existantes pourrait-il être encadré pour permettre la mutualisation (à l’image du mouvement open source) et éviter ainsi la dilapidation de ressources conséquentes?

Cessons toutefois de dire que c’est impossible, et si les idées évoquées dans ces articles ne sont pas celles qui doivent survivre à un processus de démocratie réelle, d’autres aussi radicales peuvent voir le jour. Noam chomsky  le dit bien par exemple au sujet des entreprises[16]: « Les sociétés par actions (qui constituent le plus important système de pouvoir du monde occidental) reçoivent leurs chartes de l’État. Des mécanismes juridiques permettent de révoquer ces chartes et de placer les firmes sous le contrôle des travailleurs ou des collectivités. Pour que de telles mesures puissent être adoptées, il faudrait que la population s’organise de façon démocratique, ce qu’on n’a pas vu depuis un bon siècle. Néanmoins, ce sont les tribunaux et des avocats, et non le législateur, qui ont accordé aux entreprises la plupart de leurs droits ; leur pouvoir pourrait ainsi s’effriter très rapidement. »


[1] "Ce qui constitue la pratique révolutionnaire, c’est qu’elle ne procède plus par détail et diversité́, ou par transitions imperceptibles, mais par simplifications et enjambements. Elle franchit, dans de larges équations, ces termes mitoyens que propose l’esprit de routine, dont l’application aurait dû normalement se faire dans la période antérieure, mais que l’égoïsme des heureux ou l’inertie des gouvernements a repoussés." Joseph Proudhon
[2] Chiffre Banque de France 2018
[3] En 2019, 63 000 salariés en SCOP d'après la définition scop proposée sur economie.gouv.fr
[4] A ne pas confondre avec les "entreprises coopératives" au sens large (incluant les SCOP) qui regroupent des banques dont les clients sont sociétaires, des coopératives scolaires, des bénéficiaires de logements HLM, etc. Elles sont régies par la loi-cadre du 10 septembre 1947, modifiée par l’article 1 de la loi du 31 juillet 2014 sur l’économie sociale et solidaire. Elles représentent en 2018 1,3 millions de salariés, 28,7 millions de sociétaires, 324 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Source: entreprises.coop    
[5] Fondé en 1956 par 5 leaders et 16 co-équipiers, ce qui n'était alors qu'une coopérative unique nommée Ulgor s'est depuis lors développée significativement. Le Groupe Mondragon emploie maintenant 19000 travailleurs / actionnaires, soit presque 7% des travailleurs de l'industrie du pays Basque espagnol. Il comprend 173 coopératives (94 dans l'industrie, 17 dans la construction, 9 dans l'agriculture / transformation, 6 dans les services, 45 dans l'éducation, 1 dans la banque, 1 dédiée aux consommateurs). Les coopératives membres produisent 193 différents types de biens soit des milliers de produits. Elles exportent 30% de la production. Pour entrer, un travailleurs paye une participation, équivalent à environ 1 année du salaire le plus bas. Les écarts de salaires vont de 1 à 4,5. Tiré de Industrial Democracy as Process Participatory Action in the Fagor Cooperative Group of Mondragon by Davydd J. Greenwood, Jose Luis Gonzalez Santos (1991).
[6] Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020
[7] le site entreprises.coop
[8] A noter, les producteurs d'électricité auxquels Enercoop achète son énergie, ne sont pas toujours eux-mêmes des entreprises coopératives.
[9] Coopératives à partenaires multiples, pour une gouvernance solidaire par Jean-Pierre Girard (2020)
[10] idem
[11] rappelée par le collectif Lieux Communs dans la brochure Ter sur la Démocratie directe
[12] Echelle de salaires de 1 à 12 comme le préconise Gandhi. de 1 à 1,25 chez, 1 à 4,5 chez Mondragon (selon Gonzalez Santos - 1991) ou 1 à 12 chez Mondragon selon cette source (Prades L'énigme de Mondragon dans Revue internationale de l'économie sociale - 2005.
[13] Insee. Comptes de patrimoine des secteurs institutionnels de l'année 2018. "Actifs non financiers produits" ramenés par habitant (67 millions). Chiffres qui semblent cadrer grossièrement avec le montant moyen des transmis lors des successions évalué à 100k€ (Chiffres du Sénat en 2000 - Projet de loi portant réforme des successions et des libéralités :)
[14] The economic philosophy of Mahatma Gandhi par DR. SHANTI S. GUPTA
[15] Cité par Michel Fiant dans l'encyclopédie de l'autogestion "Ébauches pour un projet autogestionnaire". 
[16] Le bien commun (2013)     

Produire et consommer en démocratie (réelle)

Dessin de Singer : Nous avons construit notre magasin avec les plus hautes certifications écologiques
Dessin de Singer paru dans La Décroissance

Nous sommes (presque) tous d’accord pour dire que nous consommons trop aujourd’hui dans les pays dits « développés ».  Pour gaver cette hyperconsommation, les pays « en voie de développement » entassent leurs productions sur le passe-plat du commerce mondial. L’ogre économique peut alors se repaître de toujours plus de marchandises avec pour seul but le maintien ou l’accroissement de taux de profits élevés[1], conditions nécessaires à la survie de son organisme. Production et consommation sont donc clairement déconnectées de nos besoins réels et authentiques. Pour ne donner qu’un exemple, on estime qu’un individu possède aujourd’hui chez lui près de 10000 objets[2].

Mais serait-il possible d’établir « scientifiquement » nos besoins réels et authentiques pour mettre un terme à cette orgie ?

Disons-le tout net: non! Nos besoins d’humains sont plus difficiles à cerner que les besoins de l’économie car ils sont à la fois subjectifs (j’apprécie une pièce chauffée à 19° mais pas ma femme), inconstants dans le temps (au Moyen-âge, 15° suffisait largement), et propres à chaque culture (les esquimaux n’ont pas la même perception du froid…).

Peut-on au moins s’approcher de la vérité de nos besoins et établir des niveaux de production et consommation au plus proche de cette vérité ?

Pour faire simple, on peut dire que les niveaux de production et de consommation peuvent découler de:

  • une décision familiale dans un contexte autarcique. Des fermes isolées ont pu pendant des siècles produire ce qui s’avérait nécessaire et suffisant (habitat, nourriture, outillage ou même divertissement sous forme de chant, musique, veillées, etc.).
  • une demande des autorités compétentes de la communauté dans les sociétés communistes primitives[3]. Par exemple, une communauté agricole qui éprouve le besoin de se chausser peut entretenir un bottier « donnant » sa production en échange des moyens de sa subsistance (y compris lorsque la communauté n’a pas besoin de bottes pendant les mois d’été par exemple).
  • une planification bureaucratique dans les économies du bloc soviétique (dont le résultat fut bien souvent la qualité désastreuse des produits) ou pendant la guerre avec l’économie dirigée.
  • du marché coordonnant l’activité par les prix à tous les échelons (local, régional, national, international).

Nul besoin de dire qu’aujourd’hui le marché est ultra-dominant dans la détermination de la production / consommation. Malheureusement, cette économie de marché, si elle s’avère un « formidable » outil de croissance infinie, ne fait rien pour nous prémunir contre notre démon de la démesure et s’accompagne d’effets non moins diaboliques pour l’humain: focalisation sur le prix au détriment de tout autre facteur (qualité, conditions écologiques ou sociales), biais court-termiste, dépersonnalisation des échanges menant à une politique sans frein de maximisation des profits, etc.

Et si d’autres méthodes d’appréciation des besoins existaient?

Si peu d’exemples sont disponibles, on peut néanmoins évoquer plusieurs mécanismes alternatifs.

Ainsi côté offre (production), on peut évoquer:

  • La planification démocratique de la production à tous les échelons (local, régional, national, international) notamment défendue par Michael Löwy[4] vise à mettre dans les mains d’un collectif la décision du quoi produire et dans quelles quantités.
  • Le contrôle citoyen au fil de l’eau qui pourrait se traduire par l’inclusion de citoyens dans l’administration des entreprises afin de tempérer le marché (sans l’éradiquer).

Citons côté demande, la planification démocratique de la consommation que Dominique Bourg appelle les « quotas de consommation ». Cela ressemblerait furieusement à des tickets de rationnement sauf que leur distribution serait décidée démocratiquement et non pas bureaucratiquement. Reste à préciser en détail comment.

Propositions pour une politique démocratique de l’offre

Rappelons d’abord que l’entreprise, acteur majeur dans la détermination de l’offre est en butte à deux insuffisances notoires aujourd’hui. Les lois qui encadrent son fonctionnement pêchent à la fois par leur éloignement (règlementations nationales et européennes) et leur laxisme résultant d’une collusion / confusion bien connue entre nos élites économiques et politiques produisant un discours libéral synonyme d’impunité.

La solution passe donc encore et toujours par la démocratie, la vraie, celle qui ne se dilue pas dans la représentation de nos intérêts et la collusion oligarchique!

Sur le plan politique contre l’éloignement et le laxisme, il convient d’instaurer la démocratie directe aux échelons habituels (local, régional, national), en s’affranchissant bien entendu de toute instance supranationale (limitation drastique du commerce international). Cet autogouvernement encadre de façon plus incisive l’activité des entreprises et peut, dans certains cas, décider d’une planification démocratique. Celle-ci semblerait pertinente dans des secteurs nécessitant des infrastructures importantes en main-d’oeuvre et en capitaux (transport, industrie lourde, etc.). Indiquons toutefois que la réduction de la taille des entreprises demeure un objectif majeur pour lutter contre la démesure gargantuesque de l’économie contemporaine, leur rendre (ou leur donner) un visage humain tout en faisant le deuil de leur hyper-efficacité. Avec les citoyens aux commandes, des aberrations qui font, par exemple, de la France le pays qui compte le plus de m2 de surface commerciale par habitant avec 1 million de m² inauguré chaque année, seraient évitées[5].

Rompre avec l’entreprise féodale

Paul Jorion, le dit sans ambages  » Il nous faut à présent domestiquer […]  l’économie car nous l’avons laissée dans son état de sauvagerie premier de guerre de tous contre tous menée par des chefs cruels et brutaux. »

Cela signifie surle terrain économique, plus de démocratie aussi au niveau de chaque entreprise. En effet quoi de plus tyrannique qu’une société commerciale aujourd’hui? Le propriétaire ou son mandataire (le manager), ressemble fort au seigneur d’autrefois. Des rapports de domination qu’on trouve inacceptables dans la vie courante sont ainsi couramment tolérés dans une société commerciale du fait de la pression du chômage. On connait également les limites flagrantes du contrepouvoir syndical, dont il suffit de voir le faible taux d’adhésion (9 % dans le secteur privé[6]) pour se convaincre qu’il est devenu inopérant, en tout cas trop faible pour modifier ces rapports (sans parler de la collusion de ses dirigeants avec le pouvoir politique).

Tyrannique, l’entreprise l’est aussi vis-à-vis de son environnement (riverains, écosystème naturel, petits commerces alentours, etc.). Elle ne se hisse parfois même pas au niveau du minimum… syndical: délocalisations abusives pour motifs financiers, lobbying pour obtenir des législations complaisantes (voir cet article sur ces professionnels de la manipulation), les exemples sont pléthores.

Pour freiner significativement ces forces dominatrices qui cisaillent nos vies, des contrepoids effectifs doivent être imposés. D’abord en généralisant la gestion collégiale des entreprises par leurs salariés (c’est le modèle des SCOP – sociétés coopératives de production[7]) ET par des citoyens. Chaque entreprise d’une taille significative (dont l’impact sur la société est le plus important) devrait ainsi intégrer dans sa gestion (comité de direction, conseil d’administration, comités de pilotage) des représentants de la société: des citoyens. Leur proportion dans les instances de décision devrait être décidée démocratiquement, et comme tout travail mérite salaire, ils pourraient être rémunérés par le fruit de nos impôts. Le choix de ces citoyens s’avérerait sans doute crucial pour assurer leur succès: tirage au sort, volontariat tout en se prémunissant contre leur enrôlement par des intérêts particuliers, etc.

Bien entendu, toutes ces mesures, dont la semaine de 20 heures (voir cet article sur la réappropriation du temps) ont un coût. L’enchérissement de la vie serait inévitable et cela pourrait s’avérer une chance en promouvant la qualité ! On estime ainsi que 96% d’appareils électroménagers qui tombent en panne sont réparables, les 4% restants étant attribuables au défaut de pièces de rechange[8]. Ils seraient alors remis en état plutôt qu’en décharge. Un fichier central des pièces détachées permettrait sans doute d’approcher des 100%. Afin de limiter la rotation des marchandises, une foule d’autres mesures conceptuellement très simples mais impossibles à mettre en oeuvre dans la réalité de notre démocratie oligarchique pourraient voir le jour[9]. La relocalisation, du fait de l’encadrement strict des importations permettrait de donner du travail à ceux qui en manquent aujourd’hui. Mais au-delà des marchés qui perdureraient sous une forme strictement encadrée, il s’agirait de retrouver une liberté véritable plutôt qu’une liberté d’option: J’ai le choix du mode de transport pour aller à mon travail (du fait de la relocalisation je peux préférer le vélo par exemple), plutôt que le choix entre une voiture X et un voiture Y.

En définitive, il s’agit de ré-enchâsser l’économique dans le politique dans le cadre d’une « Démocratie générale »[10] afin de retrouver le chemin vers une sobriété heureuse. « Il faut rompre, aussi sur le plan personnel, avec toutes les valeurs imposées par la société marchande, les exigences créées par l’argent, la valorisation du travail, les joies promises par la marchandises et le culte de l’efficacité » (Les aventures de la marchandise par Anselm JAPPE 2017). « Ceux qui n’ont à la bouche que les mots compensation, bilan carbone, développement durable, green tech, transition, empreinte écologique, ceux-là parlent une langue morte, celle de la comptabilité du désastre. » (Cahier d’Été de la ZAD 2019)

Laissons le mot de la fin à André Gorz: « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne ».


[1] Cette inflation marchande est soutenue par l'obsolescence programmée ou la publicité déculpabilisant notre surconsommation.
[2] Franck Trentmann dans "Empire of Things" cité par Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019). Chiffre donné pour un Allemand.
[3] Introduction à l'économie politique par Rosa Luxemburg (1925). 
[4] Écosocialisme et planification démocratique. Michael Löwy Dans Écologie & politique 2008/3 (N°37),
[5] Journal LSA 12/02/2019
[6] en 2013 - enquête « La syndicalisation en France » de la Dares, service statistique du ministère du Travail.
[7] Par exemple, chez Fralib (repreneur après une lutte homérique d'une partie des infrastructures Unilever qui produisait thé et tisanes "Les coopérateurs contrôlent démocratiquement les différents services de l'entreprise et le conseil d'administration (11 membres), élu pour 4 ans par l'assemblée générale des coopérateurs est révocable à tout moment. Le CA met en place un comité de pilotage composé de trois personnes, le président de la coopérative, son directeur et le responsable des achats. Il se réunit chaque semaine et peut être élargi. Un compte rendu de décisions est rédigé, envoyé au CA et aux coopérateurs. Sans retour négatif de leur part dans les 24 heures, les décisions sont adoptées." Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020 
[8] Chiffre fourni par Spareka lors d'un séminaire organisé par HOP (Halte à l'Obsolescence Programmée)
[9] Tiré de Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019) : Mettre en œuvre des critères de robustesse, de démontabilité, de modularité (le bien est composé de plusieurs éléments indépendants - ordinateur avec écran, clavier, boitier, plutôt qu'un boitier unique), d'interopérabilité, d'évolutivité pour permettre les évolutions technologiques futures, etc. 
[10] Vers une démocratie générale de Takis Fotopoulos (2002)    

Le kibboutz, communauté ou société?

Moïse, ça fait 39 ans qu'on marche, vas-tu enfin te décider à demander le chemin?
En quoi consiste la vie dans un kibboutz ? Comment s’y exerce la démocratie directe ? Doit-on parler d’expériences communautaires ou d’un modèle de (micro) société ?

« Il n’y a aucune maison qui soit la propriété de personne. Il n’y a qu’une seule caisse pour tous; les dépenses sont communes; communs sont les vêtements et communs les aliments. Ils ont même adopté l’usage des repas en commun. Tout ce qu’ils reçoivent comme salaire pour leur journée de travail, ils ne le gardent pas pour eux mais ils le déposent devant tous pour qu’il soit employé par tous ceux qui veulent s’en servir. » Ce texte décrit à merveille les kibboutz… sauf qu’il évoque les Esséniens qui vécurent sur les terres d’Israël il y a plus de 2000 ans[1]… Comme quoi, il est des persistances troublantes dans l’histoire des peuples.

Kibboutz en hébreux signifie groupement. Ce mot recouvre une grande diversité d’expériences issues de la volonté des juifs persécutés de s’installer sur la terre des origines afin d’y vivre une utopie réelle.

En effet, longtemps incapables de se fixer en un lieu du fait des interdits les frappant, les Juifs ont dû délaisser l’agriculture au profit de l’artisanat ou du commerce. L’Europe du XIXème siècle vit alors deux mouvements se conjuguer pour donner naissance aux kibboutz : le sionisme et le socialisme libertaire. Le premier prône un retour sur la terre d’Israël, et donc indirectement une réappropriation des savoir-faire agricoles. Le second scelle ce retour d’un ciment d’égalité et de coopération chère au cœur de ces immigrants relégués jusqu’alors au bas de l’échelle sociale.

Le premier kibboutz voit le jour en 1910 dans le nord-est de ce qui ne s’appelle pas encore Israël[2]. Cette communauté dénommée « Degania » (Bleuet) regroupe douze hommes et femmes originaires de Russie sur un terrain d’une centaine d’hectares acquis en 1901 par un fonds sioniste financé par la diaspora juive. Elle vise à faire revivre l’expérience communautaire vécue par nombre d’entre eux dans leur pays d’origine et notamment dans l’attente de l’émigration.

Cette expérience fait suite à d’autres menées depuis 1880, tentatives financées par des philanthropes dont les Rothschild en France, et qui s’avérèrent largement malheureuses.  Dans ces exploitations, des colons juifs œuvraient sous l’autorité d’agronomes censés suppléer l’inexpérience des immigrés en matière d’agriculture avec un recours important à une main d’oeuvre arabe bon marché. En définitive, ces fermes pâtirent d’une production en monoculture et de l’insuffisance d’autonomie laissée aux colons juifs. Ceux-ci devaient en effet subir à la fois les aléas de l’exploitation et les injonctions des agronomes censés les diriger[3].

Les fondateurs de Degania prirent donc le contre-pied de ce modèle en choisissant des cultures mixtes plus résilientes ainsi qu’une organisation parfaitement égalitaire (sans chef ni recours à une main d’oeuvre locale exploitée). Très vite et contre toute attente, le succès de cette ferme coopérative d’un genre nouveau (mise en commun de la production, de la consommation et des décisions) en appela d’autres : de 7 kibboutz en 1920, puis 145 à la veille de la création de l’Etat d’Israël en 1947[4], on arrive à 268 aujourd’hui[5].

Carte des kibboutz en Israel fournie par le Central Bureau of Statistics (2000)

Le déclin d’un modèle

A Degania, comme pour nombre de kibboutz, la vente de produits agricoles à faible valeur ajoutée ne permet plus aujourd’hui d’assurer la subsistance des membres de la communauté, elle a donc été abandonnée (pisciculture, fruits, légumes, ruches, vignes). En mars 2007[6], 85% des 330 adultes décident de récompenser ceux qui travaillent et de n’accorder que le minimum à ceux qui ne font rien, renversant ainsi le dogme : De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Le versement de salaires individualisés, autrefois inconnu, est désormais devenu la règle (190 kibboutz sur 270)[7]. On assiste ainsi progressivement à une stratification sociale de plus en plus marquée[8].

Car Degania ne fait pas exception aux vagues de privatisations submergeant les kibboutz dans les années 70 voire avant : logements achetés par leurs occupants (avec l’apparition de clôtures et haies), introduction du salariat, développement de l’actionnariat dans les entreprises, fin de la démocratie directe remplacée par l’élection de conseils décisionnaires, réduction drastique des activités politiques, sociales et culturelles, remplacement des réfectoires par des cafétérias payantes, etc. Le kibboutz s’apparente chaque jour davantage aux « gated communities » et les réunions annuelles à des rassemblements d’actionnaires[2].  Depuis longtemps tiraillés entre volonté de préserver une structure horizontale et la complexité croissante de l’économie entraînant la mise en place de hiérarchies pyramidales, les communautés assistent souvent à l’affranchissement d’une classe de dirigeants et spécialistes. La démocratie directe se sclérose alors, leaders d’opinion et groupes de pression s’accaparant la parole sur fond d’absentéisme[8].

Ayant dit le funeste destin des kibboutz aujourd’hui, revenons un instant sur ce qui fit leur originalité et leur force, permettant à des communautés, majoritairement incultes en matière d’agriculture de s’implanter durablement sur des terres souvent arides et peu fertiles.

Une société sans argent pour une égalité parfaite

Au kibboutz, on mange au réfectoire « gratuitement », on ne reçoit pas de salaire, on ne paie pas de loyer, chacun reçoit des vêtements (pratique des débuts rapidement abandonnée). Aucune monnaie n’est donc utilisée à l’intérieur du kibboutz en dehors d’une petite allocation distribuée à chacun pour voyager ou faire des excursions hors du kibboutz.

La démocratie directe au cœur de la vie communautaire

D’abord fondée sur d’intenses contacts personnels tout au long de la journée dans des communautés très homogènes, la démocratie directe repose désormais plus spécifiquement sur l’assemblée générale en tant qu’organe de discussion et de décision (voir ici pour les outils de la prise de décision). Elle se tient chaque semaine, souvent dans la salle à manger commune. Elle entérine après échanges, les propositions des divers comités élus par elle pour une période de deux ans. On y vote à bulletin secret. Les centralisateurs (responsables des comités) sont les seuls à bénéficier de journées de travail pour effectuer leurs tâches. Les autres membres, doivent les assurer en surplus[8].

On y décide de toute l’organisation de la vie courante, du travail, de la consommation commune. On y supervise la création et la gestion des lieux de vie en commun : cafétéria, piscine, salles de sport, de spectacle, bibliothèques, etc.

Autogestion de la production

Dans les industries tout comme dans l’agriculture, des coordinateurs sont élus par l’assemblée générale : initialement à temps partiel dans la majorité des cas. Ces administrateurs assurent la coordination mais en aucun cas le contrôle des ouvriers et du travail en cours. Les conflits sont gérés par le groupe de travail. Aucun licenciement ne peut se faire sans l’aval de la communauté. Le contremaître n’a pas en charge la discipline, il indique à l’ouvrier ce qu’il peut faire et non ce qu’il doit faire. La plus grande autonomie est conservée, permettant à chacun de circuler librement et éventuellement de vaquer à ses occupations. Dans le modèle « pur » prévalent la variété des tâches, l’absence de spécialisation (manuelles, intellectuelles), la multiplicité des occupations (charges administratives à temps partiel) et la rotation des postes (on peut travailler quelques mois à la cuisine, puis à l’étable, etc.).

Si quelqu’un faisait preuve de paresse, nous cesserions de l’aimer dit un membre de Degania dans les années 20 [3]. « L’élan » donné par un mouvement utopique en train de se construire explique sans doute une partie de la motivation des travailleurs qui semble s’être quelque peu essoufflée aujourd’hui.

Innovation et coopération

L’industrie (comprenant la transformation des produits agricoles) et les services occupent désormais 85% des travailleurs des kibboutz bien qu’on puisse le déplorer car en entrant dans le vaste jeu de la concurrence nationale et internationale, les kibboutz ont souvent perdu leur âme. Avec la recherche et grâce aux facilités de financement  du crédit coopératif entre kibboutz ou à la centralisation des demandes auprès d’une banque principale, beaucoup de ces entreprises sont parvenues à des positions dominantes dans des domaines spécialisés[8]. L’industrie favorise alors le recrutement de salariés extérieurs au kibboutz, pratique largement proscrite dans les débuts. La « réussite économique » est ainsi manifeste même si ces chiffres cachent une grande disparité et se fait au détriment de l’éthique kibboutzique : l’ensemble des kibboutz soit 2,9% de la population[9], fournit 34% de la production agricoles et 9% pour l’industrie[10].

Propriété collective

Il n’existe pas de propriété privée en dehors des biens mobiliers donnés ou acquis. Les terres sont la propriété d’un fonds qui les concède au kibboutz de même que les biens immobiliers [7].

La taille moyenne d’un kibboutz est d’environ 500 ha en 1979[8] et l’ensemble des kibboutz possède alors 10% des terres de l’Etat d’Israël [7].

Une taille modeste

En 1920 Degenia se scinda en deux pour limiter la taille des communautés et la conserver en deçà de la taille critique.

Dans les industries qui ne tardèrent pas à émerger, tout comme aux champs, des groupes de 6 à 12 membres travaillent côte à côte et constituent des unités autonomes.  Les unités de production industrielles ne dépassent que rarement 100 personnes [3].

L’ordre sans la loi

La cohésion sociale (pouvant devenir pression sociale), l’intimité entre membres, l’adhésion volontaire et la confiance sont les forces régulatrices du groupe. Les interactions en face à face plutôt que les règlements édictés permettent de gérer les conflits et plus généralement le quotidien dans une absence de criminalité ou de violence souvent observée dans des communautés allant jusqu’à 1000 personnes. On dénombre par ailleurs de très faibles taux de suicide, maladie mentale, délinquance juvénile, toxicomanie, du fait du sentiment d’appartenance à un collectif et des mécanismes de coopération mis en oeuvre. La faiblesse de ces phénomènes témoigne d’un bien-être social trouvant peu d’équivalent dans la société industrielle moderne [3].

L’éducation au cœur d’une utopie

Les enfants doivent constituer leur propre communauté. On limite donc autant que possible les « sentiments égoïstes » en minimisant la relation exclusive parent / enfant au profit d’institutions communes (pouponnière puis maison des enfants, etc.). Des groupes d’environ 16 enfants vont ainsi de la maternelle au lycée ensemble, vivant comme dans un internat démocratique (en décidant leurs règles de vie) avec la visite épisodique de leurs parents. Ces pratiques radicales furent critiqués et souvent abandonnées ou assouplies après qu’on eut remarqué les conséquences psychiques délétères chez les enfants exposés à cet éloignement familial [3].

Les études ne sont sanctionnées ni par des examens ni par des notes. L’histoire et l’idéologie du kibboutz tiennent une grande place dans la formation. On articule étroitement formation intellectuelle et manuelle et les enfants participent rapidement aux travaux des adultes ou à des travaux similaires dans leur propre communauté d’enfants [7].

Des communautés organisées en réseaux

Plusieurs fédérations regroupent les kibboutz et aident à coordonner leurs actions. Des écoles, installations de santé, coopératives de matériels sont créés grâce à l’union de plusieurs kibboutz qui ne peuvent pas offrir seuls ces installations à leurs membres [7].

Communauté ou gestion de la vie en commun

On le voit, les options que l’on pourrait qualifier de radicales mises en place au sein des kibboutz sur une assez vaste échelle nous livrent un témoignage précieux : celui des succès et des limites[11] de la vie en communauté au sein de la société israélienne.

Toute la question est donc de savoir si cette expérience égalitaire est un bloc ou si on peut envisager une vie fondée sur la démocratie directe en dehors d’une vie communautaire totale comme celle des premières kibboutz (ou de résurgences plus récentes comme par exemple à Samar[12]). Comment créer la confiance, l’envie de coopérer nécessaires à une société réellement démocratique ? Jusqu’où est-il nécessaire de collectiviser la vie d’un groupe, où mettre la frontière entre l’intime et le public, l’individu et la société ?

De toute évidence la disparition des espaces communs capables d’impulser une dynamique collective sont regrettables. Ainsi en France, des terres continuent d’appartenir collectivement aux habitants des communes concernées. Ces parcelles subsistant sous l’appellation méconnue de « biens sectionaux des communes » représentent pour un département comme la Lozère 71000 ha[13]. Ces terres subsistants aux frontières de « l’ultra-ruralité », bien que de peu de poids et d’ailleurs totalement ignorées, pourraient-elles pourtant participer à une reconquête démocratique ?
Ainsi, en va-t-il de l’affouage, un droit et une pratique ancienne permettant aux habitants des 10000 communes concernées de prélever du bois de chauffage selon des modalités définies sur le terrain. Cette pratique conviviale, locale donc écologique, à l’opposé de l’industrialisation des forêts concernerait encore 500000 foyers. Un point de départ pour « réinventer d’autre imaginaires énergétiques? » [14].


[1] Ce texte a été écrit par Philon d'Alexandrie et cité dans « Vivre au kibboutz » par David Catarivas. 
[2] A l’époque sous le contrôle de la Turquie. Le protectorat Britannique débute en 1920 et prend fin avec la création de l’Etat d’Israël en 1948. En 1917, la déclaration de Lord Balfour, ministre des affaires étrangères britannique, encourageait déjà les Juifs à s’établir en Palestine pour y créer un foyer national juif. 
[3] Le mouvement des Kibboutz et l’anarchie : une révolution vivante par James Horrox (2018) 
[4] soit 7.5% de la population juive et 54 000 personnes 
[5] Avrahami, 1998 cité par Youval ACHOUCH & Yoann MORVAN dans « Les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée : kibboutz et villes de développement en Israël ». 2013 
[6] Journal Le Telegramme 16/07/2007 
[7] Kibbutz Industries Association (kia.co.il) 
[8] Le Kibboutz collection « Que sais-je » par  Eliezer Ben-Rafael, Maurice Konopnicki, Placide Rambaud (1983) 
[9] Between Market, State, and Kibbutz par Christopher Warhurst 1999 
[10] Kibbutz Industries Association (kia.co.il) 
[11] Rappelons que les kibboutz ont largement participé à l’émergence du nationalisme Israélien, participant aux différentes guerres et actions d’expansion territoriale. Ainsi entre 1947 et 1949 un demi-million d’Arabes sont chassés ou fuient les territoires contrôlés par Israël. Un contingent non négligeable de militaires y compris dans l’encadrement sont issus des kibboutz (Moshe Dayan, le premier bébé de Degania devint chef d’Etat-major de l’armée israélienne et architecte de la « victoire » lors de la guerre de 1967 en tant que ministre de la défense). Cité par James Horrox.  Autre échec : l’intégration des immigrés à partir des années 50, dont un fort contingent venait d’Afrique du nord et du Moyen Orient.
[12] A Samar, Oasis fondé en 1976 dans le désert du Néguev, environ 200 personne continuent de pratiquer les usages originels : aucun comité, budget ou règle formelle, pas d’obligation de travailler et une totale liberté dans le choix du travail et ses modalités, pas de listes de corvées, pas de compte de banque personnel mais une bourse où chacun peut puiser, des assemblées générales non codifiées. Et ça marche, malgré les difficultés (organiser le travail notamment), le kibboutz s’épanouit.
[13] Le rapport Lemoine (1999 et 2003) fait état de 26 000 sections de communes dont seules 200 seraient gérées par une commission syndicale. Elles sont couvertes de forêt pour 65% de la surface et de pâturages pour 21%. La surface cumulée semble inconnue en raison des réponses incomplètes des départements à l’enquête, toutefois, la Lozère, département qui semble en compter la plus grande étendue fait état d’un total 71000 ha.
[14] La Décroissance. Février 2020  

Plaidoyer pour l’Autogouvernement

Est-il possible de formuler positivement l’idée de Démocratie Directe ou doit-on se cantonner à une critique de la Démocratie Représentative ? A défaut de pouvoir dire à coup sûr « comment » mettre en oeuvre un Autogouvernement, peut-on au moins dire « pourquoi » une telle forme démocratique est souhaitable ?

Une apparence de démocratie, une réalité oligarchique

Nous vivons dans une démocratie représentative qu’il serait plus juste d’appeler délégataire dans laquelle le mandat impératif est interdit par la Constitution[1]. Nous nous contentons donc de glisser un bulletin de vote dans l’urne. Avec ce chèque en blanc, nos élus décident de tout mais ne rendent aucun compte. Cette vision claire de ce qu’est la démocratie représentative n’avait d’ailleurs par échappé aux pères fondateurs des révolutions américaines ou françaises qui y voyaient un moyen pour l’élite d’exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu’elle est obligée de lui reconnaître mais que le peuple ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement[2].

Nous vivons donc dans une apparence de démocratie. « L’idée selon laquelle nous ne sommes pas en démocratie n’implique pas que nous serions en régime totalitaire, dictatorial, ou tyrannique – cela signifie simplement qu’il faut refuser de nous laisser enfermer dans l’alternative démocratie ou totalitarisme et qu’il faut donc mobiliser un troisième concept (intermédiaire) qui permet de caractériser nos régimes politiques comme étant  oligarchiques. »[3]

Un président élu après avoir été choisi au premier tour par seulement 18,19% des électeurs inscrits peut-il être le président de tous les Français ? Un taux d’abstention dépassant dans beaucoup de scrutins 50% des inscrits, fait-il de nos élus des représentants légitimes ou seulement légaux ? L’Assemblée nationale composée de 70% de cadres (18% dans la population française), le Sénat de 28% de femmes sont-ils réellement des organes démocratiques ?

La racine du pouvoir des oligarques est leur prétention à être plus compétents que le peuple alors que la démocratie repose sur le fait que nous sommes égaux en capacité de jugement face aux enjeux majeurs. Cette professionnalisation des élus les conduit à prendre des décisions court-terme. Les solutions qui privilégient le long terme (environnement, souveraineté alimentaire, etc.) sont de peu de poids face à leurs préoccupations personnelles de plaire à leurs électeurs pour leur future réélection.

Dénis de démocratie

Souvenons-nous du Traité Constitutionnel Européen adopté sous une autre forme par le Parlement français à plus de 75 % en 2008, alors qu’il avait été rejeté par 56 % des français·es par référendum en 2005.

Gardons en mémoire les négociations secrètes, dont même les parlementaires furent exclus, menées par la commission européenne sur le TAFTA et le CETA sur la base d’arguments fallacieux.

Enfin, songeons qu’en France, deuxième producteur d’électricité nucléaire au monde, aucune consultation citoyenne n’a jamais été menée sur le sujet. Nous connaissons pourtant tous les conséquences dramatiques d’un accident sur la vie de millions de citoyens · nes pendant des centaines d’années.

Des mécanismes de Démocratie Directe existent, tel le Référendum d’Initiative Partagée (adopté en 2008), mais les 4,7 millions de signatures, le délai des près d’une année, la double validation du Conseil Constitutionnel qui sont nécessaires à sa mise en oeuvre, le rendent totalement inopérant dans les faits. De toute façon, le référendum peut être considéré comme un leurre démocratique. C’est l’art de répondre par oui ou par non à une autre question que la question généralement mal posée, une question qui pourrait mériter une autre réponse que ce manichéisme, réponse qui pourrait être amendée. Le peuple doit dire oui ou non puis se taire. Le « oui » plébiscite souvent celui qui a posé la question. Le « non » peut aussi ne pas répondre à la question mais viser à se débarrasser du questionneur, comme cela a été le cas pour Charles de Gaulle en 1969[4].

En définitive, Hervé Kempf porte un constat lucide sur les illusions politique des pays occidentaux : la première consiste à se croire en démocratie quand on glisse vers le régime oligarchique, la seconde est de considérer l’économie comme l’objet presque exclusif de la politique. [5]

Des évolutions sont-elles la solution ?

Les solutions habituellement invoquées pour revigorer nos démocraties oligarchiques[6] semblent toutes frappées au coin de l’illusion, voire de la naïveté : plus de participation citoyenne (pour mémoire le budget participatif parisien représente 5% de l’enveloppe globale, et encore des doutes existent quant à la réalité du dispositif), tirage aux sort d’une partie du parlement, suffrage proportionnel, non-cumul des mandats, réécriture participative de la Constitution (voir cet article sur la Constitution), consultations / co-production citoyennes en tous genres (DemocracyOS) et toute une flopée d’autres demi-mesures molles.

L’Autogouvernement comme seul moyen pour l’homme d’être libre et digne

Le texte qui suit, est issu de fragments recomposés, remaniés et purgées de ses références par trop datées, d’un ouvrage de Victor Considerant : La solution ou Le gouvernement direct du peuple, paru en 1851. Formidable propagandiste de ce qui ne s’appelait pas encore la Démocratie Directe, ce disciple de Charles Fourrier s’avéra, paradoxalement,  un exécrable maître d’oeuvre du concept d’Autogouvernement (voir l’échec cuisant de la colonie de La Réunion au Texas)[7].

Laissons en tous cas parler la plume de ce grand utopiste, dont les écrits continuent d’illuminer, plus de 150 ans ans après leur parution, l’horizon politique d’un XXIème siècle assombri.

De la naissance de la civilisation et de sa trajectoire inéluctable vers la Démocratie Directe

Au début de tout, l’humanité n’existe encore que dans ses éléments rudimentaires. Ils sont dissidents avec eux-mêmes. Divisées, les tribus ou les hordes se font la guerre. Les Etats se forment. Le travailleur, protégé par le glaive du guerrier a bientôt trouvé en celui-ci son maître. L’hérédité incarne dans des castes les usurpations de la force. L’aristocratie et la monarchie grandissent, tandis que l’intelligence ambitieuse, se saisissant de la notion de Dieu, lui a prêté des formes redoutables, une puissance mystérieuse et terrible dont elle s’est constituée ministre. C’est la théocratie. Elle luttera avec l’aristocratie et la monarchie quand elle se croira de force à les dominer ou bien elle se liguera avec elles pour partager les profits d’une exploitation commune. La Force et l’Astuce sont régulièrement substituées au Droit, au gouvernement primitif, à la Volonté Collective.

Entre temps les Industrie des nations se développent, la science surgit ; l’Industrie et le Travail deviennent des puissances, la notion du droit naturel se fait jour dans les masses ; et, à mesure qu’elles s’éclairent, celles-ci sentent mieux le joug. La Justice, la Liberté, le Droit suscitent des poètes qui les chantent, des philosophes qui les prouvent, des verbes qui les propagent, des martyrs qui les sanctifient. Le sentiment démocratique grandit, combat, triomphe: Il s’est formulé par la négation des autorités de race et de droit divin, des aristocraties, des monarchies, des théocraties. Il a proclamé son principe : Le gouvernement du Peuple par lui-même.

Ainsi, autrefois, l’intelligence du Peuple n’était pas éveillée, ne fonctionnait pas. Le Peuple n’avait que des besoins. Il était comme l’animal, et le gouvernement, son maître, était chargé de pourvoir à ses besoins et de penser pour lui. Investi maintenant de son autonomie, le Peuple devient Etre intelligent, libre, responsable. Il se charge de lui-même. Il voit les difficultés face à face, et s’il ne les peut résoudre eu un clin d’oeil, il ne saurait plus du moins s’en prendre à personne.

Quand la pyramide politique repose sur la nation, elle est carrément assise sur sa base et non plus en équilibre artificiellement sur sa pointe. La stabilité est garantie. Premier point capital.

Le Peuple ayant à résoudre lui-même la question qu’il pose, ne peut plus exiger d’autrui une solution immédiate, impossible dans l’état des idées et des choses par la contradiction même de ces idées et de ces choses. Deuxième point capital.

La démocratie c’est-à-dire le gouvernement universel du peuple par lui-même (et non l’oligarchie, l’aristocratie ou la monarchie) a pour elle, la force du droit et le nombre. Il suffit qu’elle cesse d’être divisée avec elle-même, qu’elle réalise sa propre union et le droit moderne est établi, le dogme passe en acte, la révolution politique est close, et l’humanité fait enfin elle-même sa destinée.

Un peuple libre donc autonome

Je vous le dis en vérité, ôtez-moi cette compétition du Pouvoir qui arme fatalement les idées et en fait des Partis; donnez-moi la liberté, que la souveraineté nationale réalise nécessairement, chacun la voulant pour soi-même : à ces deux conditions, je vous garantis la prompte solution de toute difficulté se posant à la société. Lorsque le problème est posé dans le Peuple vivant, les esprits travaillent, les idées s’élaborent par la discussion, s’incarnent dans de libres expériences. Et c’est ainsi que le progrès sérieux se fait dans l’humanité.

La liberté, c’est ce qui fait l’homme. L’esclave qui accepte sa condition d’esclave n’est pas un homme. Ce n’est encore qu’une bête de somme à deux pieds. L’homme n’est pas fait pour avoir un maître ou des maîtres. L’homme ne doit pas obéir. S’il pouvait y avoir des raisons essentielles pour que Pierre obéît à Paul, il y en aurait autant pour que Paul obéît à Pierre ; ou bien Paul et Pierre ne seraient pas de la même espèce. Et jusqu’ici les masses humaines, les peuples, ont eu des maîtres ; rois, empereurs, législateurs, représentants…, des maîtres, toujours des maîtres sous diverses dénominations et apparences. Les peuples ne seront libres que quand ils n’auront de maîtres sous aucune forme.

Ainsi, la Souveraineté c’est la liberté, la liberté pleine, la liberté à chaque instant, la liberté toujours. Est-ce que la volonté de ceux d’aujourd’hui est enchainée par la volonté des électeurs d’hier, de l’année dernière, du siècle dernier? Où est le droit des morts sur les vivants? Qui a le droit, d’ailleurs d’interdire à la nation d’avoir aujourd’hui d’autres opinions, d’autres préjugés, d’autres caprices, si vous voulez, qu’hier? Voyons ! Qu’on me montre donc quelque part un droit primant la volonté actuelle, toujours actuelle de la nation!

Libre, la Nation est responsable. Aussi, une mauvaise loi, sortie de la volonté nationale, vaut-elle mieux qu’une bonne loi décrétée par un gouvernement extérieur à cette volonté, contre cette volonté. Car la Nation voyant sa loi en oeuvre, la juge, la rappelle et la corrige.

Ce n’est pas dans l’esclavage que l’esclave acquiert le don de se servir dignement de la liberté. Pour qu’il apprenne à se servir dignement de sa liberté, il faut d’abord qu’on la lui donne… ou qu’il la prenne.

Ainsi, un peuple que l’on gouverne reste stérile pendant des siècles. Un peuple qui se gouverne fera en peu d’années l’éducation de sa liberté et de son intelligence.

La Souveraineté du Peuple, cela signifie la volonté libre, absolument libre, absolument indépendante, l’autonomie, l’autocratie du Peuple, le Peuple n’obéissant qu’à lui-même, autrement dit, n’obéissant pas, faisant sa propre volonté.

Tromperies de la Démocratie Représentative

L’escroquerie de la Souveraineté du Peuple s’appelle la DELEGATION. Il faut toujours, pour satisfaire les hommes de pouvoir, que la Souveraineté du Peuple se suicide par DELEGATION en faveur de l’objet de leur choix. C’est à cette condition qu’ils consentent à la reconnaître.

L’aliénation de sa liberté par le peuple, fût-elle faite en bonne forme, est nulle de plein droit. La DELEGATION est une impudente moquerie, un attentat honteux et déguisé sur la Souveraineté du Peuple, c’est-à-dire sa négation plus une hypocrisie.

La Souveraineté qui se soumet à quoi que ce soit d’extérieur à elle-même, c’est contradictoire, c’est comme un cercle carré, une sphère pyramidale. Si le Peuple délègue sa Souveraineté, il l’ABDDIQUE. La démocratie ne peut donc vouloir de la DÉLÉGATION sous aucune forme. Ce serait vouloir en même temps deux contraires.

De même, si le Peuple peut DÉLÉGUER sa Souveraineté, l’exercice de sa Souveraineté (en fait, c’est tout un), c’est-à-dire l’abdiquer pour un an, pour deux ans, pour trois ans, pourquoi pas pour dix, pourquoi pas pour un avenir indéfini ? Et je vais vous dire tout de suite une chose : c’est qu’un Peuple qui tient sa souveraineté et qui l’abdique, ne fût-ce que pour un an, est pris. On lui fait bien vite une Constitution, des lois de circonstances, des organes légaux de sa Souveraineté, c’est-à-dire des chaînes et des gens pour les tenir. La Souveraineté réside dans l’universalité des citoyens et nulle fraction du Peuple ne peut, sans forfaiture, s’en attribuer l’exercice.

Ainsi, ceux qui ont en main la confection de la loi, la confection de la loi avec laquelle on rend légale à volonté la suppression de toutes les libertés publiques, avec laquelle on fait tout ce que l’on veut; qui disposent de la force armée; qui nomment à tous les emplois; qui décident souverainement de l’impôt, de la paix, de la guerre, de tout enfin… Ceux-là, certes, sont LE Souverain! Et je voudrais savoir ce que le plus absolu des despotes leur pourrait envier? Ils ont, outre le pouvoir absolu, arbitraire, despotique, un air de légalité et un manteau de droit national, qui semblent rendre leur pouvoir absolu sur le Peuple parfaitement raisonnable et légitime.

Avec l’élection, la Souveraineté s’exerce ce jour-là pendant le temps nécessaire pour faire tomber un morceau de papier dans une boîte. Cela fait, elle ira dormir jusqu’à ce qu’on vienne la réveiller, à moins, toutefois que, pendant son sommeil, on ne l’étrangle; mais ne prévoyons pas ce pénible accident. Le peuple donc, aux jours d’élection, marche aux boîtes électorales. Il y dépose son vote, et voilà sa Souveraineté dans des tirelires dont il n’a plus la clef. Le voilà remis sous le joug. Ce souverain dépend d’une volonté extérieure à la sienne. Les partis n’ont plus désormais qu’à faire jouer leurs influences. On leur a rendu leur forme, leur instrument. On a refait et remis au Peuple une bride. Il n’y a plus qu’à s’en saisir, c’est-à-dire à s’emparer de la majorité. C’est bientôt fait. Le dos du Peuple a retrouvé un cavalier éperonné et tenant cravache. Et marche Populus ! Marche donc, tu es souverain !

Le Peuple universel est le seul pouvoir, le seul Souverain, par conséquent le seul législateur universel. Il est temps d’en finir avec les Révolutions, c’est-à-dire avec les gouvernements d’usurpation, avec les dynasties, avec les partis. Cela ne se peut qu’en submergeant les partis dans la nation. La volonté collective du Peuple est la seule loi que le Peuple puisse tenir pour légitime et reconnaître. Et ce n’est pas comme gouvernement de révolution, mais comme membres du Peuple nous-mêmes, de notre propre droit d’hommes et de citoyens français que nous proclamons ces grands principes. Le Peuple universel est le législateur naturel du Peuple, chaque citoyen a le droit de n’en pas reconnaître d’autre. Tel est le dogme moderne du droit politique, l’esprit vivant de la société nouvelle.

C’est parce que c’est impossible que nous le feront

La Démocratie Directe, cela est beaucoup trop simple, beaucoup trop facile, pour ne pas paraître tout d’abord monstrueux, absurde, impossible et souverainement extravagant à tous les hommes d’Etat et à toutes les fortes têtes politiques. Moi-même, hélas! en ma qualité de tête pensante, n’en ai-je pas été scandalisé tout le premier, et n’ai-je pas répondu à la proposition par un sublime sourire, accompagné d’un fort significatif « laissez donc ! » Ces arguments vainqueurs, bien d’autres que moi les feront, et on ne s’en tiendra pas là.

Je pourrais me contenter de répondre que j’en suis désolé, mais que c’est une chose nécessaire. Et cette réponse suffirait. L’impossibilité, en effet, n’a jamais rien empêché. Qu’on me cite un progrès accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées.

Et pourtant, le rôle législatif et gouvernemental paraît tellement chargé, qu’il est, j’en conviens, assez naturel de nier, au premier abord, que le Peuple s’en puisse tirer lui-même. Qu’il me soit permis de reproduire une observation déjà faite, c’est que la Souveraineté réelle du Peuple par cela même qu’elle termine la révolution politique moderne, supprime les neuf dixièmes des travaux où s’absorbent depuis toujours nos assemblées législatives.

Les neuf dixièmes du temps de ces assemblées étaient employés, en effet, en fabrication de lois réglementaires, compressives ou répressives, dont la compétition des partis et l’ébullition révolutionnaire fournissaient l’éternel sujet ou l’éternel prétexte. Tout cela disparaît. Ce travail de Danaïdes est clos par la proclamation pure et simple des libertés que les gouvernements extérieure à la nation lui ont disputées depuis tant d’années.

Sous ce rapport, la tâche est donc singulièrement simplifiée. J’ai montré d’ailleurs que la spontanéité des individus, des opinions des écoles, se chargerait naturellement et nécessairement, en dehors de la voie législative, par le fait même de l’avènement de la liberté, de la plus grande partit du travail de la réforme sociale proprement dite. Tout le travail se fera, non pas en un jour sans doute, mais cela se fera promptement, beaucoup plus promptement par le Peuple universel que par nos assemblées législatives. Pourquoi? Pour une raison bien simple. Parce que nos assemblées discutant phrase par phrase, mot par mot, les libellés des lois, ces discussions et les combats des amendements et sous-amendements, qui se livrent sur le champ parlementaire où les principes contradictoires se disputent pied à pied le terrain, renaissant sans cesse sous toutes les formes imaginables, promènent dans des méandres infinis la confection des lois et n’en font sortir, très lentement, que des textes confus, compliqués, équivoques, souvent contradictoires et généralement détestables. D’où suit que quand un travail est censé fini, c’est bientôt un travail à recommencer tels ces écureuils dans leur roue.

La seule organisation possible d’un peuple majeur

Le Peuple est majeur. Blancs, bleus ou rouges, il ne souffrira plus de tuteurs. Voilà ce qu’il faut comprendre et ce dont tous les démocrates doivent se réjouir. Quand les masses étaient indifférentes, passives, inertes, elles étaient gouvernables par en haut. C’était le beau temps des monarchies, des théocraties, des aristocraties. Quand les masses pensent, quand elles sont devenues actives, spontanées, quand elles ont des opinions, des volontés, des passions, elles sont alors des forces vives, libres, autonomes, elles ne peuvent plus se subordonner, obéir, dépendre. C’est leur avènement. La loi dès lors ne peut plus être autre chose que l’expression même de leur pensée, de leur intérêt, de leur volonté collective. Or, ceci, c’est précisément la DÉMOCRATIE. Une fois l’évolution politique accomplie par la réalisation pleine, absolue, du droit démocratique ; l’immense et formidable question révolutionnaire du pouvoir vidée ; les haines intestines, les luttes furieuses, les inextricables difficultés, les complications de tout genre qui lui sont propres taries dans leur source ; alors, la Liberté, la Spontanéité de l’Esprit humain parviendront, en même temps que la Souveraineté du Peuple, à leur glorieux avènement.


[1] Démocratie ? idées reçues et proposition. Editions Utopia. 2018.  
[2] La haine de la démocratie par J. Rancière Editions La Fabrique 2005.
[3] Manuel Cervera-Marzal
[4] Démocratie ? idées reçues et proposition. Editions Utopia. 2018.
[5] Hervé Kempf
[6] prônées notamment par le mouvement Utopia, à l’origine de la publication déjà citée « Démocratie ? idées reçues et proposition ». Ainsi, toute la première partie de cet ouvrage résume bien ce que l’on sait sur les maux de la démocratie représentative. Les solutions proposées dans la 2ème partie en revanche font assaut de tiédeur.
[7] Une nouvelle leçon à méditer sur ce que l’on peut attendre d’un leader charismatique...

Les outils de la démocratie directe : la prise de décision

La tenue d'une AG
La tenue d’une AG
Qui n’a jamais voulu fuir une réunion dans laquelle, propos et attitudes agressifs submergent bien souvent des interlocuteurs peu familiers de l’exercice ? Peut-on apprendre à exprimer une situation, un ressenti, voire un désaccord, sans susciter la dissension ? La discussion politique, sujet capable de faire voler les assiettes même autour d’une table familiale, peut-elle être menée entre des citoyens lambda ? Enfin, existe-t-il des outils pour faciliter la prise de décision en commun ?

Disons-le tout net, oui de tels outils existent, au premier rang desquels figure la sociocratie.

Ce terme, inventé par Auguste Comte en 1851, est formé du latin socius « compagnon, associé, allié » et du grec krátos « pouvoir, puissance, force ». La sociocratie est également appelée gouvernance dynamique aux USA.

Genèse de la sociocratie

Le hollandais Kees Boeke (1884 – 1966), fondateur en 1926 d’une école Quaker basée notamment sur les principes Montessori, utilise le mot sociocratie pour évoquer l’organisation de la communauté par la communauté elle-même[1]. Ce membre actif de la Société religieuse des amis[2] reprend à son compte certains principes de fonctionnement Quakers telles que les assemblées qui décident à l’unanimité de leurs membres (jusqu’à 1000 participants).

Dans son école, il met en place des « discussions » hebdomadaires dans lesquelles les enfants organisent eux-mêmes, le fonctionnement de leur lieu de vie. A partir de toutes ses observations, il évoque, une possible « démocratie communautaire » basée sur des « groupes de voisinage » réunissant une quarantaine de familles (150 personnes) et élisant (à l’unanimité moins les abstentions) des représentants à des niveaux supérieurs. La construction de la confiance dans la proximité, à la fois condition nécessaire et résultat de ces assemblées, est la clé de voute de ce système.

A partir de 1970, le hollandais Gerard Endenburg (né en 1933), ancien élève de l’école fondée par Kees Boeke, a conceptualisé la sociocratie dans la forme que nous lui connaissons aujourd’hui en l’appliquant au sein de son entreprise familiale d’électrotechnique. Il en a donné la définition suivante : Méthode d’organisation basée sur l’équivalence dans la prise de décision par le biais du principe de consentement.

A l’instar de l’Holacracy (marque déposée par l’américain Brian Robertson en 2007), méthode concurrente[3], la sociocratie est désormais avant tout une méthode de management « participatif » permettant de renforcer l’adhésion des équipes et donc leur productivité. Une réappropriation citoyenne de la sociocratie dans le champ politique est toutefois possible et même souhaitable, alors allons-y !

Permettre l’expression de l’intelligence collective[4]

En préambule à la sociocratie, des règles générales de bon sens peuvent être rappelées et affichées dans toute réunion publique.

Règles d'intelligence collective

Écouter avec attention

Pour sortir de la course mentale de «comment je peux – réagir – à ce qu’il dit», l’écoute active s’impose. Ce qui signifie écouter ce que la personne dit, écouter avec attention. Le tour de parole est une technique pour habituer un groupe à l’écoute active. Chacun parle sans être interrompu ; les autres participants ne doivent pas «réagir» dans l’immédiat, mais sont invités à «s’exprimer » lorsque ce sera leur tour de parler.

Parler avec intention

Chaque participant est invité à parler en son nom en employant le «je » et en évitant d’utiliser des formulations telles que «on pense que ». Le silence, c’est aussi la possibilité de passer son tour et ne rien dire. Assumer la responsabilité de sa parole ou son silence est déjà un grand pas.

Être bienveillant

Chaque participant est invité à ne pas être dans le jugement de l’autre, des idées proposées, ni dans le jugement de soi-même. Il n’y a ni bon ni mauvais. En effet, une idée qui pourrait être considérée comme «mauvaise», pourrait être l’élément déclencheur de la solution trouvée par le groupe.

Faire confiance

Se faire confiance, oser suivre son intuition, oser exprimer son savoir, faire confiance aux autres, au processus et au facilitateur. Ce qui arrive devait arriver : les moments hyperactifs, les silences, les dires des uns, les questions des autres viennent tous enrichir le pot commun, “le centre” pour co-construire ce qui est à faire.

Respecter le cadre

Le cadre est bien sûr composé des règles ci-dessus, ainsi que les règles de forme. Par exemple, afin que chaque participant puisse s’exprimer et faire partie du groupe, il est souhaitable de prévoir au début de la réunion un temps équivalent pour chacun. Deux minutes permettent en règle générale à chacun d’exprimer l’essentiel et invite à un exercice de concision pour le bien-être de tous.

La sociocratie selon Gerard Endenburg[5]

La sociocratie, telle qu’exposée par Gerard Endenburg, repose sur 4 règles principales : (1) la prise de décision par consentement ; (2) les cercles ; (3) le double lien ; (4) l’élection sans candidat.

Entrons brièvement dans le détail de chacune de ces règles.

Le consentement

Le consentement (personne ne dit « non »), plutôt que le consensus (tout le monde dit « oui ») est à la base du système. Aucune décision importante ne peut être prise si un de ses membres y oppose une objection raisonnable et argumentée. La différence étant qu’une personne ne s’opposant pas à une décision peut ne pas adhérer à l’idée mais peut être capable de «vivre avec». Lorsqu’une objection apparaît, il est prévu que les arguments qui la justifient soient examinés et utilisés soit pour aménager la proposition, soit pour l’éliminer.

Les cercles ou assemblées

Les sujets peuvent être répartis sur plusieurs cercles ou assemblées. Les cercles sont connectés entre eux et organisent leur fonctionnement en utilisant la règle du consentement. Chaque cercle est notamment responsable de la définition de sa mission, sa vision et ses objectifs, de l’organisation de son fonctionnement. Tous les membres du cercle sont considérés comme équivalents.

L’élection sans candidat

Quand il s’agit de choisir une personne pour occuper une fonction, pour préparer un sujet particulier entre les réunions ou pour représenter le cercle dans une autre instance, on procède à une discussion ouverte et argumentée aboutissant à une nomination par consentement. L’absence de candidat garantit qu’il n’y a pas de perdant, et le consentement que chacun est convaincu que le meilleur choix possible a été fait.

Le double lien

L’assemblée générale peut décider de traiter certaines questions dans des assemblées spécifiques.  Un cercle est relié au cercle de niveau immédiatement supérieur par deux personnes distinctes qui participent pleinement aux deux cercles. L’une est élue par le cercle et le représente ; l’autre est désignée par le cercle de niveau supérieur.

Le déroulement d’une assemblée (ou cercle)

Voici résumé, le processus de décision d’une assemblée sociocratique[6].

1. La définition du problème : Le cercle s’entend sur la description du problème ou de la situation à traiter.

2. La proposition : Les membres du cercle font des propositions pour solutionner le problème. La plupart du temps, ces propositions sont préparées à l’extérieur du cercle par une personne ou un groupe de personnes mandatées à cet effet.

3. La décision du cercle :

A. Présenter la proposition : Le proposeur présente sa proposition et l’animateur n’autorise que des questions de clarification.

B. Les réactions : L’animateur fait un tour de table sans discussion pour recueillir les réactions des membres à la proposition.

C. Les amendements : Le proposeur, s’il le juge opportun, modifie sa proposition pour tenir compte des réactions des membres du cercle.

D. Les objections : L’animateur enregistre sur un tableau les objections des membres et ce sans discussion.

E. La période de discussion : L’animateur demande au groupe de trouver des moyens d’améliorer la proposition en utilisant les objections qui viennent d’être formulées.

F. Le consentement : L’animateur demande aux membres du cercle s’ils ont des objections sur la proposition améliorée à l’aide des objections initiales. Si d’autres objections sont levées, il reprend la procédure à l’étape D.

Cette démarche est illustrée ci-dessous, selon un formalisme assez proche, dans cette fiche proposée par l’université du nous.

Décision sociocratique
Décision sociocratique

Dans une assemblée générale de démocratie directe, telle que pratiquée à Nuit Debout ou dans d’autres lieux de résistance, le processus n’est pas aussi scrupuleusement respecté car ces lieux dépassent généralement le nombre de membres prescrits par Endenburg (20 personnes)[7] et les sujets traités sont plus vastes. La prise de parole est généralement ouverte à tous (sans passer par tous les participants). Les assemblées restreintes, de niveau inférieur, peuvent plus facilement se conformer aux principes sociocratiques débouchant sur un consentement du groupe. Toutefois, tout n’est sans doute qu’une affaire d’habitude : un collectif se réunissant régulièrement, à l’image des communautés citoyennes de Boeke, peut rapidement développer des usages sociocratiques solidement cimentés par la confiance.

Une gestuelle pour faciliter l’interaction

Apparue dans des réunions comme Occupy Wall Street ou Nuit debout, une gestuelle spécifique permet de gérer des groupes nombreux, d’y organiser plus facilement la parole. Cette gestuelle peut être affichée pour permettre aux nouveaux venus d’en comprendre le fonctionnement facilement.

Gestes possibles en assemblée
Gestes possibles en assemblée

Un outil parmi d’autres

Rappelons que la sociocratie n’est qu’un outil parmi d’autres, permettant de faciliter la prise de décision en groupe. Par définition, dans un Autogouvernement, comme nous l’avons vu ici pour la Constitution, aucun cadre n’est fixe et intangible. Les principes sociocratiques peuvent et doivent donc être adaptés aux réalités locales de leur temps.

Notons par ailleurs, que la sociocratie ne se limite pas à la prise de décision en groupe. La gestion des confits est également abordée via les « cercles de médiation »[8].

Comme le préconisait Boeke, ces outils d’interactions en groupe, connectés à une philosophie de vie parfois éloignée de nos conditionnements sociaux et éducatifs, devraient être abordés le plus tôt possible par les enfants. Les adultes ainsi débarrassés de leur conditionnement autocratique pourraient alors plus facilement faire primer l’intelligence collective sur l’intelligence artificielle !

Pour aller plus loin :

  • L’Université du Nous (universite-du-nous.org) présente plusieurs fiches synthétiques intéressantes
  • Centre Français de Sociocratie (sociocratie-france.fr)
  • We the People: Consenting to a Deeper Democracy by John Buck and Sharon Villines. (2nd edition, 2017)
  • Sociocracy : The Organization of Decision Making par Gerard Endenburg Eburon, 1998
  • La démocratie se meurt, vive la sociocratie, Gilles Charest, Centro Esserci, 2007
  • Reinventing organizations par Frédéric Laloux 2017
  • Vers un leadership solidaire : La sociocratie : une nouvelle dynamique pour gérer les organisations par Philippe Delstanche

[1] Voir l’article de Boeke « La démocratie telle qu'elle devrait être », publié en 1945, synthétisant sa pensée, sur sociocratie.net.  
[2] Le mouvement chrétien des Quakers (Société religieuse des amis), apparue au XVIIème siècle en Angleterre et ayant prospérée notamment dans la province de Pennsylvanie acquise par William Penn auprès de la couronne britannique en 1681, a assuré à ses membres une relative prospérité (dans la fabrication et le commerce anglais de la laine par exemple) malgré les persécutions dont ils ont été l’objet. Ces mystiques ont par ailleurs très tôt prôné la liberté religieuse, récusé esclavage et la peine de mort, faisant figurer ce mouvement religieux à l’avant-garde des penseurs de leur temps.
[3] Citons également parmi ces outils importés des États-Unis, le « world café », méthodologie de discussion permettant, en intelligence collective, de faire émerger d’un groupe des propositions concrètes et partagées par tous. Voir une présentation succincte dans « Démocratie participative : Guide des outils pour agir » de la Fondation Nicolas Hulot 2015
[4] Par Shabnam Anvardans Démocratie participative : Guide des outils pour agir. Fondation Nicolas Hulot 2015
[5] Voir La sociocratie : des principes à la réalité de terrain dans un centre de recherche par Geoffroy Douillé, Jean Vandewattyne, Agnès Van Daele en 2015 ainsi que sociocratie-france.fr et sociocratie.net.
[6] LA SOCIOCRATIE,  Les forces créatives de l’auto-organisation Par John A. BUCK et Gerard ENDENBURG. Texte révisé en 2004 et traduit par Gilles CHAREST
[7] La sociocratie : des principes à la réalité de terrain dans un centre de recherche cité plus haut
[8] Les « cercles restauratifs » développés dans les années 90 par Dominic Barter sont une méthode concurrente et semble-t-il pertinente (utilisée par exemple au village démocratique de Pourgues).

Une loi fondamentale est-elle fondamentalement inutile ?

Constitution piège à cons
N’est-il pas temps de renoncer à nos croyances en la nécessité d’une Constitution, drap pudique derrière lequel le droit serait à tout jamais respecté et chéri ? Une véritable démocratie, c’est-à-dire une démocratie directe, ne peut-elle faire l’économie d’une loi fondamentale ? Notre conception d’un gouvernement juste et équitable découlant d’une loi écrite n’est-elle pas uniquement le contre-pied de siècles d’un pouvoir monarchique absolu ?

Le Petit Larousse donne du terme « Constitution » la définition suivante. Ensemble de lois fondamentales qui (1) établissent la forme d’un gouvernement, (2) règlent les rapports entre gouvernants et gouvernés, et (3) déterminent l’organisation des pouvoirs.

Un gouvernement unique ou un pouvoir protéiforme ?

Cette définition présuppose donc dans sa première partie qu’il n’y aurait qu’une seule forme de gouvernement pour un territoire défini. Or, par définition l’Autogouvernement signifie que chaque citoyen, assemblé au niveau de sa commune constitue un gouvernement. Par exemple, au Chiapas, le pouvoir absolu est donné aux assemblées communales (voir cet article sur l’organisation du pouvoir zapatiste). Il existe donc une myriade d’assemblées fonctionnant toutes selon des modalités propres (même si des règles communes peuvent être trouvées).

Le pouvoir n’est pas extérieur au peuple

La 2è partie de la définition nous dit que la Constitution règle les rapports entre gouvernants et gouvernés, mais c’est bien le cœur même du principe de démocratie directe de ne pas dissocier le pouvoir et les citoyens. Rappelons que l’Autogouvernement repose d’abord sur le principe de non délégation de la souveraineté ou d’une délégation en « laisse courte » pourrait-on dire. Si une délégation est accordée, les conditions en sont scrupuleuses, le contrôle constant et la révocation à effet immédiat. Aucune muselière constitutionnelle n’est nécessaire. De simples lois suffisent là où en régime représentatif, la Constitution est là pour encadrer et limiter les abus d’un pouvoir indépendant.

Plasticité des organes de pouvoir

L’organisation d’un autogouvernement suppose à rebours de la fixité d’une Constitution, une évolution constante des modalités du pouvoir d’année en année. Là encore, l’exemple du Chiapas (voir cet article), démontre que le pouvoir change constamment dans le temps et dans l’espace sans recourir à de pesantes procédures.

Ainsi, la Constitution, ce Dieu distant et révéré, réclamant sa part de rites (réunion des 2 chambres à Versailles) ne serait le garant de la paix civile qu’en démocratie représentative. Dans une démocratie réelle, sans délégation de pouvoir, les citoyens n’ont pas besoin de se prémunir contre eux-mêmes. Ils sont donc libres de changer les règles qu’ils se donnent en vertu de simples lois.

Revenons maintenant sur l’histoire constitutionnelle de la France.

La France, un pays de Constitution fragile

Rappelons que la France a connue 15 Constitutions depuis 1789[1]. Le record de durée appartient à celle de la IIIe République (1875 – 1940) suivie par la dernière en titre proclamée en 1958. Le texte fondamental de la Vè République comprend 89 articles auxquels 28 autres ont été ajoutés depuis son entrée en vigueur, ainsi que tous les textes figurant en préambule (45 articles[2]), soit un total de 162 articles.

Une telle quantité de textes est-elle pour autant garante de notre liberté ? Non bien sûr, si on se rappelle la fin de la 3ème République et le vote à la majorité des 2 chambres donnant les pouvoirs constituants à Philippe Pétain. Non encore, si on pense à la torture perpétrée pendant la guerre d’Algérie sous la Vème République[3]. Aujourd’hui et pour ne prendre qu’un exemple, les principes constitutionnels sont quotidiennement foulés aux pieds, tel celui de l’article 5 de la Charte de l’environnement disposant du « principe de précaution »[4]. Cet article énonce en effet un principe inapplicable, le caractère incertain du dommage pressenti lui ôtant toute objectivité.

D’autres principes méritent citation tant ils sont emphatiques et dénués de tout caractère pratique : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » (article 2) ; « La présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France » (article 10). C’est beau comme du Céline Dion ! On trouve même dans cette Charte de l’Environnement à valeur constitutionnelle des contre-vérités : « Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social » (article 6). Il n’est pas besoin de préciser que le « développement durable » évoqué dans ce texte est un oxymore opposant deux notions incompatibles : la croissance économique infinie (dans un monde fini) et la diminution des atteintes à la nature.

Et la Grèce antique ?

Si la France serait un contre-exemple, qu’en est-il d’Athènes, première démocratie directe répertoriée dans l’histoire me direz-vous[5] ?

La cité antique a eu plusieurs Constitutions dont Aristote a rendu compte à grands traits dans un ouvrage célèbre balayant 300 ans de son histoire[6]. Alors, direz-vous, ces Constitutions ne sont-elles pas une objection majeure à la démocratie directe en tant qu’organisation non constitutionnelle ? Oui, les Constitutions existaient aux périodes démocratiques (de -507 à -322). Leurs révisions faisaient l’objet d’une procédure particulière (uniquement la première assemblée de l’ecclesia chaque année, etc.). Mais, La Constitution n’est pas tout et la pratique contribue pour une part importante à ce qu’est le régime politique de la Cité. Aristote nous dit d’ailleurs dans son célèbre ouvrage « Bien que la Constitution telle qu’elle est réglée par la loi n’ait rien de démocratique, cependant, par l’effet de la coutume et des habitudes de vie, elle est appliquée dans un esprit démocratique, et il en est de même, à leur tour, dans d’autres États où la Constitution légale étant plutôt démocratique, le genre de vie et les moeurs impriment aux institutions une tendance oligarchique ». Comme le dit Castoriadis (Ce qui fait la Grèce T1, p. 270) « La démocratie directe des Athéniens va de pair avec le refus de la représentation, de l’expertise politique, de l’illusion constitutionnelle ».

Une constitution qui nous colle à la peau

Que dire des mouvements contemporains qui visent à écrire directement, entre citoyens, une nouvelle Constitution ? Sur Internet, wikicratie.fr ou ateliersconstituants.org réclament ainsi une assemblée constituante tirée au sort qui aurait pour tâche la rédaction d’une nouvelle Constitution[7]. On le voit, dans ces réflexions comme dans celles autour du Référendum d’Initiative Citoyenne, en cherchant à redonner du pouvoir politique au citoyen, on fait appel au vieux réflexe historique réclamant une nouvelle Constitution (fut-elle élaborée de façon collaborative). Aux mêmes causes, les mêmes effets. Plutôt que par l’élaboration d’un nouveau texte, la vraie rupture populaire est à rechercher dans un autre ordre politique, le gouvernement des citoyens par eux-mêmes : l’Autogouvernement ou Démocratie directe intégrale.

Notons en passant que cet attachement viscéral à une loi fondamentale semble venir en grande partie de l’Esprit des Lumières, à la source duquel s’est abreuvée la Révolution française et dont se réclame la « science moderne ». Ce mouvement intellectuel qui place la spéculation intellectuelle au-dessus de l’expérience pratique, nous inculque qu’un raisonnement droit est préférable aux courbes d’une vérité en mouvement. La théorie de la Constitution répond bien à cette inclination pour le « culte de la raison ». Toutefois, maintenant que les régimes oppresseurs et les croyances contre lesquels ces penseurs du XVIIè siècle luttaient sont révolus, peut-être serait-il temps de nous affranchir de ce cadre de pensée rigide pour nous ouvrir à des conceptions plus souples et donc plus proches de nous en tant qu’êtres humains ?

Vive les grands principes

L’énonciation de grands principes (tel que « commander en obéissant » zapatiste) n’est certes pas préjudiciable. Le constitutionalisme qui veut régir contractuellement tous les problèmes présents et à venir peut poser problème et semble inutile pour un Autogouvernement constitué de citoyens. Il est également bon de rappeler que le Royaume Uni, en tant que démocratie représentative ne dispose pas d’une Constitution en tant que telle mais repose sur un ensemble non écrit d’us et coutumes.

Comme le dit en substance Castoriadis (Fait et à faire), le fétichisme d’une constitution parfaitement démocratique a parfois servi de masque aux plus sanglantes tyrannies. Mais si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement.

Laissons toutefois le mot de la fin à Victor Considerant (1851) : « Vous n’avez plus à vous battre les flancs pour imaginer des Constitutions artificielles, ni à vous battre entre vous pour faire prévaloir celles qui vous plaisent respectivement. Il n’y a plus de constitution sur le papier, parce qu’il y a une constitution vivante. Elle s’appelle en France le Peuple français […]. L’exercice de la Souveraineté du Peuple par le Peuple supprime déjà toute Constitution du pouvoir politique, artificielle, écrite, conventionnelle, par la raison fort simple qu’il est la constitution naturelle de la Souveraineté[8]. »


[1] Constitution de 1791 - 3 et 4 septembre 1791
Constitution de l'An I - Première République - 24 juin 1793
Constitution de l'An III - Directoire - 5 fructidor An III - 22 août 1795
Constitution de l'An VIII - Consulat - 22 frimaire An VIII - 13 décembre 1799
Constitution de l'An XII - Empire - 28 floréal An XII - 18 mai 1804
Charte de 1814 - 1ère Restauration - 4 juin 1814  
Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire - Cent-jours - 22 avril 1815
Charte de 1830, monarchie de Juillet - 14 août 1830  
Constitution de 1848, IIe République - 4 novembre 1848 
Constitution de 1852, Second Empire - 14 janvier 1852 
Lois constitutionnelles de 1875, IIIe République - 24, 25 février et 16 juillet 1875 
Loi constitutionnelle du 2 nov. 1945 - Gouvernement provisoire  Constitution de 1946, IVe République - 27 octobre 1946 
Constitution de 1958, Ve République - 4 octobre 1958 
[2] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : 17 articles, Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : 18 articles, Charte de l'environnement de 2004 : 10 articles. La première Constitution de 1791 comprenait 202 articles : un progrès ! 
[3] contrevenant notamment à l’article 7 Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance »
[4] Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. 
[5] Rappelons toutefois, pour replacer la « démocratie » directe athénienne dans son contexte qu’elle ne concernait que 10% des citoyens (femmes et enfants, esclaves, métèques en étaient exclus) 
[6] Pour l’histoire allant de -600 et -300 environ dans l’ouvrage « Constitution d’Athènes » découvert en Egypte sur un papyrus en 1879.  
[7] Entre temps, un gouvernement provisoire de transition démocratique expédierait les affaires courantes à partir des principes énoncés dans la Constitution provisoire de transition élaborée lors d’ateliers citoyens. 
[8] La solution ou Le gouvernement direct du peuple ; Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier par Victor Considerant. 1851 p 43 

Se réapproprier le temps

1/ Je travaille pour vivre
2/ Je vis pour travailler
3/ Je travaille pour travailler
Dessin de Charb
Comment concilier un engagement citoyen nécessaire à l’Autogouvernement avec des journées de travail à rallonge ? Qu’est-ce que le travail et doit-il perdre sa centralité dans nos consciences[1] ? La civilisation du loisir peut-elle nous sauver ?

Le temps – libéré – est au coeur de la réflexion sur l’autogouvernement puisque cette forme d’organisation politique demanderait un engagement des citoyens de 10 à 12h par semaine[2] excédent de beaucoup nos rares déplacements aux urnes d’aujourd’hui. Par ailleurs, la recherche de consensus nécessaire à l’élaboration d’une décision juste et bonne accroît mécaniquement le délai de sa conclusion. Par exemple, 4 jours auront été nécessaires à une assemblée communautaire informelle pour désigner un candidat à l’élection bolivienne[3]. Fort heureusement, des décisions bien prises signifient aussi un gain de temps sur le moyen et long terme car on n’a pas à y revenir ou à gérer ses effets négatifs. L’Autogouvernement donne la priorité à la démocratie et non à l’efficacité ce qui n’empêche pas une certaine efficacité d’advenir après un certain temps.

Il convient par conséquent de s’interroger sur 1/ le temps consacré au travail qui occupe une grande partie de notre temps éveillé ; 2/ le temps dit « libre » ; afin d’esquisser d’autres voies de reconquête de notre temps au profit d’une pratique démocratique locale.

1/ La place du travail dans nos vies.

La philosophie grecque distinguait 3 formes de travail : a/ le travail corvée (ponos) pour produire sa subsistance, b/ le travail créatif (poiesis) de l’artisan ou de l’artiste et c/ le travail qui nous transforme (praxis) tels que l’enseignement, la philosophie ou …le débat politique. Eh oui, la politique était considérée comme une partie du travail au coeur de la vie du citoyen[4]. Et l’activité gratuite faisait aussi partie du labeur quotidien.

Pourtant, force est de constater que la dimension de corvée ou, à tout le moins, le seul travail rémunéré semble largement dominer notre conception et notre pratique du travail aujourd’hui.

Au-delà de cette définition et depuis la révolution industrielle au début du XIXè siècle, le travail lui-même a par ailleurs beaucoup évolué :

  • Notre temps hebdomadaire consacré au travail a décru passant d’un théorique 72h en 1848 à 36h en 2018[5]. Il convient d’ajouter à ces temps de travail de plus en plus contraints le temps consacré à reconstituer sa force de travail. Se reposer du travail, renoncer à des activités sociales ou intellectuelles en prévision d’une journée de labeur constitue de fait un prolongement du travail.
  • Si notre temps de travail a diminué, il s’est aussi densifié. Un sentiment d’urgence imprègne désormais nos journées de labeur. Les gains de productivité pharamineux observés depuis 200 ans témoignent d’ailleurs de cette accélération cadencée par la machine[6].
  • Le temps sur le lieu de travail est devenu continu, perdant une grande part de ses espaces d’interaction vivante. Alors qu’avant la révolution industrielle les temps de travail et les activités sociales étaient intimement imbriqués, de nos jours, les interactions avec d’autres humains se sont appauvries au profit d’un face à face avec les objets techniques y compris informatiques[7].
  • Le temps consacré au travail semble avoir perdu une grande partie de son sens. Les métiers simples et évident (paysans, meunier, etc.) ont été remplacés par des jobs à la con[8]. Le travail s’est morcelé du fait de la complexité croissante, chacun n’exécutant plus qu’une tâche parcellaire bien souvent avilissante pour l’esprit. Le sens s’est également dissout avec l’essor du salariat et la dépossession du travail qu’il entraîne[9]. La forme même du salariat s’est dans le même temps massifiée considérablement avec l’essor des usines au détriment des structures à taille plus humaine[10].

En définitive, d’un point de vue purement quantitatif, le nombre d’heures total produites en France n’a pas évolué depuis 200 ans[11] et de l’autre, sur la même période, la productivité a été multipliée par 25[12] !

Pourquoi, alors, ne travaillons nous pas 25 fois moins ?

L’humain nomade du paléolithique pouvait subvenir aux besoins immédiats, durant une semaine, d’une famille de quatre personnes, en consacrant seulement deux journées à la recherche de nourriture[13].

La révolution que Jacques Ellul appelle de ses voeux comprend la réduction drastique du temps de travail à 2h par jour[14], hypothèse corroborée et chiffrée par J. Baschet en  2014[15]! Peut-être serait-il temps d’ouvrir la porte sur cet autre chemin de vie possible ?

2/ Du temps libre au temps libéré

Avec la décrue observée en France du temps travaillé est apparu le temps « libre ». Ainsi, nous disposerions de 400 000 heures de loisirs sur une vie dont 100 000 passées devant la télé, soit 1/4 de notre vie éveillée[16]. Que dire de ce temps libre offert par la civilisation des loisirs ?

  • D’abord qu’il s’est développé corollairement à l’essor de la production de masse et qu’il est donc en très grande partie consacré à la consommation de masse, puisqu’il faut bien trouver des débouchés. Certain appellent donc à substituer ce temps libre de nature marchande par un temps « libéré » de cette logique consumériste : engagements associatifs, apprentissages ou activités artistiques gratuites, etc.[17].
  • Ensuite, il s’agit d’un temps bien souvent asocial (le plus souvent seul ou en compagnie d’avatars) : télévision, jeux vidéo, réseaux dits « sociaux », etc.
  • Enfin, c’est un temps consumé dans la technique. Les objets modernes amènent de nouvelles formes d’asservissement. Ainsi, le temps dilapidé pour administrer ordinateurs, tablettes, smartphones et autres objets connectés semble bien souvent, au moins pour les usages domestiques, surpasser les gains apportés par ces mêmes appareils[18]. Sans parler du temps extorqué par les innombrables sollicitations reçues via nos excroissances numériques.

Donc, nous avons de plus en plus de temps libre, mais il est de moins en moins qualitatif. Pensons donc que 3/4 de nos enfants passent moins d’une heure par jour dehors. C’est moins que le temps de sortie qu’on accorde aux détenus de nos prisons[19].

Pour retrouver du temps dans lequel nous serions libres, exempts de manipulations publicitaires et autres conditionnements consommateurs, il nous faut donc à la fois dégonfler l’offre et la demande de marchandise. D’un côté l’offre c’est-à-dire le temps consacré à travailler doit baisser pour trouver un niveau juste, de l’autre côté, la demande doit diminuer en nous éloignant de l’achat compulsif. La décroissance de la production particulièrement si elle est non durable et peu utile (gadget) doit donc aller de pair avec une décroissance de la consommation, a fortiori inutile.

Il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas nous disait Coluche ! Comment dépasser cette formule humoristique renfermant pourtant sa part de vérité ? L’Autogouvernement par une supervision citoyenne de l’économie (coopératives avec participation citoyenne aux décisions ?), permettrait de définir dans la concertation les quantités, la complexité, la qualité des produits et services mis à disposition. L’Autogouvernement doit aussi accompagner les membres de la communauté dans une décolonisation de leur imaginaire[20] marchand en organisant des échanges gratuits entre citoyens pour troquer des biens, des savoirs ou des émotions artistiques et favoriser le bénévolat qui représente actuellement seulement 38 minutes par français chaque semaine[21].

Ce ralentissement du temps, rendu possible par une reprise en main populaire des leviers de la société et de l’économie, dépassera de très loin les mouvements actuels réservés à une minorité privilégiée adepte du slow food, slow life, etc. Contre le plus blanc, plus loin et surtout plus vite, redonnons la priorité au sens afin qu’on ne puisse plus dire « Tout le monde se dépêche mais personne ne va nulle part »[22].

Pour aller plus loin

  • Le culte de l’urgence : la société malade du temps par Nicole Aubert, Christophe Roux-Dufort, Flammarion 2003
  • 24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil; 24 heures sur vingt-quatre, 7 jours sur sept ; par Jonathan Crary, éditions La Découverte 2016

[1] Selon l’affirmation d’A. Gorz.
[2] Estimation fournie par Jérôme Baschet dans Adieux au capitalisme aux Editions La Découverte 2014.
[3] Il fut ensuite élu dans le cadre de la démocratie représentative à 99% des suffrages. Source : Indios sans roi par Orsetta Bellani. Edition ACL 2017. p. 29
[4] ce qui excluait à l’époque pas mal de monde toutefois : femmes, esclaves, étrangers
[5] Il s’agit là de tendances car ces durées s’appliquent aux salariés qui ne constituaient qu’une faible partie des travailleurs en 1848. Par ailleurs, les lois promulguées notamment en 1848, n’étaient pas toutes, loin de là appliquées. Statistique 2018 : Bureau International du Travail
[6] Voir « Le culte de l'urgence : la société malade du temps » par Nicole Aubert, Christophe Roux-Dufort, Flammarion 2003
[7] Les anciens usages renvoient aux chants accompagnant les travaux collectifs tels que les moissons, les occasions de réjouissances fournies par le sacrifice d’un cochon dans une ferme ou d’autres célébrations du calendrier. Voir Le Cheval d’Orgueil par ‎Pierre-Jakez Hélias en 1975 qui relate les derniers feux de la paysannerie bretonne traditionnelle au début du XXè siècle. Corollairement au temps continu du travail, le temps dit « libre » pour les cadres (17% de la population active) a été colonisé par le travail, notamment par le biais des outils informatiques qui permettent de travailler partout.
[8] Bullshit jobs par David Graeber, Editions les liens qui libèrent 2018.
[9] De moins de 50% à l’orée de la révolution industrielle, la proportion de salariés est aujourd’hui passée à 90% des actifs
[10] Salariat et non-salariat dans une perspective historique dans Economie et Statistique par Olivier Marchand. 1998
[11] Sur les 200 dernières années, le volume de travail « vivant » est resté stable en France. Cela signifie que tous les hommes et les femmes de France produisent aujourd’hui le même nombre d’heures de travail que 2 siècles auparavant. Bien que le nombre d’heures par travailleur ait diminué, cette stagnation s’explique par l’augmentation parallèle du nombre de travailleurs rémunérés (augmentation démographique, travail des femmes, immigration, substitution de travaux payés à des travaux informels, etc.). Volume de travail = population active x durée annuelle du travail. Source : Deux siècles de productivité en France par Olivier Marchand et Claude Thélot dans Economie et Statistique 1990. Le chiffre de variation nulle est obtenu par moyenne arithmétique des variations annuelles fournies de 1821 à 1989. Cela accrédite la thèse d’André Gorz selon laquelle la production d’une richesse croissante se fait avec de moins en moins de travail vivant.
[12] Une heure de travail en 1990 produit 25 fois plus qu'une heure en 1830. Même source.
[13] D'après le démographe Jean Bourgeois-Pichat cité par Albert Jacquard dans Mon utopie.
[14] Tiré de changer de révolution 1982 p. 251 et faisant suite à la publication de « Travailler 2 heures par jour » par le Collectif Adret en 1977 aux éditions du Seuil
[15] Adieux au capitalisme par Jérôme Baschet Editions La Découverte. 10 à 12h par semaine seraient nécessaires pour la subsistance individuelle et les services à la collectivité. Une durée équivalente devrait suffire ensuite pour les tâches d’organisation de la vie collective, moins impératives et en partie librement assumées, c’est-à-dire l’Autogouvernement.
[16] Sur la base de 3 heures 50 par jour (Mediamétrie 2012) et d’une durée de sommeil moyenne de 7 heures et 47 minutes.
[17] Expression utilisée par André Gorz et tirée de « André Gorz pour une pensée de l’écosocialisme » présenté par Françoise Gollain dans la collection Les précurseurs de la décroissance. 2014
[18] bien qu’aucune étude ne semble entreprise sur ce sujet, comme c’est étrange...
[19] Gaspard d’Allens. La Décroissance. Juin 2019
[20] Selon la formule de Serge Latouche
[21] Le temps moyen consacré au bénévolat est de 100h par an et par bénévole en 2017. 22 millions de personnes déclarent avoir rendu des services bénévoles (sur 67 millions de français). Enquête CRA-CSA « Bénévolat et bénévoles en France en 2017 ». Soit 33 heures par an et par français, soit 38 minutes par français et par semaine.
[22] Vernon Cooper, indien d’Amérique de la tribu Lumbee.

Autogouvernement et Décroissance

Léandre dans la Décroissance Avril 2019
Les deux notions s’opposent elles ou sont-elles complémentaires ? Peut-on envisager un Autogouvernement sans la décroissance ?

La décroissance part de l’observation simple et incontestable qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible : les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel comme dit l’adage. A cela s’ajoute une critique plus vaste des conséquences d’un système économique sur notre vivre ensemble, nos cultures et notre humanité même.

La décroissance appelle donc à changer ce système économique, à renverser la table sans toutefois indiquer un chemin à suivre.

Nous pensons que le point de départ des chemins de la décroissance est l’autogouvernement. C’est par la construction d’un nouvel ordre politique que se construira un nouvel ordre économique afin de replacer l’homme au cœur de sa vie. Le citoyen devenu maître de son destin politique parviendra à redonner une direction véritable à la vie publique. Il pourra alors se laisser guider par les étoiles et non plus par de fausses boussoles. Parmi ces étoiles figure la décroissance et les valeurs qu’elle défend : la simplicité, la convivialité, la beauté du monde. Il ne s’agit pas, bien entendu, de remplacer une idéologie par une autre. Les chemins seront multiples et tortueux. Aucune carte préétablie ne nous guidera sur ces routes. Mais le cap suivi sera le seul possible, celui de la terre, du respect de ses limites physiques, et de l’homme.