Quelle société serait susceptible de nous faire basculer d’une démocratie oligarchique (selon les termes de J. Rancière) dans une démocratie réelle? Peut-on définir les contours et les tendances d’une telle société vouée à établir une véritable équité?
En sciences sociales, une société désigne un ensemble de personnes qui partagent des normes, des comportements et une culture, et qui interagissent en coopération pour former des groupes sociaux ou une communauté. De cette définition on peut contester le terme de coopération, comme Bourdieu l’avait fait en son temps, en indiquant que la société se définit en grande partie (et contre l’idée de coopération librement consentie) à partir de rapports de force inconscients de la pratique sociale (habitus).
Lorsque ces rapports de force atteignent la surface consciente de la société, on assiste à l’émancipation de populations jusque-là stigmatisées (personnes racisées, mouvement des femmes, des communautés homosexuelles, etc.). Pourtant, des rapports de force socio-économique continuent d’irriguer largement nos sociétés. Ce rapport de domination opposé à l’instauration d’une société plus horizontale ne serait-il pas l’ultime forteresse à démanteler?
L’éthique de la non-puissance
La non-puissance ou « la capacité de faire et le choix de ne pas faire » s’applique à tous les domaines de la société et en particulier à la technique dont l’inéluctable « progrès » a été remis en cause par plusieurs penseurs dont Bernard Charbonneau. Celui-ci évoque ainsi les agriculteurs qui s’endettent pour « acquérir des machines, dont le maître est aussi l’esclave: ces engins faits pour aider le paysan servent tout autant à le détruire et en même temps le paysage. Le travail se fait plus vite, mais comme il produit davantage, l’agriculteur se retrouve au même point, sans l’intérêt au travail que représente le sens du geste bien fait. Ainsi l’exploitant est-il également l’exploité. Au bout du compte, pour le paysan, se moderniser, comme on l’entend aujourd’hui, n’a qu’un sens: se suicider ».[1]
L’éthique de la non-puissance s’applique encore aux moyens de transformation de la société. Le pouvoir n’est pas une fin en soit, ni une rente pour des politiciens professionnels. Dans ces combats de transformation nous dit Jacques Ellul, « la fin est déjà compromise quand les moyens ne sont pas justes. » Autrement dit, une révolution verticale, ne saurait accoucher d’une société horizontale. Révolution entendu au sens que lui a donné A. Krivine : « La révolution ça n’est pas pendre un curé, un CRS et un patron à chaque arbre, c’est changer complètement le fonctionnement de la société pour répondre aux besoins des gens et non pas pour la concurrence et le profit »[2].
On le comprend donc, l’éthique de la non-puissance nous enjoint de retrouver le sens des limites, de la mesure, de l’équité contre le développement insensé du pouvoir sur nos semblables et la nature.
Une société conviviale
Selon Illich, « une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être. »[3] La notion d’outil se rapproche de celle de « technique », utilisée par J. Ellul soit l’ensemble de tous les moyens matériels et intellectuels soumis à l’impératif de l’efficacité. La technique constitue aussi une croyance, une façon quasi mystique de concevoir le monde, dont le « mythe du progrès » ne constitue que la partie la plus visible.
Pour Illich, « l’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.[…] L’usage que chacun fait de l’outil convivial n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir. » A l’inverse l’outil industriel est vecteur de ségrégation: « c’est le cas lorsque des moteurs sont conçus de telle sorte qu’on ne puisse y faire soi-même de menues réparations avec une pince et un tournevis. »
« Il est possible que certains moyens de production non conviviaux apparaissent comme désirables dans une société post-industrielle. Il est probable que, même dans un monde convivial, certaines collectivités choisissent d’avoir plus d’abondance au prix d’une moindre créativité. Il est à peu près sûr que, pendant la période de transition, l’électricité ne sera pas partout le résultat d’une production domestique. Bien sûr, le conducteur d’un train ne peut ni s’écarter de la voie ferrée ni choisir ses arrêts ou son horaire. […] Dans l’optique conviviale, l’équilibre entre la justice dans la participation et l’égalité dans la distribution peut varier d’une société à l’autre, en fonction de l’histoire, des idéaux et de l’environnement de cette société. »
Les toxicos de l’info
On connait tous des enragés de l’information, toujours à la pointe de la dernière news. On le sait, la prolifération des moyens de communication, amène une information toujours plus massive, continue, omniprésente, autant que déformée à bas bruit, en raison de l’appropriation des médias par quelques grandes fortunes. Avec sa distribution pilotée par des algorithmes apprenants (intelligence artificielle), elle est aussi davantage biaisée, propice à l’apparition de nouvelles communautés affinitaires mondialisées s’ignorant les unes les autres. L’homo oeconomicus contemporain baigne dans cette mer d’information sans qu’il l’ait le plus souvent sollicitée (entre 100 et 5000 messages publicitaires reçus par jour selon la méthodologie de comptage retenu[4]).
Ce baigneur passif est l’antithèse du citoyen en prise sur le monde, capable de peser sur sa marche (y compris dans l’intervalle de 5 ans qui sépare deux élections). Ainsi le citoyen ne se limite pas à sa fonction de simple récepteur impotent. Il doit aussi être un émetteur, à la fois dans l’espace « public / privé » (la place du marché ou agora), l’espace public (assemblée) ; au-delà du seul « espace privé » de sa famille et de ses extensions affinitaires par web interposé. Une société propice à l’avènement d’une démocratie directe n’irait-elle pas à rebours de la publicité et des informations souvent biaisées pour laisser au futur citoyen le loisir de se former, d’échanger et de vivre librement.
Décoloniser de l’imaginaire
Cette expression de Serge Latouche, empruntant à celle de Castoriadis d' »imaginaire instituant », renvoi à la nécessité de nous libérer de l’emprise de la société marchande dans laquelle nous baignons pour accéder à la possibilité d’une autre vie (décroissante dans la pensée de Latouche). Le comportement schizophrène du consommateur / citoyen est bien connu: je vote pour un candidat en faveur de l’emploi en France et « en même temps » j’achète des produits importés à bas coût. La décolonisation de l’imaginaire consiste à chasser ce double pathologique qui hante nos sociétés, en nous libérant de la tyrannie de l’hyperconsommation. » Le phénomène consumériste s’explique par la colonisation de l’imaginaire des masses. Il s’agit en particulier, grâce à la publicité, de persuader en permanence les gens de dépenser non seulement l’argent qu’ils ont, mais surtout celui qu’ils n’ont pas pour acheter des choses dont ils n’ont pas besoin. La consommation forcenée est ainsi devenue une nécessité absolue, pour éviter la catastrophe de la crise et du chômage. »[5] Nous vivons dans une société ou le désir (et la frustration associée) est encouragé car les seuls besoins, contrairement au désir, ne sont pas extensibles à l’infini. Le désir compulsif, obsessionnel, sans fin de notre société est le premier pas de ce que les grecs nommaient « hubris » ou démesure dont l’issue est toujours fatale aux civilisations.
Travailler par peur de l’ennui
Le travail érigé en idole des temps modernes a bien souvent perdu de son sens au point de créer une nouvelle classe de travailleurs dotés de « bullshit jobs » (voir cet article).
« Les Grecs et les Romains […], avaient l’habitude de parler des travailleurs salariés comme d’esclaves à temps partiel. »[6] De la même façon, l’idée dominante a longtemps été que l’économie primitive permettait tout juste au « Sauvage écrasé par son environnement écologique, sans cesse guetté par la famine, hanté par l’angoisse permanente de procurer aux siens de quoi ne pas périr. » Cette conception erronée d’une économie de la misère véhiculée par les savants et dénoncée par P. Clastre à partir des faits ethnographiques démontre que « loin de passer toute leur vie à la quête fébrile d’une nourriture aléatoire, ces prétendus misérables ne s’y emploient au maximum que cinq heures par jour en moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Il en résulte donc qu’en un laps de temps relativement court, Australiens et Bochimans assurent très convenablement leur subsistance. »[7]
Doit-on se résoudre par croyance dans l’idéal capitaliste à oublier ces leçons de bien vivre? La reconquête d’un temps libéré ne serait-il pas le premier pas vers une société repensée en commun?
Si personne ne peut prévoir l’avenir, certains épisodes (gilets jaunes, mouvements de places, etc.) permettent de soulever le rideau d’un autre futur. Le refus des rapports de domination hérités et entretenus par les mythes libéraux, le rejet de la puissance vantée par l’imaginaire marchand semblent constituer de forts détonateurs des remparts de l’ancien monde. Au travers de ces brèches apparaît une société conviviale, régie par elle-même, réhumanisée en son cœur: une démocratie directe.
[1] Bernard Charbonneau, Notre table rase (2014) cité dans le défi de la non-puissance par Frédéric Rognon (2020)
[2] Entretien à voix nue, France Culture 2011
[3] Ivan Illich, la convivialité (1973). Les citations suivantes sont tirées du même ouvrage.
[4] Antipub.org
[5] Serge Latouche, L'âge des limites (2012)
[6] Serge Latouche, Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout (2021)
[7] Préface de Pierre Clastres à la publication française de "âge de pierre, âge d'abondance" de Marshall Sahlins (1976)
Démocratie: peut-on donner ce nom à un régime en désintégration ? Qui croit encore que nous sommes représentées par ces clowns en cravates ? Qui pense encore qu’ils défendent le bien commun?
Cet article reproduit la première des 10 mesures proposées par le mouvement politique révolutionnaire autogéré AKIRA concernant la démocratie radicale.
Nous n’entendons pas « réparer » ou « réformer » la démocratie mais la révolutionner !
« La concentration des pouvoirs, l’hyper-présidentialisation, le recul des contre-pouvoirs institutionnels, le chantage de la finance: tout porte à croire que nous devons changer aussi vite que possible les règles du jeu.
Au même moment, une autre démocratie s’invente : c’est celle qui unit les mobilisations, les soulèvements populaires et les alternatives qui surgissent partout dans le monde pour améliorer nos vies. Akira se place du côté de cette démocratie-là.
Partir du bas, des besoins, des savoirs qui existent, de l’autogouvernement : nous combattons pour faire s’écrouler la pyramide. Nos vies, nos villes et nos campagnes ne peuvent plus être gouvernées par d’autres que nous-mêmes.
Nous combattons pour une démocratie qui s’appuie sur l’autonomie politique, le Commun, et l’autodétermination des premier.e.s concerné.e.s.
Une démocratie s’opposant à la fois à l’extension du néolibéralisme autoritaire et à toutes les réactions néofascistes, racistes, et xénophobes qui osent prétendre parler « au nom du peuple ».
Une seule démocratie réelle est possible : elle est égalitaire et ouverte. Elle vit dans les entreprises, sur les places des villages, dans les bars et les restaurants, dans les clubs de sport.
Seule une culture du commun, de l’autogestion et du soin nous la rendra accessible. Pour la construire, il nous faudra bouleverser profondément notre rapport à l’Autre et au vivant, nos manières de penser, de sentir et d’agir.
Si notre programme est pour l’heure contraint par les frontières nationales de la France, nous nous reconnaissons dans tous les territoires qui ont déjà engagé cette redéfinition fondamentale des règles et nous invitons tous ceux qui voudraient se lancer dans cette grande aventure à nous y rejoindre.
La forme concrète que celle-ci pendra devra être tranchée par les habitant.e.s de tous ces territoires libérés et non pas par quelques aspirant.e.s révolutionnaires comme nous.
Elles ne dépendent donc pas de l’élection d’Akira à la présidence mais bien de l’existence d’un mouvement capable de les soutenir, de les modifier, et de les mettre en place.
Nous ne nous faisons pas d’illusions, comme pour le reste du programme d’Akira, toutes ces mesures ne pourront être réalisées que si elles sont portées par un mouvement révolutionnaire qui se pense comme tel.
Disons-le clairement : Akira ne sera victorieuse que le jour où les peuples se gouverneront eux-mêmes.
Mesure phare: Assemblées Constituantes Communales
Démantèlement de la Vème République et ouverture d’un processus constituant pour la rédaction collective d’une constitution révolutionnaire. Ce texte commun aura pour rôle de proposer une nouvelle manière de nous organiser en collectivités. Il sera élaboré et rédigé au sein d’assemblées territoriales dans les 34 965 communes du territoire pendant deux années. Une assemblée intercommunale non-décisionnelle aura pour but d’assurer la coordination des propositions entre les assemblées communales. L’adoption du texte final aura lieu à travers un référendum intercommunal.
10 MESURES à mettre en place immédiatement
1. Reconnaissance des votes blancs et abstention
Annulation de l’élection si l’abstention et le vote blanc additionnés dépassent les 30%. Les élections sont invalidées et un autre scrutin est organisé avec de nouveaux candidats. Si le taux est encore supérieur à 30%, alors un tirage au sort des représentant.e.s parmi la population (comprenant tout les habitant.e.s du pays : étranger.e.s, exilé.e.s et sans-papiers) est mis en place.
2. Changement du statut des élu.e.s
Fin de la rémunération des élu.e.s (permise par le Revenu Universel Inconditionnel) et mise en place de mandats impératifs. « Diriger n’est pas un métier. »
Obligation de transparence : les élu.e.s doivent rendre publiquement et hebdomadairement compte de leur actions. Ceci afin de rendre plus transparents leurs agissements de nos élu.e.s, et de diminuer l’influence des logiques de partis.
Fin de l’immunité parlementaire et mise en place de procédures de révocation. Tout crime, délit ou abus de position au détriment du bien commun doit être jugé comme vol en bande organisée.
3. Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC)
Dispositif de démocratie directe permettant aux habitant.e.s de tous les échelons territoriaux existant actuellement (municipal, régional, national, transnational) de proposer la tenue d’un référendum. Nous nous inscrivons dans la demande portée par le soulèvement des Gilets Jaunes souhaitant quatre modalités pour le RIC :
pour voter une proposition de loi (référendum législatif) ;
pour abroger une loi votée par le Parlement ou un traité (référendum abrogatoire ou facultatif) ;
pour modifier la Constitution (référendum constitutionnel) ; et pour révoquer un élu (référendum révocatoire).
Compris dans une dimension locale, le RIC permettra aussi à toutes et à tous de reprendre le pouvoir sur la gestion courante des aff aires qui les concernent au jour le jour.
4. Intégration de la Guillotine comme patrimoine culturel immatériel de la France à l’UNESCO (pour bien s’en rappeler)
5. Elargissement du droit de vote
Droit de vote pour tous les habitant.e.s dès 1 an de présence sur le territoire.
Droit de vote dès l’âge de 16 ans
6. Protection inconditionnelle des lanceurs d’alertes
7. Donner leur indépendance aux médias
Rien ne sera possible sans un accès démocratique à l’information et à sa diffusion.
Expropriation de l’empire Bolloré (pour commencer) et exil forcé de Vincent Bolloré dans la fusée de SpaceX de Elon Musk pour un aller simple vers Mars.
Socialisation de BFMTV et CNEWS et licenciement de tous les chroniqueurs actuels. Interdiction du fi nancement des médias par des entreprises à but lucratif.
Fond de dotation indépendant pour l’aide à la création de médias citoyens et d’utopies numériques comme Wikipédia.
8. Apprentissage systématique des pratiques démocratique et autogestionnaire dès l’âge de 3 ans
afin de faciliter la participation, l’animation et la prise de décision par tous et toutes au sein d’espaces gérés collectivement.
9: Construction de l’Alliance des Communes Libres
Construction d’institutions municipales autonomes, non-étatiques et apartisanes dans tout le pays et au-delà. Une « l’Alliance des commune libres » permettra la circulation entre ces entités. et la décentralisation graduelle du pouvoir politique.
Cette mesure, inspirée des exemples de Nantes En Commun, du Syndicat de la Montagne Limousine, des Communes Zapatistes au Mexique ou des conseils locaux en Syrie, préparera la mise en place des Assemblées constituantes communales. Elle aura aussi pour mission de nouer des liens avec des communes ailleurs dans le monde.
10. Pour la généralisation des « communs »
Au sein de ces communes, mise en place d’un gestion par les habitant.e.s de « communs » municipaux (Studio d’enregistrement, fournil, laverie, cinéma, maison du peuple, centre de santé local, terres nourricières, production/fourniture d’énergie locale, etc.), selon des besoins établis par tout.e.s les habitant.e.s. »
Pourquoi bavarder n’est pas délibérer? Quel sens donner à la délibération ? En quoi la discussion, la conversation ou le bavardage diffèrent-ils de la délibération?
Attelons-nous dans cet article à une lecture critique de l’ouvrage de Pierre-Henri Tavoillot « Comment gouverner un peuple roi – Traité nouveau d’art politique » (2019), ouvrage clair et didactique[1]. Précisons d’emblée que l’auteur affiche clairement son opposition à l’idée de démocratie directe car dit-il, « il ne suffit pas de délibérer ni pour tomber d’accord ni pour décider correctement », formule qui, on peut le noter, disqualifie autant la démocratie représentative que directe.
Le règne de la parole
La parole joue un rôle majeur en démocratie. Le terme « isegoria » (égalité d’accès à la parole) désignait d’ailleurs, dans les débuts, le régime mis en place chez les athéniens (voir cet article). Périclès affirmait, contre le « laconisme spartiate » : « Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire […]. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance, tandis que la réflexion engendre l’indécision. »[2] Et pourtant, dès cette époque, les critiques à l’encontre des faiseurs de discours n’ont pas manquées. Les sophistes, de brillants orateurs, ont vite été assimilés à des adeptes des raisonnements spécieux. Plus récemment, des formules ont raillé la vaine prodigalité de la parole en démocratie. « La dictature, c’est ferme ta gueule ; la démocratie, c’est cause toujours » a ironisé Jean-Louis Barrault.
Les réseaux sociaux diffusent un « bruit continu et massif », les médias adeptes des micro-trottoirs alimentent ce bruit auquel il est difficile d’échapper. Ainsi parle-t-on parle beaucoup dans notre démocratie contemporaine, mais y délibère-t-on vraiment ?
Qu’est-ce que la délibération?
« La délibération est l’examen qui prépare la décision : cette définition assez plate prend une profondeur presque poétique si l’on se rappelle l’étymologie du terme « examen ». En latin, il désigne l’essaim. Examiner, c’est donc faire comme les abeilles : sortir en masse de la ruche (comme des questions sortent du cerveau), aller butiner le nectar des fleurs (tous les savoirs appris des maîtres, des livres ou des choses) et revenir faire son miel (c’est-à-dire son devoir sur table en quatre heures). Montaigne formule l’image à merveille dans un chapitre de ses Essais (1580) consacré à l’éducation des enfants. « Les abeilles, écrit-il, pilotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il [l’élève] les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. » Voilà qui devrait donner envie de passer des examens plus souvent.
L’image est belle, mais elle serait incomplète pour définir la délibération si on ne lui ajoutait deux autres précisions qu’apporte là encore l’étymologie. Celle-ci, ce qui va de soi pour un tel terme, est débattue. Dans délibération, certains voient le mot latin libra (balance) ; d’autres, le mot liber (libre). À vrai dire, les deux origines font sens puisque, dans une délibération, il s’agit bien de peser le pour et le contre (d’où la balance), ce qui suppose un esprit apte à choisir (d’où la liberté). L’esclave ne délibère pas, il se soumet. L’abeille, fût-elle en essaim, ne délibère pas, elle agit par instinct. Le citoyen délibère parce qu’il peut hésiter et parce qu’il doit décider librement, faute de quoi il n’est pas citoyen mais sujet (au sens d’assujetti). »
Les 3 dimensions de la délibération
Plus concrètement, quelles sont les dimensions de la délibération d’après Pierre-Henri Tavoillot?
Voici les trois idées principales qu’il tire d’Aristote:
« La délibération est l’organisation du désaccord. C’est évident quand on échange à plusieurs, mais c’est aussi le cas quand on réfléchit tout seul. Aristote utilise d’ailleurs le terme de bouleusis, tiré de Boulè, qui désignait, déjà chez Homère, le conseil des Anciens puis, dans la démocratie athénienne, l’instance de cinq cents membres, chargée de préparer les décisions de l’Assemblée du peuple (Ekklesia). C’est une manière de dire que, quand on délibère, même seul, notre esprit devient un petit parlement – les Romains diront un « forum (fors) intérieur » – où l’on doit s’efforcer de penser contre soi. L’idée est essentielle : penser, c’est certes penser par soi-même et, parfois, avec les autres, mais c’est d’abord penser contre soi et/ou contre les autres. Nulle pensée, sans altérité ; aucune idée, sans désaccord. C’est d’ailleurs ce qui rend si formateur et fécond l’exercice scolastique de la disputatio, où l’on s’oblige à plaider à l’inverse de son point de vue spontané.
Nous ne délibérons que « sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ». Ce qui veut dire que la délibération porte sur l’action possible et future. Elle n’est donc pas un pur jeu de l’esprit, un débat gratuit ou une démonstration théorique, elle vise à conseiller ou à déconseiller, à exhorter ou à dissuader de faire quelque chose. C’est pourquoi le registre de celui qui délibère se distingue de celui du juge (qui évalue la justice des actions passées), du savant (qui recherche les vérités éternelles) ou encore de celui qui ne regarde que l’instant présent pour en faire l’éloge ou s’en indigner5. La délibération vise à éclairer une décision à prendre dans une situation d’incertitude après l’examen attentif des circonstances.
La délibération ne porte pas sur les finalités de l’action, mais sur les moyens de les atteindre. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade ou un général s’il doit gagner la bataille, mais comment y parvenir. Et si les fins sont « hors délibération », c’est que, selon Aristote, elles sont « inscrites dans la nature ». Évidentes et incontestables, elles relèvent de l’ordre des choses, de l’harmonie cosmique elle-même, ce qui rendrait absurde de les contester. L’homme aspire au bonheur, il désire la santé : voilà ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisque c’est la nature elle-même qui l’établit. Grande leçon de celui qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand : pour pouvoir délibérer, il faut être déjà d’accord sur l’essentiel. »
S’ensuit un débat sur ce qui constitue la teneur de cet « essentiel » et son caractère devenu insaisissable dans nos démocraties modernes. Et c’est là que nous nous séparons de l’interprétation de Pierre-Henri Tavoillot…
Il suggère que les anciens avaient pour repère : la nature, la tradition ou la religion mais rappelons-le, avec Cornelius Castoriadis, la démocratie athénienne n’était mue que par le coeur des hommes.
« La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. »[3]
« La démocratie correspond au pouvoir du Demos, la difficulté étant qu’il n’y a aucune limite à ce pouvoir du moment qu’il n’est ni hérité ni transcendant. »[4]
Voilà pour la réfutation des fins dictée par la nature, dieu ou la tradition.
En accédant à la délibération démocratique, l’homme moderne peut-il, du même coup, remplacer le mirage faisant de lui une machine à produire et à consommer par l’horizon d’une « vie bonne »? La réponse est certainement oui. Le chemin pour y arriver est abrupt pour nos faibles jambes déshabituées des longues disputes politiques, des interactions sociales hors réseaux sociaux ou des confrontations qui ne soient pas menées par des politiciens télévisés. La destination faite d’une vie riche de sens, de liens multiples, d’un travail librement consenti et maintenu dans des limites horaires raisonnables, n’en vaut-elle pas la peine?
[1] Les citations, sauf précision contraire, sont tirées de cet ouvrage. [2] Oraison funèbre, réécrite par Thucydide. [3] Démocratie et relativisme. Débat de Cornelius Castoriadis avec le MAUSS. 2010 [4] Cornelius Castoriadis au centre international de cerisy le 5 juillet 1990
Quels sont les principales objections dressées contre l’idée et la pratique d’une démocratie citoyenne? Quelles réponses apportent les défenseurs de la démocratie réelle ? Quels démentis fournissent les faits historiques?
C’est impossible à appliquer sur une vaste
échelle
Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778), citoyen de la république genevoise, est sans doute l’un des premiers penseurs de l’ère moderne à formuler cette critique. La démocratie (directe) serait un régime pour un peuple divin assimilé à un souverain. Le souverain décide de tout, il n’y a aucune délégation. Rousseau conclut que cette formule de gouvernement n’est envisageable que pour une population d’une trentaine de personnes.
L’argument de la dimension demeure la première objection brandie de nos jours. Or l’argument est de mauvaise foi historiquement, concrètement et politiquement d’après Castoriadis. On pourrait dire: établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué (raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion) et de mauvaise foi.[1]
Les gens ne veulent pas être mobilisés en
permanence
Dans un témoignage
récent, Daniel Cohn-Bendit nous dit: « Nos idées libertaires
correspondaient à un souhait de révolution permanente, une mobilisation
perpétuelle de la société par l’instauration de conseils de quartier et de
conseils ouvriers. On refusait l’idée de représentation qui est pourtant le
seul moyen d’agir démocratique, car les gens ne veulent pas faire de la
politique 24/24h, toute leur vie. Il y a des moments où ils se révoltent et
d’autres ou ils veulent vivre sans faire de la politique et préfèrent déléguer ces
questions à des forces politiques. Ça on ne l’avait pas compris et heureusement
qu’on a perdu. »[2]
Or, comme le rappelle
Castoriadis, le problème de la représentation tient principalement au fait que
les mandats sont irrévocables, règle inconnue en droit privé on peut le noter. Avec
les mandats irrévocables, il y a aliénation de la souveraineté au profit des
corps institué pendant une durée déterminée. Le pouvoir politique détaché des
gouvernés entre irrémédiablement alors en collusion avec les autres pouvoirs
notamment économique ou médiatique.[3]
L’élection de mandataires révocables règle une grande partie du problème peut important le nom qu’on leur donne : des magistrats au sens antique du terme, des « élus-commis » selon l’expression de Robespierre (avant qu’il ne sombre dans la tyrannie), des autorités selon le terme employé par les zapatistes d’aujourd’hui. Ces magistrats sont désignées (par élection, par tirage au sort – voir cet article sur le tirage au sort) pour de courtes périodes (1 an généralement à Athènes, 3 ans à l’échelon régional chez les zapatistes). Au Chiapas, le « commander en obéissant » guide les autorités au travers de 7 principes (1 – Servir et non se servir; 2- Représenter et non supplanter; 3- Construire et non détruire; 4- Obéir et non commander; 5- Proposer et non imposer; 6- Convaincre et non vaincre; 7- Descendre et non monter) – voir cet article sur le fonctionnement de l’autogouvernement zapatiste. Il peut donc y avoir des magistrats en démocratie directe pourvu que le mandat soit strictement encadré: révocable à tout moment, non renouvelable ou très peu, proche du bénévolat, non cumulable, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyé par de la formation pair à pair.
Au cours de sa vie, chaque individu est susceptible d’occuper un ou plusieurs mandats. En dehors de ces périodes où il agit en tant qu’élu, l’activité du citoyen se limite à la participation aux assemblées de quartier (traitant de problématiques nationales, régionales et locales) une à deux fois par mois, à l’exemple de la Grèce antique ou du Chiapas.
La société actuelle est trop complexe, il nous
faut des professionnels de la politique.
Ces professionnels issus
d’une caste dominante correspondent à l’idée platonicienne de philosophe-roi,
un philosophe désintéressé et donc vertueux par essence dans l’exercice du
pouvoir.
L’idée répandue qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par « l’expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales.[4] Le recours aux experts constitue une étape possible pour éclairer une décision. En aucun cas, ces experts souvent otages d’une pensée normée doivent-ils prendre des décisions en lieu et place des parties prenantes (comme c’est le cas des directeurs de banques centrales par exemple – Voir cet article sur la monnaie –ou plus généralement avec notre personnel politique).
L’égalité supposée des citoyens dans la
réflexion et l’agir politique est une fiction.
Comment pourrait-on
mettre au même niveau l’opinion de Mme Michu et celle d’un député de
l’assemblée, formé dans les meilleures écoles de la République, rompu à la
négociation, capable de saisir les grands enjeux de notre temps et expert de la
parole?
Et en effet, un politicien gavé de fiches, abreuvé d’éléments
de langage damera probablement le pion à Mme Michu mais aura-t-il raison pour
autant? Et si Mme Michu avait accès à une assemblée locale, qu’elle avait accès
aux mêmes informations, ne pourrait-elle pas former un jugement éclairé?
Il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de jugement politique entre les hommes, mais selon la formule de Joseph Proudhon: « Entre maître et serviteur, point de société ». Chacun a droit à la parole[5]. Souvenons-nous d’ailleurs que l’égalité de parole (isegora) était le terme employé pour designer la démocratie avant qu’un mot plus adapté ne soit forgé (demos cratos = pouvoir du peuple)[6]. Cette égalité de parole accompagnée d’un égal droit de décider (un homme, une voix) constitue le fondement d’une démocratie réelle. Ne nous voilons pas la face, l’égalité constitue le coeur du défi démocratique, à la fois source et résultat de ce processus de mise en oeuvre d’une démocratie directe.
Plus de démocratie ne signifie pas moins
d’erreur.
Les opposants à l’idée
de démocratie citoyenne ont beau jeu de dénoncer la contradiction d’un supposé
syllogisme:
1/ La démocratie est
le régime qui tend vers une forme de vérité citoyenne
2/ La démocratie
directe est la forme la plus pure de démocratie
3/ La démocratie
directe instaure donc un régime de vérité exempt d’erreur.
Evidemment il n’en est
rien comme le montrent certains exemples au cours de l’histoire.
Les citoyens athéniens
ont voté en démocratie directe le massacre et l’asservissement du peuple Mélien
rétif à toute domination. En 416 av. JC, les 3000 habitants de l’ile de Melos,
petite ile des Cyclades, furent tués (hommes en âge de porter les armes) ou
réduits en esclavage (femmes et enfants).
« Le régime de démocratie directe n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. »[7] On peut d’ailleurs en dire autant de l’oligarchie qui est la forme actuelle de notre démocratie.
Les citoyens ne disposent pas du temps (et de
l’argent) nécessaire pour tenir des assemblées
« Dans les états
modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la
politique en permanence. »[8]
Que constate-t-on pourtant en France sur les deux derniers siècles? La productivité horaire du travail a été multipliée par 30. La durée individuelle du travail visible n’a été divisée que par 2 – et moins encore si l’on tient compte de ce qu’Ivan Illich appelle le travail fantôme (temps de déplacement, temps consacré à reconstituer ses forces ou à travailler à la maison de façon informelle)[9]. Si l’on ramenait le temps de travail à des proportions raisonnables au regard des gains de productivité, la question ne se poserait pas (voir cet article sur le temps libéré). La place excessive que prend le travail rémunéré dans nos sociétés est résumée par la formule de Castoriadis : « Le prolétariat ne peut pas être esclave dans la production 6 jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique ».
Dans la même veine,
songeons que nous regardons en moyenne en 3h par jour la télévision[10].
Remplaçons donc ces 3 heures de mort cérébrale télévisée par 3 heures de vie
politique et citoyenne!
Enfin, le temps c’est de l’argent dit l’adage. Or il n’est pas besoin de rappeler que nos sociétés occidentales sont très riches (en mettant de côté l’inégalité de répartition de cette richesse qui est un autre problème). Au milieu de cette richesse, la misère psychique a bien souvent remplacé la misère physiologique des temps anciens: la faim, le froid, l’insécurité économique.
En définitive, Thucydide avait résumé la question il y a 2500 ans par ces paroles: « il faut choisir : se reposer ou être libre. »
La démocratie directe ne peut mener qu’à un
brouhaha permanent et finalement à l’impuissance
« Réunissez une famille
autour d’une table à Noël parlez politique, vous verrez le résultat. Alors comment
envisager un quartier réuni en assemblée pour traiter du commun… » Voilà un
argument majeur pour les défenseurs de la démocratie représentative.
La réponse à cette objection
tient en plusieurs points: le rôle de l’éducation dans la pratique, la
surestimation du résultat obtenu en démocratie représentative, le rôle des
minorités.
« Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie »[11]. Des pratiques élaborées collectivement peuvent également favoriser ces interactions – voir cet article sur les outils de la prise de décision. Il convient de créer un « humus culturel » réellement démocratique. Et l’accumulation de cet humus par strates successives prend du temps.
La démocratie représentative a
pour elle une forme d’efficacité de façade: elle produit une masse de décisions
et les applique dans une relative économie de moyens. Le développement du nucléaire
civil et militaire et la radioactivité à gérer pendant 20000 ans, la politique
agricole à l’origine de la désertification des campagnes et du saccage
sanitaire et environnemental en cours, la politique industrielle produisant
toujours plus de camelote pour davantage de déchets[12], autant
de mesures décidés sans réel débat public par notre intelligentsia
politico-économique. En est-on satisfait?
Cette économie de moyens de la
démocratie représentative est par ailleurs sujette à critique: « Les
interminables discours et les navettes entre les commissions, les différentes
chambres des Parlements et les gouvernements et les cabinets ministériels ne
prennent pas moins de temps, et la démocratie mérite qu’on lui consacre du
temps. »[13]
Une autre vertu au large débat
d’idée réside dans la confrontation d’opinions. La difficulté de mener ce débat
peut nous pousser à le simplifier en l’évacuant. Mais n’oublions pas les leçons
de l’histoire : la vérité a toujours préexistée dans les marges: avortement,
condition de la femme, etc. Les minorités d’hier sont les majorités
d’aujourd’hui: prendre en considération ce qu’elles ont à dire aujourd’hui peut
donc nous faire gagner du temps.
Enfin, dans cette
question du débat et de la décision collective, méfions-nous d’une démocratie
électronique appuyée sur des dispositifs complexes et donc peu maitrisables,
toujours suspect de falsification. Préférons une démocratie en face à face recourant
ponctuellement à des dispositifs techniques les plus basiques possibles.
Envisageons la simplification de notre monde et remettons nos vies à hauteur
d’homme, sans démesure technicienne.
La démocratie directe est pour les peuples ce que les vents sont pour les flots « ils les agitent mais ils les élèvent ». Sans elle, la République n’est que « le calme plat du despotisme, la surface unie des eaux croupissantes d’un marais ».[14]
C’était impossible et pourtant ils l’ont fait
D’autres critiques plus confidentielles jugent le projet de démocratie directe trop timoré, qualifiant le vote d’acte « mou » et préférant l’action directe, l’occupation, la réquisition. D’autres encore dénoncent le pouvoir démesuré des minorités agissantes – ceux qui ont le temps par exemple (voir cet article sur la commune de Saillans). Le débat est sans fin et constitue l’essence même de la démocratie. Au lieu de promouvoir le consensus universel, il faut, au contraire, réhabiliter le « dissensus », la « disputatio », la « mésentente ».[15]
Alors impossible la
démocratie directe?
« Qu’on me cite un progrès
accompli, petit ou grand, qui n’ait, en son temps, été déclaré impossible par
les hommes sages, c’est-à-dire par les Burgraves de l’époque. L’histoire des
progrès de l’humanité n’est qu’un immense tissu d’impossibilités réalisées ».[16]
« Les systèmes tiennent souvent plus longtemps
qu’on ne le pense mais finissent par s’effondrer beaucoup plus vite qu’on ne
l’imagine ».[17]
[1] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010 [2] Daniel Cohn-Bendit dans Affaires sensibles sur le 13 mai 1968 diffusé le 25 nov 2021 [3] Cornelius Castoriadis au centre international de Cerisy le 5 juillet 1990 [4] Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l'homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982) [5] Aujourd'hui nous disposons tous en principe du droit de prendre la parole dans "l'espace public / privé" correspondant à l'agora antique incarnée de nos jours par les micros-trottoirs dont se délectent les médias (l'autocensure des médias amoindrit d'ailleurs cette assertion). Mais cette égalité de parole n'existe pas évidemment dans un "espace public" comme l'assemblée réservée aux professionnels de la politique. On observe par ailleurs une privatisation de l'espace public puisque les décisions censément publiques sont prises réellement en amont avec "l'aide" d'experts et lobbyistes de tous poils. Voir Castoriadis pour la distinction espace privé; public / privé; public. [6] L'élan démocratique par Jacqueline de Romilly (2005) [7] Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996 [8] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014). [9] L'abondance frugale comme art de vivre par Serge Latouche [10] Statistique Insee pour 2010 [11] Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010 [12] Expression de Bernard Charbonneau [13] Multitude par HARDT, M. et A. NEGRI (2004) [14] Camille Desmoulins Vieux Cordelier, n° 7, 5 Pluviôse An II [15] Jacques Rancière [16] La solution ou le gouvernement direct du peuple par Victor Considérant 1851 [17] Kenneth Rogoff ex-économiste en chef du FMI
Qu’est-ce que la démocratie directe? Qu’est-ce qu’elle n’est pas? Qu’entend-on par autonomie? Quels sont les liens entre autonomie de l’individu et de la société? Comment définir le pouvoir ou l’Etat? Cornelius Castoriadis nous donne ici des éléments de réponse.
Cornelius Castoriadis,
penseur total, penseur génial du XXè siècle fut tour à tour et sans exclusive
militant communiste, trotskiste (membre d’un réseau résistant en Grèce pendant
la 2nde guerre mondiale, animateur avec notamment Claude Lefort de la
revue Socialisme ou Barbarie), économiste (Chef économiste pour l’OCDE),
professeur (à l’EHESS dans les années 80), psychanalyste (décryptant
abondamment l’œuvre de Freud et d’autres). A côté de ce parcours, il était
également philosophe, philologue (analysant la signification d’écrits anciens),
musicien amateur (il a songé à embrasser la carrière de chef d’orchestre dans
ses jeunes années). Son œuvre passionnante, parsemée de mille éclats lumineux reflète
cette profusion d’idées et d’actions, une réflexion nous menant à de nombreux
carrefours du labyrinthe de la pensée pour reprendre le titre d’une série de
ses ouvrages.
Cet article comprend des citations et fragments remaniées librement, parfois même reformulés par l’auteur de cet article (à rebours de tous les usages universitaires 🙂 afin d’en permettre une lecture plus fluide.
Les écrits ainsi
librement cités / paraphrasés sont les suivants:
1 Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS. 2010
2 Les carrefours du labyrinthe Tome 2. Domaines de l’homme (chapitre : la polis grecque et la création de la démocratie. Conférence de 1982).
3 Les carrefours du labyrinthe Tome 5. Fait et à faire. 1996
Naturalité de la démocratie
Je ne crois pas qu’il y ait une
naturalité de la démocratie. Je crois qu’il y a une pente naturelle des
sociétés humaines vers l’hétéronomie, pas vers la démocratie. Il y a une pente
naturelle à rechercher une origine et une garantie de sens ailleurs que dans
l’activité des hommes – dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres,
ou version van Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le
marché, qui fait que les plus forts et que les meilleurs prévalent toujours à
la longue, c’est la même chose… Pour Pierre Clastres, la société est contre
l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la
source des normes. C’est le passé de la société, c’est la parole des ancêtres.
Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.
La démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel. 1
Qu’est-ce que la démocratie directe?
À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Je suis d’accord là-dessus avec Rousseau qui dit que « les Anglais libres ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans ». 2
Placer les citoyens en relation de discussion, les faire participer à la politique à tous les niveaux de la société c’est là le problème fondamental. L’élément central c’est l’éducation dont l’école n’est qu’une petite partie. 1
Dans la Grèce antique, l’ecclesia, assistée par la boulé
(Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe.
L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, activement encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ethos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits politiques. La participation se matérialise dans l’ecclesia, l’Assemblée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obligation morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels; la quasi-totalité des cours sont formés de jurys, et les jurés sont tirés au sort. 3
Ce régime n’est pas le paradis sur terre, il n’est pas immunisé par construction contre toute erreur, aberration, folie ou crime. Rien ne peut protéger l’humanité contre sa propre folie. Ni la démocratie, encore moins la monarchie parce que la monarchie, c’est la folie du monarque. 3
Réfutation des arguments clamant l’impossibilité d’une démocratie
directe
Le grand argument contre la
démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est la dimension de ces
sociétés. Or l’argument est de mauvaise foi. Historiquement, concrètement et
politiquement.
On pourrait dire : établissons la démocratie directe dans des unités regroupant 40 000 citoyens actifs, équivalent à la société athénienne. Mais personne ne soulève la question sous cet angle. L’argument de la dimension est donc tout à fait sophistiqué est de mauvaise foi. 1
Dans l’époque moderne, on a vu éclore des formes de régime qui permettent une démocratie directe comme par exemple la commune de Paris ou des soviets –les vrais, avant qu’il ne soit domestiqués par les bolchevique–, ou des conseils ouvriers avec un pouvoir le plus grand possible des assemblées générales, c’est-à-dire la démocratie directe pour la décision ultime, et un pouvoir de délégués élus est révocables à tout instant, ne pouvant donc pas exproprier la collectivité de son pouvoir. 2
Qu’est-ce que le régime représentatif?
Le régime représentatif tel que
nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les anciens ont des
magistrats révocables, il n’y a pas de représentants. Le terme représentant
signifie représentant auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants
présuppose qu’il y’a un roi. En Angleterre le roi gouverne dans son parlement
avec les représentants de ces sujets.
L’argument majeur en faveur de la démocratie représentative vient de Benjamin Constant : dans les sociétés modernes ce qui intéresse les gens n’est pas la gestion des affaires communes, mais la garantie de leurs jouissances. 1
Le peuple par opposition aux « représentants ».
A chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redécouverte ou réinventée : conseils communaux (town meetings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. Dès qu’il y a des « représentants » permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des « représentants » – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions susceptibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ». 2
Le peuple par opposition aux « experts ».
La conception grecque des « experts »
est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la
législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de
gouvernement – sont prises par l’ecclesia, après l’audition de divers orateurs
et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir
spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y
avoir de « spécialistes » ès affaires politiques. L’expertise
politique – ou la « sagesse » politique – appartient à la communauté
politique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une
activité « technique » spécifique, et est naturellement reconnue dans
son domaine propre. La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose
une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratègoi, sont-ils élus, au
même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la
polis d’une tâche particulière.
L’élection des experts met en jeu un second principe,
central dans la conception grecque, qui est que le bon juge du spécialiste n’est
pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le
forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et
naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et
donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole,
ou les tragédies couronnées -, on est enclin à penser que le jugement de cet usager
était plutôt sain.
On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irresponsabilité croissante des appareils hiérarchico – bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par « l’expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation ès universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales. 2
La Communauté par opposition à « l’Etat ».
La polis grecque n’est pas un « État » au sens moderne. Le mot même d’État n’existe pas en grec ancien (il est significatif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). L’idée d’un «État», c’est-à-dire d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompréhensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète, « empirique », de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendamment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un « État » et une « population » ; elle oppose la « personne morale », le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. Ni « État », ni « appareil d’État ». Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif (très important aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus élevés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Ronald Regan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La « bureaucratie permanente » accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme est abandonnée à des esclaves.
Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles – et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthunè); ils le font devant la boulé pendant la période classique. 2
Les trois fonctions du pouvoir
Prenons les trois fonctions de tout pouvoir : légiférer, juger et gouverner – et non pas exécuter, terme hypocrite des lois constitutionnelles moderne, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois, le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel qui dit que le gouvernement, chaque année, présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide… Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les iroquois : elle juge, probablement, et elle gouverne, elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institut pas. 1
Qu’est-ce que l’autonomie ?
C’est que l’on puisse dire à chaque moment : cette loi est-elle juste ? L’hétéronomie c’est quand la question ne sera pas soulevé. Ne sera pas posée. C’est interdit. L’autonomie consiste simplement à ménager la possibilité effective que les institutions puisse être altérées, et sans qu’il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements. L’autonomie suppose également l’activité des gens, leur participation effective aux activités politiques, notamment le contrôle des magistrats révocables. 1
Le projet politique d’une société autonome et celui d’une société qui pose ses institutions en sachant qu’elle le fait, donc qu’elle peut les révoquer et que l’esprit de ses institutions doit être la création d’individus autonomes. Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Bach n’est pas Mozart. 2
Si être autonome, pour l’individu comme pour la société, c’est se donner sa propre loi, cela signifie que le projet d’autonomie ouvre une recherche sur la loi que je dois (que nous devons) adopter. Cette recherche comporte toujours la possibilité de l’erreur – mais on ne se protège pas contre cette possibilité par l’instauration d’une autorité extérieure, mouvement doublement sujet à l’erreur et qui ramène simplement à l’hétéronomie. La seule limitation véritable que peut comporter la démocratie est l’autolimitation, qui ne peut être, en dernière analyse, que la tâche et l’œuvre des individus (des citoyens) éduqués par et pour la démocratie. Une telle éducation est impossible sans l’acceptation du fait que les institutions que nous nous donnons ne sont ni absolument nécessaires dans leur contenu, ni totalement contingentes. Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. 3
Autonomie et psychanalyse
La fin bien conçue de l’analyse va au-delà de la liquidation du transfert,
elle va jusqu’à l’instauration d’une nouvelle instance de la subjectivité : une
subjectivité réfléchissantes et délibérante. Il ne s’agit pas d’assécher le
Marais puant de l’inconscient pour y faire pousser des tulipes, cela serait
suicidaire, parce que c’est précisément de l’inconscient que tout surgit. Il ne
s’agit pas de se libérer de la domination de l’inconscient, c’est-à-dire de
pouvoir arrêter le passage à l’acte mais d’avoir conscience des pulsions et des
désirs qui y poussent. C’est cette subjectivité qui peut être autonome et c’est
ce rapport là qu’est l’autonomie.
La politique, tout comme l’analyse, n’a pas de fin. Politique et analyse ne s’achèvent jamais. La fin de l’analyse c’est la capacité du sujet, désormais, de s’auto analyser. Dans le cas de la politique on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d’instituions. Il ne s’agit pas d’établir la société parfaite une fois pour toutes. 3
Le vote majoritaire
Le seul fondement de la règle majoritaire, c’est qu’en politique tous les doxai ou opinions sont équivalentes. Le nombre des opinions favorables à telle décision à un poids, crée une présomption de rectitude. Si vous êtes mettez une règle de la majorité, vous êtes admettez nécessairement que malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous et qu’il fasse ceci ou cela : priver de droits de vote les gens de plus d’un mètre 90, élire Hitler, etc. 1
L’illusion constitutionnelle
Au sujet du fétichisme de la constitution remarquons que le pays où les droits de l’homme sont peut-être le plus respecté depuis trois siècles, la Grande-Bretagne n’a pas de constitution alors que des constitutions parfaitement démocratiques ont servi de masque ou plus sanglante tyrannie et continue de le faire. Une constitution ne peut pas se garantir elle-même. Si j’avais à m’exprimer devant une ecclesia sur l’opportunité d’une constitution, j’en serais certainement partisan, parce qu’un texte condensé affirmant solennellement certains principes et ne pouvant être modifié que moyennant des procédures spéciales et des majorités qualifiées, me semble utile à la fois pragmatiquement et, surtout, pédagogiquement. 3
Les partis contre la démocratie
La séparation des pouvoirs, autre dispositif d’auto limitation, me paraît également essentielle. Entamée dans la démocratie antique : les jurys athéniens tires au sort n’ont pas obéir à l’assemblée ils peuvent même la censurer, elle est en théorie plus poussée dans les régimes libéraux modernes. Cependant dans ces régimes, le pouvoir législatif et pouvoir gouvernemental sont entre les mains de la même instance effective : le parti majoritaire. Le lieu effectif du pouvoir pour les décisions qui importent vraiment dans les régimes libéraux, sont les partis. Les partis sont essentiellement de nature bureaucratique, le pouvoir y est exercé par une structure hiérarchique auto coopté. Il n’est nullement question cependant d’interdire les partis, la constitution libre de groupement d’opinion politique appartient évidemment aux libertés imprescriptibles de l’agora. Mais l’essentiel de la vie politique doit se dérouler au sein des organes démocratiques du pouvoir collectif et non dans les partis. 2
Autogestion, économie,
privatisation
Dans le domaine économique, l’autogestion de la production par les
producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les
individus passent la moitié de leur vie éveillé. Il ne saurait être question de
collectiviser de force les petits producteurs par ailleurs. Une société
autonome, se doit donc d’instaurer un véritable marché défini par la
souveraineté des consommateurs et l’auto gouvernement des producteurs. Le
dialogue démocratique remplace les rapports de force actuellement mis en jeu.
La discussion ne peut pas se réduire à Madame Thacher ou le Goulag. Lorsque je
formule ce projet d’autonomie, trop ou pas assez précis selon certains, je
m’exprime en tant que citoyen. Cet effort de construction, d’élucidation, de
description, devrait être le fruit d’une réflexion collective dans le cadre
d’institutions démocratiques À fin de dépasser le stade de la division du
travail politique, ou représentants et représentés sont renvoyés dos à dos.
Or aujourd’hui, la privatisation abandonne le domaine public aux oligarchies
bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique
d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme
généralisé.
Le prix à payer pour la liberté et l’autonomie c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. La richesse du capitalisme a été achetée par la destruction d’ores et déjà irréversible des ressources de la biosphère accumulées pendant 3 milliards d’années. 3
Individu et société
Ce que l’on appelle bêtement dans la théorie politique, philosophique,
économique, l’individu – et que l’on oppose à la société – n’est rien d’autre
que de la société. Ce sont des couches successives de socialisation qui
s’agglomère autour du noyau monadique. Un enfant laissé à lui-même sans lien
avec la société devient un enfant loup. Cette socialisation est essentiellement
violente. Elle signifie que la psyché doit renoncer à l’omnipotence, à être le
centre ou la totalité du monde. La sublimation implique le renoncement aux
simples plaisirs d’organes, voire même aux simples plaisirs de la
représentation privée pour investir des objets qui n’ont d’existence et de
valeur que sociales. À partir du moment où l’on parle, au lieu de sucer son
pouce, on est dans la sublimation parce qu’on investit une activité sociale, un
objet créé par la société, institué est valorisé par elle.
L’activité des hommes investit un objet socialement créé et socialement valorisée, même si cet objet est criminel, comme l’holocauste le fut ou comme le furent les sacrifices humains par les prêtres Aztèques. 2
Comment la monnaie est-elle créée? Surgit-elle du néant comme le prétendent certains? Quel est le lien entre crédit et monnaie? Les citoyens peuvent-ils se réapproprier la monnaie et ses bénéfices (les intérêts)?
Avant de dire ce qu’il en est de la création de la monnaie, il nous faut d’abord comprendre ce qu’est la monnaie. Et ça n’est pas simple car d’espèces sonnantes et trébuchantes, la monnaie est devenue un monstre conceptuel et intangible, difficile à appréhender.
A quoi sert la monnaie?
La monnaie sert
d’unité d’échange, de moyen de règlement et de réserve de valeur. Voilà le
classique commencement de tout cours d’économie sur le sujet. On a donc besoin
de monnaie pour à peu près tout aujourd’hui. La monnaie irrigue ainsi
l’économie et son volume doit donc grossièrement correspondre au PIB. Trop peu
de masse monétaire par rapport aux besoins de l’économie et la déflation n’est
pas loin (baisse des prix et mise en faillite d’entreprises), trop de masse
monétaire par rapport aux besoins de l’économie et c’est la surchauffe de l’inflation
(beaucoup de biens à acheter et pas assez de numéraire pour les payer, ce qui
fait monter les prix).
Bien sûr, dans une économie décroissante, la masse monétaire n’aurait pas besoin de croître comme c’est le cas actuellement.
De quoi est constituée la masse monétaire?
C’est là que se niche
la principale incompréhension vis-à-vis
de la monnaie. L’essentiel de la masse monétaire n’est plus constituée de
pièces et de billets[1] comme
c’était le cas par le passé. La grande majorité de la monnaie est en effet
« inventée » par les banques
lorsqu’elles accordent un prêt[2]. C’est
donc bien de l’argent magique, n’en déplaisent à certains!
Lorsqu’une banque
prête de l’argent à un ménage, une entreprise ou à l’Etat, elle créé donc de la
monnaie par un simple jeu d’écriture (d’où le nom de monnaie scripturale). Il ne s’agit pas, contrairement à la croyance
répandue du prêt des dépôts qu’elle a en caisse. Non, la contrepartie des
crédits est constituée par le « trait de plume du comptable »[3] ou comment faire de l’argent avec un peu d’encre.[4] La banque commerciale doit uniquement détenir
1% du prêt accordé en monnaie banque centrale et 8% de fonds propres d’après
les accords de Bâle). On dit que cette monnaie est créée ex-nihilo, du néant. Cet argent prêté par une banque se retrouve en
partie en dépôt dans une autre banque, qui peut prêter à son tour (100€ pour 1
€ déposé), et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle le multiplicateur de
crédit, jusqu’à un théorique 9 640 euros créé à partir d’un dépôt de 100€.
Donc, 90% de notre
monnaie est constituée par de la monnaie scripturale créée par les banques commerciales
lorsqu’elles accordent un prêt. Notons que cette forme de monnaie a proliférée
au 20è siècle avec la bancarisation des ménages et entreprises (leurs économies
étant de moins en moins constituées en pièces et billets).
On peut donc parler de
la privatisationdu droit de battre monnaie (expression
inadaptée aujourd’hui car la monnaie ne se limite plus aux pièces). Cette
création monétaire connait peu de freins en dehors des quelques règles que nous
allons voir plus bas car elle n’est plus convertible en or (à partir de 1914)
ou en dollars (à partir de 1971). L’argent n’est donc plus qu’une
virtualité qui n’a d’autre valeur que la confiance qu’on lui accorde, répondant
à la seule logique de l’offre et de la demande[5].
Le système monétaire et financier actuel de l’économie mondiale repose ainsi sur de gigantesques pyramides de dettes dans un équilibre instable[6].
Comment les banques sont-elles contrôlées?
Dans l’application de ce droit de création de la monnaie scripturale, les banques, véritables démiurges de l’économie sont relativement libres et en grande partie contrôlées par elles-mêmes. Les accords de Bâle dont les premiers ont été conclus en 1988 sous l’égide de la banque des banques (BRI ou Banque des Règlements Internationaux) en rassemblant des gouverneurs de banques centrales, prévoient quelques règles dont la principale porte sur le taux de fonds propres[7] de la banque émettrice du prêt, soit 8% des crédits qu’elle signe avec ses clients (ces normes ont évoluées à plusieurs reprises mais ce dispositif prudentiel en demeure le fondement). Le Comité de Bâle, institution internationale, n’est pourtant investie d’aucun pouvoir de réglementation. Il émet des recommandations généralement reprises dans les réglementations nationales.
On s’aperçoit donc que les règles appliquées sont minimales, que la banque centrale ne contrôle pas vraiment la masse monétaire, et pourtant l’inflation nous parait désormais reléguée dans les livres d’histoire. Cette impression est trompeuse. En effet, la masse monétaire augmente entre 10 et 20% par an mais l’indice de l’inflation ne tient compte que des prix au détail de biens basiques et ceux-ci restent maitrisés (autour de 2%)[8]. L’inflation, dans notre économie du superflu, se concentre donc dans les produits de luxe et autres actifs financiers achetés par les très riches. Il n’est que de voir l’évolution des prix immobiliers dans les grandes villes où celle des œuvres d’art pour s’en convaincre, mais tous les produits financiers (beaucoup moins tangibles) sont aussi l’objet d’une spéculation effrénée.
Pourrait-on aujourd’hui créer de la monnaie
(scripturale) avec la banque centrale?
Oui, cela serait possible car si les banques commerciales n’ont pas le droit de se prêter à elles-mêmes, la banque centrale peut le faire. C’est le sens de la proposition faite par certains[9], de supprimer la dette publique détenue par la banque centrale auprès des banques européennes (440 milliards d’euros pour la France en 2020) par une création monétaire ex-nihilo (techniquement, il s’agit de racheter les titres de créances vendues par les banques commerciales à la banque centrale, en créant de toutes pièces de la monnaie banque centrale[10]).
Il est également
possible de créer de la monnaie
hélicoptère[11],
c’est-à-dire une monnaie créée ex-nihilo par la banque centrale et qui ira
directement dans la poche des ménages et des entreprises voir des Etats.
Ces deux dispositifs (effacement de la dette publique détenue par la banque centrale et création de monnaie hélicoptère) n’ont jamais jusqu’à présent été mis en œuvre. Mais il s’agirait d’une façon de se réapproprier démocratiquement la création de la monnaie dans un contexte de crise (sanitaire ou autre) nécessitant l’injection de beaucoup de liquidités.
Pourquoi autoriser des banques privées à créer
presque toute la monnaie (hors pièces et billets)?
Cet état de fait
repose sur une longue évolution historique qui a conduit la monnaie à devenir
de moins en moins matérielle et de plus en plus autonome[12].
La justification
généralement avancée pour autoriser des acteurs privés à s’octroyer l’essentiel
du privilège de création monétaire (90%) a trait au risque d’inflation. Si
l’Etat pouvait créer de la monnaie (comme ce fut en partie le cas pour son
endettement propre jusqu’aux années 70 en France – voir plus bas),
n’abuserait-il pas de ce droit auprès de sa banque centrale? En
obligeant l’Etat à vivre comme un emprunteur on fait en sorte qu’il se pose des
questions sur le coût de l’emprunt. Cet
argument est en outre généralement brandi en rappelant l’expérience d’hyperinflation
qu’a connu l’Allemagne de 1921 à 1924 lorsque les achats de nourriture se
réglaient en liasses de billets. Le marché serait donc plus responsable que
l’Etat…
Par ailleurs,
l’inflation c’est la ruine du rentier, c’est-à-dire du possédant, celui dont
l’épargne monétaire fond à proportion de l’inflation grignotant son patrimoine.
Certains se sont
érigés contre l’obligation faite à l’Etat de recourir aux banques pour
contracter des prêts et se voir ainsi prélever un intérêt qu’il n’avait
jusqu’alors pas à payer. Ainsi, les intérêts de la dette représenteraient
aujourd’hui 45% des recettes nettes de l’Etat[13]. Ce n’était pas le cas en France avant les années
60 ou 70 (la date est sujette à débat en raison d’un empilement de
réglementations, de la diversification des outils monétaires, et de la
complexité des statuts de la Banque de France). Pour certains, cela remonte aux
lois Debré Haberer en 1966-68. Michel
Rocard fait remonter ce moment à une loi de 1973 qui a contraint l’Etat à payer
des intérêts sur ses emprunts, comme les particuliers. Il affirme dans un
entretien de 2012, que sans cette loi, la dette de l’Etat serait de 17% du PNB
et non pas 90% (en 2012)[14].
Enfin, la monnaie dette est un corollaire de notre société fondée sur la croissance. Pour se représenter les masses monétaires représentées par les intérêts, 1 g d’or placé à 3,25% d’intérêt à la naissance de Jésus équivaudrait à une masse supérieur à celle de la terre aujourd’hui[15]. On sait comme rappelé dans cet article sur la suppression de la spéculation, que seulement 2% de la monnaie créée sert à financer les échanges de biens et services, alors que les 98% restants sont consacrés à la spéculation ![16] Il en faut donc de plus en plus.
D’autres s’émeuvent de l’asymétrie des rapports entre les banques et l’Etat (donc les citoyens). Ainsi en va-t-il du « Too big to fail » désignant les banques « trop grosses pour permettre leur faillite ». Les « banksters », engrangeraient donc les intérêts lorsque les choses vont bien et se tourneraient vers de l’Etat lorsque les choses se gâtent comme en 2008, profitant ainsi d’une assurance vie gratuite. Pour les ménages, les entreprises, et même les Etats (comme avec la Grèce) le « chacun pour soi » reste pourtant la règle[17].
Que faire pour se réapproprier la monnaie?
Alors comment parvenir à reprendre les rênes de notre monnaie sur le long terme? Faudrait-il nationaliser les banques (comme ce fut le cas pour la majorité (39) des banques françaises de 1982 à 1993 environ)? En tout état de cause, le secteur bancaire n’est pas une industrie comme les autres car son fonctionnement produit des « externalités » qui peuvent être dommageables pour les autres secteurs[18].
La réforme majeure
envisagée dès les années 1930 par des professeurs de l’Université de Chicago,
popularisée par l’économiste Irving Fischer dans l’ouvrage « 100% Money« , puis reprise notamment
par trois prix Nobel d’économie Milton Friedman, James Tobin et Maurice Allais[19],
consiste à retirer le pouvoir de création monétaire aux banques commerciales
pour l’attribuer entièrement à la banque centrale[20] (qui doit être contrôlé par l’Etat via sa
représentation parlementaire – ou par les citoyens dans le cas d’une démocratie
directe).
Ce système est celui
des réserves pleines, monnaie pleine ou encore couverture intégrale des prêts par des réserves
en « monnaie banque centrale » (soit une couverture de 100% et non plus
1% comme aujourd’hui). Avec ce schéma, les
banques ne peuvent prêter que l’argent déposé sur les comptes-épargne[21]
garantis par un équivalent en « monnaie de base » ou « monnaie banque
centrale » détenue auprès de la Banque Centrale »[22].
Dit autrement, la monnaie serait simplement transférée
depuis le compte-courant des particuliers vers le compte que les banques
commerciales détiennent à la Banque Centrale, en échange d’une créance des
particuliers sur les banques inscrite au compte d’épargne.[23]
Techniquement, la mise en réserve se traduit par l’achat
d’actifs aux banques (Proposition de Fisher) ou par le prêt (Propositions de
Friedman et Allais notamment)[24]
Loin d’être farfelue, cette proposition a déjà été proposée en Grande-Bretagne et en Suisse[25], sans
succès jusqu’à présent.
La conséquence naturelle de 100% Money sera la contraction
du système financier lui-même ramené au même niveau que les autres entreprises
du secteur privé à qui on ne fournit pas gratuitement leur matière première
comme c’est le cas avec les banques. Les banques se recentreront sur leur cœur
de métier historique, à savoir la mise en relation d’épargnants et
d’emprunteurs, et la transmission des uns aux autres d’argent préalablement
existant.
C’est la fin d’un système où se confondaient monnaie et le crédit. Après la transition vers le système 100%, il n’y aurait pas un centime de moins de prêt à l’économie mais les propriétaires de la dette ne seraient pas les mêmes.
Principaux effets attendus
de la réforme 100% Money
Moyennant une perturbation minimale voire inexistante de
l’économie, les bénéfices seraient les suivants :
1. Mettre fin ou atténuer les immuables cycles destructeurs de boom et de dépression (Fischer)
2. Augmenter les recettes fiscales à hauteur de l’augmentation de la masse monétaire émise annuellement de 3 % à 5 %. On peut donc l’estimer de 60 à 100 milliards d’euro par an pour la France[26].
3. Éliminer les risques de panique bancaire, le fameux « Bank run » ou « ruée sur les guichets » qui apparait dans le système actuel lorsque la confiance s’effrite et que tous les déposants veulent retirer leur argent de la banque car, comme nous l’avons vu, l’essentiel de la monnaie n’existe que dans les livres de comptes de la banque et ne peut pas être mis à disposition sous forme de billets, pièces ou or.
4. Supprimer l’endettement public vis-à-vis de la banque centrale (et réduire la dette publique détenue par des banques étrangères).
5. Réduire la dette privée.
6. Sauvegarder les dépôts afin que même en cas de faillite d’une banque commerciale, les dépôts restent intacts et qu’on puisse en disposer sans la moindre subvention gouvernementale.
Ayant dit tous les
bénéfices d’une réforme 100% Money, reste à comprendre pourquoi, alors qu’elle
est proposée depuis près d’un siècle, elle n’est toujours pas mise en oeuvre. La
réponse semble assez évidente et commune à beaucoup de propositions de bon sens
: parce qu’elle heurte trop d’intérêts particuliers puissants qui se trouvent être
les mêmes que ceux qui dirigent notre démocratie oligarchique. Là encore, la
démocratie directe ou Autogouvernement est le préalable indispensable à la mise
en œuvre d’une telle réforme.
[1] Les billets sont hérités des billets de change inventés au Moyen-Age. Ils représentent un premier saut conceptuel dans l'histoire de l'argent qui passe d'une monnaie marchandise (métal précieux), à la promesse d'un échange dans ce même métal.
[2] Les lettres de changes furent inventées au Moyen-Age pour éviter de transporter du numéraire sur des routes peu sures. Un billet payable au porteur permettait donc de se faire remettre les espèces déposées dans une ville, par un autre membre de la corporation (joailliers initialement). Rapidement et pour accroître les profits, des billets furent émis en quantité plus importante que le métal précieux qu'elles représentaient (couverture partielle).
[3] Expression attribuée à Milton Friedman
[4] Jacques Duboin, Sous-secrétaire d'État au Trésor pendant un mois en 1926 et plus tard promoteur du 100% Money.
[5] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[6] Maurice Allais, Prix Nobel d'économie, 1999, "La Crise Mondiale d'Aujourd'hui. Pour de Profondes Réformes des Institutions Financières et Monétaires"
[7] Les fonds propres correspondent principalement au capital social de la banque et à ses réserves disponibles.
[8] Voir indice Insee à partir de grandes catégories suivies : Alimentation, Produits manufacturés, Énergie, Services, Tabac
[9] Une monnaie écologique par Alain Granjean et Nicolas Dufrêne (2020)
[10] Entretien de Gaël Giraud dans Thinkeview 24 sept 2020
[11] On appelle cela également le quantitative easing for people (QE4P). Sur une base récurrente, cela peut servir à allouer un revenu universel - pour autant que cela soit souhaitable. Si alloué à l'Etat, cela peut permettre le financement d'investissements publics.
[12] Une monnaie écologique par Alain Granjean et Nicolas Dufrêne (2020)
[13] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[14] Intervention sur Europe 1 de Michel Rocard le 22 décembre 2012
[15] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[16] Voir TedX Ariane Tichit, docteur en économie
[17] La monnaie scripturale n’est garantie que par des entreprises commerciales le plus souvent privées, auxquelles il faut ajouter la garantie des dépôts à hauteur de 100 000 € par compte. Face à une crise bancaire systémique, le fonds serait largement insuffisant (le FGDR ne peut garantir que 34000 comptes) - voir wikipedia Fonds_de_garantie_des_dépôts_et_de_résolution
[18] James Tobin cité dans Une « vieille » idée peut-elle sauver l’économie mondiale ? Intervention par Christian GOMEZ de l'Université Blaise Pascal le 9 février 2010
[19] Revue Banque : Rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? Par Gaël Giraud Le 25/09/2012
[20] Le transfert à la banque centrale de la responsabilité pour la création de toute nouvelle monnaie scripturale ferait écho au "Bank Charter Act" de 1844 initié au Royaume-Uni puis partout dans le monde, faisant obligation de couvrir les billets de banque émis par la Banque d’Angleterre par une encaisse or.
[21] Pour être précis, le terme des dépôts doit être pris en compte. "Les banques de prêts assureraient comme aujourd'hui le négoce des promesses de payer, mais la règle de leur gestion, au contraire de ce qui est pratiqué aujourd'hui, serait que tout prêt d'un terme donné devrait être financé à partir d'un emprunt de terme au moins aussi long. Ainsi au lieu d'emprunter à court terme pour prêter à long terme, elles emprunteraient à long terme pour prêter à plus court terme." L'impôt sur le capital et la réforme monétaire par Maurice Allais 1977
[22] On l'appelle aussi monnaie permanente car elle n'est jamais détruite contrairement à la monnaie d'endettement qui est détruite au fur et à mesure des remboursements d'emprunts.
[23] Revue Banque : Rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? Par Gaël Giraud Le 25/09/2012
[24] Une « vieille » idée peut-elle sauver l’économie mondiale ? Intervention par Christian GOMEZ de l'Université Blaise Pascal le 9 février 2010
[25] Une proposition de loi a été déposée par Douglas Carswell devant le parlement britannique en 2010. Une votation "Monnaie pleine" en Suisse (2018) a été le plus près d'arriver à imposer cette idée même si la motion n'a recueilli que 24,3 % d'avis favorables pour une participation de 34 % des citoyens Suisses.
[26] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
Parmi les défis de la non-puissance, il en est un particulièrement important: comment réenchanter le monde par la beauté? Et si notre civilisation n’avait pas été celle de la guerre, de la domination et du pouvoir, à quoi cette société ressemblerait-elle aujourd’hui ?
Devrait-on renoncer au
Parthénon, fruit de la domination
d’Athènes sur ses voisins?
Faudrait-il tirer un
trait sur la ville de Florence née des affaires
de banque d’une dynastie (Les Médicis) ayant su habilement asseoir sa
puissance au sommet de l’Europe?
Peut-on enfin se
priver du Paris d’Haussmann, bâti
sur la spéculation effrénée
d’affairistes tels les frères Pereire?
Car cette puissance,
allant de pair avec une domination massive de l’Etat, n’a pas produit que misère pour le plus grand nombre. Dans
le passé, elle a aussi enfanté des œuvres
immortelles construites de main d’hommes (dominés).
Quant à aujourd’hui,
on peut se demander si cette puissance enfante encore des œuvres dignes
d’intérêt. Il n’est que de voir la laideur
standardiséede nos sociétés contemporaines
pour se convaincre du contraire et réclamer son renversement. Faute de pouvoir
conserver une main d’œuvre servile, la survie
esthétique y est maintenue à coup d’import de produits artisanaux venus
d’ailleurs. L’ethno-chic est devenu le la tendance décorative, révélatrice de la
puissance du nord sur le sud.
Regrettons en passant
que les activistes légitimement opposés au système de domination actuel ne
donnent bien souvent à voir de leurs actions que des cabanes de palettes et des
amas de bâches, tristes déchets de cette
civilisation industrielle conspuée. Regrettable, car la beauté est sans
doute le premier vecteur de sympathie dans l’opinion public, la laideur en représentant l’ultime
repoussoir.
Et demain, peut-on
espérer que la puissance collective
démocratiquement consentie permettrait d’enfanter de nouveaux chefs d’œuvre? Pourrait-on ériger une nouvelle cathédrale
Notre Dame de Paris, jadis élevée grâce à la dévotion collective des Parisiens
(pression religieuse mise à part)? C’est en tout cas le pari de ce site car l’égalité réelle ne peut découler que
d’une démocratie réelle, seule à
même de démanteler la puissance imprégnant nos sociétés.
La beauté est devenue
plus que jamais indispensable pour redonner un sens à nos vies. Le coût de
cette beauté doit-il nous y faire renoncer faute de moyens ?
« Pas grand-chose autour de nous ne laisse penser que nous sommes à la veille du Grand Soir. Les citoyens sont largement dépolitisés et malgré leur défiance profonde envers les gouvernants, ils semblent toujours attachés à l’idée de nommer des représentants pour décider à leur place. La population, en majorité urbaine et travaillant dans le tertiaire, est grandement dépendante de l’État et des multinationales pour subvenir à ses besoins les plus basiques. La société cultive dès l’enfance et avec succès l’habitude de la soumission aux autorités quelles qu’elles soient. L’imaginaire social est encore largement colonisé par le mythe de la croissance et nos choix guidés par les passions tristes du consumérisme. Les mouvements sociaux sont pour la plupart défensifs et osent à peinent se battre pour conserver les quelques acquis arrachés aux capitalistes au siècle dernier. Alors que l’emprise des bureaucraties et du marché sur nos vies semble totale, il faut beaucoup d’imagination pour penser que, dans un futur proche, la Catalogne sera débarrassée à la fois du capitalisme et de l’État. » Voilà un constat tiré de la conclusion du livre » Rébellion et désobéissance: la coopérative intégrale catalane » d’Emmanuel Daniel[1] qui constitue une bonne introduction.
La Coopérative
intégrale ou comment répondre à nos besoins en dehors du marché et de l’Etat
Et pourtant, parmi les « révolutions minuscules », la Coopérative Intégrale Catalane (CIC) créée en 2010 affiche un objectif ambitieux : permettre à ses membres de se passer progressivement de l’État, des banques et de l’euro. Dans cette expérience surprenante basée sur la désobéissance civile et la construction d’alternatives radicalement démocratiques chaque groupe est autonome et décide de son fonctionnement interne. Tous adhèrent à l’ »Appel pour la révolution intégrale » et les membres décident de ce qui les concerne lors d’assemblées bimensuelles ouvertes à tous. Leur but : se passer progressivement de l’euro, des banques, et prouver que « nous pouvons vivre sans capitalisme ». Car pour eux, vivre sans État ne signifie pas vivre sans solidarité. Cela ne signifie pas se retrouver seul pour faire face aux problèmes du quotidien (s’alimenter, se soigner, se loger…) et confier sa survie entre les mains du marché. Plutôt que des services publics administrés par l’État et sur lesquels le citoyen n’a aucune prise, ils proposent de construire leurs propres « services publics coopératifs » pris en charge par les usagers.
Le demi-million d’euros de budget de la CIC provient essentiellement des ressources générées par ces centaines d’artisans, d’artistes et de petits commerçants qui jouent le jeu de l’ »insoumission fiscale » en échange d’une couverture juridique et d’un service de comptabilité mutualisé.
Différentes
commissions et groupes de travail traitent de (presque) tous les aspects
d’une vie en société: éducation, santé, logement, énergie, monnaie… C’est à
Barcelone, dans un immeuble squatté, à deux pas de la Sagrada Familia, que bat
le cœur de cette fourmilière. Mais c’est en dehors la capitale catalane que
l’on peut observer la plupart de ses réalisations concrètes.
Les membres de la CIC insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fin en soi, ni d’un modèle voué à s’étendre ou à se généraliser. Ils parlent de la CIC comme d’un outil de transition. Nous préparons la révolution tout en la faisant dit l’un d’eux.
La genèse du projet
Entre 2006 et 2008, Enric
Duran surnommé le Robin des banques, a délibérément contracté dans le plus grand
secret pour 492 000 euros de crédits auprès de 39 banques en « omettant »
de les rembourser. Depuis 2013, cet homme d’une quarantaine d’années, sous le
coup d’une condamnation dans son pays, a pris la fuite et continue son
engagement à distance.
A partir de ce pécule, la CIC est officiellement créée en mai 2010 dans un squat de Barcelone. Puis tout va très vite. En juin, un groupe de 50 personnes réussit à construire les principes de la CIC sur une base de consensus en seulement une journée. Ils décident de se répartir en groupes de travail et de se retrouver tous les quinze jours lors d’assemblées permanentes (pour traiter les problèmes du quotidien) ou de journées assembléaires (pour traiter un sujet de fond). Un fonctionnement toujours d’actualité. En 2015, la CIC compte 2500 membres, dont 70 activistes à temps plein (payés par l’organisation) et qui font tourner la CIC.
Fraude fiscale en bande organisée … à des
fins sociales.
Il faut distinguer
deux types de structure au sein de la CIC. Les services publics coopératifs et
les projets autonomes d’intérêt collectif (Paic).
Les services publics coopératifs comme la santé ou l’éducation sont
au moins en partie financés par la CIC et, chaque année, une assemblée définit
les budgets attribués à chaque commission. En échange, chaque commission est
tenue de rendre des comptes à l’assemblée.
Les projets autonomes (Paic), parmi lesquels figurent les commerçants et artisans insoumis, ne reçoivent généralement pas de soutien financier de la CIC, ils sont totalement indépendants dans leur fonctionnement mais bénéficient s’ils le souhaitent des outils proposés par la CIC (coopérative d’habitat, statut de membre auto-entrepreneur, commission juridique, achat groupé, etc.).
Boulanger et insoumis fiscal
Angel, boulanger, est membre d’une coopérative créée par la CIC et qui sert de parapluie juridique à différents petits artisans et commerçants, les dispensant ainsi de créer leur entreprise. Cette coopérative propose à ses membres auto-entrepreneurs (700 pour l’ensemble de la CIC) une assurance, un service comptable et administratif mutualisé, et sert d’interface entre eux et l’État. En échange de ces services, les membres paient une participation à la coopérative proportionnelle à leurs recettes et lui versent la TVA qu’ils auraient dû payer à l’État. Dans le cas d’Angel, environ 1 000 euros par an, une somme largement inférieure aux charges classiques d’un auto-entrepreneur. Aux yeux de la loi, Angel est un coopérateur bénévole de la coopérative. Il ne bénéficie donc pas de prestations retraite, chômage ou santé comme un salarié lambda.
Afin d’échapper à l’impôt les revenus sont minimisés en ne déclarant pas toutes les ventes et les charges sont maximisées faisant par exemple passer des frais personnels (achats de matériel de construction, de bureau ou d’informatique) pour des frais professionnels. Au total, la TVA collectée et la TVA facturée s’équilibrent. Lorsque la coopérative atteint 120 000 euros de fraude fiscale potentielle, soit le seuil de responsabilité pénale, une nouvelle coopérative est créée. A la tête de ces « parapluies juridiques », cinq personnes, pour la plupart insolvables, sont prêtes à assumer les risques judiciaires.
L’insoumission fiscale
promue par la CIC se traduit également par le lancement de l’opération « droit
à la rébellion » qui incite tout citoyen à ne pas payer une partie jugée
illégitime des impôts, soit environ 30 % correspondant au remboursement de
la dette, aux dépenses militaires et aux frais de la monarchie.
Au lieu de régler ces sommes à l’État, ces rebelles fiscaux décident de les verser à des mouvements sociaux.
Une alternative à l’économie plutôt qu’une économie
alternative
La Monnaie
EcoSeny est une monnaie sociale créée en 2009 et qui compte 600 adhérents répartis autour de la montagne de Montseny, à une heure de voiture au nord-ouest de Barcelone. Cette monnaie hors du contrôle de la Bourse, de l’État ou des banques ne permet pas de spéculer ou d’accumuler. A l’image de Montseny, chaque territoire décide du nom de sa devise et de ses règles : critères pour rejoindre le réseau, crédit et débit autorisés, convertibilité en euros, possibilité d’effectuer des échanges avec d’autres écoréseaux… la plupart des échanges se font via la plateforme internet IntegralCES, un logiciel libre créé par la CIC. Le dynamisme tout relatif des monnaies sociales de la CIC (300 000 unités monétaires échangées entre les 2 500 membres en 2015 à l’échelle d’une région qui en compte 7,5 millions de personnes) repose beaucoup sur les militants de la coopérative qui reçoivent une partie de leur assignation dans cette monnaie. Pour certains aussi, et faute de biens à acheter, il faut parfois renoncer à dépenser le pécule engrangé en monnaie sociale à l’instar d’un patron de bar barcelonais participant à l’expérience.
Une « AMAP »
Ici, on ne parle pas de consommateur ni de producteur mais de « prosommateur ». Chacun est invité à proposer quelque chose. A partir de cagettes de pommes à vendre, certains vont les acheter et peuvent en faire des compotes et les remettre en circulation dans l’écoréseau. Les producteurs sont tenus d’accepter au minimum 15 % en monnaie sociale.
Epicerie en produits secs
Un système de
distribution de nourriture (la centrale d’approvisionnement catalane ou Cac) couvre
toute la Catalogne. Ce réseau rassemble 70 groupes de consommateurs et de
producteurs de produits non périssables qui peuvent commander mutuellement
leurs produits. En avril 2015, 3 tonnes de nourriture ont été
transportées pour une valeur de 10 000 euros.
Habitat
Les actions sont principalement
tournées vers le détournement de la loi via des locations à des propriétaires
en cours d’expropriation pour bénéficier de logements / bureaux gratuits ou par
la fourniture de garanties locatives par
les Coopératives.
Des lieux partagés pour la production
A Calafou, une communauté
rurale libertaire et high-tech occupe une friche industrielle à 60 km à
l’ouest de Barcelone, rachetée quatre ans auparavant. Ici on vise à se
réapproprier la technique. On y développe des outils destinés aux mouvements
sociaux, comme un réseau social alternatif ou un réseau téléphonique gratuit et
sécurisé, logiciel qui permet d’utiliser simplement et de manière sécurisée des
bitcoins. On y produit de la bière artisanale, des savons. Des ateliers de
mécanique, menuiserie, plasturgie, textile, un centre social, un jardin, un
studio de travail du son complètent ces activités.
Les outils sont
collectivisés et n’importe qui peut les utiliser gratuitement à condition de
reverser une part à Calafou en cas de profit. Généralement, les projets autonomes
versent un tiers des recettes à ceux qui y participent, un tiers pour
consolider le projet et un tiers pour Calafou. Une vingtaine de personnes vivent
sur place contre 10 euros mensuels pour les frais. L’implication de
chacun, aléatoire, notamment pour les journées hebdomadaires de travail
collectif trouve son acmé à l’assemblée du dimanche qui sert à coordonner cet
assemblage hétéroclite de personnes.
Une banque
Début 2015, la CASX disposait de 54 000 euros et de 2 800 ecos (une des monnaies sociales de la CIC) à partir des dépôts de certains. Un tiers des dépôts est conservé en réserve, en cas de besoin de retrait. Un autre tiers sert à financer des projets considérés sans risques, le dernier tiers finance ceux qui offrent moins de garantie de remboursement. Douze structures ont bénéficié de ces prêts sans intérêts.
Des embryons de services publics
Dans le domaine de l’éducation,
la principale réalisation porte sur la mise en place de séjours autogérés entre
adolescents. La commission s’est toutefois auto-dissoute en 2015 faute de résultats
suffisants.
Dans le domaine de la
santé, un centre a fonctionné dans les débuts mais redémarre après avoir fermé
en 2015. Quelques consultations de médecine alternative subsistent péniblement.
Le montant des assignations (équivalent au traitement des fonctionnaires en charge de la gestion administrative ou des services publics) n’est pas calculé en fonction du temps de travail mais des besoins déclarés des membres. Par exemple, untel reçoit une assignation de 400 euros et 200 ecos et vit à Aurea Social en échange de coups de main pour faire vivre le lieu.
Le difficile chemin de la CIC
Une forte carence démocratique
Elle est due à une
faible implication du plus grand nombre. Certains viennent en tant que
consommateurs de services sans sentiment d’appartenance réel ni implication
véritable. La plupart des membres de la CIC n’ont pas suffisamment de temps
pour comprendre la complexe machine dont ils font partie. Beaucoup ignore tout
du travail des différentes commissions et ne savent pas plus comment le
demi-million d’euros de budget qu’ils génèrent est dépensé.
La plupart sont venus moins pour des convictions politiques que poussés par la nécessité économique. En témoigne le taux quasi nul de participation des membres auto-entrepreneurs aux assemblées qui décident pourtant de l’attribution des centaines de milliers d’euros qu’ils ont générés. Conscients de ce problème, le processus d’inscription est désormais plus rigoureux afin d’écarter les membres principalement attirés par l’idée de payer moins d’impôts.
Le tenace pouvoir de l’argent
Corolaire du point précédent, on remarque que sur les 2000 à 2500 membres de la coopérative, rarement plus de 50 viennent au assemblées, principalement les personnes qui reçoivent des assignations… pour s’allouer la majeure partie du budget en assignations.
Une bureaucratisation inévitable?
Suite à la forte médiatisation de son fondateur, au mouvement des indignés et aux effets de la crise mondiale, l’organisation s’est développée trop vite provoquant une crise de croissance. L’afflux soudain de recettes tout aussi rapidement dilapidées a mis l’organisation en danger. Les nouveaux membres, moins impliqués, moins politisés que le noyau fondateur ont dilué le mouvement. Au début, sur 50 personnes impliquées, trois recevaient des assignations. Le nombre de personnes impliquées quotidiennement a peu changé mais 55 personnes reçoivent des assignations fin 2015.
Culture hors sol
Un fossé s’est creusé entre les militants de la CIC et le monde réel en raison à la fois de de la taille de l’organisation et de la faible participation aux luttes en cours en dehors de la CIC. La clandestinité des débuts en est sans doute la cause comme l’admet son fondateur principal : « La création de l’appareil de gestion et la question de l’illégalité nous ont poussés à centraliser l’information et donc le pouvoir. »
Une difficile transposition hors d’Espagne
Pour bâtir en France
un futur qui ne repose pas sur l’aliénation étatique et marchande quelques
ébauches de coopératives intégrales ont vu le jour : à Toulouse, Nantes,
en Île-de-France ou encore dans le Berry. Mais elles peinent toutes à dépasser
le stade embryonnaire. L’insoumission fiscale est presque impossible en France car
le fisc dispose de plus de moyens de contrôle. Ce mode de financement majeur a pour
l’instant été mis de côté dans ces initiatives.
Le contexte économique
(taux de chômage espagnol plus élevé qu’en France) ou culturel (l’Etat rime
encore avec Franquisme et corruption en Espagne, là où les français l’associent
plus volontiers avec Etat providence) constituent d’autres facteurs limitants.
Au total, malgré les difficultés et les incohérences, notamment autour du débat entre technophiles et adeptes de la simplicité volontaire, l’expérience du CIC, dans le droit fil des collectivités libertaires de Catalogne de 1936, ouvre un vaste champ des possibles. Et pourtant, l’expérience semble avoir nettement décliné depuis l’écriture du livre d’Emmanuel Daniel en 2015 comme en témoigne le site de la coopérative (cooperativa.cat) assez peu alimenté. L’épée de Damoclès fiscale, véritable fragilité du modèle se serait-elle abattue sur l’organisation?
[1] Cette excellente synthèse éditée en 2015 constitue la source quasi exclusive de cet article, l'information sur le sujet étant par ailleurs assez rare et parcellaire.
L’amélioration du mode de désignation des représentants par le tirage au sort plutôt que par l’élection peut-il suffire à amender significativement notre démocratie élitaire? Une vraie démocratie doit elle se passer d’élus? En dehors du mode de désignation, quels sont les autres aspects à considérer dans un mandat?
Représentatif de quoi?
On parle bien souvent de crise dans nos démocraties modernes et l’une des composantes majeure de cette fracture de la société a trait au mode de représentation. En effet, comment considérer que nos élus représentent légitimement nos intérêts lorsque 2% des députés sont employés ou ouvriers[1] contre 47% dans la vraie vie[2]? Que l’âge moyen des députés est de 51 ans contre 41 ans pour l’ensemble de la population française[3]? Que 40% des députés sont des femmes contre 51% en dehors de l’hémicycle[4]?
Ce jeu de miroirs déformant accompagne le système parlementaire depuis qu’il existe: d’un côté la volonté générale des citoyens, de l’autre, les intérêts particuliers de « ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer »[5]. A tel point que Cornelius Castoriadis a pu parler de la « mystification des élections » allant de pair avec « la plus grande mystification des temps modernes » qu’est la démocratie « représentative »[6].
Mérites du tirage au
sort
Alors, le changement du mode de désignation des
représentants est-il une condition suffisante pour contrebalancer cette
tendance élitaire de nos institutions? En effet, comme l’on sait « depuis
Hérodote et Aristote, le régime démocratique se définit par le tirage au sort
des magistrats ou par rotation des charges. Au contraire, l’élection est aux
yeux des Grecs, un principe aristocratique – on élit les meilleurs : alors
qu’en démocratie toute le monde peut être désigné, et on ne recourt à l’élection
que pour les fonctions qui exigent des capacités particulières, celle de
stratège par exemple [c’est-à-dire celui qui conduit opérationnellement la
guerre]. »[7] Bien
sûr, il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de
jugement politique entre les hommes, mais le tirage au sort permet à chacun
d’exprimer et de confronter son opinion politique dans l’espace public.
« Ce qu’affirmait Platon d’un savoir ou d’une science particulière habilitant à gouverner les humains est tromperie mortelle [4] ». Il ne peut y avoir d’expert en politique puisque c’est une matière dans laquelle, par définition, le savoir n’est ni constitué ni borné, aucune vérité immobile ne pouvant être enseignée dans les écoles formant ces experts.
Justification de
l’élection
Ayant dit les avantages connus depuis 2500 ans du tirage au
sort sur l’élection, pourquoi persister à voter pour designer nos représentants?
Comme toujours au sujet de la modernité contemporaine, la recherche de l’efficacité l’a emporté. Un petit nombre acquiert les codes nécessaires à l’exercice d’un pouvoir très formaté, et la grande masse peut continuer à vivre sa vie. Personne n’est jamais pleinement satisfait, mais l’on s’en accommode car c’est finalement confortable et pratique. Pratique, ça l’est surtout pour les tenants du pouvoir notamment économique qui peuvent concentrer leurs manœuvres d’influence sur un petit nombre (voir à ce sujet cet article sur le lobbying). On lance ainsi des hommes politiques comme on met en avant des savonnettes[8]. L’idée qu’il est impossible de faire autrement est avantageusement distillée dans la société.
Pourtant, si les citoyens grecs avaient des esclaves pour leur permettre de s’investir en politique, nous avons leur équivalent contemporain avec la technique et les gains de temps pharamineux qu’elle amène (voir ici l’article sur le temps). Avec une semaine de travail de 20 heures, qui est loin d’être illusoire, une vraie démocratie serait parfaitement possible.
Remarquons en passant, que la démocratie oligarchique actuelle pratique un (faible) renouvellement des élites qui permet de replâtrer le système en laissant espérer (fort peu toutefois), ceux qui sont exclus du jeu politique. Cette rotation des charges à petite vitesse, entretien l’illusion d’un monde politique dans lequel le débat serait réellement revivifié. Or, il n’en est rien puisque un puissant formatage, polissant et acculturant ceux qui furent des outsiders, joue à plein et ne laisse que très peu d’hommes réellement libres et indépendants au sein de l’hémicycle[9].
D’autres modes de désignation?
Mais existe-t-il d’autres mécanismes en dehors de l’élection
et du tirage au sort?
On peut mentionner l’auto désignation. Avec un tel système, aucune condition n’est requise pour participer à telle ou telle commission: il suffit de s’y inscrire. Cela a par exemple été pratiqué à l’échelle locale dans la commune participative de Saillans. Les limites de cette méthode tiennent là encore à la distorsion de la représentation. Un fort contingent de retraités au détriment des actifs et plus généralement un surreprésentation des habitants à fort capital culturel accaparent le débat au détriment des places laissées vide par des classes sociales défavorisées ne disposant ni du temps ni des connaissances nécessaires pour peser dans un débat. La gestion pratique de groupes de taille très variable et possiblement très importants peut s’avérer également problématique notamment à un niveau régional ou national (bien qu’à ces échelons, un tirage au sort parmi les personnes désignées au premier niveau puisse pallier ce problème).
L’élection sans candidat est une autre méthode issue de la sociocratie. Ainsi, plutôt que de désigner des volontaires, on procède à la désignation par vote ou consentement, sans liste de candidats. Un biais socioculturel existe toujours, puisque pour les assemblée de niveau local, la participation (à moins qu’elle ne soit obligatoire) est inégale, cette inégalité de présence reposant bien souvent sur un biais socio-culturel. Notons toutefois que la présence n’est pas non plus indispensable pour parvenir à une nomination comme en atteste la désignation du candidat à la mairie de Saillans.
On le voit donc, des méthodes alternatives amènent à une représentation améliorée car les barrières à l’entrée sont beaucoup moins fortes qu’avec l’élection classique, mais cette représentation reste toujours imparfaite par rapport à un groupe tiré au sort. Dans tous les cas, l’éducation, la formation doit jouer un rôle central pour permettre à tous de jouer un rôle actif dans la cité.
Les imperfections du
tirage au sort.
Ces imperfections, car il en existe bien sûr, reposent notamment sur l’inégalité des bonnes volontés. La motivation peut ainsi être défaillante pour assumer un mandat si l’on y est contraint. Toutefois, on observe avec les jurys populaires d’assises tirés au sort à partir des listes électorales que « la motivation vient en jugeant ». Par ailleurs, les autres modes de désignation peuvent également mener à des défaillances de motivation comme cela est relaté au Chiapas ou comme cela est attesté dans d’autres communautés humaines comme les kibboutz. Dans les débuts de cette expérience utopique, le contrôle du groupe suffisait à neutraliser ces comportement car disaient-ils à propos des fainéants, s’il y en avait « nous cesserions aussitôt de les aimer ».
Les modalités de constitution de la liste initiale à partir
de laquelle les représentants sont sélectionnés par tirage au sort est, dans
une moindre mesure, une autre limite. Ainsi, Pour prendre l’exemple de nos
listes électorales permettant de sélectionner les membres des jurys populaires
d’assiste, 9% des 30-44 ans ne figurent pas sur ces listes. En effet, bien que
l’inscription soit dorénavant réalisée d’office, la mise à jour relève de
l’initiative individuelle en cas de déménagement[10].
Certains pourront même
objecter contre le tirage au sort qu’il va « à l’encontre des corps
intermédiaires de tout temps créés (associations, syndicats, partis formant des
militants) et va dans le sens de Thatcher : la société n’existe pas.[11]«
De même, le tirage au sort, s’il n’est pas réalisé scrupuleusement mène à des assemblées faussement représentatives. Ce fut le cas par exemple avec la Convention Citoyenne pour le Climat, le Comité de Gouvernance ayant interféré dans le processus de désignation. Par ailleurs, cette convention n’a pas eu l’initiative de son champ d’intervention mais a agi dans les limites d’un mandat donné par le gouvernement. Enfin, bien entendu entre la remise du rapport et leur transcription dans la loi, il y a une faille dont l’étendue continue de se creuser au fil des mois.[12]
Enfin l’argument du manque de temps est mis en avant. « L’exercice collectif et direct de la souveraineté n’était possible chez les anciens que dans de petites communautés, de moeurs homogènes, en perpétuel état de guerre et où l’esclavage permettait aux citoyens de se consacrer à la chose publique. Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence. »[13]
Autres
caractéristiques d’un mandat
Peu important le mode de désignation, la représentativité procède
en grande partie des caractéristiques du mandat de la personne désignée. Le
fait que le mandat soit révocable à tout moment est une nécessité impérieuse
pour éviter les dérives d’un représentant livré à lui-même. D’ailleurs, les
mandats irrévocables n’existent pas en droit privé: il ne viendrait à l’esprit
d’aucun actionnaire capitaliste de ne pouvoir évincer un président de société par
exemple.
Sans cette révocabilité, il y a aliénation de la
souveraineté au profit des corps institués pendant une durée déterminée. Le
pouvoir politique, détaché des citoyens, se voit alors irrémédiablement entrainé
vers une collusion avec les autres pouvoirs économiques ou médiatiques.
Le caractère impératif (contraignant le vote d’un représentant suivant le mandat reçu, mécanisme aujourd’hui interdit par la constitution) est une autre possibilité de contrôle d’un représentant, mais beaucoup moins avantageuse qu’un contrôle direct et permanent par l’échelon local. En effet, le mandat impératif devient vite inopérant car il revient à réunir une assemblée qui ne pourra tirer aucun profit de la confrontation des idées, le vote des représentants étant bloqué.
En forme de conclusion
Une véritable démocratie (directe), quelle que soit sa
taille à l’échelle des nations modernes, doit avoir recours aux mandats de
représentation. Ces mandats doivent alors être pourvus de préférence par le
tirage au sort ou l’élection sans candidat, c’est-à-dire que tous les citoyens sont
à égalité pour être désignés et c’est là le point central. Bien entendu, aucun mode de désignation ne
représente la panacée universelle, la démocratie étant par définition un état
instable qu’il faut s’efforcer de maintenir sous contrôle.
Il est en outre impératif que ces mandats soient encadrés par des règles scrupuleuses. Ils doivent ainsi être courts (1 an en Grèce antique, 3 ans dans le Chiapas zapatiste pour les Conseils de Bon Gouvernement, voir cet article), révocables à tout moment, non renouvelables ou très peu, proche du bénévolat, non cumulables, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyés par de la formation pair à pair.
Mais il est encore plus impérieux que, quelles que soient
les modalités de désignation et les caractéristiques des mandats retenus, le
système ne repose pas uniquement sur ses représentants. Les citoyens doivent s’assembler
régulièrement à l’échelon local, avoir un accès complet à l’information (aucun
classement confidentiel des informations) et être capables à tout moment de contredire ou destituer un représentant, de voter
une autre politique que celle proposée ou même déjà votée par ses représentants
si telle est son envie. Les représentants des échelons supérieurs, doivent en
permanence présenter leurs travaux et les soumettre pour approbation dans les
assemblées de niveau inférieur.
Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, le simple
amendement du mode de désignation dans notre démocratie par procuration, telle que la qualifiait Kropotkine, ne saurait
suffire à changer la donne significativement.
[1] Site de l'assemblée nationale, comptage par l'auteur à partir de la liste des députés et de leurs catégories socio-professionnelles [2] Insee, Catégories socioprofessionnelles en 2019 [3] Site de l'assemblée nationale [4] Les exemples sont nombreux même si néanmoins, la tendance est clairement à l'amélioration de ces chiffres notamment pour la représentation des femmes. [5] Jacques Rancière. La haine de la démocratie. [6] Cornelius Castoriadis dans "Ce qui fait la Grèce" [7] Idem [8] Les quotidiens Libération, l’Obs, le Monde et l’Express totalisent plus de 8,000 articles évoquant Emmanuel Macron de janvier 2015 à janvier 2017 ; à titre de comparaison, la totalité des articles évoquant Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon dans les mêmes quotidiens et sur la même période de temps ne s’élève qu’à 7,400. Article " COMMENT LES MÉDIAS ONT FABRIQUÉ LE CANDIDAT MACRON" sur LVSL [9] Voir ce mécanisme d'assimilation élitaire dans les interventions de Juan Branco, lui-même sorti de Sciences Po et ENA. [10] Insee.fr [11] Journal La décroissance Décembre 2019 [12] Voir le blog de E. Chouard relayant le post de Ronald Mazzoleni sur La Convention citoyenne pour le climat [13] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).
La démocratie est-elle réellement une invention grecque et si oui pourquoi la Grèce ? Comment une expérience si ancienne peut-elle nourrir un projet contemporain? Cela a-t-il un sens de l’étudier?
Naissance d’un mutant
En 508 av. JC avec les réformes de Clisthène, la démocratie naît et s’épanouit à Athènes pendant plus d’un siècle (jusqu’en 404 av. JC). Dans ce laps de temps et à cet endroit particulier émergent également pour la première fois la tragédie, la philosophie et la géométrie[1]. Et ce n’est pas un hasard, affirme Castoriadis, si tout cela surgit en même temps à partir d’un « magma de significations imaginaires » (notamment colporté par L’Iliade et l’odyssée attribués à Homère). Bien sûr, les égyptiens connaissaient empiriquement les mesures respectives des côtés d’un triangle rectangle, mais il revient aux grecques de l’avoir démontré par un théorème (Pythagore). Evidemment, Confucius donne au monde à cette même époque ses préceptes, mais les concepts philosophiques en tant que tels sont nés dans l’Attique. Et oui, il y eut, avant la création de la cité d’Athènes, des assemblées de guerriers décidant collégialement, mais édicter ses propres lois va au-delà d’une simple prise de décision en commun. Cette invention politique qui fait naître le droit à partir du chaos, sans vérité ou dogmes révélée par les Dieux[2], a conduit un peuple vers l’autonomie (du grec « auto nomos », se donner des lois à soi-même). Preuve de cette autonomie à l’origine de la loi, la procédure de « Graphe Paranomon », véritable « énigme démocratique« , permet à n’importe quel citoyen de saisir l’assemblée afin de juger celui qui aurait soumis et fait voter une loi contraire à la démocratie. Aucun canon juridique ne définissant les contours exacts de la démocratie, cette condamnation est alors le fruit de la seule délibération collective. « Il revient donc aux citoyens, non seulement de faire la loi mais de répondre à la question: qu’est-ce qu’une loi bonne? »
Précisons, s’il était besoin à ce stade, que le terme « démocratie » équivaut ici (et ce mot conservera ce sens jusqu’au 18è siècle[3]) à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une « démocratie directe ». Notons en passant que la République romaine (établie en 509 av. JC), ne fut pas, contrairement à la croyance répandue, une véritable démocratie. La représentation de la souveraineté du peuple était venue ternir le concept des origines. L’abondance du droit romain a sans doute contribué à véhiculer cette perception erronée nous dit Castoriadis.
Les critiques habituelles de l’archaïsme politique d’Athènes qui comptait plus d’esclaves que de citoyens libres et qui excluait femmes et métèques (étrangers sans citoyenneté)[4] est vite évacuée par Castoriadis. En effet, chaque société qui dit le droit établit ses propres limites. Nous excluons aujourd’hui en tant que mineurs les personnes de moins de 18 ans mais n’est-ce pas éminemment arbitraire? De la même façon, la République Française avant le vote des femmes en 1946 n’était-elle pas moins une République?
Qui veut prendre la parole?
La démocratie, lorsqu’elle nait en Grèce, est donc une démocratie directe fondée sur la parole de tous les citoyens volontaires venus s’assembler pour délibérer et adopter les lois. Le territoire de l’Attique héberge la cité Athénienne qui comprend à la fois des villes, des villages et des campagnes. Cette cité couvre une superficie de 2500 km², soit l’équivalent d’un département comme les Yvelines. 300000 habitants (contre 1400000 pour les Yvelines) peuplent cet espace dont 40000 sont citoyens libres[5]. Ceux-ci viennent en ville, au marché (Agora) où ils échangent entre eux avant de se constituer en assemblée (ekklesia), sur place ou sur la colline aménagée du Pnyx à quelque 400 mètres de là. L’Assemblée ordinaire se réunit de dix à quarante fois par an pour voter à main levée[6]. Il y a aussi, dans les cas graves, des assemblées extraordinaires. Chaque assemblée regroupe 2 à 3000 personnes, voire 6000 pour les plus solennelles. Chaque citoyen peut y intervenir pour proposer ou réfuter une loi. Cette « égalité de parole » (« isegoria ») est d’ailleurs le terme utilisé dans les débuts pour définir le régime qu’on traduit par démocratie (constitué plus tard à partir des mots « démos », le peuple et « cratos », le pouvoir[7]).
Bien sûr, on assiste
rapidement à l’émergence de tribuns habiles dans le maniement de la parole,
capables de synthétiser les débats et d’exposer clairement les alternatives
parmi lesquelles trancher mais, le plus simple des paysans peut à tout moment
l’interpeler, le plus modeste des artisans le contredire. L’assemblée délibère principalement
sur des textes préparés par un autre groupe de citoyens, le Conseil ou boulè
dont le statut varia un peu selon les époques, mais qui représente en gros cinq
cents personnes tirées au sort, en fonction pour 1 an. En dehors des dix
stratèges et de quelques rares fonctionnaires financiers, tous les magistrats
athéniens sont tirés au sort,
exercent leurs fonctions de façon collégiale, et ne sont pas
renouvelables ! L’Aréopage, constitué par les anciens archontes (chefs de
l’administration tirés au sort à partir de 487), voit pour sa part, ses
pouvoirs subitement diminuer à partir de 461 et il doit alors se contenter
d’une fonction judiciaire sans plus aucun rôle politique. Notons également que toutes
les instances judiciaires dont l’Héliée, et en dehors de l’Aéropage, sont également
composées de citoyens tirés au sort ce qui, à n’en pas douter, constitue un
entrainement de plus au débat, à l’argumentation et aux plaidoiries.
Une indemnité est progressivement mise en place pour l’exercice des fonctions publiques (magistrats, membres du Conseil, puis aux juges) afin que personne ne soit écarté de la politique. Durant la période démocratique, la participation aux assemblées est en revanche bénévole.
Le passé inspire l’avenir
Impossible bien sûr de passer sous silence l’impérialisme de la cité grecque, son comportement belliqueux assis sur une organisation militaire massive. Difficile d’ignorer les massacres votés selon des principes parfaitement démocratiques, on pense ici à l’éradication des 3000 habitants de l’île de Melos dans les Cyclades en 416 av. JC, dont les hommes en âge de porter les armes furent tués et les femmes et enfants réduits en esclavage. Toutefois, impossible aussi de ne pas être émerveillé par la novation de ce peuple adulte empoignant son destin à deux mains et auprès duquel nos civilisations modernes semblent éminemment immatures. Le régime réellement démocratique caractérisé par la participation directe des citoyens, le tirage au sort et la rotation des charges plutôt que par l’élection généralisée, demeure une source d’inspiration pour nos contemporains. Contre la fin de l’histoire proclamée ces 30 dernières années, les grecs savaient qu’il n’existe pas de loi sociale connue ou imposée d’avance qui serait valable une fois pour toutes. « Nous sommes attelés à une tâche interminable » pouvaient-ils proclamer.
[1] Ce qui fait la Grèce de Cornelius Castoriadis aux éditions du seuil 2004. Ce texte reprend les séminaires donnés à l'EHESS de 1982 à 1984. Les citations suivantes sauf indication contraire, sont tirées de cet ouvrage.
[2] Si les Dieux jouent un rôle important dans les rites accompagnant la vie de la cité, ils ne dictent en rien leur volonté aux hommes assemblés. Castoriadis insiste longuement sur cette caractéristique, d'une cité dans laquelle le péché religieux n'existe pas, où il n'y a pas de rédemption après la mort, où l'homme est face à lui-même, disposant d'un libre arbitre total sur la vie à mener.
[3] Voir "Démocratie et représentation: Mythe d'un mariage naturel" par Yohan Dubigeon Revue Projet du 20 octobre 2020
[4] Le nombre d'habitants de l'Attique semble sujet à caution. Pour Castoriadis, en 431 av JC on dénombre 290000 habitants à raison de 190000 personnes libres (dont les femmes et métèques) + 90000 à 110000 esclaves. Parmi les personnes libres 40000 sont citoyens (que des hommes donc).
[5] Ces citoyens mobilisables après 2 ans de service militaires constituent le noyau de l'armée. En 431 d'après Pierre Miquel dans la Vie privée des hommes au temps de la Grèce ancienne, l'armée de conquête d'Athènes était composée de 13000 hoplites (fantassins lourdement armés), 1000 cavaliers. Il faut d'ajouter à cela les rameurs des trières de guerre, soit environ 190 personnes par bateau. Pour la bataille de Salamine en 480 av. JC, Athènes aurait mobilisé 180 trières soit un effectif total de 34200 personnes. Des mercenaires venaient renforcer les rangs ou suppléer un nombre de citoyens insuffisant.
[6] Pourquoi la Grèce par Jacqueline de Romilly
[7] Jacqueline de Romilly nous dit qu'avant l'émergence du terme "démocratie" formé de "demos" (le peuple) et "cratos" (le pouvoir), on parle d'égalité de parole (Isegoria). L'élan démocratique paru en 2005 aux éditions de Fallois