En quoi la Commune de Paris de 1871 serait-elle un moment de démocratie directe? Quel est le bilan de la Commune? Quelles leçons tirer de cette parenthèse de 72 jours?
Non, la Commune de Paris revêt davantage les traits d’une
démocratie représentative avec ses représentants communaux élus le 26 mars 1871,
et cela même si nombre d’entre eux, et c’est rare, sont issus des couches
populaires (25 ouvriers, 15 gardes nationaux[2] sur 92
membres du Conseil de la Commune).
Il n’en demeure pas moins vrai que des pratiques associées à
la démocratie directe existèrent aussi en dehors des institutions. On peut
citer notamment:
L’utilisation du mandat impératif démontré lorsque des élus du 4è arrondissement réintègrent leurs bancs au conseil municipal après avoir été enjoints de le faire par leurs électeurs. Ils les avaient désertés en signe de protestation après la création du Comité de Salut Public le 1er mai (composé de 5 membres aux pouvoirs étendus).
La potentialité d’un mandat révocable même si en 72 jours, cela ne fut pas mise en œuvre.
La réunion du conseil municipal sur un rythme quotidien (d’abord à huis-clos puis public sous la pression de la population).
De nombreuses assemblées populaires informelles faisant pression sur les élus. Mentionnons à ce titre la cinquantaine de clubs se réunissant dans les églises le soir, les comités d’arrondissement, les commissions municipales, les sous-comités d’arrondissement de la garde nationale, les sections locales de l’AIT, etc.
La non-séparation entre législatif et exécutif au sens où la commission exécutive n’est composée que de “commis” choisis parmi les élus du conseil municipal. La Commune est un organe agissant, à la fois législatif et exécutif, à la fois délibératif et d’action.
Une armée populaire, les gardes nationaux, comptant près de 300 000 soldats sur une population parisienne de 1 700 000 à 2 millions de personnes.
Réalisations marquantes de la Commune
Parmi les nombreuses et fugaces réalisations de la Commune, on peut citer l’école gratuite et obligatoire, la remise au goût du jour du “Jubilé” c’est-à-dire l’annulation des dettes pour les biens détenus par le Mont de piété d’une valeur inférieure à 20 Francs, la transparence des appels d’offre publics obligeant à divulguer les salaires des employés des entreprises soumissionnaires, la gratuité de l’accès à la justice, la réquisition des ateliers abandonnés et l’autogestion, l’égalisation des salaires entre instituteurs et institutrices, le plafonnement du salaire des fonctionnaires relativement aux salaires ouvriers, etc.
Les leçons de la Commune pour la Démocratie
Directe
L’argent, est bien le nerf de la guerre. La Commune aurait pu disposer, à la faveur
des réserves de la Banque de France présente sur son territoire de 3 milliards
de Francs[3]. Or, il
n’en fut rien. Trahison des experts faisant valoir l’hypothétique
l’effondrement monétaire et financier en cas de pillage ou méconnaissance des
élus pour les questions financières, la question demeure. Karl Marx puis Engels
ont souligné cette incohérence, l’argent de la Banque de France valant “mieux
que dix mille otages” afin que “toute la bourgeoisie française fasse pression
sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune.”[4]
Ainsi, pendant la
Commune, 315 millions furent débloqués au bénéfice des Versaillais (via les
succursales hors de Paris), 16 millions pour la Commune de Paris[5]. Rappelons
que la Banque de France était une institution privée (jusqu’en 1945) composée principalement
de banquiers (sept banquiers, cinq industriels et trois receveurs généraux),
dont le principal actionnaire était le Baron de Rothschild.
L’isolement: Les villes de province soulevées ont très vite été écrasées par la
répression versaillaise. Paris n’a pas pu s’insérer dans un schéma
confédéraliste et a été réduit à sa seule action.
La réaction du pouvoir
“institutionnel” :
Le pouvoir en place sera toujours prêt à répudier un scrutin, si le résultat de
ce vote lui est contraire en arguant du fait qu’il n’est pas prévu par les
institutions. Mais pourquoi, le peuple s’étant régulièrement exprimé par les
urnes (le 26 mars 1871 dans le cadre du la Commune) ne pourrait-il pas
contredire son propre vote (le 8 février 1871 dans le cadre de ce qui allait
devenir la IIIè République)? Bien sûr, 200000 à 300000 “Bourgeois”
(donc plutôt favorables à Versailles) ont fui Paris et n’ont donc pas participé
au vote, mais est-ce réellement la raison?
[1] Une bonne partie de l'argumentation présentée dans cet article est tiré de la vidéo "Dettes, finances et démocratie directe hier et aujourd’hui - quelles leçons de la commune ?" paru le 28 mai 2021 par Eric Toussaint , César Chantraine , Sixtine d’Ydewalle sur cadtm.org [2] Sixtine d’Ydewalle : “L’exposition ‘Vive la Commune !‘ vous plonge dans l’ambiance du Paris communard” Par Galaad WILGOS le 26 mars 2021 sur le site comptoir.org [3] Histoire de la commune de 1871 publié en 1876 par Prosper-Olivier Lissagaray [4] Introduction Par Engels à la réédition de La guerre civile en France en 1891 [5] La Commune de Paris, la banque et la dette le 18 mars 1871 par Eric Toussaint sur cadtm.org
Comment la monnaie est-elle créée? Surgit-elle du néant comme le prétendent certains? Quel est le lien entre crédit et monnaie? Les citoyens peuvent-ils se réapproprier la monnaie et ses bénéfices (les intérêts)?
Avant de dire ce qu’il en est de la création de la monnaie, il nous faut d’abord comprendre ce qu’est la monnaie. Et ça n’est pas simple car d’espèces sonnantes et trébuchantes, la monnaie est devenue un monstre conceptuel et intangible, difficile à appréhender.
A quoi sert la monnaie?
La monnaie sert
d’unité d’échange, de moyen de règlement et de réserve de valeur. Voilà le
classique commencement de tout cours d’économie sur le sujet. On a donc besoin
de monnaie pour à peu près tout aujourd’hui. La monnaie irrigue ainsi
l’économie et son volume doit donc grossièrement correspondre au PIB. Trop peu
de masse monétaire par rapport aux besoins de l’économie et la déflation n’est
pas loin (baisse des prix et mise en faillite d’entreprises), trop de masse
monétaire par rapport aux besoins de l’économie et c’est la surchauffe de l’inflation
(beaucoup de biens à acheter et pas assez de numéraire pour les payer, ce qui
fait monter les prix).
Bien sûr, dans une économie décroissante, la masse monétaire n’aurait pas besoin de croître comme c’est le cas actuellement.
De quoi est constituée la masse monétaire?
C’est là que se niche
la principale incompréhension vis-à-vis
de la monnaie. L’essentiel de la masse monétaire n’est plus constituée de
pièces et de billets[1] comme
c’était le cas par le passé. La grande majorité de la monnaie est en effet
“inventée” par les banques
lorsqu’elles accordent un prêt[2]. C’est
donc bien de l’argent magique, n’en déplaisent à certains!
Lorsqu’une banque
prête de l’argent à un ménage, une entreprise ou à l’Etat, elle créé donc de la
monnaie par un simple jeu d’écriture (d’où le nom de monnaie scripturale). Il ne s’agit pas, contrairement à la croyance
répandue du prêt des dépôts qu’elle a en caisse. Non, la contrepartie des
crédits est constituée par le “trait de plume du comptable”[3] ou comment faire de l’argent avec un peu d’encre.[4] La banque commerciale doit uniquement détenir
1% du prêt accordé en monnaie banque centrale et 8% de fonds propres d’après
les accords de Bâle). On dit que cette monnaie est créée ex-nihilo, du néant. Cet argent prêté par une banque se retrouve en
partie en dépôt dans une autre banque, qui peut prêter à son tour (100€ pour 1
€ déposé), et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle le multiplicateur de
crédit, jusqu’à un théorique 9 640 euros créé à partir d’un dépôt de 100€.
Donc, 90% de notre
monnaie est constituée par de la monnaie scripturale créée par les banques commerciales
lorsqu’elles accordent un prêt. Notons que cette forme de monnaie a proliférée
au 20è siècle avec la bancarisation des ménages et entreprises (leurs économies
étant de moins en moins constituées en pièces et billets).
On peut donc parler de
la privatisationdu droit de battre monnaie (expression
inadaptée aujourd’hui car la monnaie ne se limite plus aux pièces). Cette
création monétaire connait peu de freins en dehors des quelques règles que nous
allons voir plus bas car elle n’est plus convertible en or (à partir de 1914)
ou en dollars (à partir de 1971). L’argent n’est donc plus qu’une
virtualité qui n’a d’autre valeur que la confiance qu’on lui accorde, répondant
à la seule logique de l’offre et de la demande[5].
Le système monétaire et financier actuel de l’économie mondiale repose ainsi sur de gigantesques pyramides de dettes dans un équilibre instable[6].
Comment les banques sont-elles contrôlées?
Dans l’application de ce droit de création de la monnaie scripturale, les banques, véritables démiurges de l’économie sont relativement libres et en grande partie contrôlées par elles-mêmes. Les accords de Bâle dont les premiers ont été conclus en 1988 sous l’égide de la banque des banques (BRI ou Banque des Règlements Internationaux) en rassemblant des gouverneurs de banques centrales, prévoient quelques règles dont la principale porte sur le taux de fonds propres[7] de la banque émettrice du prêt, soit 8% des crédits qu’elle signe avec ses clients (ces normes ont évoluées à plusieurs reprises mais ce dispositif prudentiel en demeure le fondement). Le Comité de Bâle, institution internationale, n’est pourtant investie d’aucun pouvoir de réglementation. Il émet des recommandations généralement reprises dans les réglementations nationales.
On s’aperçoit donc que les règles appliquées sont minimales, que la banque centrale ne contrôle pas vraiment la masse monétaire, et pourtant l’inflation nous parait désormais reléguée dans les livres d’histoire. Cette impression est trompeuse. En effet, la masse monétaire augmente entre 10 et 20% par an mais l’indice de l’inflation ne tient compte que des prix au détail de biens basiques et ceux-ci restent maitrisés (autour de 2%)[8]. L’inflation, dans notre économie du superflu, se concentre donc dans les produits de luxe et autres actifs financiers achetés par les très riches. Il n’est que de voir l’évolution des prix immobiliers dans les grandes villes où celle des œuvres d’art pour s’en convaincre, mais tous les produits financiers (beaucoup moins tangibles) sont aussi l’objet d’une spéculation effrénée.
Pourrait-on aujourd’hui créer de la monnaie
(scripturale) avec la banque centrale?
Oui, cela serait possible car si les banques commerciales n’ont pas le droit de se prêter à elles-mêmes, la banque centrale peut le faire. C’est le sens de la proposition faite par certains[9], de supprimer la dette publique détenue par la banque centrale auprès des banques européennes (440 milliards d’euros pour la France en 2020) par une création monétaire ex-nihilo (techniquement, il s’agit de racheter les titres de créances vendues par les banques commerciales à la banque centrale, en créant de toutes pièces de la monnaie banque centrale[10]).
Il est également
possible de créer de la monnaie
hélicoptère[11],
c’est-à-dire une monnaie créée ex-nihilo par la banque centrale et qui ira
directement dans la poche des ménages et des entreprises voir des Etats.
Ces deux dispositifs (effacement de la dette publique détenue par la banque centrale et création de monnaie hélicoptère) n’ont jamais jusqu’à présent été mis en œuvre. Mais il s’agirait d’une façon de se réapproprier démocratiquement la création de la monnaie dans un contexte de crise (sanitaire ou autre) nécessitant l’injection de beaucoup de liquidités.
Pourquoi autoriser des banques privées à créer
presque toute la monnaie (hors pièces et billets)?
Cet état de fait
repose sur une longue évolution historique qui a conduit la monnaie à devenir
de moins en moins matérielle et de plus en plus autonome[12].
La justification
généralement avancée pour autoriser des acteurs privés à s’octroyer l’essentiel
du privilège de création monétaire (90%) a trait au risque d’inflation. Si
l’Etat pouvait créer de la monnaie (comme ce fut en partie le cas pour son
endettement propre jusqu’aux années 70 en France – voir plus bas),
n’abuserait-il pas de ce droit auprès de sa banque centrale? En
obligeant l’Etat à vivre comme un emprunteur on fait en sorte qu’il se pose des
questions sur le coût de l’emprunt. Cet
argument est en outre généralement brandi en rappelant l’expérience d’hyperinflation
qu’a connu l’Allemagne de 1921 à 1924 lorsque les achats de nourriture se
réglaient en liasses de billets. Le marché serait donc plus responsable que
l’Etat…
Par ailleurs,
l’inflation c’est la ruine du rentier, c’est-à-dire du possédant, celui dont
l’épargne monétaire fond à proportion de l’inflation grignotant son patrimoine.
Certains se sont
érigés contre l’obligation faite à l’Etat de recourir aux banques pour
contracter des prêts et se voir ainsi prélever un intérêt qu’il n’avait
jusqu’alors pas à payer. Ainsi, les intérêts de la dette représenteraient
aujourd’hui 45% des recettes nettes de l’Etat[13]. Ce n’était pas le cas en France avant les années
60 ou 70 (la date est sujette à débat en raison d’un empilement de
réglementations, de la diversification des outils monétaires, et de la
complexité des statuts de la Banque de France). Pour certains, cela remonte aux
lois Debré Haberer en 1966-68. Michel
Rocard fait remonter ce moment à une loi de 1973 qui a contraint l’Etat à payer
des intérêts sur ses emprunts, comme les particuliers. Il affirme dans un
entretien de 2012, que sans cette loi, la dette de l’Etat serait de 17% du PNB
et non pas 90% (en 2012)[14].
Enfin, la monnaie dette est un corollaire de notre société fondée sur la croissance. Pour se représenter les masses monétaires représentées par les intérêts, 1 g d’or placé à 3,25% d’intérêt à la naissance de Jésus équivaudrait à une masse supérieur à celle de la terre aujourd’hui[15]. On sait comme rappelé dans cet article sur la suppression de la spéculation, que seulement 2% de la monnaie créée sert à financer les échanges de biens et services, alors que les 98% restants sont consacrés à la spéculation ![16] Il en faut donc de plus en plus.
D’autres s’émeuvent de l’asymétrie des rapports entre les banques et l’Etat (donc les citoyens). Ainsi en va-t-il du “Too big to fail” désignant les banques “trop grosses pour permettre leur faillite”. Les “banksters”, engrangeraient donc les intérêts lorsque les choses vont bien et se tourneraient vers de l’Etat lorsque les choses se gâtent comme en 2008, profitant ainsi d’une assurance vie gratuite. Pour les ménages, les entreprises, et même les Etats (comme avec la Grèce) le “chacun pour soi” reste pourtant la règle[17].
Que faire pour se réapproprier la monnaie?
Alors comment parvenir à reprendre les rênes de notre monnaie sur le long terme? Faudrait-il nationaliser les banques (comme ce fut le cas pour la majorité (39) des banques françaises de 1982 à 1993 environ)? En tout état de cause, le secteur bancaire n’est pas une industrie comme les autres car son fonctionnement produit des “externalités” qui peuvent être dommageables pour les autres secteurs[18].
La réforme majeure
envisagée dès les années 1930 par des professeurs de l’Université de Chicago,
popularisée par l’économiste Irving Fischer dans l’ouvrage “100% Money“, puis reprise notamment
par trois prix Nobel d’économie Milton Friedman, James Tobin et Maurice Allais[19],
consiste à retirer le pouvoir de création monétaire aux banques commerciales
pour l’attribuer entièrement à la banque centrale[20] (qui doit être contrôlé par l’Etat via sa
représentation parlementaire – ou par les citoyens dans le cas d’une démocratie
directe).
Ce système est celui
des réserves pleines, monnaie pleine ou encore couverture intégrale des prêts par des réserves
en “monnaie banque centrale” (soit une couverture de 100% et non plus
1% comme aujourd’hui). Avec ce schéma, les
banques ne peuvent prêter que l’argent déposé sur les comptes-épargne[21]
garantis par un équivalent en “monnaie de base” ou “monnaie banque
centrale” détenue auprès de la Banque Centrale”[22].
Dit autrement, la monnaie serait simplement transférée
depuis le compte-courant des particuliers vers le compte que les banques
commerciales détiennent à la Banque Centrale, en échange d’une créance des
particuliers sur les banques inscrite au compte d’épargne.[23]
Techniquement, la mise en réserve se traduit par l’achat
d’actifs aux banques (Proposition de Fisher) ou par le prêt (Propositions de
Friedman et Allais notamment)[24]
Loin d’être farfelue, cette proposition a déjà été proposée en Grande-Bretagne et en Suisse[25], sans
succès jusqu’à présent.
La conséquence naturelle de 100% Money sera la contraction
du système financier lui-même ramené au même niveau que les autres entreprises
du secteur privé à qui on ne fournit pas gratuitement leur matière première
comme c’est le cas avec les banques. Les banques se recentreront sur leur cœur
de métier historique, à savoir la mise en relation d’épargnants et
d’emprunteurs, et la transmission des uns aux autres d’argent préalablement
existant.
C’est la fin d’un système où se confondaient monnaie et le crédit. Après la transition vers le système 100%, il n’y aurait pas un centime de moins de prêt à l’économie mais les propriétaires de la dette ne seraient pas les mêmes.
Principaux effets attendus
de la réforme 100% Money
Moyennant une perturbation minimale voire inexistante de
l’économie, les bénéfices seraient les suivants :
1. Mettre fin ou atténuer les immuables cycles destructeurs de boom et de dépression (Fischer)
2. Augmenter les recettes fiscales à hauteur de l’augmentation de la masse monétaire émise annuellement de 3 % à 5 %. On peut donc l’estimer de 60 à 100 milliards d’euro par an pour la France[26].
3. Éliminer les risques de panique bancaire, le fameux “Bank run” ou “ruée sur les guichets” qui apparait dans le système actuel lorsque la confiance s’effrite et que tous les déposants veulent retirer leur argent de la banque car, comme nous l’avons vu, l’essentiel de la monnaie n’existe que dans les livres de comptes de la banque et ne peut pas être mis à disposition sous forme de billets, pièces ou or.
4. Supprimer l’endettement public vis-à-vis de la banque centrale (et réduire la dette publique détenue par des banques étrangères).
5. Réduire la dette privée.
6. Sauvegarder les dépôts afin que même en cas de faillite d’une banque commerciale, les dépôts restent intacts et qu’on puisse en disposer sans la moindre subvention gouvernementale.
Ayant dit tous les
bénéfices d’une réforme 100% Money, reste à comprendre pourquoi, alors qu’elle
est proposée depuis près d’un siècle, elle n’est toujours pas mise en oeuvre. La
réponse semble assez évidente et commune à beaucoup de propositions de bon sens
: parce qu’elle heurte trop d’intérêts particuliers puissants qui se trouvent être
les mêmes que ceux qui dirigent notre démocratie oligarchique. Là encore, la
démocratie directe ou Autogouvernement est le préalable indispensable à la mise
en œuvre d’une telle réforme.
[1] Les billets sont hérités des billets de change inventés au Moyen-Age. Ils représentent un premier saut conceptuel dans l'histoire de l'argent qui passe d'une monnaie marchandise (métal précieux), à la promesse d'un échange dans ce même métal.
[2] Les lettres de changes furent inventées au Moyen-Age pour éviter de transporter du numéraire sur des routes peu sures. Un billet payable au porteur permettait donc de se faire remettre les espèces déposées dans une ville, par un autre membre de la corporation (joailliers initialement). Rapidement et pour accroître les profits, des billets furent émis en quantité plus importante que le métal précieux qu'elles représentaient (couverture partielle).
[3] Expression attribuée à Milton Friedman
[4] Jacques Duboin, Sous-secrétaire d'État au Trésor pendant un mois en 1926 et plus tard promoteur du 100% Money.
[5] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[6] Maurice Allais, Prix Nobel d'économie, 1999, "La Crise Mondiale d'Aujourd'hui. Pour de Profondes Réformes des Institutions Financières et Monétaires"
[7] Les fonds propres correspondent principalement au capital social de la banque et à ses réserves disponibles.
[8] Voir indice Insee à partir de grandes catégories suivies : Alimentation, Produits manufacturés, Énergie, Services, Tabac
[9] Une monnaie écologique par Alain Granjean et Nicolas Dufrêne (2020)
[10] Entretien de Gaël Giraud dans Thinkeview 24 sept 2020
[11] On appelle cela également le quantitative easing for people (QE4P). Sur une base récurrente, cela peut servir à allouer un revenu universel - pour autant que cela soit souhaitable. Si alloué à l'Etat, cela peut permettre le financement d'investissements publics.
[12] Une monnaie écologique par Alain Granjean et Nicolas Dufrêne (2020)
[13] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[14] Intervention sur Europe 1 de Michel Rocard le 22 décembre 2012
[15] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
[16] Voir TedX Ariane Tichit, docteur en économie
[17] La monnaie scripturale n’est garantie que par des entreprises commerciales le plus souvent privées, auxquelles il faut ajouter la garantie des dépôts à hauteur de 100 000 € par compte. Face à une crise bancaire systémique, le fonds serait largement insuffisant (le FGDR ne peut garantir que 34000 comptes) - voir wikipedia Fonds_de_garantie_des_dépôts_et_de_résolution
[18] James Tobin cité dans Une « vieille » idée peut-elle sauver l’économie mondiale ? Intervention par Christian GOMEZ de l'Université Blaise Pascal le 9 février 2010
[19] Revue Banque : Rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? Par Gaël Giraud Le 25/09/2012
[20] Le transfert à la banque centrale de la responsabilité pour la création de toute nouvelle monnaie scripturale ferait écho au "Bank Charter Act" de 1844 initié au Royaume-Uni puis partout dans le monde, faisant obligation de couvrir les billets de banque émis par la Banque d’Angleterre par une encaisse or.
[21] Pour être précis, le terme des dépôts doit être pris en compte. "Les banques de prêts assureraient comme aujourd'hui le négoce des promesses de payer, mais la règle de leur gestion, au contraire de ce qui est pratiqué aujourd'hui, serait que tout prêt d'un terme donné devrait être financé à partir d'un emprunt de terme au moins aussi long. Ainsi au lieu d'emprunter à court terme pour prêter à long terme, elles emprunteraient à long terme pour prêter à plus court terme." L'impôt sur le capital et la réforme monétaire par Maurice Allais 1977
[22] On l'appelle aussi monnaie permanente car elle n'est jamais détruite contrairement à la monnaie d'endettement qui est détruite au fur et à mesure des remboursements d'emprunts.
[23] Revue Banque : Rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? Par Gaël Giraud Le 25/09/2012
[24] Une « vieille » idée peut-elle sauver l’économie mondiale ? Intervention par Christian GOMEZ de l'Université Blaise Pascal le 9 février 2010
[25] Une proposition de loi a été déposée par Douglas Carswell devant le parlement britannique en 2010. Une votation "Monnaie pleine" en Suisse (2018) a été le plus près d'arriver à imposer cette idée même si la motion n'a recueilli que 24,3 % d'avis favorables pour une participation de 34 % des citoyens Suisses.
[26] La monnaie, hier, aujourd'hui et demain par Marc Jutier (2019)
Parmi les défis de la non-puissance, il en est un particulièrement important: comment réenchanter le monde par la beauté? Et si notre civilisation n’avait pas été celle de la guerre, de la domination et du pouvoir, à quoi cette société ressemblerait-elle aujourd’hui ?
Devrait-on renoncer au
Parthénon, fruit de la domination
d’Athènes sur ses voisins?
Faudrait-il tirer un
trait sur la ville de Florence née des affaires
de banque d’une dynastie (Les Médicis) ayant su habilement asseoir sa
puissance au sommet de l’Europe?
Peut-on enfin se
priver du Paris d’Haussmann, bâti
sur la spéculation effrénée
d’affairistes tels les frères Pereire?
Car cette puissance,
allant de pair avec une domination massive de l’Etat, n’a pas produit que misère pour le plus grand nombre. Dans
le passé, elle a aussi enfanté des œuvres
immortelles construites de main d’hommes (dominés).
Quant à aujourd’hui,
on peut se demander si cette puissance enfante encore des œuvres dignes
d’intérêt. Il n’est que de voir la laideur
standardiséede nos sociétés contemporaines
pour se convaincre du contraire et réclamer son renversement. Faute de pouvoir
conserver une main d’œuvre servile, la survie
esthétique y est maintenue à coup d’import de produits artisanaux venus
d’ailleurs. L’ethno-chic est devenu le la tendance décorative, révélatrice de la
puissance du nord sur le sud.
Regrettons en passant
que les activistes légitimement opposés au système de domination actuel ne
donnent bien souvent à voir de leurs actions que des cabanes de palettes et des
amas de bâches, tristes déchets de cette
civilisation industrielle conspuée. Regrettable, car la beauté est sans
doute le premier vecteur de sympathie dans l’opinion public, la laideur en représentant l’ultime
repoussoir.
Et demain, peut-on
espérer que la puissance collective
démocratiquement consentie permettrait d’enfanter de nouveaux chefs d’œuvre? Pourrait-on ériger une nouvelle cathédrale
Notre Dame de Paris, jadis élevée grâce à la dévotion collective des Parisiens
(pression religieuse mise à part)? C’est en tout cas le pari de ce site car l’égalité réelle ne peut découler que
d’une démocratie réelle, seule à
même de démanteler la puissance imprégnant nos sociétés.
La beauté est devenue
plus que jamais indispensable pour redonner un sens à nos vies. Le coût de
cette beauté doit-il nous y faire renoncer faute de moyens ?
Dans cet article nous tenterons de répondre à quelques questions simples : Le Rojava, c’est où, c’est qui, c’est quoi? Comment marche la démocratie directe dans la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord? En quoi cela peut-il nous inspirer?
Pour faire connaissance avec le Rojava
Quelques dessins valant
mieux qu’un long discours, commençons par examiner des cartes de la région.
Ça se passe dans le
nord du territoire de la Syrie (principalement).
Pour faire mentir la théorie des montagnes insoumises (voir cet article), on s’aperçoit que le Rojava, au nord du pays, n’est pas installé sur un relief particulièrement accidenté.
La Syrie est peuplée
par différentes communautés ethniques et confessionnelles, avec environ 70 %
d’Arabes sunnites, 20 % d’Arabes alaouites, 4 % de Kurdes sunnites, 6 % de
chrétiens.
A ce stade, on n’y
comprend déjà plus grand-chose et ça n’est qu’un début (et cette carte ne
montre pourtant pas la diversité des langues parlées). Ajoutons donc que le
Rojava serait en grande partie issu du parti des Travailleurs du Kurdistan
(PKK, organisation politique armée Kurde[1]), dont
le leader incontesté, Abdullah Öcalan, est emprisonné en Turquie depuis 1999[2]. A la
lecture des œuvres de Murray Brookchin et depuis sa prison, il insuffle l’idée
du “confédéralisme démocratique” ou “communalisme kurde”.
Intéressons-nous donc
maintenant à la minorité ethnique qui constitue sans doute le détonateur de la
création du Rojava, à savoir les Kurdes et leur présence dans ce qu’on appelle
le Kurdistan (qui ne correspond pas à un pays en tant que tel).
La création du Rojava
remonte donc à 2014 avec l’adoption de la Charte du même nom suite au retrait en 2012 des troupes de Bachar al-Assad
du nord du Pays[3]. Ce nom
est la contraction de “Rojavayê Kurdistan”, Kurdistan occidental ou
Kurdistan Ouest.
Voilà une carte qui
repose…
Peu après le retrait
du nord du Pays par les troupes syriennes, les djihadistes de l’Etat Islamique
investissent les lieux. Leur domination culmine en 2014 avec un territoire à
cheval entre Syrie et Irak comprenant 10 millions de personnes. Les Kurdes (au
sol) soutenus par des américains (dans les airs) réduisent progressivement ce
Califat (Une première victoire à la bataille de Kobani est obtenue en janvier
2015, puis Raqqa, capitale de l’organisation Etat Islamique en Syrie est
conquise en octobre 2017). Lâchée depuis par les américains (2019), la région a
fait l’objet d’incursions turques avec l’occupation d’une bande de 30 km le
long de sa frontière. Pour limiter la casse, les Kurdes ont accepté un accord
avec le régime syrien et son allié russe, qui ont déployé des troupes dans les
territoires de la fédération[4].
Et pour finir, voici donc la carte de fédération qui a pris en 2017 le pas sur le Rojava (dont le terme ne figure plus dans son texte fondateur). Au lieu de 3 régions autonomes agissant selon des modalités propres (comme cela demeure le cas au Chiapas par exemple, voir cet article), un cadre institutionnel homogénéise les pratiques régionales et couronne l’ensemble par une assemblée fédérale (Congrès du peuple démocratique). Le territoire du Rojava correspondrait à celui d’un pays comme le Danemark[5]. Les “Territoires libérés” sont des régions principalement peuplées par des Arabes et reconquises sur les djihadistes par des forces kurdes pour l’essentiel. Ces territoires ont été associés à la Fédération au fur et à mesure de la reconquête. L’ensemble de de la Fédération regroupe 5 à 6 millions d’habitants sur un territoire représentant le tiers de la Syrie. Elle représente environ la moitié de son Produit Intérieur Brut (PIB)[6].
A noter enfin, qui dit Moyen Orient dit pétrole, avec les revenus duquel le gouvernement autonome fait fonctionner les services publics et paye les travaux d’infrastructure (25% des puits du nord est fonctionnent)[7].
La démocratie directe du Rojava
Après ce long mais
nécessaire préambule, venons-en à ce qui nous intéresse: la démocratie directe
au Rojava.
Le “communalisme démocratique” du
Rojava, outre des valeurs d’anticapitalisme héritées de l’ancienne base
idéologique marxiste du parti Kurde (le PKK), promeut l’écologie et l’égalité
stricte des genres. Mais disons-le tout net[8], le système
politique de ces territoires, s’il apparaît comme extraordinaire aux yeux de
beaucoup, l’est surtout par la rupture qu’il instaure avec un système patriarcal
et conservateur typique de la région plutôt que vis-à-vis des pratiques réelles
de démocratie directe qu’on y observe.
Reprenons les choses
dans l’ordre.
La Fédération
Démocratique de Syrie du Nord s’est dotée en 2017 d’un “Contrat social” (terme emprunté à
Rousseau) établi par une assemblée constituante dont les membres sont issus des
organisations culturelles, ethniques, religieuses, politiques et sociales de la
région.
Ce texte fondateur prévoit
un découpage en 5 niveaux politiques
(Villes, districts, cantons, régions et fédération) avec des assemblées élues
pour 60% au suffrage universel direct et 40% désignés parmi les organisations
de la société civile.
Les 3 premiers niveaux
sont élus pour 2 ans. Les 2 derniers pour 4 ans.
En raison de la
guerre, seule l’élection des 3 premiers niveaux a pu se tenir en décembre 2017,
les assemblées des niveaux régional et fédéral étant toujours constituées par
consensus parmi les organisations de la société civile (l’assemblée fédérale demeure
constituée des 300 mêmes membres que ceux de l’assemblée constituante de 2017).
Ces assemblées sont
co-présidées par un homme et une femme qui sont les chefs de gouvernement
(comités exécutifs). Au sein de ces gouvernements, chaque ministère est dirigé
de même par un homme et une femme (porte-paroles). Le gouvernement de
l’assemblée fédérale ne fait qu’exécuter les décisions prises par cette
assemblées et ne peut pas proposer de projets de lois.
Le Contrat social, sorte de constitution, au-delà des intentions généreuses qu’il égrène (écologie dès l’article 2, Communes à l’article 48, etc.) s’avère bien souvent touffu voire contradictoire vis-à-vis d’autres textes ou des réalités de terrain (notamment sur la hiérarchie des normes juridiques, les pouvoirs effectifs des régions, les conditions du référendum, etc.). A titre d’exemple, la révocation libre des mandats (ad nutum), bien qu’inscrite dans le contrat social n’est pas traduite dans la loi électorale et n’est donc pas effective.
Au-delà des institutions
Le cadre
institutionnel, à la fois en raison des nécessités de la guerre et aussi en
raison de ses manques ou imprécisions est bien souvent largement contourné par
plusieurs organisations que nous allons détailler.
Les Communes, aux contours flous, si elles sont mentionnées dans le Contrat Social, ne jouent aucun rôle formel dans l’édifice institutionnel et ne reçoivent aucun fonds publics. Encore faut-il s’entendre sur le sens qu’on donne ici au mot “Commune” car il s’agit là plutôt d’associations diverses regroupant parfois uniquement des femmes ou des jeunes, parfois créés pour un territoire donné, un groupe ethnique déterminé, un clan, ou pour gérer une coopérative dont les biens sont collectivisés. Elles ont leur siège à la maison du peuple ou maison de la commune.
Les composantes partisanes[9] jouent
également un très grand rôle dans la réalité concrète des pouvoirs, se
substituant bien souvent aux institutions ad hoc. Ces partis pour une grande
part composés de Kurdes participent aux assemblées, aux communes, aux conseils exécutifs,
aux milices et autres groupes militaires mais sont une composante majeure du
changement impulsé. A noter qu’un jeu de chaises musicales aux relents de
parlementarisme ancienne école existe indéniablement entre la direction des
principaux partis (PYD et CDS), les conseils exécutifs des régions et de la
fédération et le TEV-DEM évoqué plus bas.
Les composantes claniques, notamment dans
les nouveaux territoires libérés, à majorité arabe, sont également très
prégnantes.
Evoquons également le Mouvement de la Société Démocratique
(TV-DEM), plateforme d’organisations civiles créée en 2011 et regroupant des
communes, partis, associations, syndicats, etc. Ce mouvement a initialement eu
comme mission de favoriser la constitution de Communes qui n’ont que rarement
résulté d’une volonté spontanée de la population. Depuis, les services publics
(école, santé, transport, énergie, salubrité publique) sont bien souvent
assurés ou au moins impulsés, auprès des municipalités par cette structure en
suppléant ainsi une administration défaillante.
Enfin l’apparition soudaine en 2018 de l'”Administration Démocratique de la Syrie du Nord“, sorte de “Comité de Salut Public” issue de la volonté du principal parti mixte CDS (kurde, arabe), en dehors de tout cadre institutionnel, est venu bouleverser le jeu. Cette nouvelle structure et son exécutif (Conseil général), ont initialement revendiqué des prérogatives présentées comme purement administratives. L’objectif d’une meilleure coordination des actions sur le terrain en application des décisions des assemblées a rapidement décliné, cette institution s’érigeant alors en source de lois et décisions et se substituant de fait au conseil exécutif fédéral. Cette construction, pas à proprement démocratique, fortement bureaucratique, pose question et laisse planer le doute quant à l’avenir déjà très incertain de la Fédération même s’il semble exercer ses tâches sans autoritarisme et en protégeant les droits acquis.
Une ébauche de dépassement du capitalisme
On estime à 100 000 le
nombre de coopérateurs en 2017 (soit 2,5% de la population) dont des
raffineries de pétroles. Les coopérateurs y décident collectivement des règles,
des opérations, de l’embauche et de la finance.
Des terres appartenant
à l’Etat syrien ont été expropriées et redistribuées à des paysans pauvres ou à
des coopératives. Cette redistribution s’est accompagnée d’une obligation de
diversification des cultures avec un développement de l’élevage et la
plantation d’arbres pour rétablir un certain équilibre écologique mis à mal par
la monoculture du blé et contribuer à l’autosuffisance alimentaire.
Les ravages de la guerre et les besoins en investissement qui l’accompagnent prévalent toutefois largement sur les intentions louables.
Un bouillonnement généreux annonciateur d’une
véritable démocratie directe?
En définitive, on
perçoit de cette expérience une énergie positive, diffuse, naissante mais qui a
du mal à s’ériger en démocratie formelle. Ses contours sont flous, son contenu
souvent ambigu, ses véritables promoteurs peu quantifiables et pourtant
l’enthousiasme existe. Cette lueur au milieu des fumées de la guerre est
entretenue par les débats autour de l’abolition de l’Etat aux tonalités
libertaires, les aspirations vers le communalisme démocratique, le souhait de dépasser
le capitalisme. Tout comme au Chiapas et plus encore, cette énergie positive a
du mal à s’institutionnaliser et les faiblesses, les doutes, les erreurs que
l’on perçoit sont aussi ce qui en fait une expérience intéressante voir
attachante car authentique.
On doute parfois même qu’il s’agisse d’une démocratie sans même parler d’une démocratie directe tant la guerre impose son ordre du jour au point qu’on a pu parler de “démocratie de guerre”. C’est en tout cas une démocratie complexe tiraillée entre la Syrie d’Assad, la Turquie d’Erdogan, les conflits claniques et les intérêts des puissances étrangères dans la région: Etats-Unis, Russie, Iran.
En définitive, le bannissement de toute discrimination dans une société profondément patriarcale et religieuse est à mettre au crédit de cette construction politique à la recherche d’elle-même. De la même façon, les efforts d’éducation appuyés sur le multilinguisme (kurde, arabe, syriaque), la volonté de proposer une action écologique, l’orientation de la justice dans une voie de conciliation et de consensus au sein des communautés plutôt que de répression sont d’autres éléments positifs à imputer au Rojava.
Si d’aventure, un régime innovant de démocratie directe échouait à se mettre en place, les ferments introduits avec les droits et libertés continueront de pétrir la région. La liberté d’opinion, l’égalité entre religions ou ethnies, la liberté d’expression ou le droit à l’information ouvrent la voie à une véritable société démocratique et sociale tournant le dos aux concepts d’Etat national, militaire ou religieux.
[1] Initialement soutenue et financée par la Syrie de 1981 à 1998. Pourtant "Avant 2011, rien ne nous donnait espoir. Les Kurdes étaient totalement opprimés. Nous n'avions même pas de papiers d'identité", se souvient Aldar Khalil, un des architectes de ce projet d'autonomie cité dans "Pour les Kurdes de Syrie, comment préserver l'autonomie chèrement acquise?" AFP 9 mars 2021. [2] Il est capturé au Kenya par les services secrets américains et israéliens, avec l'aide de certains éléments des services secrets grecs… [3] France Culture - Kurdes de Syrie, le crépuscule du Rojava [4] "Pour les Kurdes de Syrie, comment préserver l'autonomie chèrement acquise?" AFP 9 mars 2021 [5] Au Rojava kurde, on attaque aussi une manière de vivre libre. 17 octobre 2019. Entretien avec Corinne Morel Darleux [6] Pierre Bance "La fascinante démocratie du Rojava" [7] L'avenir suspendu du Rojava. Monde diplomatique janvier 2021. [8] Sauf indication contraire, l'ouvrage de Pierre Bance "La fascinante démocratie du Rojava" sert de base aux développements suivants sur le système politique du Rojava. [9] 22 partis politiques ont participé à l'assemblée constituante. Le Parti de l'Union Démocratique (PYD), parti frère du PKK et fondé en 2003 il arme bon nombre de milices (Union de Protection du Peuple - YPG) dont les fameux groupes de femmes, kurdes pour l'essentiel (YPJ). Le CDS, Conseil Démocratique Syrien, parti initié pour y intégrer la composante arabe des territoires libérés.
“Pas grand-chose autour de nous ne laisse penser que nous sommes à la veille du Grand Soir. Les citoyens sont largement dépolitisés et malgré leur défiance profonde envers les gouvernants, ils semblent toujours attachés à l’idée de nommer des représentants pour décider à leur place. La population, en majorité urbaine et travaillant dans le tertiaire, est grandement dépendante de l’État et des multinationales pour subvenir à ses besoins les plus basiques. La société cultive dès l’enfance et avec succès l’habitude de la soumission aux autorités quelles qu’elles soient. L’imaginaire social est encore largement colonisé par le mythe de la croissance et nos choix guidés par les passions tristes du consumérisme. Les mouvements sociaux sont pour la plupart défensifs et osent à peinent se battre pour conserver les quelques acquis arrachés aux capitalistes au siècle dernier. Alors que l’emprise des bureaucraties et du marché sur nos vies semble totale, il faut beaucoup d’imagination pour penser que, dans un futur proche, la Catalogne sera débarrassée à la fois du capitalisme et de l’État.” Voilà un constat tiré de la conclusion du livre ” Rébellion et désobéissance: la coopérative intégrale catalane” d’Emmanuel Daniel[1] qui constitue une bonne introduction.
La Coopérative
intégrale ou comment répondre à nos besoins en dehors du marché et de l’Etat
Et pourtant, parmi les “révolutions minuscules”, la Coopérative Intégrale Catalane (CIC) créée en 2010 affiche un objectif ambitieux : permettre à ses membres de se passer progressivement de l’État, des banques et de l’euro. Dans cette expérience surprenante basée sur la désobéissance civile et la construction d’alternatives radicalement démocratiques chaque groupe est autonome et décide de son fonctionnement interne. Tous adhèrent à l’”Appel pour la révolution intégrale” et les membres décident de ce qui les concerne lors d’assemblées bimensuelles ouvertes à tous. Leur but : se passer progressivement de l’euro, des banques, et prouver que “nous pouvons vivre sans capitalisme”. Car pour eux, vivre sans État ne signifie pas vivre sans solidarité. Cela ne signifie pas se retrouver seul pour faire face aux problèmes du quotidien (s’alimenter, se soigner, se loger…) et confier sa survie entre les mains du marché. Plutôt que des services publics administrés par l’État et sur lesquels le citoyen n’a aucune prise, ils proposent de construire leurs propres “services publics coopératifs” pris en charge par les usagers.
Le demi-million d’euros de budget de la CIC provient essentiellement des ressources générées par ces centaines d’artisans, d’artistes et de petits commerçants qui jouent le jeu de l’”insoumission fiscale” en échange d’une couverture juridique et d’un service de comptabilité mutualisé.
Différentes
commissions et groupes de travail traitent de (presque) tous les aspects
d’une vie en société: éducation, santé, logement, énergie, monnaie… C’est à
Barcelone, dans un immeuble squatté, à deux pas de la Sagrada Familia, que bat
le cœur de cette fourmilière. Mais c’est en dehors la capitale catalane que
l’on peut observer la plupart de ses réalisations concrètes.
Les membres de la CIC insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fin en soi, ni d’un modèle voué à s’étendre ou à se généraliser. Ils parlent de la CIC comme d’un outil de transition. Nous préparons la révolution tout en la faisant dit l’un d’eux.
La genèse du projet
Entre 2006 et 2008, Enric
Duran surnommé le Robin des banques, a délibérément contracté dans le plus grand
secret pour 492 000 euros de crédits auprès de 39 banques en “omettant”
de les rembourser. Depuis 2013, cet homme d’une quarantaine d’années, sous le
coup d’une condamnation dans son pays, a pris la fuite et continue son
engagement à distance.
A partir de ce pécule, la CIC est officiellement créée en mai 2010 dans un squat de Barcelone. Puis tout va très vite. En juin, un groupe de 50 personnes réussit à construire les principes de la CIC sur une base de consensus en seulement une journée. Ils décident de se répartir en groupes de travail et de se retrouver tous les quinze jours lors d’assemblées permanentes (pour traiter les problèmes du quotidien) ou de journées assembléaires (pour traiter un sujet de fond). Un fonctionnement toujours d’actualité. En 2015, la CIC compte 2500 membres, dont 70 activistes à temps plein (payés par l’organisation) et qui font tourner la CIC.
Fraude fiscale en bande organisée … à des
fins sociales.
Il faut distinguer
deux types de structure au sein de la CIC. Les services publics coopératifs et
les projets autonomes d’intérêt collectif (Paic).
Les services publics coopératifs comme la santé ou l’éducation sont
au moins en partie financés par la CIC et, chaque année, une assemblée définit
les budgets attribués à chaque commission. En échange, chaque commission est
tenue de rendre des comptes à l’assemblée.
Les projets autonomes (Paic), parmi lesquels figurent les commerçants et artisans insoumis, ne reçoivent généralement pas de soutien financier de la CIC, ils sont totalement indépendants dans leur fonctionnement mais bénéficient s’ils le souhaitent des outils proposés par la CIC (coopérative d’habitat, statut de membre auto-entrepreneur, commission juridique, achat groupé, etc.).
Boulanger et insoumis fiscal
Angel, boulanger, est membre d’une coopérative créée par la CIC et qui sert de parapluie juridique à différents petits artisans et commerçants, les dispensant ainsi de créer leur entreprise. Cette coopérative propose à ses membres auto-entrepreneurs (700 pour l’ensemble de la CIC) une assurance, un service comptable et administratif mutualisé, et sert d’interface entre eux et l’État. En échange de ces services, les membres paient une participation à la coopérative proportionnelle à leurs recettes et lui versent la TVA qu’ils auraient dû payer à l’État. Dans le cas d’Angel, environ 1 000 euros par an, une somme largement inférieure aux charges classiques d’un auto-entrepreneur. Aux yeux de la loi, Angel est un coopérateur bénévole de la coopérative. Il ne bénéficie donc pas de prestations retraite, chômage ou santé comme un salarié lambda.
Afin d’échapper à l’impôt les revenus sont minimisés en ne déclarant pas toutes les ventes et les charges sont maximisées faisant par exemple passer des frais personnels (achats de matériel de construction, de bureau ou d’informatique) pour des frais professionnels. Au total, la TVA collectée et la TVA facturée s’équilibrent. Lorsque la coopérative atteint 120 000 euros de fraude fiscale potentielle, soit le seuil de responsabilité pénale, une nouvelle coopérative est créée. A la tête de ces “parapluies juridiques”, cinq personnes, pour la plupart insolvables, sont prêtes à assumer les risques judiciaires.
L’insoumission fiscale
promue par la CIC se traduit également par le lancement de l’opération “droit
à la rébellion” qui incite tout citoyen à ne pas payer une partie jugée
illégitime des impôts, soit environ 30 % correspondant au remboursement de
la dette, aux dépenses militaires et aux frais de la monarchie.
Au lieu de régler ces sommes à l’État, ces rebelles fiscaux décident de les verser à des mouvements sociaux.
Une alternative à l’économie plutôt qu’une économie
alternative
La Monnaie
EcoSeny est une monnaie sociale créée en 2009 et qui compte 600 adhérents répartis autour de la montagne de Montseny, à une heure de voiture au nord-ouest de Barcelone. Cette monnaie hors du contrôle de la Bourse, de l’État ou des banques ne permet pas de spéculer ou d’accumuler. A l’image de Montseny, chaque territoire décide du nom de sa devise et de ses règles : critères pour rejoindre le réseau, crédit et débit autorisés, convertibilité en euros, possibilité d’effectuer des échanges avec d’autres écoréseaux… la plupart des échanges se font via la plateforme internet IntegralCES, un logiciel libre créé par la CIC. Le dynamisme tout relatif des monnaies sociales de la CIC (300 000 unités monétaires échangées entre les 2 500 membres en 2015 à l’échelle d’une région qui en compte 7,5 millions de personnes) repose beaucoup sur les militants de la coopérative qui reçoivent une partie de leur assignation dans cette monnaie. Pour certains aussi, et faute de biens à acheter, il faut parfois renoncer à dépenser le pécule engrangé en monnaie sociale à l’instar d’un patron de bar barcelonais participant à l’expérience.
Une “AMAP”
Ici, on ne parle pas de consommateur ni de producteur mais de “prosommateur”. Chacun est invité à proposer quelque chose. A partir de cagettes de pommes à vendre, certains vont les acheter et peuvent en faire des compotes et les remettre en circulation dans l’écoréseau. Les producteurs sont tenus d’accepter au minimum 15 % en monnaie sociale.
Epicerie en produits secs
Un système de
distribution de nourriture (la centrale d’approvisionnement catalane ou Cac) couvre
toute la Catalogne. Ce réseau rassemble 70 groupes de consommateurs et de
producteurs de produits non périssables qui peuvent commander mutuellement
leurs produits. En avril 2015, 3 tonnes de nourriture ont été
transportées pour une valeur de 10 000 euros.
Habitat
Les actions sont principalement
tournées vers le détournement de la loi via des locations à des propriétaires
en cours d’expropriation pour bénéficier de logements / bureaux gratuits ou par
la fourniture de garanties locatives par
les Coopératives.
Des lieux partagés pour la production
A Calafou, une communauté
rurale libertaire et high-tech occupe une friche industrielle à 60 km à
l’ouest de Barcelone, rachetée quatre ans auparavant. Ici on vise à se
réapproprier la technique. On y développe des outils destinés aux mouvements
sociaux, comme un réseau social alternatif ou un réseau téléphonique gratuit et
sécurisé, logiciel qui permet d’utiliser simplement et de manière sécurisée des
bitcoins. On y produit de la bière artisanale, des savons. Des ateliers de
mécanique, menuiserie, plasturgie, textile, un centre social, un jardin, un
studio de travail du son complètent ces activités.
Les outils sont
collectivisés et n’importe qui peut les utiliser gratuitement à condition de
reverser une part à Calafou en cas de profit. Généralement, les projets autonomes
versent un tiers des recettes à ceux qui y participent, un tiers pour
consolider le projet et un tiers pour Calafou. Une vingtaine de personnes vivent
sur place contre 10 euros mensuels pour les frais. L’implication de
chacun, aléatoire, notamment pour les journées hebdomadaires de travail
collectif trouve son acmé à l’assemblée du dimanche qui sert à coordonner cet
assemblage hétéroclite de personnes.
Une banque
Début 2015, la CASX disposait de 54 000 euros et de 2 800 ecos (une des monnaies sociales de la CIC) à partir des dépôts de certains. Un tiers des dépôts est conservé en réserve, en cas de besoin de retrait. Un autre tiers sert à financer des projets considérés sans risques, le dernier tiers finance ceux qui offrent moins de garantie de remboursement. Douze structures ont bénéficié de ces prêts sans intérêts.
Des embryons de services publics
Dans le domaine de l’éducation,
la principale réalisation porte sur la mise en place de séjours autogérés entre
adolescents. La commission s’est toutefois auto-dissoute en 2015 faute de résultats
suffisants.
Dans le domaine de la
santé, un centre a fonctionné dans les débuts mais redémarre après avoir fermé
en 2015. Quelques consultations de médecine alternative subsistent péniblement.
Le montant des assignations (équivalent au traitement des fonctionnaires en charge de la gestion administrative ou des services publics) n’est pas calculé en fonction du temps de travail mais des besoins déclarés des membres. Par exemple, untel reçoit une assignation de 400 euros et 200 ecos et vit à Aurea Social en échange de coups de main pour faire vivre le lieu.
Le difficile chemin de la CIC
Une forte carence démocratique
Elle est due à une
faible implication du plus grand nombre. Certains viennent en tant que
consommateurs de services sans sentiment d’appartenance réel ni implication
véritable. La plupart des membres de la CIC n’ont pas suffisamment de temps
pour comprendre la complexe machine dont ils font partie. Beaucoup ignore tout
du travail des différentes commissions et ne savent pas plus comment le
demi-million d’euros de budget qu’ils génèrent est dépensé.
La plupart sont venus moins pour des convictions politiques que poussés par la nécessité économique. En témoigne le taux quasi nul de participation des membres auto-entrepreneurs aux assemblées qui décident pourtant de l’attribution des centaines de milliers d’euros qu’ils ont générés. Conscients de ce problème, le processus d’inscription est désormais plus rigoureux afin d’écarter les membres principalement attirés par l’idée de payer moins d’impôts.
Le tenace pouvoir de l’argent
Corolaire du point précédent, on remarque que sur les 2000 à 2500 membres de la coopérative, rarement plus de 50 viennent au assemblées, principalement les personnes qui reçoivent des assignations… pour s’allouer la majeure partie du budget en assignations.
Une bureaucratisation inévitable?
Suite à la forte médiatisation de son fondateur, au mouvement des indignés et aux effets de la crise mondiale, l’organisation s’est développée trop vite provoquant une crise de croissance. L’afflux soudain de recettes tout aussi rapidement dilapidées a mis l’organisation en danger. Les nouveaux membres, moins impliqués, moins politisés que le noyau fondateur ont dilué le mouvement. Au début, sur 50 personnes impliquées, trois recevaient des assignations. Le nombre de personnes impliquées quotidiennement a peu changé mais 55 personnes reçoivent des assignations fin 2015.
Culture hors sol
Un fossé s’est creusé entre les militants de la CIC et le monde réel en raison à la fois de de la taille de l’organisation et de la faible participation aux luttes en cours en dehors de la CIC. La clandestinité des débuts en est sans doute la cause comme l’admet son fondateur principal : “La création de l’appareil de gestion et la question de l’illégalité nous ont poussés à centraliser l’information et donc le pouvoir.”
Une difficile transposition hors d’Espagne
Pour bâtir en France
un futur qui ne repose pas sur l’aliénation étatique et marchande quelques
ébauches de coopératives intégrales ont vu le jour : à Toulouse, Nantes,
en Île-de-France ou encore dans le Berry. Mais elles peinent toutes à dépasser
le stade embryonnaire. L’insoumission fiscale est presque impossible en France car
le fisc dispose de plus de moyens de contrôle. Ce mode de financement majeur a pour
l’instant été mis de côté dans ces initiatives.
Le contexte économique
(taux de chômage espagnol plus élevé qu’en France) ou culturel (l’Etat rime
encore avec Franquisme et corruption en Espagne, là où les français l’associent
plus volontiers avec Etat providence) constituent d’autres facteurs limitants.
Au total, malgré les difficultés et les incohérences, notamment autour du débat entre technophiles et adeptes de la simplicité volontaire, l’expérience du CIC, dans le droit fil des collectivités libertaires de Catalogne de 1936, ouvre un vaste champ des possibles. Et pourtant, l’expérience semble avoir nettement décliné depuis l’écriture du livre d’Emmanuel Daniel en 2015 comme en témoigne le site de la coopérative (cooperativa.cat) assez peu alimenté. L’épée de Damoclès fiscale, véritable fragilité du modèle se serait-elle abattue sur l’organisation?
[1] Cette excellente synthèse éditée en 2015 constitue la source quasi exclusive de cet article, l'information sur le sujet étant par ailleurs assez rare et parcellaire.
L’amélioration du mode de désignation des représentants par le tirage au sort plutôt que par l’élection peut-il suffire à amender significativement notre démocratie élitaire? Une vraie démocratie doit elle se passer d’élus? En dehors du mode de désignation, quels sont les autres aspects à considérer dans un mandat?
Représentatif de quoi?
On parle bien souvent de crise dans nos démocraties modernes et l’une des composantes majeure de cette fracture de la société a trait au mode de représentation. En effet, comment considérer que nos élus représentent légitimement nos intérêts lorsque 2% des députés sont employés ou ouvriers[1] contre 47% dans la vraie vie[2]? Que l’âge moyen des députés est de 51 ans contre 41 ans pour l’ensemble de la population française[3]? Que 40% des députés sont des femmes contre 51% en dehors de l’hémicycle[4]?
Ce jeu de miroirs déformant accompagne le système parlementaire depuis qu’il existe: d’un côté la volonté générale des citoyens, de l’autre, les intérêts particuliers de “ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer”[5]. A tel point que Cornelius Castoriadis a pu parler de la “mystification des élections” allant de pair avec “la plus grande mystification des temps modernes” qu’est la démocratie “représentative”[6].
Mérites du tirage au
sort
Alors, le changement du mode de désignation des
représentants est-il une condition suffisante pour contrebalancer cette
tendance élitaire de nos institutions? En effet, comme l’on sait “depuis
Hérodote et Aristote, le régime démocratique se définit par le tirage au sort
des magistrats ou par rotation des charges. Au contraire, l’élection est aux
yeux des Grecs, un principe aristocratique – on élit les meilleurs : alors
qu’en démocratie toute le monde peut être désigné, et on ne recourt à l’élection
que pour les fonctions qui exigent des capacités particulières, celle de
stratège par exemple [c’est-à-dire celui qui conduit opérationnellement la
guerre].”[7] Bien
sûr, il ne s’agit pas de méconnaitre la différence d’intelligence ou de
jugement politique entre les hommes, mais le tirage au sort permet à chacun
d’exprimer et de confronter son opinion politique dans l’espace public.
“Ce qu’affirmait Platon d’un savoir ou d’une science particulière habilitant à gouverner les humains est tromperie mortelle [4]”. Il ne peut y avoir d’expert en politique puisque c’est une matière dans laquelle, par définition, le savoir n’est ni constitué ni borné, aucune vérité immobile ne pouvant être enseignée dans les écoles formant ces experts.
Justification de
l’élection
Ayant dit les avantages connus depuis 2500 ans du tirage au
sort sur l’élection, pourquoi persister à voter pour designer nos représentants?
Comme toujours au sujet de la modernité contemporaine, la recherche de l’efficacité l’a emporté. Un petit nombre acquiert les codes nécessaires à l’exercice d’un pouvoir très formaté, et la grande masse peut continuer à vivre sa vie. Personne n’est jamais pleinement satisfait, mais l’on s’en accommode car c’est finalement confortable et pratique. Pratique, ça l’est surtout pour les tenants du pouvoir notamment économique qui peuvent concentrer leurs manœuvres d’influence sur un petit nombre (voir à ce sujet cet article sur le lobbying). On lance ainsi des hommes politiques comme on met en avant des savonnettes[8]. L’idée qu’il est impossible de faire autrement est avantageusement distillée dans la société.
Pourtant, si les citoyens grecs avaient des esclaves pour leur permettre de s’investir en politique, nous avons leur équivalent contemporain avec la technique et les gains de temps pharamineux qu’elle amène (voir ici l’article sur le temps). Avec une semaine de travail de 20 heures, qui est loin d’être illusoire, une vraie démocratie serait parfaitement possible.
Remarquons en passant, que la démocratie oligarchique actuelle pratique un (faible) renouvellement des élites qui permet de replâtrer le système en laissant espérer (fort peu toutefois), ceux qui sont exclus du jeu politique. Cette rotation des charges à petite vitesse, entretien l’illusion d’un monde politique dans lequel le débat serait réellement revivifié. Or, il n’en est rien puisque un puissant formatage, polissant et acculturant ceux qui furent des outsiders, joue à plein et ne laisse que très peu d’hommes réellement libres et indépendants au sein de l’hémicycle[9].
D’autres modes de désignation?
Mais existe-t-il d’autres mécanismes en dehors de l’élection
et du tirage au sort?
On peut mentionner l’auto désignation. Avec un tel système, aucune condition n’est requise pour participer à telle ou telle commission: il suffit de s’y inscrire. Cela a par exemple été pratiqué à l’échelle locale dans la commune participative de Saillans. Les limites de cette méthode tiennent là encore à la distorsion de la représentation. Un fort contingent de retraités au détriment des actifs et plus généralement un surreprésentation des habitants à fort capital culturel accaparent le débat au détriment des places laissées vide par des classes sociales défavorisées ne disposant ni du temps ni des connaissances nécessaires pour peser dans un débat. La gestion pratique de groupes de taille très variable et possiblement très importants peut s’avérer également problématique notamment à un niveau régional ou national (bien qu’à ces échelons, un tirage au sort parmi les personnes désignées au premier niveau puisse pallier ce problème).
L’élection sans candidat est une autre méthode issue de la sociocratie. Ainsi, plutôt que de désigner des volontaires, on procède à la désignation par vote ou consentement, sans liste de candidats. Un biais socioculturel existe toujours, puisque pour les assemblée de niveau local, la participation (à moins qu’elle ne soit obligatoire) est inégale, cette inégalité de présence reposant bien souvent sur un biais socio-culturel. Notons toutefois que la présence n’est pas non plus indispensable pour parvenir à une nomination comme en atteste la désignation du candidat à la mairie de Saillans.
On le voit donc, des méthodes alternatives amènent à une représentation améliorée car les barrières à l’entrée sont beaucoup moins fortes qu’avec l’élection classique, mais cette représentation reste toujours imparfaite par rapport à un groupe tiré au sort. Dans tous les cas, l’éducation, la formation doit jouer un rôle central pour permettre à tous de jouer un rôle actif dans la cité.
Les imperfections du
tirage au sort.
Ces imperfections, car il en existe bien sûr, reposent notamment sur l’inégalité des bonnes volontés. La motivation peut ainsi être défaillante pour assumer un mandat si l’on y est contraint. Toutefois, on observe avec les jurys populaires d’assises tirés au sort à partir des listes électorales que “la motivation vient en jugeant”. Par ailleurs, les autres modes de désignation peuvent également mener à des défaillances de motivation comme cela est relaté au Chiapas ou comme cela est attesté dans d’autres communautés humaines comme les kibboutz. Dans les débuts de cette expérience utopique, le contrôle du groupe suffisait à neutraliser ces comportement car disaient-ils à propos des fainéants, s’il y en avait “nous cesserions aussitôt de les aimer”.
Les modalités de constitution de la liste initiale à partir
de laquelle les représentants sont sélectionnés par tirage au sort est, dans
une moindre mesure, une autre limite. Ainsi, Pour prendre l’exemple de nos
listes électorales permettant de sélectionner les membres des jurys populaires
d’assiste, 9% des 30-44 ans ne figurent pas sur ces listes. En effet, bien que
l’inscription soit dorénavant réalisée d’office, la mise à jour relève de
l’initiative individuelle en cas de déménagement[10].
Certains pourront même
objecter contre le tirage au sort qu’il va “à l’encontre des corps
intermédiaires de tout temps créés (associations, syndicats, partis formant des
militants) et va dans le sens de Thatcher : la société n’existe pas.[11]“
De même, le tirage au sort, s’il n’est pas réalisé scrupuleusement mène à des assemblées faussement représentatives. Ce fut le cas par exemple avec la Convention Citoyenne pour le Climat, le Comité de Gouvernance ayant interféré dans le processus de désignation. Par ailleurs, cette convention n’a pas eu l’initiative de son champ d’intervention mais a agi dans les limites d’un mandat donné par le gouvernement. Enfin, bien entendu entre la remise du rapport et leur transcription dans la loi, il y a une faille dont l’étendue continue de se creuser au fil des mois.[12]
Enfin l’argument du manque de temps est mis en avant. “L’exercice collectif et direct de la souveraineté n’était possible chez les anciens que dans de petites communautés, de moeurs homogènes, en perpétuel état de guerre et où l’esclavage permettait aux citoyens de se consacrer à la chose publique. Dans les états modernes, étendus, les hommes libres n’ont plus le loisir de faire de la politique en permanence.”[13]
Autres
caractéristiques d’un mandat
Peu important le mode de désignation, la représentativité procède
en grande partie des caractéristiques du mandat de la personne désignée. Le
fait que le mandat soit révocable à tout moment est une nécessité impérieuse
pour éviter les dérives d’un représentant livré à lui-même. D’ailleurs, les
mandats irrévocables n’existent pas en droit privé: il ne viendrait à l’esprit
d’aucun actionnaire capitaliste de ne pouvoir évincer un président de société par
exemple.
Sans cette révocabilité, il y a aliénation de la
souveraineté au profit des corps institués pendant une durée déterminée. Le
pouvoir politique, détaché des citoyens, se voit alors irrémédiablement entrainé
vers une collusion avec les autres pouvoirs économiques ou médiatiques.
Le caractère impératif (contraignant le vote d’un représentant suivant le mandat reçu, mécanisme aujourd’hui interdit par la constitution) est une autre possibilité de contrôle d’un représentant, mais beaucoup moins avantageuse qu’un contrôle direct et permanent par l’échelon local. En effet, le mandat impératif devient vite inopérant car il revient à réunir une assemblée qui ne pourra tirer aucun profit de la confrontation des idées, le vote des représentants étant bloqué.
En forme de conclusion
Une véritable démocratie (directe), quelle que soit sa
taille à l’échelle des nations modernes, doit avoir recours aux mandats de
représentation. Ces mandats doivent alors être pourvus de préférence par le
tirage au sort ou l’élection sans candidat, c’est-à-dire que tous les citoyens sont
à égalité pour être désignés et c’est là le point central. Bien entendu, aucun mode de désignation ne
représente la panacée universelle, la démocratie étant par définition un état
instable qu’il faut s’efforcer de maintenir sous contrôle.
Il est en outre impératif que ces mandats soient encadrés par des règles scrupuleuses. Ils doivent ainsi être courts (1 an en Grèce antique, 3 ans dans le Chiapas zapatiste pour les Conseils de Bon Gouvernement, voir cet article), révocables à tout moment, non renouvelables ou très peu, proche du bénévolat, non cumulables, à renouvellement fractionné (pour permettre des périodes de recouvrement entre les nouveaux qui arrivent et les anciens qui partent), appuyés par de la formation pair à pair.
Mais il est encore plus impérieux que, quelles que soient
les modalités de désignation et les caractéristiques des mandats retenus, le
système ne repose pas uniquement sur ses représentants. Les citoyens doivent s’assembler
régulièrement à l’échelon local, avoir un accès complet à l’information (aucun
classement confidentiel des informations) et être capables à tout moment de contredire ou destituer un représentant, de voter
une autre politique que celle proposée ou même déjà votée par ses représentants
si telle est son envie. Les représentants des échelons supérieurs, doivent en
permanence présenter leurs travaux et les soumettre pour approbation dans les
assemblées de niveau inférieur.
Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, le simple
amendement du mode de désignation dans notre démocratie par procuration, telle que la qualifiait Kropotkine, ne saurait
suffire à changer la donne significativement.
[1] Site de l'assemblée nationale, comptage par l'auteur à partir de la liste des députés et de leurs catégories socio-professionnelles [2] Insee, Catégories socioprofessionnelles en 2019 [3] Site de l'assemblée nationale [4] Les exemples sont nombreux même si néanmoins, la tendance est clairement à l'amélioration de ces chiffres notamment pour la représentation des femmes. [5] Jacques Rancière. La haine de la démocratie. [6] Cornelius Castoriadis dans "Ce qui fait la Grèce" [7] Idem [8] Les quotidiens Libération, l’Obs, le Monde et l’Express totalisent plus de 8,000 articles évoquant Emmanuel Macron de janvier 2015 à janvier 2017 ; à titre de comparaison, la totalité des articles évoquant Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon dans les mêmes quotidiens et sur la même période de temps ne s’élève qu’à 7,400. Article " COMMENT LES MÉDIAS ONT FABRIQUÉ LE CANDIDAT MACRON" sur LVSL [9] Voir ce mécanisme d'assimilation élitaire dans les interventions de Juan Branco, lui-même sorti de Sciences Po et ENA. [10] Insee.fr [11] Journal La décroissance Décembre 2019 [12] Voir le blog de E. Chouard relayant le post de Ronald Mazzoleni sur La Convention citoyenne pour le climat [13] Benjamin Constant cité par Yves Sintomer dans Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2014).
La démocratie est-elle réellement une invention grecque et si oui pourquoi la Grèce ? Comment une expérience si ancienne peut-elle nourrir un projet contemporain? Cela a-t-il un sens de l’étudier?
Naissance d’un mutant
En 508 av. JC avec les réformes de Clisthène, la démocratie naît et s’épanouit à Athènes pendant plus d’un siècle (jusqu’en 404 av. JC). Dans ce laps de temps et à cet endroit particulier émergent également pour la première fois la tragédie, la philosophie et la géométrie[1]. Et ce n’est pas un hasard, affirme Castoriadis, si tout cela surgit en même temps à partir d’un “magma de significations imaginaires” (notamment colporté par L’Iliade et l’odyssée attribués à Homère). Bien sûr, les égyptiens connaissaient empiriquement les mesures respectives des côtés d’un triangle rectangle, mais il revient aux grecques de l’avoir démontré par un théorème (Pythagore). Evidemment, Confucius donne au monde à cette même époque ses préceptes, mais les concepts philosophiques en tant que tels sont nés dans l’Attique. Et oui, il y eut, avant la création de la cité d’Athènes, des assemblées de guerriers décidant collégialement, mais édicter ses propres lois va au-delà d’une simple prise de décision en commun. Cette invention politique qui fait naître le droit à partir du chaos, sans vérité ou dogmes révélée par les Dieux[2], a conduit un peuple vers l’autonomie (du grec “auto nomos”, se donner des lois à soi-même). Preuve de cette autonomie à l’origine de la loi, la procédure de “Graphe Paranomon”, véritable “énigme démocratique“, permet à n’importe quel citoyen de saisir l’assemblée afin de juger celui qui aurait soumis et fait voter une loi contraire à la démocratie. Aucun canon juridique ne définissant les contours exacts de la démocratie, cette condamnation est alors le fruit de la seule délibération collective. “Il revient donc aux citoyens, non seulement de faire la loi mais de répondre à la question: qu’est-ce qu’une loi bonne?”
Précisons, s’il était besoin à ce stade, que le terme “démocratie” équivaut ici (et ce mot conservera ce sens jusqu’au 18è siècle[3]) à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une “démocratie directe”. Notons en passant que la République romaine (établie en 509 av. JC), ne fut pas, contrairement à la croyance répandue, une véritable démocratie. La représentation de la souveraineté du peuple était venue ternir le concept des origines. L’abondance du droit romain a sans doute contribué à véhiculer cette perception erronée nous dit Castoriadis.
Les critiques habituelles de l’archaïsme politique d’Athènes qui comptait plus d’esclaves que de citoyens libres et qui excluait femmes et métèques (étrangers sans citoyenneté)[4] est vite évacuée par Castoriadis. En effet, chaque société qui dit le droit établit ses propres limites. Nous excluons aujourd’hui en tant que mineurs les personnes de moins de 18 ans mais n’est-ce pas éminemment arbitraire? De la même façon, la République Française avant le vote des femmes en 1946 n’était-elle pas moins une République?
Qui veut prendre la parole?
La démocratie, lorsqu’elle nait en Grèce, est donc une démocratie directe fondée sur la parole de tous les citoyens volontaires venus s’assembler pour délibérer et adopter les lois. Le territoire de l’Attique héberge la cité Athénienne qui comprend à la fois des villes, des villages et des campagnes. Cette cité couvre une superficie de 2500 km², soit l’équivalent d’un département comme les Yvelines. 300000 habitants (contre 1400000 pour les Yvelines) peuplent cet espace dont 40000 sont citoyens libres[5]. Ceux-ci viennent en ville, au marché (Agora) où ils échangent entre eux avant de se constituer en assemblée (ekklesia), sur place ou sur la colline aménagée du Pnyx à quelque 400 mètres de là. L’Assemblée ordinaire se réunit de dix à quarante fois par an pour voter à main levée[6]. Il y a aussi, dans les cas graves, des assemblées extraordinaires. Chaque assemblée regroupe 2 à 3000 personnes, voire 6000 pour les plus solennelles. Chaque citoyen peut y intervenir pour proposer ou réfuter une loi. Cette “égalité de parole” (“isegoria”) est d’ailleurs le terme utilisé dans les débuts pour définir le régime qu’on traduit par démocratie (constitué plus tard à partir des mots “démos”, le peuple et “cratos”, le pouvoir[7]).
Bien sûr, on assiste
rapidement à l’émergence de tribuns habiles dans le maniement de la parole,
capables de synthétiser les débats et d’exposer clairement les alternatives
parmi lesquelles trancher mais, le plus simple des paysans peut à tout moment
l’interpeler, le plus modeste des artisans le contredire. L’assemblée délibère principalement
sur des textes préparés par un autre groupe de citoyens, le Conseil ou boulè
dont le statut varia un peu selon les époques, mais qui représente en gros cinq
cents personnes tirées au sort, en fonction pour 1 an. En dehors des dix
stratèges et de quelques rares fonctionnaires financiers, tous les magistrats
athéniens sont tirés au sort,
exercent leurs fonctions de façon collégiale, et ne sont pas
renouvelables ! L’Aréopage, constitué par les anciens archontes (chefs de
l’administration tirés au sort à partir de 487), voit pour sa part, ses
pouvoirs subitement diminuer à partir de 461 et il doit alors se contenter
d’une fonction judiciaire sans plus aucun rôle politique. Notons également que toutes
les instances judiciaires dont l’Héliée, et en dehors de l’Aéropage, sont également
composées de citoyens tirés au sort ce qui, à n’en pas douter, constitue un
entrainement de plus au débat, à l’argumentation et aux plaidoiries.
Une indemnité est progressivement mise en place pour l’exercice des fonctions publiques (magistrats, membres du Conseil, puis aux juges) afin que personne ne soit écarté de la politique. Durant la période démocratique, la participation aux assemblées est en revanche bénévole.
Le passé inspire l’avenir
Impossible bien sûr de passer sous silence l’impérialisme de la cité grecque, son comportement belliqueux assis sur une organisation militaire massive. Difficile d’ignorer les massacres votés selon des principes parfaitement démocratiques, on pense ici à l’éradication des 3000 habitants de l’île de Melos dans les Cyclades en 416 av. JC, dont les hommes en âge de porter les armes furent tués et les femmes et enfants réduits en esclavage. Toutefois, impossible aussi de ne pas être émerveillé par la novation de ce peuple adulte empoignant son destin à deux mains et auprès duquel nos civilisations modernes semblent éminemment immatures. Le régime réellement démocratique caractérisé par la participation directe des citoyens, le tirage au sort et la rotation des charges plutôt que par l’élection généralisée, demeure une source d’inspiration pour nos contemporains. Contre la fin de l’histoire proclamée ces 30 dernières années, les grecs savaient qu’il n’existe pas de loi sociale connue ou imposée d’avance qui serait valable une fois pour toutes. “Nous sommes attelés à une tâche interminable” pouvaient-ils proclamer.
[1] Ce qui fait la Grèce de Cornelius Castoriadis aux éditions du seuil 2004. Ce texte reprend les séminaires donnés à l'EHESS de 1982 à 1984. Les citations suivantes sauf indication contraire, sont tirées de cet ouvrage.
[2] Si les Dieux jouent un rôle important dans les rites accompagnant la vie de la cité, ils ne dictent en rien leur volonté aux hommes assemblés. Castoriadis insiste longuement sur cette caractéristique, d'une cité dans laquelle le péché religieux n'existe pas, où il n'y a pas de rédemption après la mort, où l'homme est face à lui-même, disposant d'un libre arbitre total sur la vie à mener.
[3] Voir "Démocratie et représentation: Mythe d'un mariage naturel" par Yohan Dubigeon Revue Projet du 20 octobre 2020
[4] Le nombre d'habitants de l'Attique semble sujet à caution. Pour Castoriadis, en 431 av JC on dénombre 290000 habitants à raison de 190000 personnes libres (dont les femmes et métèques) + 90000 à 110000 esclaves. Parmi les personnes libres 40000 sont citoyens (que des hommes donc).
[5] Ces citoyens mobilisables après 2 ans de service militaires constituent le noyau de l'armée. En 431 d'après Pierre Miquel dans la Vie privée des hommes au temps de la Grèce ancienne, l'armée de conquête d'Athènes était composée de 13000 hoplites (fantassins lourdement armés), 1000 cavaliers. Il faut d'ajouter à cela les rameurs des trières de guerre, soit environ 190 personnes par bateau. Pour la bataille de Salamine en 480 av. JC, Athènes aurait mobilisé 180 trières soit un effectif total de 34200 personnes. Des mercenaires venaient renforcer les rangs ou suppléer un nombre de citoyens insuffisant.
[6] Pourquoi la Grèce par Jacqueline de Romilly
[7] Jacqueline de Romilly nous dit qu'avant l'émergence du terme "démocratie" formé de "demos" (le peuple) et "cratos" (le pouvoir), on parle d'égalité de parole (Isegoria). L'élan démocratique paru en 2005 aux éditions de Fallois
Quelles sont les grandes catégories d’entreprises au regard de leurs propriétaires respectifs? Peut-on et doit-on revoir le concept de propriété concernant notamment les outils de production que sont les entreprises? Quels mécanismes permettraient de redistribuer massivement à la fois le capital et les revenus de ce capital?
Il est téméraire de
formuler les recettes pour les marmites de l’avenir nous dit Marx, et pourtant,
continuons l’exercice! Quels seraient les ingrédients pour une économie plus
digeste, au service des citoyens et non l’inverse. Tentons à nouveau de
réouvrir des possibles, de procéder par simplification et enjambements, au-delà
des routines et de l’inertie[1].
Dans l’article précédent, nous avons introduit une idée force consistant à inclure des citoyens dans la gestion opérationnelle des entreprises en complément à une législation directe édictée aux échelons local, régional et national. Ayant ainsi ébauché une réponse à la question du “Qui pourrait dirigerl’entreprise?”, tentons maintenant d’aller plus loin et de traiter la difficile et lancinante question du “Qui pourrait posséder l’entreprise?” dans une démocratie directe.
Examinons pour cela les dispositifs actuellement existants et les leçons qu’on peut en tirer, notamment en approfondissant les plus vertueux.
Actionnariat non salarié
Les entreprises
commercialesclassiques (SA, SARL,
etc.) sont détenues en majorité par des
investisseurs privés (non-salariés), pour certains ne résidant pas en France
(37% de l’actionnariat des entreprises cotées tout de même![2]). On
peut distinguer parmi elles, les entreprises à actionnariat familial dont on
sait qu’elles s’avèrent plus pérennes car davantage soucieuses du long terme.
Certaines entreprises sont détenues en majorité par l’Etat ou des collectivités publiques (Sociétés d’Economie Mixte), ou en partie (Régies). On y déplore bien souvent une dérive bureaucratique menant à des problèmes de qualité.
Actionnariat Salarié et au-delà
Les Sociétés
Coopératives et Participatives ou SCOP (représentant 0,6% des employés en
France[3]) sont majoritairement
détenuespar leurs salariés qui sont donc également associés (ou ont
vocation à le devenir)[4]. Ce mode
de détention du capital injecte quelques gouttes d’huile démocratique dans les
rouages de l’organisation de la production et du travail: les écarts de salaire
y sont moins importants, les décisions y sont plus collégiales. La plus célèbre,
Mondragon[5] en Espagne,
fait figure d’exception par sa taille et emploie près de 20 000 personnes.
L’entreprises à actionnariat salarié (SCOP), qu’on peut aussi qualifier d’autogestionnaire,
a également fait la preuve de ses bienfaits en termes de bien-être au travail
avec la diversification des tâches ou d’égalité avec la limitation des écarts
de salaire (voir par exemple l’organisation économique originelle des kibboutz
dans cet article). Bien
entendu, le bilan des SCOP, à l’aune de l’économie classique est bien moins
satisfaisante ce qui explique son utilisation limitée. Ainsi chez les Fralib
(fabricant de thés et tisanes), les salariés sont passés de 220 du temps
d’Unilever à 58 pour une production 25 fois moindre (même si plus qualitative).
Et pourtant nous dit son président, “nous devons coopérer avec le système
capitaliste qui a cherché à nous broyer.”[6]
Depuis 2001, les SCIC ou Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (0,07% des employés), autrement appelées ” Coopératives multisociétariales” associent 3 types de parties prenantes : 1/ les salariés ou producteurs, 2/ les bénéficiaires (dont clients), 3/ les collectivités locales, acteurs privés, associations ou autre. Chaque année, au moins 57,5 % des bénéfices (et jusqu’à 100 %) sont mis en réserves dites “impartageables” pour consolider les fonds propres de l’entreprise. En 2018, on dénombrait près de 900 SCIC pour 65 000 adhérents, 7 500 salariés et 400 millions d’euros de chiffre d’affaires. Enercoop est la première SCIC de France[7] (qui regroupe en fait 11 coopératives locales[8]). Ce modèle de SCIC, inspiré des coopératives sociales apparues spontanément en Italie dans les années 70[9] semble contenir les germes d’une bonne idée, mais son utilisation à une échelle dérisoire interdit tout effet significatif.
Limites des modèles d’actionnariat salarié
La confrontation sur
un même marché non régulé (ou si peu) de deux modèles: l’un coopératif, l’autre
basé sur la compétition se solde presque toujours à l’avantage du dernier comme
en témoigne Jean-Pierre Girard: “C’est un choc culturel que de s’engager
dans un processus de création de SCIC dans un contexte de quasi-hégémonie de la
démocratie représentative couplée à l’idée de décision rapide”[10]. En
définitive, plus de coopération et de démocratie, signifie souvent moins
d’efficacité (au moins à court terme) et de profitabilité et on trouve donc ces
SCOP ou SCIC souvent cantonnés aux secteurs de “l’Economie Sociale et
Solidaire” (donc hors marché).
Une deuxième limite
des expériences coopératives a trait à la dose démocratique instillée. En
effet, les parties prenantes sont bien associées sur la base 1 personne / 1
voix, mais elles n’interviennent sur la gestion de l’entreprise que de loin en
loin (pour les assemblées annuelles et via des administrateurs élus). Il serait
au contraire pertinent que les parties prenantes puissent agir au jour le jour sur
la direction de l’entreprise.
Mais revenons sur la question de la propriété des capitaux et convenons qu’il n’existe finalement que deux options: propriété individuelle ou propriété collective. Que signifie en définitive qu’abolir la propriété? Cela veut dire la remettre entre les mains d’une collectivité et de leurs éventuels représentants. Ni l’une, ni l’autre de ces solutions n’ayant fait la preuve de son exemplarité, examinons de plus près ces deux modes de possession et les moyens de les encadrer davantage.
Gardes fous sur la propriété
Concernant la propriété individuelle, on peut, avec les anarchistes, faire reposer le droit à la propriété sur la capacité de travail des salariés[11]. Une telle mesure, si elle peut paraître juste, semble réduire trop drastiquement le montant des capitaux disponibles.
On peut également envisager de limiter le capital investi dans des entreprises en fonction de quotasdécrétés collectivement: Lorsque le montant de mes avoirs est atteint, aucune action ne peut plus m’être attribuée. Chacun voit ainsi ses avoirs progresser jusqu’à atteindre un plafond identique pour tous.Cette solution, outre l’égalité réelle qu’elle procure, aurait le mérite de conserver une partie des mécanismes reposant sur l’initiative individuelle.
Concernant la propriété collective, la pure démocratie directe (implication de l’ensemble des citoyens du territoire concernés dans la gestion quotidienne de l’entreprise) semble impossible à obtenir au niveau national et très difficile au niveau régional pour des raisons de distance entre les citoyens et l’entreprise considérée tout simplement. Elle ne semble ne devoir s’épanouir qu’à un niveau local (suivant l’exemple des “biens sectionaux des communes”mentionnés danscet article). Le recours à la collectivisation pour la grande industrie nécessitant des capitaux lourds et que réclamait Gandhi, pour ne citer que lui, semble donc devoir être écarté au profit de la propriété privée encadrée par des quotas.
L’effet pervers ou le
principal défi de tels quotas, sans cesse martelé par la théorie libérale, réside
dans l’assèchement de la motivation individuelle aiguillonnée par le profit,
véritable carburant de l’économie. Cette desincitation pour plus de profits,
d’accumulation de capital, de progrès technique, qui sont les principaux
leviers du capitalisme actuel pourrait signifier la mort de ce système
(Hourra!). Même si les lambeaux de notre société ne sont en rien le résultat de
notre système économique mais plutôt sa victime, convenons que les conséquences d’une telle décroissance
(disons le mot) seraient innombrables : perte de compétitivité mondiale, fuite
des entrepreneurs, apparition d’un marché noir de contrebande, etc. Tel le
drogué en manque, un pays en voie de désintoxication à l’économie de marché se
heurte évidemment à beaucoup de souffrances passagères, faut-il pour autant
continuer à se soumettre aux lois “stupéfiantes” de l’économie? Cette
cure de désintoxication n’est-elle pas le prélude aux progrès humains véritables,
un exercice de volonté raisonné et partagé tournant le dos à une innovation
technique ne servant que l’intérêt d’actionnaires avides emballés dans une
course folle au toujours plus?
Précisons par ailleurs que le jeu de la concurrence s’exercerait toujours mais dans des limites beaucoup plus resserrées décidées par les citoyens. Ainsi, les deux facteurs de production majeurs que sont le capital et le travail continueraient à s’échanger sur des marchés encadrés: pour le capital, via les quotas de propriété individuelle (en plus de la limitation drastique du niveau de dividendes que peut servir une entreprise), pour le travail via les accords sur les écarts maximum de salaire, mesure corolaire vers plus d’égalité réelle[12].
Mutation de l’économie vers une production
citoyenne
L’autre question posée
porte sur le passage de l’économie actuelle vers un environnement productif au
service de la société. Comment à la fois mobiliser les capitaux nécessaires pour
continuer à produire les biens et services jugés nécessaires tout en réallouant
les capitaux investis pour mieux répartir ces richesses entre les membres de la
société?
Pour répondre à ces questions, livrons-nous à un petit exercice. D’après l’Insee et grossièrement, le patrimoine en France si on le ramène à un montant par habitant s’élève à 40k€ pour le patrimoine détenu par les entreprises (dont 37%, pour les entreprises cotées, appartient à des non-résidents rappelons-le), et 60k€ pour le patrimoine détenu par les ménages[13]. Il s’agit donc ici d’imaginer comment redistribuer les 40k€ de patrimoine des entreprises.
Scénarios de transition
Plusieurs scénarios de
transition se présentent afin de mieux répartir les capitaux entre citoyens et
leur permettre de devenir actionnaires (dans la limite des quotas définis
collectivement bien entendu):
Expropriation pure et simple menant à une réallocation immédiate des capitaux à partir de décisions prises collectivement : mythe révolutionnaire ou réalité atteignable, la brutalité de ce renversement de table semble bien difficile à défendre.
Suspension des droits de propriété comme le recommandait Gandhi avec la mise sous tutelle d’entreprises (Trusteeship)[14]. Les propriétaires le restent mais perçoivent un salaire pas plus de 12 fois supérieur au plus bas et ne sont pas libres de céder ou transformer ce capital. En définitive, cela transfert en partie la propriété du capital à une administration en charge de prendre ou d’avaliser les décisions… Et on revient à la case départ de la dérive bureaucratique aux antipodes d’une démocratie réelle.
Redistribution des revenus du capital pour la fraction dépassant les quotas individuels. Le bémol d’un tel mécanisme a trait au temps que pourrait prendre la réallocation totale des capitaux, soit des dizaines voire des centaines d’années.
Redistribution des revenus du capital ET redistribution ducapital lui-même de la façon la plus indolore possible c’est-à-dire via les droits de succession. Dans ce scénario, le plus crédible, la fortune ne s’hérite plus ou que très partiellement et les “riches” deviennent progressivement moins nombreux. De nombreux effets collatéraux sont à étudier et anticiper tel le risque de dilapidation de fortune des riches à soir de leur vie, mais ne semble pas remettre fondamentalement en question une telle proposition.
Citoyen et actionnaire
L’actionnariat citoyen
avec son encadrement strict par la collectivité semble être la voie majeure
vers une juste répartition des richesses là où le système actuel est une
“machine à concentrer la richesse” (Paul Jorion).
Dans ce nouveau
panorama économique, l’entreprise est ainsi dirigée et possédéepar 3
catégories d’acteurs: les citoyens actionnaires, des travailleurs
actionnaires, et enfin de “simples” citoyens au titre de parties
prenantes. Ce modèle suppose donc que coexistent, outre les travailleurs, des
citoyens actionnaires rémunérés sur le
capital et des citoyens parties prenantes, rémunérés pour le travail rendu (l’administration des entreprises).
De nombreuses idées
existent pour faire prendre un réel virage à nos sociétés (bien que peu
diffusées), emparons nous-en pour créer une alternative crédible. Les idées
présentées dans cet article rejoignent ainsi les trois critères énoncés par
Thomas Coutrot pour la mise en oeuvre d’un “socialisme d’autogestion”
(autre nom d’un Autogouvernement) dans la sphère économique : la propriété́
sociale des entreprises, la socialisation des décisions d’investissement, la
politisation du marché[15]. Bien sûr, des questions demeurent: les
brevets, autre machine à concentrer la richesse doivent ils perdurer et sous
quelle forme? De la même façon, le secteur du logiciel, où s’engloutit
d’énormes moyens pour répliquer des lignes de codes déjà existantes pourrait-il
être encadré pour permettre la mutualisation (à l’image du mouvement open
source) et éviter ainsi la dilapidation de ressources conséquentes?
Cessons toutefois de
dire que c’est impossible, et si les idées évoquées dans ces articles ne sont
pas celles qui doivent survivre à un processus de démocratie réelle, d’autres
aussi radicales peuvent voir le jour. Noam chomsky le dit bien par exemple au sujet des
entreprises[16]: “Les
sociétés par actions (qui constituent le plus important système de pouvoir du
monde occidental) reçoivent leurs chartes de l’État. Des mécanismes juridiques
permettent de révoquer ces chartes et de placer les firmes sous le contrôle des
travailleurs ou des collectivités. Pour que de telles mesures puissent être
adoptées, il faudrait que la population s’organise de façon démocratique, ce
qu’on n’a pas vu depuis un bon siècle. Néanmoins, ce sont les tribunaux et des
avocats, et non le législateur, qui ont accordé aux entreprises la plupart de
leurs droits ; leur pouvoir pourrait ainsi s’effriter très rapidement.”
[1] "Ce qui constitue la pratique révolutionnaire, c’est qu’elle ne procède plus par détail et diversité́, ou par transitions imperceptibles, mais par simplifications et enjambements. Elle franchit, dans de larges équations, ces termes mitoyens que propose l’esprit de routine, dont l’application aurait dû normalement se faire dans la période antérieure, mais que l’égoïsme des heureux ou l’inertie des gouvernements a repoussés." Joseph Proudhon
[2] Chiffre Banque de France 2018
[3] En 2019, 63 000 salariés en SCOP d'après la définition scop proposée sur economie.gouv.fr
[4] A ne pas confondre avec les "entreprises coopératives" au sens large (incluant les SCOP) qui regroupent des banques dont les clients sont sociétaires, des coopératives scolaires, des bénéficiaires de logements HLM, etc. Elles sont régies par la loi-cadre du 10 septembre 1947, modifiée par l’article 1 de la loi du 31 juillet 2014 sur l’économie sociale et solidaire. Elles représentent en 2018 1,3 millions de salariés, 28,7 millions de sociétaires, 324 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Source: entreprises.coop
[5] Fondé en 1956 par 5 leaders et 16 co-équipiers, ce qui n'était alors qu'une coopérative unique nommée Ulgor s'est depuis lors développée significativement. Le Groupe Mondragon emploie maintenant 19000 travailleurs / actionnaires, soit presque 7% des travailleurs de l'industrie du pays Basque espagnol. Il comprend 173 coopératives (94 dans l'industrie, 17 dans la construction, 9 dans l'agriculture / transformation, 6 dans les services, 45 dans l'éducation, 1 dans la banque, 1 dédiée aux consommateurs). Les coopératives membres produisent 193 différents types de biens soit des milliers de produits. Elles exportent 30% de la production. Pour entrer, un travailleurs paye une participation, équivalent à environ 1 année du salaire le plus bas. Les écarts de salaires vont de 1 à 4,5. Tiré de Industrial Democracy as Process Participatory Action in the Fagor Cooperative Group of Mondragon by Davydd J. Greenwood, Jose Luis Gonzalez Santos (1991).
[6] Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020
[7] le site entreprises.coop
[8] A noter, les producteurs d'électricité auxquels Enercoop achète son énergie, ne sont pas toujours eux-mêmes des entreprises coopératives.
[9] Coopératives à partenaires multiples, pour une gouvernance solidaire par Jean-Pierre Girard (2020)
[10] idem
[11] rappelée par le collectif Lieux Communs dans la brochure Ter sur la Démocratie directe
[12] Echelle de salaires de 1 à 12 comme le préconise Gandhi. de 1 à 1,25 chez, 1 à 4,5 chez Mondragon (selon Gonzalez Santos - 1991) ou 1 à 12 chez Mondragon selon cette source (Prades L'énigme de Mondragon dans Revue internationale de l'économie sociale - 2005.
[13] Insee. Comptes de patrimoine des secteurs institutionnels de l'année 2018. "Actifs non financiers produits" ramenés par habitant (67 millions). Chiffres qui semblent cadrer grossièrement avec le montant moyen des transmis lors des successions évalué à 100k€ (Chiffres du Sénat en 2000 - Projet de loi portant réforme des successions et des libéralités :)
[14] The economic philosophy of Mahatma Gandhi par DR. SHANTI S. GUPTA
[15] Cité par Michel Fiant dans l'encyclopédie de l'autogestion "Ébauches pour un projet autogestionnaire".
[16] Le bien commun (2013)
Nous sommes (presque)
tous d’accord pour dire que nous consommons trop aujourd’hui dans les pays dits
“développés”. Pour gaver cette
hyperconsommation, les pays “en
voie de développement” entassent leurs productions sur le passe-plat du
commerce mondial. L’ogre économique peut alors se repaître de toujours plus de marchandises
avec pour seul but le maintien ou l’accroissement de taux de profits élevés[1], conditions
nécessaires à la survie de son organisme. Production et consommation sont donc clairement
déconnectées de nos besoins réels et authentiques.
Pour ne donner qu’un exemple, on estime qu’un individu possède aujourd’hui chez
lui près de 10000 objets[2].
Mais serait-il
possible d’établir “scientifiquement” nos besoins réels et
authentiques pour mettre un terme à cette orgie ?
Disons-le tout net:
non! Nos besoins d’humains sont plus difficiles à cerner que les besoins de
l’économie car ils sont à la fois subjectifs (j’apprécie une pièce chauffée à
19° mais pas ma femme), inconstants dans le temps (au Moyen-âge, 15° suffisait
largement), et propres à chaque culture (les esquimaux n’ont pas la même
perception du froid…).
Peut-on au moins s’approcher
de la vérité de nos besoins et établir des niveaux de production et
consommation au plus proche de cette vérité ?
Pour faire simple, on
peut dire que les niveaux de production et de consommation peuvent découler de:
une
décision familiale dans un contexte autarcique.
Des fermes isolées ont pu pendant des siècles produire ce qui s’avérait
nécessaire et suffisant (habitat, nourriture, outillage ou même divertissement
sous forme de chant, musique, veillées, etc.).
une demande des autorités compétentes de la
communauté dans les sociétés communistes primitives[3]. Par
exemple, une communauté agricole qui éprouve le besoin de se chausser peut
entretenir un bottier “donnant” sa production en échange des moyens
de sa subsistance (y compris lorsque la communauté n’a pas besoin de bottes pendant
les mois d’été par exemple).
une planification bureaucratique dans les
économies du bloc soviétique (dont le résultat fut bien souvent la qualité
désastreuse des produits) ou pendant la guerre avec l’économie dirigée.
du marché coordonnant l’activité par les prix à tous les échelons (local,
régional, national, international).
Nul besoin de dire qu’aujourd’hui le marché est ultra-dominant dans la détermination de la production / consommation. Malheureusement, cette économie de marché, si elle s’avère un “formidable” outil de croissance infinie, ne fait rien pour nous prémunir contre notre démon de la démesure et s’accompagne d’effets non moins diaboliques pour l’humain: focalisation sur le prix au détriment de tout autre facteur (qualité, conditions écologiques ou sociales), biais court-termiste, dépersonnalisation des échanges menant à une politique sans frein de maximisation des profits, etc.
Et si d’autres méthodes d’appréciation des
besoins existaient?
Si peu d’exemples sont disponibles, on peut néanmoins évoquer plusieurs mécanismes alternatifs.
Ainsi côté offre (production), on peut évoquer:
La planification
démocratique de la production à tous les échelons (local, régional, national,
international) notamment défendue par Michael Löwy[4]
vise à mettre dans les mains d’un collectif
la décision du quoi produire et dans quelles quantités.
Le
contrôle citoyen au fil de l’eau qui pourrait se traduire par l’inclusion de citoyens
dans l’administration des entreprises afin de tempérer le marché (sans
l’éradiquer).
Citons côté demande, la planification démocratique de la consommation que Dominique Bourg appelle les “quotas de consommation”. Cela ressemblerait furieusement à des tickets de rationnement sauf que leur distribution serait décidée démocratiquement et non pas bureaucratiquement. Reste à préciser en détail comment.
Propositions pour une politique démocratique de
l’offre
Rappelons d’abord que
l’entreprise, acteur majeur dans la détermination de l’offre est en butte à
deux insuffisances notoires aujourd’hui. Les lois qui encadrent son
fonctionnement pêchent à la fois par leur éloignement
(règlementations nationales et européennes) et leur laxisme résultant d’une collusion / confusion bien connue entre nos
élites économiques et politiques produisant un discours libéral synonyme
d’impunité.
La solution passe donc
encore et toujours par la démocratie, la vraie, celle qui ne se dilue pas dans
la représentation de nos intérêts et la collusion oligarchique!
Sur le plan politique contre l’éloignement et le laxisme, il convient d’instaurer la démocratie directe aux échelons habituels (local, régional, national), en s’affranchissant bien entendu de toute instance supranationale (limitation drastique du commerce international). Cet autogouvernement encadre de façon plus incisive l’activité des entreprises et peut, dans certains cas, décider d’une planification démocratique. Celle-ci semblerait pertinente dans des secteurs nécessitant des infrastructures importantes en main-d’oeuvre et en capitaux (transport, industrie lourde, etc.). Indiquons toutefois que la réduction de la taille des entreprises demeure un objectif majeur pour lutter contre la démesure gargantuesque de l’économie contemporaine, leur rendre (ou leur donner) un visage humain tout en faisant le deuil de leur hyper-efficacité. Avec les citoyens aux commandes, des aberrations qui font, par exemple, de la France le pays qui compte le plus de m2 de surface commerciale par habitant avec 1 million de m² inauguré chaque année, seraient évitées[5].
Rompre avec l’entreprise féodale
Paul Jorion, le dit sans
ambages ” Il nous faut à présent domestiquer […] l’économie car nous l’avons laissée dans son
état de sauvagerie premier de guerre de tous contre tous menée par des chefs
cruels et brutaux.”
Cela signifie surle
terrain économique, plus de démocratie aussi au niveau de chaque
entreprise. En effet quoi de plus tyrannique qu’une société commerciale
aujourd’hui? Le propriétaire ou son mandataire (le manager), ressemble fort au seigneur
d’autrefois. Des rapports de domination qu’on trouve inacceptables dans la vie
courante sont ainsi couramment tolérés dans une société commerciale du fait de
la pression du chômage. On connait également les limites flagrantes du contrepouvoir
syndical, dont il suffit de voir le faible taux d’adhésion (9 % dans le secteur
privé[6]) pour se
convaincre qu’il est devenu inopérant, en tout cas trop faible pour modifier
ces rapports (sans parler de la collusion de ses dirigeants avec le pouvoir
politique).
Tyrannique, l’entreprise l’est aussi vis-à-vis de son environnement (riverains, écosystème naturel, petits commerces alentours, etc.). Elle ne se hisse parfois même pas au niveau du minimum… syndical: délocalisations abusives pour motifs financiers, lobbying pour obtenir des législations complaisantes (voir cet article sur ces professionnels de la manipulation), les exemples sont pléthores.
Pour freiner
significativement ces forces dominatrices qui cisaillent nos vies, des
contrepoids effectifs doivent être imposés. D’abord en généralisant la gestion collégiale des entreprises par leurs
salariés (c’est le modèle des SCOP – sociétés coopératives de production[7]) ET par des
citoyens. Chaque entreprise d’une taille significative (dont l’impact sur la
société est le plus important) devrait ainsi intégrer dans sa gestion (comité
de direction, conseil d’administration, comités de pilotage) des représentants
de la société: des citoyens. Leur proportion dans les instances de décision
devrait être décidée démocratiquement, et comme tout travail mérite salaire, ils
pourraient être rémunérés par le fruit de nos impôts. Le choix de ces citoyens s’avérerait
sans doute crucial pour assurer leur succès: tirage au sort, volontariat tout
en se prémunissant contre leur enrôlement par des intérêts particuliers, etc.
Bien entendu, toutes ces mesures, dont la semaine de 20 heures (voir cet article sur la réappropriation du temps) ont un coût. L’enchérissement de la vie serait inévitable et cela pourrait s’avérer une chance en promouvant la qualité ! On estime ainsi que 96% d’appareils électroménagers qui tombent en panne sont réparables, les 4% restants étant attribuables au défaut de pièces de rechange[8]. Ils seraient alors remis en état plutôt qu’en décharge. Un fichier central des pièces détachées permettrait sans doute d’approcher des 100%. Afin de limiter la rotation des marchandises, une foule d’autres mesures conceptuellement très simples mais impossibles à mettre en oeuvre dans la réalité de notre démocratie oligarchique pourraient voir le jour[9]. La relocalisation, du fait de l’encadrement strict des importations permettrait de donner du travail à ceux qui en manquent aujourd’hui. Mais au-delà des marchés qui perdureraient sous une forme strictement encadrée, il s’agirait de retrouver une liberté véritable plutôt qu’une liberté d’option: J’ai le choix du mode de transport pour aller à mon travail (du fait de la relocalisation je peux préférer le vélo par exemple), plutôt que le choix entre une voiture X et un voiture Y.
En définitive, il s’agit de ré-enchâsser l’économique dans le politique dans le cadre d’une “Démocratie générale”[10] afin de retrouver le chemin vers une sobriété heureuse. “Il faut rompre, aussi sur le plan personnel, avec toutes les valeurs imposées par la société marchande, les exigences créées par l’argent, la valorisation du travail, les joies promises par la marchandises et le culte de l’efficacité” (Les aventures de la marchandise par Anselm JAPPE 2017). “Ceux qui n’ont à la bouche que les mots compensation, bilan carbone, développement durable, green tech, transition, empreinte écologique, ceux-là parlent une langue morte, celle de la comptabilité du désastre.” (Cahier d’Été de la ZAD 2019)
Laissons le mot de la
fin à André Gorz: “Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul
mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne”.
[1] Cette inflation marchande est soutenue par l'obsolescence programmée ou la publicité déculpabilisant notre surconsommation.
[2] Franck Trentmann dans "Empire of Things" cité par Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019). Chiffre donné pour un Allemand.
[3] Introduction à l'économie politique par Rosa Luxemburg (1925).
[4] Écosocialisme et planification démocratique. Michael Löwy Dans Écologie & politique 2008/3 (N°37),
[5] Journal LSA 12/02/2019
[6] en 2013 - enquête « La syndicalisation en France » de la Dares, service statistique du ministère du Travail.
[7] Par exemple, chez Fralib (repreneur après une lutte homérique d'une partie des infrastructures Unilever qui produisait thé et tisanes "Les coopérateurs contrôlent démocratiquement les différents services de l'entreprise et le conseil d'administration (11 membres), élu pour 4 ans par l'assemblée générale des coopérateurs est révocable à tout moment. Le CA met en place un comité de pilotage composé de trois personnes, le président de la coopérative, son directeur et le responsable des achats. Il se réunit chaque semaine et peut être élargi. Un compte rendu de décisions est rédigé, envoyé au CA et aux coopérateurs. Sans retour négatif de leur part dans les 24 heures, les décisions sont adoptées." Olivier Leberquier, président de Fralib dans la Décroissance – juillet 2020
[8] Chiffre fourni par Spareka lors d'un séminaire organisé par HOP (Halte à l'Obsolescence Programmée)
[9] Tiré de Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (2019) : Mettre en œuvre des critères de robustesse, de démontabilité, de modularité (le bien est composé de plusieurs éléments indépendants - ordinateur avec écran, clavier, boitier, plutôt qu'un boitier unique), d'interopérabilité, d'évolutivité pour permettre les évolutions technologiques futures, etc.
[10] Vers une démocratie générale de Takis Fotopoulos (2002)
A la suite de Kees Boeke, fondateur de la sociocratie (voir ici), quelles sont les nouvelles incarnations des idées de démocratie directe dans le domaine de l’éducation ? Comment distinguer le mouvement des écoles démocratiques de celui du unschooling ? Peut-on prolonger l’école démocratique associant les enfants aux décisions pour créer un projet communautaire fondé sur la liberté individuelle ?
Qu’est-ce que l’école démocratique ?
Le mouvement des écoles démocratiques a été initié il y a une cinquantaine d’années par la Sudbury Valley School aux Etats-Unis. Au fondement de cet établissement : La liberté ! Pas de programme à suivre, aucune injonction pédagogique, exit les devoirs, bref, une école où les enfants font ce qu’ils veulent[1]. Et lorsqu’ils sont profondément disponibles, investis, passionnés, en accord avec qui ils sont, ces élèves-autodidactes entreprennent eux-mêmes les apprentissages, même les plus ardus, tout comme un bambin apprend à marcher. En France, Ramin Farhangi a créé une des premières institutions de ce genre : l’Ecole Dynamique de Paris. On n’y trouve rien de plus que ce qu’on trouverait dans une maison ou un appartement : quelques ordinateurs, une télévision, des pièces de vie, une cuisine, etc. Les adultes prennent soin du cadre de liberté, gèrent l’administratif et se contentent juste d’être eux même, en jouant, discutant, etc. Le cadre de liberté, à l’élaboration duquel les enfants participent au même titre que les adultes, est constitué par un règlement et quelques outils comme le comité d’enquête et d’arbitrage servant identifier et dénouer les conflits.
L’école démocratique s’apparente en fait au mouvement dit “unschooling” (sortir de l’école) dans lequel les enfants extraits du système scolaire ne se contentent pas de répliquer à la maison les méthodes académiques mais apprennent en liberté selon leur maturité, leurs envies, les possibilités de leur environnement[2]. La confiance dans les capacités d’auto-apprentissage des enfants, notamment par le jeu, guide la pratique.
Comme le dit Ramin, “les apprentissages des enfants ne sont pas anticipés, planifiés ou évalués. Chaque individu évolue de manière unique et imprévisible, par l’infinité des expériences spontanées qu’il vit au sein d’un milieu, ordinaire et représentatif de la société. Errer, se tromper, perdre du temps, ne pas avoir de projet, etc., nous laissons les enfants tranquilles pour qu’ils puissent apprendre à se connaître, identifier leurs besoins uniques et chercher les solutions pour y répondre.” Bien sûr, cela peut facilement devenir angoissant pour les enfants comme pour les parents adeptes de la théorie mais bien souvent malmenés par la pratique. Le jeu (y compris les jeux vidéos pour ceux qui le souhaitent) occupe sa place naturelle en tant que vecteur majeur des apprentissages.
Comme dit Einstein, “l’école devrait toujours avoir pour but de donner à ses élèves une personnalité harmonieuse, et non de les former en spécialistes.”
Pourquoi une école démocratique ?
L’école démocratique prend acte des changements drastiques intervenus dans notre société depuis 200 ans puisqu’apprendre depuis chez soi (ou ailleurs) est devenu possible. En France (et dans d’autres pays similaires), nous baignons dans une mer d’information, d’immenses sommes de connaissances sont accessibles à quelques kilomètres ou à portée de clic. Une simple bibliothèque municipale renferme une somme de connaissances qu’aucun de nous ne pourra jamais assimiler en une vie. De plus, Internet rend accessible des informations qu’on trouve même difficilement dans les livres. Le contexte a changé donc, et pourtant l’enfant demeure prisonnier d’obligations : hier il devait gagner son pain comme fils de paysan ou d’ouvrier, aujourd’hui on l’astreint à s’assoir derrière un pupitre d’école 7 heure par jour jusqu’à 16 ans[3].
Au total, en offrant aux enfants la possibilité de découvrir qui ils sont, ce qu’ils aiment dans la vie, ne fait-on pas des adultes plus équilibrés et épanouis ? C’est en tout cas le pari de l’école démocratique (et du unschooling) : une école davantage ancrée dans la réalité de notre société où adultes et enfants vivent de façon décloisonnée. L’observation et l’imitation sont les principaux mécanismes mis en jeu mais n’excluent pas la participation plus classique à des formations instituées lorsque l’enfant en fait la demande pour atteindre les objectifs qu’il s’est lui-même fixé.
Les limites de l’école classique
De nombreuses critiques sont adressées à l’école qui tente bon gré mal gré d’amener toute une classe d’âge à un diplôme. La différence (Fort besoin de mobilité, dyslexie, etc.) y est bien souvent mal perçue et les élèves en dehors de la norme sont alors dépréciés par le système et donc à leurs propres yeux.
Chacun a également été confronté au conformisme ambiant qui fait du harcèlement un phénomène relativement fréquent dans le système traditionnel.
D’autres reprochent à l’école de ne pas préparer à demain en inculquant la soumission et la compétition plutôt que créativité et la collaboration tant recherchées dans les nouveaux métiers.
Enfin, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de l’Etat ou d’une quelconque institution dans la définition de programmes rejetant telle matière au profit de telle autre. Pourquoi n’apprendrait-on pas des savoirs pratiques comme le jardinage ou la cuisine à l’école ? La philosophie et la poésie ne peuvent-elles pas être le cœur des apprentissages d’un enfant dès le plus jeune âge ?
En définitive, on s’aperçoit bien souvent quand on fait la synthèse de notre temps à l’école, que les apprentissages y ont été subis et peu assimilés. Il suffit pour s’en convaincre de comparer quelques maigres connaissances scolaires à d’autres acquises à l’âge adulte par ses propres moyens sous le coup de l’enthousiasme.
Bien sûr, à l’opposé de ces pratiques, l’éducation démocratique est une corde raide, nécessitant une extrême rigueur intellectuelle dans un contexte dominant qui lui est opposé. Cette marginalité, par ailleurs renforcé par la concentration des éclopés du système débouche parfois sur un entre soi et des dynamiques négatives.
Parcours d’un “enfant démocratique”
Les débuts peuvent
être marqués par l’ennui, car l’enfant doit trouver où et comment s’investir
(ce qui est en soit un apprentissage). Chacun progresse à son rythme et
acquiert des savoirs en fonction de sa maturité (physiologique, psychique,
émotionnelle, etc.), lorsque le moment est venu.
On peut ainsi atteindre 13 ans sans savoir lire mais une fois le déclic survenu, la progression est fulgurante. Le rattrapage peut alors facilement se muer en dépassement du niveau scolaire équivalent à cet âge.
L’enfant démocratique,
bien que nettement marginal aujourd’hui, peut aussi revenir dans le système
académique normal, passer le bac, entrer à l’université si un rêve
professionnel le porte.
L’aventure de l’école démocratique lancée par Ramin Farhangi s’est rapidement muée en une expérimentation plus globale de vie démocratique au sein d’un collectif. C’est cette histoire en grande partie fondée sur la démocratie directe que nous allons maintenant examiner.
L’écovillage de Pourgues dans l’Ariège a été fondé en 2017 et compte une trentaine d’habitants (17 adultes et 8 enfants[5]).
Initié par 4 des 6
membres fondateurs de l’école dynamique, l’idée s’est très rapidement
concrétisée[6] en se
constituant en coopérative d’habitants et en association.
75% des fonds propres, soit près de 500 000€ (sur le million d’euros nécessaire) ont été apportés par Ramin Farhangi (co-fondateur de l’école dynamique à Paris) pour l’acquisition des 50ha du terrain, de 1000 m² de bâti et 5000 m² à construire[7].
Pour participer à cette aventure, la contribution financière de chacun est libre sachant que le coût d’un habitant se situe autour de 500€. Les profils sont assez variés, mais une majorité est issue de la ville. Ramin, figure emblématique de la communauté, y fait figure d’exception, étant “rentier” avec un revenu de 2000 euros par mois[8].
La gouvernance du lieu
Ce qui fait l’originalité de cette communauté est sa stabilité. Une grande partie du temps commun y est en effet consacré à mettre en place des outils de gouvernance permettant de prendre soin les uns des autres, préservant l’harmonie du lieu en respectant la sensibilité de chacun. Des formations sur ces outils sont d’ailleurs dispensées par certains membres du collectif. Voici les principales instances utilisées par le village de Pourgues.
Le Conseil de Village (CoVi) se réunit chaque semaine, vote ses décisions à la majorité absolue et a pour fonction de veiller au respect de la liberté individuelle (et non d’administrer les individus). Il fixe les contours d’un cadre le moins contraignant possible au sein duquel chaque personne évolue en toute liberté. “Nous faisons confiance a priori à l’individu comme étant le mieux placé pour choisir sa propre activité et s’autoévaluer. Peu à peu, chacun de nous fait son chemin pour sortir d’un préjugé selon lequel il existerait des passagers clandestins ou des fainéants.” Ce Conseil fixe donc uniquement les règles concernant les interactions entre l’individu et le groupe en s’astreignant à ne pas déborder sur la vie privée (consommation d’alcool, régime alimentaire végétarien ou pas, etc.). Enfin, le CoVi décide des inclusions et exclusions à la majorité des deux-tiers.
Les sollicitations d’avis consistent à laisser faire chacun dans la mise en oeuvre de projets concourant à l’atteinte d’objectifs communs. Seule limite imposée : communiquer son intention en amont et écouter les avis des personnes concernées avant d’agir[9].
Le Comité d’Enquête et d’Arbitrage (CEA) s’assure de l’application du règlement intérieur (3 pages). Sur une première année d’activité, le CEA a traité environ 250 situations.
Des Cercles de restauration permettent d’apaiser les tensions. Le cercle restauratif réunit l’auteur de l’acte, le receveur de l’acte et les personnes de la communauté directement impactées par le conflit. Le facilitateur mène le cercle en 3 temps : 1/ chaque personne exprime ce qu’elle vit en relation avec l’acte et amène à une compréhension mutuelle 2/ chaque personne exprime ce qui l’a amenée à agir comme elle l’a fait et amène à l’auto-responsabilisation de chacun 3/ Décision d’actes de réparation (sur le plan matériel) et de restauration (sur le plan relationnel), avec un échéancier précis pour leur réalisation.
Les raisons d’un succès
La réussite de cette
jeune expérience, mesurable à une très faible rotation des effectifs[10] s’explique
par plusieurs facteurs :
La focalisation
sur la liberté individuelle plutôt
que la contrainte du groupe afin d’éviter l’enlisement dans des débats interminables,
tels qu’ils ont pu avoir lieu dans les débuts (sur le nom du village, la
liberté des enfants, la nudité, le lieu du compost à caca, etc.). “Les
conflits prenaient tellement de place que le quotidien en devenait souvent
pénible.”
Le travail continu sur une définition de la
liberté délimitant
l’acceptable permet au collectif d’individus indépendants de vivre ensemble de
manière harmonieuse.
L’autonomie individuelle : un individu ne peut pas décider seul de
changer les règles du jeu, mais il peut décider seul de toutes les actions qui
contribuent à atteindre les objectifs du groupe. Pas de procédure prédéterminée
par le groupe, pas d’espace-temps contraignant (un conseil de village ou des
commissions de travail par exemple) mais un contrôle a posteriori, via un CEA
si certains estiment que la sollicitation d’avis n’a pas été suffisante.
La non-violence dans le comportement et la
communication résultant imparfaitement d’un travail continu sur soi dans un
contexte d’écovillage plus proche d’un mariage à plusieurs que d’un village. Ce
rapport construit aux autres est aussi la source d’un dépassement de soi en ce
qu’il fait bien souvent ressortir nos propres comportements “déviants”,
parfois insoupçonnés. Les Cercles Restauratifs sont là pour prendre soin de
cette philosophie non violente en complément d’une “hygiène de vie” consistant
à préférer les faits plutôt que les jugements.
Une identité partagée, dans ce cas basée une
vision commune de l’éducation démocratique et de la liberté excluant tout
âgisme. Cette identité est bien entendu complétée d’autres valeurs et croyances
plus traditionnellement admises dans les écovillages tels que l’anticapitalisme,
la convivialité, l’écologie, la solidarité, etc.
L’expérience communautaire de Pourgues est une expérience remarquable du fait de sa stabilité (quoiqu’encore récente) sans doute en partie attribuable à la rigueur de son fondateur emblématique, Ramin Farhangi. Elle ne fait bien entendu par exception aux nombreuses autres expériences communautaires (voir par exemple sur une beaucoup plus large échelle l’expérience des kibboutz) qu’on ne saurait confondre avec une société en petit puisqu’il lui manque la maîtrise de tous les leviers démocratiques régissant la vie de la communauté (règles édictées par la commune, la région, l’Etat, l’Europe). Cet Oasis en plein désert peut toutefois prétendre, au même titre que d’autres, à représenter l’amorce d’une société de l’après, une expérimentation d’autres façons de faire, un berceau d’autonomie.
Pour aller plus loin :
Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font
ce qu’ils veulent par Ramïn Farhangi (2018)
Film Etre et devenir (2014)
Libre pour apprendre par Peter Gray (2016)
[1] Voir Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent par Ramïn Farhangi. Actes Sud 2018.
[2] Voir le film Etre et devenir (2014) à ce sujet.
[3] En France, contrairement à l’imaginaire collectif toutefois, l’instruction est obligatoire (Code de l’éducation article L131-I-I-I) mais elle ne doit pas forcément avoir lieu à l’école. Une grande liberté pédagogique existe. D’autres pays tels que l’Allemagne n’offrent pas cette possibilité.
[4] Sauf indication contraire, les éléments suivants sont tirés du blog du village de Pourgues.
[5] En mai 2020.
[6] Moins d'un an entre l'idée et l'installation
[7] Hors Série Keizen sur les Oasis avril 2019
[8] Film « En liberté ! le village démocratique de Pourgues » 2019.
[9] Cet outil est tiré de l’ouvrage de Laloux, l’entreprise libérée
[10] Très faible turnover. 5 adultes ont quitté le projet et 5 autres sont arrivés, soit 10% par an, sachant que le turnover de ce genre de communauté est plus habituellement de 25 à 50% par an, voire plus dans les débuts !